Ludovic Dugas. Quelques textes sur la fausse mémoire : Dickens, Tolstoï, Balzc, Lequier. Extrait du « Journal de psychologie normale et pahologique », (Paris), onzième, 1914, pp. 333-338.

Ludovic Dugas. Quelques textes sur la fausse mémoire : Dickens, Tolstoï, Balzc, Lequier. Extrait du « Journal de psychologie normale et pahologique », (Paris), onzième, 1914, pp. 333-338.

Ludovic Dugas (1857-1942). Agrégé de philosophie, Docteur es lettre, bien connu pour avoir repris de Leibnitz, dans ses Essais sur l’Entendement humain, tome II, chapitre XXI, le concept de psittacus, et en avoir inscrit définitivement le concept de psittacisme dans la psychiatre française par son ouvrage : Le psittacisme et la pensée symbolique. Psychologie du nominalisme. Paris, Félix alcan, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 202 p. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». Il s’est intéressé précisément au « rêve » sur lequel il publia de nombreux articles. Il est également à l’origine du concept de dépersonnalisation dont l’article princeps est en ligne sur notre site. Nous avons retenu quelques uns de ses travaux :
— Observations sur la fausse mémoire. Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), dix-neuvième année, tome XXXVII, janvier-juin 1894, pp. 34-45. [en ligne sur notre site]
— A propos de l’appréciation du temps dans le rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingtième année, XL, juillet décembre 1895, pp. 69-72. [en ligne sur notre site]
— Le sommeil et la cérébration inconsciente durant le sommeil. Article paru dans la « La Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), XLIII, janvier à juin 1897,  pp. 410-421. [en ligne sur notre site]
— Un cas de dépersonnalisation. Observations et documents. In « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-troisième année, tome XLV, janvier-février 1898, pp. 500-507. [en ligne sur notre site]
— Observations et documents sur les paramnésies. L’impression de « entièrement nouveau » et celle de « déjà vu ». Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), dix-neuvième année, tome XXXVIII, juillet-décembre 1894, pp. 40-46. [en ligne sur notre site ]
— (François Moutier). Dépersonnalisation et émotion. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-cinquième année, tome LXX, juillet à décembre 1910, pp. 441-460. [en ligne sur notre site]
— Un nouveau cas de paramnésie. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-cinquième année, LXIX, Janvier à juin 1910, pp. 623-624. [en ligne sur notre site]
— Quelques textes sur la fausse mémoire : Dickens, Tolstoï, Balzc, Lequier. Extrait du « Journal de psychologie normale et pahologique », (Paris), onzième, 1914, pp. 333-338. [en ligne sur notre site]
— De la méthode à suivre dans l’étude des rêves. « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), XXXe année, n°9-10, 15 novembre-15 décembre 1933, pp. 955-963.
— Dépersonnalisation et absence. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXXIIIe année, n°5-6, 1936, pp. 359-367.[en ligne sur notre site]

[p. 333]

QUELQUES TEXTES SUR LA FAUSSE MÉMOIRE :

DICKENS, TOLSTOI, BALZAC, LEQUIER

Quand l’attention est attirée sur un fait, on admire la fréquence des occasions qui s’eurent de l’observer ; on le retrouve partout ; on dirait qu’il suffit d’y penser, sinon pour le faire, au moins pour le voir naître. C’est ainsi que, depuis que la fausse mémoire, dont je n’ai point une expérience personnelle, directe, m’a été signalée, je la redécouvre sans cesse autour de moi, dans les conversations et par les lectures. Je voudrais ajouter ici quelques noms à la liste des auteurs qui en ont parlé d’une façon particulièrement heureuse, nette, précise ou pittoresque, Emile Zola, Pierre Loti, Jules Lemaître, Paul Bourget, Fernand Gregh, d’autres encore. Les documents littéraires sur la paramnésie sont particulièrement précieux ; il n’est pas à craindre qu’ils soient « arrangés » ; la paramnésie ne prête pas au développement, à l’effet ; elle n’est pas un thème littéraire, et n’a pas été exploitée comme telle. La concordance, la monotonie même des descriptions qu’en ont faite tant d’écrivains, si différents, est significative : elle montre que le phénomène, par sa banalité, son caractère « stéréotypé » (Bergson), défie toute broderie et ne peut prétendre à éveiller qu’une sorte d’intérêt : l’exactitude. Faut-il ajouter que le talent littéraire, en tant qu’il comporte l’esprit d’observation et d’analyse, est ici à sa place ?

La paramnésie n’a pas échappé aux romanciers. L’un d’eux, Dickens, la mentionne, non pas une fois, mais deux fois, dans le même roman : David Copperfield, et toujours exactement dans les mêmes termes. Il la présente comme un phénomène banal, auquel il ne croit pas qu’il y ait une seule personne étrangère, si « mystérieux » et incompréhensible qu’il paraisse et qu’il soit en effet.

« Je me sentis possédé par une étrange sensation que tout le monde connaît peut être jusqu’à un certain point : il me semblait que tout ce qui venait de se passer était arrivé autrefois, n’importe quand, et que je savais d’avance ce qu’il allait me dire. (David Copperfield, trad. franç., t. I, p. 403.)

« Il y a des moments, tout le monde a passé par là où ce que nous disons, ce que nous faisons, nous croyons l’avoir déjà dit, l’avoir déjà fait, à une époque éloignée, il y a bien, bien longtemps ; où nous nous rappelons que nous avons été, il y a des siècles, entourés des mêmes personnes, des mêmes objets, des mêmes [p. 334] incidents ; où nous savons parfaitement d’avance ce qu’on va nous dire après, comme- si nous nous en souvenions tout à coup ! Jamais je n’avais éprouvé plus vivement ce sentiment mystérieux qu’avant d’entendre ces paroles de la bouche de M. Micawber. » (Même ouvrage, t. II, p. 133.)

Cette observation est remarquable. Tous les traits de la paramnésie y sont notés avec une grande précision, et la paramnésie revêt ici la forme achevée, complète ; elle comprend, outre « le sentiment de préexistence », dans un temps lointain, indéterminé, accompagnant tous les faits qui arrivent, ou mieux, toutes les sensations, le pressentiment ou le sentiment de prévision de ces faits ou sensations, avant qu’ils n’arrivent.

Chez un autre romancier, Tolstoï, la paramnésie se présente sous une forme plus simplifiée ; elle est signalée dans deux textes : l’un se trouve dans les Souvenirs, l’autre, dans Guerre et Paix.

Rappelons d’abord le plus court, celui des Souvenirs (trad. Arvède Barine, pp. 251-2, Paris, Hachette).

Je regardais lire Varaneka… Je la regardais fixement, avec l’idée que je la magnétisais et qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de me regarder. Varaneka leva la tête de dessus son livre, rencontra mes yeux et se détourna

« La pluie ne cesse pas », dit-elle.

J’éprouvai soudain une impression singulière. Il me semblait que tout ce qui m’arrivait en ce moment était la répétition de ce qui m’était arrivé une autre fois : alors, comme aujourd’hui, il tombait une petite pluie, le soleil se couchait derrière les bouleaux, je la regardais, elle lisait, je la magnétisais, elle levait les yeux, et je me rappelais de même que cela m’était déjà arrivé. »

Tous ces traits rentrent dans la description classique de la paramnésie, sauf le dernier, qui me paraît inédit et que j’ai souligné : « et je me rappelais de même que cela m’était déjà arrivé. » Il est analogue, si je l’entends bien, à un sentiment particulier (étranger à certaines personnes ; il l’était par exemple à Victor Egger), à savoir la conscience qu’on a de rêver, pendant qu’on rêve. Tolstoï voudrait dire qu’il avait, en face de Varaneka, non seulement le sentiment de l’avoir déjà vue, regardée, avec l’intention de la magnétiser, mais encore le sentiment d’avoir éprouvé, par rapport à elle, dans les mêmes circonstances, le sentiment de la paramnésie. Si mon interprétation est exacte, le cas de paramnésie de Tolstoï serait le plus raffiné, le plus conscient que je connaisse.

On sait que la paramnésie, ce sentiment si troublant, chez quelques sujets du moins, se produit dans les circonstances les moins dramatiques, les plus banales. C’est ce qui arrive à Natacha (Guerre et paix, traduit par une Russe, t. II, p. 117, Hachette).

« Sonia traversa la salle un verre à la main. Natacha lui jeta un coup d’œil et le reporta aussitôt sur la fente de la porte ; il lui sembla qu’elle s’était déjà trouvée dans cette même situation, entourée de ces mêmes détails, et regardant Sonia passer un verre à la main. « Oui, oui, c’était bien ainsi », pensa-t-elle.

« Sonia, qu’est-ce que cela ? ajouta-t-elle en faisant quelques notes (avant que Sonia entrât, Natacha cherchait sur sa guitare l’accompagnement d’un air d’opéra). [p. 335]

— Comment, tu es là ? dit Sonia en tressaillant et en s’approchant pour écouter… Je ne sais pas, est-ce la Tempête ? demanda-t-elle en hésitant, avec la certitude de se tromper.

— Oui, c’est bien ainsi, pensa Natacha, elle a tressailli alors et elle s’est approchée doucement en souriant et alors aussi j’ai pensé, comme je le pense à présent… qu’il y a en elle quelque chose qui me manque… Non, reprit-elle tout haut, tu n’y es pas, c’est le chœur dans le Porteur d’eau… Ecoute !… et elle en fredonna le motif… Où allais-tu ?

— Changer l’eau du verre…

Sonia la quitta, et Natacha se prit de nouveau à songer, et à se demander comment tout cela avait pu se passer. N’ayant pu résoudre ce’ grave problème, elle retomba dans ses souvenirs » (vrais ceux-là)…

Je ne vois rien à relever dans cette analyse, si ce n’est que l’accès de paramnésie de Natacha semble interrompu par son dialogue avec Sonia, sans que Tolstoï nous avertisse si l’accès cesse pendant le dialogue, pour reprendre après ou s’il dure pendant le dialogue même. S’il y avait, comme il semble, interruption de l’accès, le cas serait extraordinaire, inouï, à ma connaissance, et on pourrait croire que Tolstoï ici a « romancé ». L’accès de paramnésie, en effet est continu, dans tous les cas où je l’ai observé, et je doute qu’il renaisse tout de suite, quand on a réussi à le chasser, ne fut-ce qu’un moment.

Tous les romanciers, qui ont de la paramnésie, ont dû faire allusion ici ou là à cet état singulier. Balzac est du nombre. Il raconte dans Louis Lambert qu’on conduisit un jour les élèves du collège du Vendôme en promenade au château de Rochambeau.

« Quand nous fûmes arrivés sur la colline d’où nous pouvions contempler et le château assis à mi-côte et la vallée tortueuse où brille la rivière en serpentant dans une prairie gracieusement échancrée.., Louis Lambert me dit : Mais j’ai vu cela cette nuit en rêve ! Il reconnut et le bouquet d’arbres sous lequel nous étions et la disposition des feuillages, la couleur des eaux, les tourelles du château, les accidents, les lointains, enfin tous les détails du site qu’il apercevait pour la première fois… Je lui demandai s’il n’était pas venu à Rochambeau pendant son enfance. Ma question le frappa ; mais, après avoir consulté ses souvenirs, il me répondit négativement. »

On ne peut douter que cette observation si précise ait la valeur d’un document psychologique. Pourquoi faut-il que Balzac ait voulu l’interpréter et ait cité « ce fait extraordinaire » comme le point de départ de la vocation philosophique de Louis Lambert et comme la base de ses théories ? « Il sut en déduire, dit-il, tout un système, en s’emparant, comme fit Cuvier dans un autre ordre de choses, d’un fragment de pensée pour reconstruire toute une création. » Quelle théorie philosophique peut sortir d’une donnée psychologique aussi mince ? C’est ce qu’on a peine à concevoir et ce que Balzac au reste n’a point expliqué.

Non pas cependant que la fausse mémoire ne puisse faire l’objet de méditations philosophiques ; mais elle donne à la pensée l’occasion de s’exercer plutôt qu’elle ne lui fournit une base. Un philosophe, Lequier, a parlé de la fausse mémoire d’une façon, il est vrai, incidente, mais en termes si [p. 336] lumineux et si nets que je m’étonne que son allusion ait passé inaperçue. Il s’en est servi pour approfondir la notion de la mémoire, laquelle, pour être parfaite, ou simplement pour ne pas manquer son but, lui semblerait devoir comprendre « une possession » du passé « aussi assurée, aussi présente, aussi intime… que cette possession incomparable que j’ai des existences actuelles par le sentiment immédiat ». Mais n’est-ce pas à dire que la mémoire est toujours imparfaite, ne pouvant être, — vraie ou fausse, — que le sentiment illusoire d’une aperception immédiate du passé ? Écoutons ces fortes paroles :

« La mémoire qui prolonge dans le passé mon existence ne m’en laisse appréhender qu’une apparente trace, impossible à saisir dans sa réalité. Ce n’est pas que le raisonnement ne puisse intervenir quelquefois pour vérifier l’exactitude des souvenirs, mais ce n’est jamais que par d’autres souvenirs, et la mémoire, qui s’appuie sur le raisonnement, n’est pas proprement la mémoire, laquelle a cette vertu d’atteindre son objet sans intermédiaire ; fidèlement imitée en ceci par la fausse mémoire qui nous présente comme faisant partie de notice existence, sinon du même droit, au moins au même titre, son objet chimérique (1). ».

En d’autres termes, si le sentiment du déjà vu est le criterium et le fondement du souvenir, on ne peut plus distinguer la vraie mémoire de la fausse, puisque ce sentiment accompagne également l’une et l’autre. L’existence authentiquement établie, le fait avéré, de la fausse mémoire est donc de nature à nous faire douter de la vraie, ou plutôt nous la rend, à bon droit, suspecte, à moins qu’on ne trouve à la mémoire un autre fondement, une autre garantie que le sentiment du déjà vu, ou plutôt à moins qu’on ne relie le passé au présent, le souvenir à la sensation dans un acte de pensée supérieur, et c’est en effet la solution dont s’avise notre pénétrant et profond philosophe.

« Si ma mémoire, dit-il, est faillible quand elle s’exerce à quelque distance dans la durée, aurais-je donc à craindre qu’elle me puisse tromper dans le souvenir qui reproduit en moi, si près de moi, l’instant précédent de mon existence ? Mais le souvenir n’est pas toujours le principal lien en moi-même de deux états consécutifs ; un rapport plus étroit, une connexion plus intime que le simple rapport de succession les unit, en subordonnant l’état qui suit à l’état qui précède : je me sens produire dans l’un un état qui atteint son terme dans l’autre ; je me conçois comme cause dans le premier, comme effet dans le second ; et cet état où je suis cause, cet état où je suis effet ne sont, en tant que j’en ai l’idée, que les deux aspects antérieur et postérieur sous lesquels je contemple un même acte qui commence et qui s’accomplit : un acte, c’est-à-dire un changement opéré en moi par moi. » « C’est là, ajoute-t-il plus loin, le principe de mon vrai moi » (2) c’est là ce qui fait l’unité de mon être, et partant de ma pensée, c’est là ce qui explique la continuité de mon ètre, et la conscience que j’en ai, c’est-à-dire ma mémoire.

On voit comment la paramnésie peut être, pour un philosophe, le point de départ d’une profonde théorie de la pensée. Bien plus, elle a suggéré au [p. 337] même philosophe l’idée dramatique et poignante d’un de ses beaux dialogues platoniciens: le Prédestiné et le Réprouvé. Si, dans la fausse mémoire, le présent peut se projeter dans le passé ou apparaître comme passé, sans que d’ailleurs rien soit changé, à l’ordre réel non plus qu’à la nature des événements, ne peut-on pas supposer de même, par un renversement analogue de perspective mentale, que l’avenir soit projeté dans le présent ou apparaisse comme présent, la série des événements restant ou étant censée rester, dans cette hypothèse, ce qu’elle eût été si on ne l’eût point faite. Telle est la donnée sur laquelle repose l’étrange dialogue entre un moine vertueux, mais qui sait, par le don de fatale prescience, qu’il ne le restera pas et sera damné et un moine débauché et orgueilleux, mais qui sait, par la vertu du même pouvoir de devancer l’avenir par la pensée, que la grâce le touchera et qu’il ira au Ciel avec les élus. Le dialogue est fort beau. Si on pouvait en prendre au sérieux la donnée première, si on pouvait admettre réellement l’hypothèse, la tenir pour un fait, j’ose dire que ce drame philosophique produirait une émotion aussi forte que le plus douloureux et le plus angoissant des drames de Shakespeare. Or cette donnée n’est pas purement romanesque ; elle a une base psychologique réelle ; elle paraîtra vraisemblable à qui connaît le fait analogue de la fausse mémoire ; ou plutôt, si elle est une fiction dramatique (et en effet elle n’est et ne veut être rien de plus), elle est une fiction, formée à l’image d’une illusion réelle ou réellement éprouvée, celle de la fausse mémoire, et qui se dissipe et doit se dissiper comme celle-ci, mais qu’il est bon d’avoir prise un moment pour objet de ses réflexions.

J’ai hâte de montrer que mon interprétation du dialogue de Lequier n’est pas invention pure, et de citer le texte qui la fonde. Je dois dire que ce texte est reporté à la fin du dialogue, quoique j’aie prétendu qu’il en est le point de départ ou l’inspiration première. Mais je montrerai d’ailleurs que, pour des raisons, même philosophiques, mais surtout au point de vue de l’art, il est bien à sa place. Voici ce texte qu’on ne saurait souhaiter plus saisissant et plus net. Le Prédestiné vient de se permettre de railler le Réprouvé, avec l’insolence des heureux, et même des bienheureux. Celui-ci lui répond :

Chose étrange ! Tenez ! il me semble que vous m’avez dit cette parole, avec le même accent, le même visage…

Le second religieux.

Et pourquoi pas ? Que vous êtes singulier !

Le premier religieux.

Mais ce qui m’étonne, c’est que c’était maintenant. Je veux dire que la même scène qui se passe entre nous, j’ai comme un sentiment obscur qu’elle s’est déjà passée entre nous dans les mêmes circonstances de temps et de lieu. En vérité, la force du sentiment que j’en ai est incompréhensible.

Le second religieux.

Voulez-vous que je vous dise ! Vous vous perdrez avec toutes vos rêveries… [p. 338]

Un psychologue averti ne peut se méprendre sur le sens de ce passage : c’est un phénomène de paramnésie qui est ici décrit. Il est remarquable que Lequier n’ait pas songé que le commun des lecteurs pût être dérouté par cette illusion étrange et qu’ignorant qu’elle existe, pour ne l’avoir point expérimentée, il pût être tenté de croire qu’elle est une invention romanesque, une fiction de plus dans ce dialogue tout fictif. En montrant la base psychologique réelle du dialogue de Lequier, il semble que nous en fassions mieux sentir, pour ne pas dire que nous en rehaussions par là même, l’intérêt dramatique.

J’ajoute que cet intérêt exigeait que l’allusion à la fausse mémoire vint à la fin du dialogue. En effet, ce dialogue imaginaire se développe dans un rêve douloureux, un véritable cauchemar qui se dissipe de lui-même au réveil, comme se dissipe et s’évanouit aussi d’elle-même, sans que le raisonnement intervienne et puisse intervenir, l’illusion de la fausse mémoire. Lequier a voulu montrer combien la prescience des actes futurs, si elle était fondée et si elle était réelle, serait moralement troublante ; il l’a montré à l’aide d’une fiction, romanesque sans doute, mais que le fait de la fausse mémoire aide à faire comprendre et rend vraisemblable ; mais cette fiction, l’esprit ne s’y prête que pour un moment, et que pour mieux arriver à comprendre la vérité, c’est-à-dire l’indétermination des actes futurs. De même la fausse mémoire est pour l’esprit, comme une tentation de douter de lui- même et de sa mémoire ; mais à cette tentation un esprit sain ne succombe pas ; l’illusion de la paramnésie disparaît, à peine née. L’exemple de la fausse mémoire, cette illusion fugitive, qui s’évanouit sans laisser de trace, peut donc servir, si je ne me trompe, à montrer à la fois et les raisons que nous aurions de craindre le fatalisme tiré de la prescience, et les raisons que nous avons de ne pas le craindre. Il fallait dès lors que le dialogue prit fin, quand la double illusion, je veux dire le cauchemar de la nécessité et la fausse mémoire, s’évanouit.

Le rapprochement que nous avons fait des textes rapportés ci-dessus est sans doute artificiel ; il peut cependant se justifier dans une certaine mesure. Tout d’abord il est intéressant de faire voir à quel point des esprits, entièrement étrangers les uns aux autres, se rencontrent dans la définition précise d’un même fait. L’observation psychologique s’éclaire par le concours inattendu de maîtres écrivains. La psychologie à son tour éclaire la pensée de ces maîtres, qui pouvait, dans les passages cités, paraitre énigmatique, obscure, ou purement romanesque. Enfin nous avons vu que la connaissance d’un humble fait psychologique, d’une légère anomalie mentale, nous permet d’entrer plus avant dans la pensée d’un philosophe profond et nous ouvre à sa suite de larges horizons intellectuels, en même temps qu’elle jette quelque clarté sur des points obscurs de son œuvre.

L. DUGAS.

NOTES

(1) Analyse de l’acte libre, in Essais de Critique générale de Renouvier, deuxième essai, Psychologie rationnelle, t. II, p. 112, nouvelle édition, A. Colin.

(2) Loc. cit.

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