Louis Mars. La psychopathologie du vaudou. Articlé paru dans la revue « Psyché », (Paris), septembre-octobre 1948, pp. 1064-1088.

Louis Mars. La psychopathologie du vaudou. Articlé paru dans la revue « Psyché », (Paris), septembre-octobre 1948, pp. 1064-1088.

Louis Mars (1906-2000). Ethnologue et psychiatre haïtien. Son intérêt pour la psychiatre occidentale et celle pour les traditions culturelle d’Haïti, de l’ethnologie, lui ont permis de créer le terme : ethnopsychiatrie. l a même documenté scientifiquement la transe du vaudou, en cernant le chevauchement d\’un initié comme un phénomène de théolepsie, autrement dit la communion avec le loa invoqué.
Quelques publications:
— La crise de possession dans le Vodou. Port-au-Prince Haïti, Imprimerie de l’État, 1946.
— La crise de possession. Port-au-Prince Haïti, Imprimerie de l’État, 1947.
— Témoignages I. (Essai ethnopsychologie). Madrid (Espagne), 1966.
— La lutte contre la folie. Port-au-Prince Haïti, Imprimerie de l’État, 1937.

L’image a été rajoutée par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original, relue et corrigée par Émilie Mercier, que nous remercions ici, établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 1064]

LA PSYCHOPATHOLOGIE DU VAUDOU

par le Dr Louis MARS

Le terme Vaudou vient du mot africain «  vodûn » qui signifieesprit.

Le Vaudou est le culte que les paysans haïtiens rendent aux dieux dont dépendent le bien et le mal, la maladie et la mort ; de qui relèvent le Ciel et la Terre et les Etoles qui comblent l’espace. L’homme doit un acte de reconnaissance aux « vodoun » quand il a échappé au danger,à la maladie, à la mort.

Si des malheurs fondent sur lui c’est qu’il n’a pas accompli ses devoirs religieux : il doit implorer la miséricorde divine dans des cérémonies propitiatoires ; si lui est né un enfant, il doit le consacrer aux« vodonns » en versant sar sa tête de l’eau lustrale ; s’il perd l’un des siens, certains rites assurent le passage de l’âme dans l’autre monde.

La créature humaine, en un mot, se reconnaît liée à des êtres supérieurs, invisibles, mais doués de pouvoir efficient sur elle.

Il est intéressant de noter que les noirs de l’Afrique orientale les appellent : Pepo, Ombépo. Peho tout comme les latins disaient spiritus et les Grecs : Pneuma :le vent c’est-à-dire ce que les hommes ont toujours présenté comme image de l’insaisissable. (P. Briault).

Le Vaudou rend un culte aux Esprits.

Le servant du Vaudou est dans l’attitude de la créature qui se sait comptable de ses actes bons ou mauvais à un Être infiniment supérieur Mahou ou Séqu’il met par-dessus les esprits, intermédiaires diligents entre le Ciel et la Terre : tant il est vrai que l’attitude religieuse fondamentale est une prise de conscience de l’état de créature. « Infinitum exelsum Creatoris », dit Saint Thomas.

Le servant obéit à certaines prescriptions religieuses et morales qu’il serait long d’énumérer ici mais qui constituent sa Table de Commandement.

Le Vaudou est donc une religion. C’est une religion primitive originaire du Dahomey (Afrique de I’Ouest) : elle a gardé en Haïti le sceau de son origine africaine et certains aspects des cultes primitifs : danses et chants. rites piaculaires et phénomènes de possession. [p. 1065]

DANSES ET CHANTS

Danses et chants vont ensemble ; trois tambours, maintiennent le rythme, les battements des mains n’existent pas comme dans certaines religions américaines ; il y a un coryphée qui s’improvise tel au gré de l’inspiration et le répons est entonné par le chœur des fidèles.

Les danses se déroulent sous un abri préparé à cet effet. Des centaines de personnes y assistent parfois. Une partie reste assise, bavarde ou chante. L’autre partie danse et certains sont pris de la crise de loâ :ces derniers sont considérés comme des privilégiés.

Des poules ou des cabris sont sacrifiés en l’honneur des dieux ; du rhum et de la farine de froment sont répandus sur le sol.

Les cérémonies peuvent durer plusieurs jours avec certaines interruptions, cela dépend de l’importance des obligations religieuses en question.

En dehors des cérémonies strictement rituelles, des danses de vaudou peuvent avoir lieu qui ont une importance mi-sociale, mi-religieuse.

Elles sont une occasion pour les gens du hameau de causer, de rire, d’oublier bien des ennuis et bien des chagrins. Que le vaudou considéré dans l’un ou l’autre sens guérisse de bien de chagrins et d’ennuis, cela ne saurait faire de doute à aucun observateur qui a l’habitude de voirles paysans affairés à acheter liqueur, parfum et aliments indispensables à préparer une belle danse ; l’anxiété s’accroit au fur et à mesure que le temps s’allonge, faute d’argent ou par le refus des autorités militaires, car il faut un permis de la Garde d’Haïti pour qu’une danse ait lieu.

Les paysans sacrifient tout pour se défaire de ce poids ; ils vous disent que « les esprits les tiennent » ; si la moisson n’est pas abondante, si leurs enfants deviennent malades, c’est parce qu’ils n’ont pas faitleur devoir…

Donc il faut de toutes les façons donner satisfaction aux dieux auprix des plus dures privations.

Un paysan qui dépense $ 0,10 par jour, économisera ses sous pour offrir une cérémonie de $ 20,00. Cela prendra des mois, mais les dieuxseront contents et lui débarrassé !

Et comment les dieux se manifestent-ils.

LA CRISE DU LOÂ

Ils se montrent, ils s’incarnent dans le corps de 1eurs serviteurs.Ils mangent, boivent, parlent, dansent en la personne de leur médium. Des dieux qui se font hommes à longueur de journée. Rien n’est plus commun que de rencontrer un espritdans une de ces réunions et même un seul individu peut en avoir plusieurs successivement dans [p. 1066] la même réunion. Le chef de cérémonie peut convoquer les esprits ou les éloigner. Le tambourier grâce à son talent, en battant son tambour peut inviter les dieux à descendre de l’Olympe.

Rien n’est plus curieux d’assister à une cérémonie où les dieux s’incarnent, en grand nombre.

La dansequi allait à un rythme normal régulier, « s’échauffe ». Le timbre des voix s’élève, les tambours raffermissent leur sont : les jacasseries, les cris couvrent les couplets des chants ; certains dieux imitent le bruit du canon : Bo ! Bo ! Bo ! ; D’autres hèlent les voisins ; certains se font aimables et éponger les visages des gens ruisselants de sueur ; d’autres donnent des poignées de main en croisant les bras les uns sur les autres.

Au milieu de toute cette confusion de possédés et danseurs normaux, les tambours maintiennent la cadence des pas sous les yeux dominateurs du prêtre qui surveille le déroulement de la fête interpellant en certains pour en calmer d’autres et relevant le courage physique des chanteurs quand ils défaillent. Les chants durent dix à quinze minutes avec un intervalle de repos d’autant ; parfois les chants de succèdent à un rythme accéléré, endiablé. On dit que les dieux sont contents parce que les humains le sont ; les dieux prouvent leur contentement en multipliant les crises de possession ; les gens dansent davantage jusqu’à ce que la fatigue les jette sur un banc.

Vers le cinq heurts du matin, on se sépare, la troupe se débande.

Dans le mysticisme vaudouiques dit émotivo-kinétique, Dieu se révèle à l’homme dans une brutale effraction du moi. Une scission s’opère de la personnalité et entraîne un grand bouleversement du psychisme. Idées, volitions, souvenirs, actes extérieures sont attribués a une personnalité seconde : phénomène de possession théomaniaque qui revêt un caractère contagieux quand l’atmosphère culturelle s’échauffe. Les esprits multiplient leur présence ; des réminiscences ataviques se matérialisent en déités éloquentes ou muettes, gesticulantes ou figées.

Elles promettent félicités et merveilles ou menacent des pires calamités les fils insoumis. Elles sont parfois d’un goût difficile ; les liqueurs sont choisies suivant la marque de fabrique ou bien elles daignent se contenter de l’humble tafia des boutiques environnantes.

DESCRIPTION DE LA CRISE DE LOÂ

En règle générale, on la reconnaît aux signes suivants :

1°. L’irruption d’une personnalité nouvelle qui se dénonce en empruntant le nom d’une des nombreuses déités du Panthéon vaudouique :Agoué, Hogou, etc.

2°. Changement de la voix et des traits du visage.

3°. Excitation motrice : pas aberrants au cours de la danse, chute sur le sol avec torsion ou simple attitude cataleptique. [p. 1067]

Photographies 1

4°. Glossomanie : Le procédé bredouille des paroles inintelligibles, autant de mots, autant d’énigmes livrées à la divination des fidèles.

5°. Troubles de la sensibilité : insensibilité à la chaleur, etc.

6°. Amnésie poste critique.
C’est la crise complète ; c’est le sommet du mysticisme émotivo-kinétique.

Il existe une forme incomplète ébauchée dans un cri, un mouvement, un moment d’inconscience : le serviteur sollicité par l’esprit s’y oppose ; il s’agrippe à l’un des poteaux de la tonnelle, transpire abondamment, s’évanouit quelques secondes et oublie ; c’est la crise incipiente, larvée ; le populaire la baptise de l’expression : « Loâ la soulé-li ». En créole. L’ivresse divine en d’autres termes.

C’est ce que j’appelle cliniquement l’absence vaudouique.

Citations de quelques cas :

Observations personnelles. Danse de vaudou, 12 décembre I936, Pétionville.

Prédominance de manifestations motrices.

  1. A… se distingue de la masse des danseurs par le caractère aberrant des pas qu’il marque.

Vive rétropulsion jusqu’àla renverse.

Le masque se resserre. Son regard s’assombrit. A… distribue des poignées de main et l’assistance y répond avec empressement.

On entame l’air de Papa Agoué.        ,

  1. X… Sexe féminin. H… se distingue de la foule par une véritable tempête de mouvements… Mimique figée. Donne des poignées de main.

Contagion mentale. X… se frotte la tête contre une femme d’apparence tranquille. Celle-ci est immédiatement possédée du même Agaou, embrasse les enfanta présents à la cérémonie, leur crache au visage ; invite tout le monde à la danse en disant : « Nous toute cé nègre, pas vrai docteur » ; (nous sommes tous des nègres, n’est-ce pas vrai Docteur). Elle réclame l’hymne d’Agaou et à ce moment-là redouble d’ardeur ; elle met un gobelet sur sa tête après en avoir jeté le contenu sur le sol.

  1. C… sexe féminin. Au cours de la danse perd son équilibre, tombe à la renverse ; quelques personnes l’empêchent d’arriver jusqu’au sol,mimique grimaçante, yeux fermés.

Elle danse d’une façon normale et distribue par ci, par là, quelques poignéesde main.

  1. Possédés de Maîtresse Erzulie. X… sexe féminin. Elle tombe àla renverse sans prendre aucune précaution pour parer la chute. Elledonne l’impression d’être en état d’ébriété. Mimique : hypermimie : expression de fermeté. Un groupe de femmes dans le même coin de la tonnelle tombent à la renverse l’une sur l’autre. [p. 1068]

Au réveil après la danse, elles ont les traits fatigués et s’abandonnent sur les épaules de quelques spectateurs placés derrière elles.

5.Lods Zaca. Un groupe de danseurs font bande à part et s’interpellent : « Hé ! Comment ou yé » : (Comment allez-vous) ? — « Mapé batte, cousin » : (Ca va, cousin).

La particularité de ces loâs c’est qu’ils imitent ou même caricaturent le parler paysan, son accent, son halfort ou sac sur le dos, la pipe au coin de la bouche. (Il s’agit d’une danse du 24 décembre 1936 qui a eu lieu à Pétionville,ville d’été à 7 kilomètres de Port-au-Prince. Les criseurs sont originaires des faubourgs de cette station estivale).

OBSERVATIONS DE J. C. DORSAINVIL :

  1. Nous avons conservé l’intéressante observation d’une gentille négresse qui était possédée par un saint enfant. Quand arrivait mais l’heure de la crise, elle redevenait malgré ses 25 ans révolus, une fillette de 5 à 6 ans. Il fallait alors lui remettre sa poupée, l’entourer de soin que nécessite la première enfance. Sa voix devenait enfantine, et tout son corps s’harmonisait avec cette soudaine transformation, et pour la plus légère contrariété, de ruisseaux de larmes perlaient sur ses joues de brune fille d’Afrique. Vraiment une pareille réadaptation à un âge déjà vécu ne peut être le fait de la volonté si maîtresse d’elle-même qu’on la suppose.
  2. Nous vîmes une fois une jeune femme se livrer pendant deux jours à une véritable acrobatie reptilienne dans les branches d’un arbre. La malheureuse chantait à tue-tête, demeurait là sans prendre aucune nourriture, courait de branche en branche, avec la sûreté d’un singe, comme si dans l’intervalle, il lui avait poussé une queue et des griffes pour s’accrocher à l’arbre et ne pas tomber : Elle était possédée par le Dieu Damballah que symbolise la couleuvre.
  3. Il s’agit maintenant d’une femme de 30 ans, marchandes foraines, adepte convaincu des pratiques vaudouiques et dont la tête était meublée d’une riche collection de saints. Part intervint, elle tombait en léthargie, avec un ralentissement notable de la respiration, de la circulation. Cela durait des heures et n’inquiétait pas outre mesure son entourage. On se contentait de faire des promesses, d’accomplir le rituel exigé pour apaiser le saint courroucé.

Mais un jour, au cours d’une vive altercation avec son mari qui menaçait de l’abattre elle fit une pirouette et tomba. On la releva et on la plaça sur son lit. Elle avait perdu connaissance. Le bruit courut dans le quartier que le mari l’avait assommée. Inquiète la justice s’en mêle la et nous fûmes requis pour faire les constatations d’usage. À cet examen qui fut minutieux, rien ne nous révéla une brutalité du moins matériel du mari.

Les parents de s’alarmèrent point,  Ils refusèrent d’appliquer à la porte des moyens de préparation des cadavres en usage. Malheureusement c’était la mort subite. On conserva plus que de raison de cadavre, et comme l’autre, on attendit en vain

OBSERVATION DU DOCTEUR PRICE-MARS

  1. Le docteur Price Mars raconte dans la revue de la société d’histoire et de géographie d’Haïti, janvier 1938, au cours d’une cérémonie en l’honneur de Lemba Petro, il assista au phénomène suivant :

Le houngan commanda le silence absolu. Puis levant la dextre il l’étendit au-dessus de la fosse et prononça les paroles suivantes :

« Jean Petro, Tousssaint-Louverture, Rigaud, Dessalines, Chritophe, Pétion…  vous savez bien que nous ne sommes pas de ce pays. Nos ancêtres, à nous tous viennent d’Afrique, soyez donc propices aux démarches que nous faisons en ce monde auprès de vous. [p. 1069]

«Jean Pétro ! Nous avons tout fait pour vous être agréables. Épargnez-nous les calamités qui nous menacent. Épargnez-nous la fièvre, la variole, la lettre, la tuberculose, les accidents d’automobile…

« Agréé les libations que nous faisons en votre nom. Ainsi soit-il. »

Alors, le hougan prononça quelques paroles sacramentelles en langue inintelligible et se disposait à retourner sous le mapou quand, tout à coup, un homme poussant des hurlements terribles et se mit à gesticuler avec une telle pétulance que l’assistance fit promptement le vide autour de lui.

« Brisé », je suis Brisé », c’est moi « Briser » celui que chacun redoute et qui fait trembler les mortels, disait-il, écumant de colère.

Et de ses yeux exorbitants semblaient jaillir des éclairs. De la bouche tordue des gémissements rauques suivaient des flots de paroles volubiles et ses mains semblaient manœuvrer une massue menaçant. Et il allait de-ci, de-là, agité, convulsif, rageur…

Un dieu de la secte de Pétro venait de s’incarner dans la personne d’un membre de la famille en pénitence de péchés contre ces ordonnances.

Mais le Hougan l’interpella sur un ton impératif, lui commanda de se tenir calme et tranquille de peur que lui, le houngan, ne se fâcha, parce que, prétendait-il, il ne voulait pas que l’ordre de la cérémonie fut troublé.

« Brisé » ne sembla point l’entendre. « Je suis Brisé », continua-t-il à hurler… Prestement le houngan s’empara d’une corde, empoigna l’homme agité, lui ficella les mains préalablement fixées en arrière et lui ordonna de le suivre.

Or, « Briser » s’adoucit tout de suite cependant qu’il ne cessa de geindre à voix basse, lamentable, accablé.

Ses cris de fureur s’étaient mués en murmures plaintifs, en gémissements sourds, comme les miaulements nocturnes, solitaires et lointains d’un chat en mal d’amour…

Le houngan repris sa clochette et, grave et recueilli, conduisit la congrégation sous le mapou où la troisième partie du rituel allait s’accomplir…

OBSERVATION DE L’AUTEUR

  1. Hystérie infantile, avec ébauche d’idées délirantes, de persécutions à thème mystique et de possession à thème vandouique.

Orista Ju. F. âgée de 8 ans, originaire de la Grande Rivière est entrée dans le service de médecine, le 2 décembre 1935 pour des idées délirantes de possession, de l’hétéro-accusation mystique : « on veut prendre son âme » ; de l’agitation psycho-motrice et des pleurs.

Antécédents héréditaires : aucun renseignement. Antécédents personnels : fièvre d’origine inconnue.

Antécédents collatéraux : une cousine souffrant d’helminthiase. Aucun renseignement sur le passé physiologique de l’enfant qui n’aque deux ans de vie domestique chez sa protectrice, Mme X…

Historique : Le matin du 2 décembre, Mme X… rentre de la ville et trouve l’enfant par terre, poussant les cris suivants : « Je vois mon cercueil ! Le voici, ma tante ! c’est ainsi qu’elle appelle Mme X… On a fouillé un trou devant la porte, hier soir, on y a enterré une poule ». Le fait est qu’à 5 heures du matin, trois heures avant la crise, l’enfant s’est levée pour préparer le café et a vu un ergot de coq au seuil de la porte et l’a signalé à la dame qui lui a dit de ne pas s’en occuper.

A huit heures, l’enfant tombe dans l’état que nous allons décrire ci-dessous, ameutant tout le quartier par ses cris. C’est sar ces entrefaites [p. 1070] que Mme X… vint à rentrer et l’emmena. à 1’Hôpita1 par peur des responsabilités judiciaires.

Aspect de la malade : nous sommes en présence d’une enfant qui est loin d’être calme. Le faciès est vultueux. Les conjonctives oculaires injectées de sang.

L’enfant présente de l’agitation psycho-motrice. Elle ne se tient pas dans son lit. Elle ne reste ni assise, ni couchée, mais agitée de mouvements désordonnés, tantôt elle se met debout, tantôt elle se jette la tête sur son oreiller, lève un pied, abaisse l’autre en poussant des cris, en pleurant. Un instant après, elle ne parle plus, elle écarquille les yeux et regarde son entourage ; elle vous donne l’impression d’être stupéfaite. Elle recommence encore à parler. Thème délirant : vaudouique. On a pris mon âme pour la mettre dans une bouteille, mais mon « cheval » (1) est fort ; il ne tombera pas. Mon « cheval » ne mourra pas pour une vétille.

Un houngan (un sorcier) avait pris chez elle une tasse de café avant-hier et lâché devant la porte une bouteille rouge.

« C’est M. Antoine Fi-Lolo qui a :mis mon âme dans une bouteille blanche ».

Le thème délirant ne s’enrichit pas davantage. Elle intervertit le sens des propositions : « C’est M. Antoine Fi-Lalo qui a mis mon âme, etc. Un houngan avait pris chez elle une tasse de café ».

Quelques moments après l’enfant cesse de parler et se met à pousser des beuglements : « houm ! houm ! houm ! » La mâchoire reste crispée et le faciès vultueux. L’enfant est dans le décubitus dorsal. On en profite pour la contenir dans son lit grâce à des morceaux de drape noués à ses bras et à ses pieds.

Et un peu de bromure de potassium et de sodium lui est prescrit. Le lendemain, 3 décembre, après avait passé toute la nuit à répéter le même thème délirant l’enfant est tranquillement couchée dans son lit, ignorant entièrement ce qui s’est passé.

Malgré un questionnaire serré, l’enfant ne peut nous dire de quelle façon elle se trouve à l’Hôpital. Elle ne se rappelle pas du tout avoir parlé de « cheval », de son âme enfermée dans une bouteille.

Examen physique : Tous les appareils fonctionnent bien.

Examen neurologique : Pendant la crise du 2 décembre 1935, nousavons cherché les réflexes :

Réflexes rotuliens : un peu exagérés.

Babinski : négatif.

Oppenheim : négatif.

Le lendemain 3 décembre, nous avons de nouveau cherché les réflexes :

Réflexes rotuliens : un peu exagérés. [p. 1071]

Babinski : négatif.

Oppenheim : indifférent

Examen de Laboratoire : L’enfant est sortie avant que nous ayons eu le temps d’en pratiquer.

  1. Crise de possession avec ambivalence au cours d’une danse de Vaudou à Mirebalais.

Voici quelques explications préalables données par le Professeur M. Herskovits dans « Life in a Haitian Valley ».

« Quand la possession s’installe, les chants en l’honneur de la divinité qui surgit s’élèvent tandis que les tambours jouent le rythme du dieu.

À mesure que la possession s’opère le possédé tombe sur le sol, roule devant les tambours ou chancelle, titube aveuglément autour du poteau central de la tonnelle ou fait autrement suivant la conduite caractéristique attribuée à ce dieu.

Après un certain temps, le possédé commenceà danser, là-dessus, le houngan, ou un initié, prenant une calebasse d’eau d’une main et de l’autre un flambeau danse en face de lui, saluant le dieu dont il exécute chaque mouvement à l’inverse : s’il va dans le sens direct, celui qui danse avec lui va dans le sens contraire ; s’il se meut vers la droite l’autre se meut vers la gauche ; excepté quand exécutant ses pas ceux du possédé l’hypnotisant pour l’aider à reprendre ses sens.

Éventuellement le possédé se ressaisit assez pour prendre le flambeau et la calebasse d’eau de ses mains. Souvent versant de l’eau il se meut et se dirige vers le poteau central servant une offrande, faisant le signe de la croix avec la chandelle devant lui ; il continue de danser devant chacun des tambours par ordre d’une façon violente tandis que les autres danseurs forment un cercle autour du poteau central afin que le possédé puisse exécuter ses pas.

Le danseur possédé se calme graduellement, on l’emmène à la maison de servitude où il se repose, et la crise passée, il se débarrasse de ses vêtements sales si toutefois il s’est roulé dans la boue.

On peut citer de nombreux exemples de la force de cette tradition de prise de possession par le loâ. L’un de ces cas d’un intérêt particulier concerne la possession d’un homme d’une bonne éducation ayant à peine dépassé la trentaine qui, pendant son enfance et sa prime jeunesse, n’avait jamais été mêlé au culte du vaudou. Au contraire, grâce à ses traditions familiales il s’adonnait au prosélytisme catholique.

D’une discussion de ses expériences antérieures et de ses antécédents, il ressort que du côté paternel comme du côté maternel beaucoup de ses patents étaient des adeptes du culte et il avait rapporté comment au cours d’une importante cérémonie sur l’habitation de ses ancêtres quelques années auparavant, il avait été pris de possession.

Mais il avait été établi que cette brève expérience n’avait pas modifié ses activités catholiques et n’avait nullement fait de lui un adepte d’un groupe vaudouesque. Certainement au cours des semaines qui [p. 1072]

précédèrent sa crise de possession il s’était intéressé à la philosophie du vaudou, et son passé non-vaudouesque, sinon anti-vaudouesque, apparemment l’incitait à exprimer son mépris de tels cultes qui avaient à ses yeux une emprise si forte sur les fidèles pratiquants.

Comme un exemple de la dualité de son intérêt on peut dire que quoi qu’il est remarqué combien il était dégoutant de se vautrer dans la boue sous l’influence de Damballah il avait été aussi impressionné par la témérité de ceux qui dansaient dans le feu en l’honneur de Legba.

A certaines danses, cependant, il offrit ses services pour aider dans une faible proportion à promouvoir les activités de la soirée, comme par exemple, servir du clairin tandis que lui-même dansait à la mode des citadins autour du poteau central de la tonnelle. Au fur et à mesure que le mouvement de la danse devenait plus animé, il devint lui-même plus complètement imbu de l’esprit de la cérémonie et il s’écria : « Si le loâ veut se loger en moi je l’accepterais », tandis qu’il se précipitaità nouveau dans le cercle des danseurs.

Quand le tambour fit résonner le salut aux dieux, il se mit gauchement à exécuter le mouvement tournant inverse accompagnant la figure.

Après un moment, il laissa la tonnelle, mais peu de temps après, on entendit un tumulte à la barrière proche où il se convulsait dans le premier degré de possession, juste à l’intérieur de la barrière, tandis qu’une femme entièrement possédée vêtue d’une robe imprimée exécutait des mouvements.

Un adjanikonayant en main une bougie et une calebasse d’eau essayait de calmer sa crise de possession mais il tomba sur le sol et roula sur le dos, le corps prostré, les bras et les jambes étendus et secoués par des convulsions. L’adjanikon mettant de côté les bougies et l’eau le souleva du sol et alors lentement suivant le rite établi, le maintenant droit tourna avec lui à la cadence du chant que toutes les 12 ou 15 personnes présentes chantaient maintenant jusqu’à ce que trébuchant l’homme eut été à même de se soutenir.

Damballah — o — Damballah — e — Damballah — o — Damballah — e

Damballah — o — Damballah — e — Damballah — o — Damballah — e

Wedo,               Wedo

Gadé ça ou fait moin         Voyez ce que vous m’avez fait.

Fixant constamment ses yeux sur le possédé, l’adjanikon dansait maintenant avec lui tournant toujours en sens contraire tandis qu’il lui offrait la bougie et l’eau que l’homme cependant ne pouvait pas encore tenir. Quand il fut capable de tenir la chandelle et le gobelet plein d’eau il jeta l’eau par terre fit trois courbettes devant le couvert mis en l’honneur du dieu Rada, se mit à chanter et à danser. [p. 1073]

Damballah wedo                    Damballah wedo

Papa m’ c’est couleu’o           Mon père c’est la couleuvre

Nan poin bois                        Il n’ a pas d’arbre

Moin pa li monté                   Qu’il ne puisse grimper

C’est qu’il était possédé du dieu Damballahaprès avoir terriblement lutté là contre lui.

En ces pages magistrales, le professeur Melville Herskovits a présenté un cas de possession précédé d’une période d’ambivalence ; c’estencore la plus belle observation en ce sens que je connaisse.

Analysons maintenant la crise de loâ.

Comme on le sait, le Dr. J. C. Dorsainville, le premier s’est occupé d’étudier la psychopathologie du Vaudou.

Il a défini le Vaudou : une psycho-névrose religieuse raciale, caractérisée par un dédoublement du moi, avec altérations fonctionnelles de la sensibilité de la motilité et prédominance des symptômes pithiatiques.

Anthropologues et médecins sont d’accord à dire qu’il s’agit plutôt de la crise de possession dans le Vaudou et non pas de la religion vaudouique elle-même.

Dès la toute première fois que ce pionnier des sciences humaines en Haïti eut défini la crise de loâ dans « Haïti Médicale de 19I2 et 1913 » — le numéro exact des bulletins n’a pas pu être identifié par nous — l’attention fut vivement attirée sur ce problème neuro-psychiatrique.

Price-Mars en critique le bien-fondé quelques années plus tard dans « Ainsi par l’Oncle » à la page l23.

Dans cet ouvrage capital pour la connaissance du milieu haïtien, tout comme « Vaudou et névrose » Price-Mars en arrive à la conclusion suivante : « Que ce soit parmi les rites cultuels, que ce soit dans le calme et la sérénité de l’atmosphère familiale qu’elle se manifeste, la critique vaudouesque présente à l’observation son signe pathognomonique qui est le délire de la possession. Le délire y est constant. Il peut constituer à lui seul toute la crise. S’il n’existe pas tout le reste s’évanouit. Chose intéressante très souvent, il n’est pas incompatible avec l’accomp1issetnent des actes ordinaires de la vie courante.

Nous voulons dire que le délirant peut se livrer à ses occupations usuelles, se consacrer à l’exercice de son métier sans rien changer dans l’ordre de ses habitudes, avec une régularité qui révèle la puissance des automatismes de coordination et de direction. La crise passée, le sujet ne garde aucun souvenir ni de ce qu’il a dit ni de ce qu’il a fait pendant le temps qu’a duré sa personnalité seconde.

Il formule son diagnostic en les termes suivants : « La crise vaudouesque est un état mystique caractérisé par le délire de la possession théomaniaque et le dédoublement de la personnalité. Elle détermine des actes automatiques et s’accompagne de troubles de la cénesthésie.

Le Dr. Price-Mars classe les serviteurs du loâ dans la catégorie des ’p. 1074]

déséquilibrés psychiques pourvus d’une constitution mythomaniaque.

Elle contient aussi, poursuit l’auteur : « un ensemble de manifestations physiologiques et psychiques qu’on trouve associées chez les mêmes malades et qui se présentent, les premières, comme des réalisations d’attitudes anormales, de paralysie, de contractures et de crises nerveuses. A notre gré, si la note dominante chez les serviteurs du Vaudou est cette tendance innée à réaliser des crises nerveuses, celle-cia pour action sous-jacente une émotivité extrême et une faiblesse inhibitrice de la volonté. Dans ces conditions, la mentalité constitutionnelle des serviteurs du Vaudou, serait une composante dont la mythomanie tiendrait la première place et l’hyperémotivité le rôleadjuvant.

Price-Mars après une belle discussion du syndrome de possession vaudouique commet une grande erreur à faire d’un tel état possessif dont il a défendu la sincérité dans maints passages un fait mythomaniaque.

Ecoutez l’éminent écrivain décrire l’atmosphère cultuelle.

« Ici, le sujet a besoin — le plus souvent mais pas toujours — D’une atmosphère spéciale celle de la cérémonie culuelle qui ne se déroule que dans un cadre où planent les mystères de la foi. C’est aux abords du temple ou chez quelques dévots que la scène se passe. En plein air ou sous une tonnelle, un espace est réservé à l’accomplissement de la cérémonie dont la danse et le plus joyeux épisode. Le grand prêtre inaugure le culte par la consécration des lieux. Il offre des libations aux dieux, répand sur le sol la farine de froment, versent les liqueurs en prononçant les paroles liturgiques. La voix grave et sourde des tambours prolongent la vibration des chants et des incantations. Le houngan revêtu de ses insignes entonne la mélopée liturgique que toute l’assistance reprend en chœur. Des danseurs agiles comme des génies s’élancent dans l’arène et multiplie le rythme des pas à la cadence des sons nostalgiques et évocateurs d’ivresses orgiastiques. Brusquement le criseur jaillit de la foule ou son intention était intensément consacrée sur la marche de la cérémonie et se mêlent aux danseurs, ou bien simple danseur lui-même, il est de plus en plus intoxiqué de sons et de mouvements et danse, danse éperdument. »

Mais voici qu’il s’arrête étourdi. Il titube, hurle, s’affaisse sur le sol, prostré ou agité de violentes contorsions. Il se relève seul ou aidé d’un assistant. La face emprunte un masque tourmenté. Souvent, les tambours se taisent à ce moment-là. L’assistance se recueille et le criseur d’une voix altérée où tremble le tumulte de son âme, improvise un air en l’honneur du dieu dont il est possédé ce qui donne son identité par la bouche du sujet. Et le possédé imprime une impulsion nouvelle à la danse avec une puissance accrue, endiablée, inexprimable.

Tous les observateurs sont d’accord pour en reconnaître la profonde sincérité. Que des mythomanes se soient glissée parmi les criseurs au [p. 1075]cours de la danse pour prendre leur part de l’hommage adressé aux dieux qui s’incarnent:: c’est bien possible. Il serait difficile de l’empêcher, mais il est impossible d’égaler le mystique vaudouisant à un mythomane.

Voyons ce que dit de la mythomanie le professeur Dupré qui a créé le concept.

La mythomanie est la tendance pathologique plus ou moins volontaire et consciente, au mensonge et à la création de fables imaginaires (2)

Il s’agit de constructions imaginaires bâties de toute pièce desquelles le mythomane attend un effet monstre pour mettre sa personnalité en relief, fouetter sa vanité ou assouvir son instinct de destruction en nuisant à autrui. C’est pourquoi Dupré distingue la mythomanie vaniteuse de la mythomanie maligne ou perverse.Cette dernière, disons-le entre parenthèses, peut aboutir à des actions de justice importantes.

Et Dupré de citer de multiples observations de mythomanie où ces créations abondent en récits oraux ou écrits fantastiques. La folle du logis s’y reconnaît à son aspect nettement pathologique, indiscutable.

Il n’importe point de rapporter ici les nombreux exemples au cours desquels la mythomanie, reste sur le plan verbal.

Ils ne contribueraient en rien à la clarté de la discussion doctrinale que nous poursuivons. Mieux que cela. D’après Dupré et Logre, la mythomanie peut simuler des états organiques : ce n’est en d’autres termes que l’hystérie.

« L’hystérique ment surtout avec son corps ».

L’hystérique, en effet, au lieu comme tant d’autres mythomanes, d’objectiver son roman par la parole en le racontant, le met en scène, et le mime ; il est l’acteur en même temps que le héros.

Il fabule avec tonte sa personnalité physique et mentale. Les autres types de mythomanes mentent surtout avec leur esprit.

Si donc le Dr. Price-Mars fait du possédé un mythomane doublé d’un émotif quant à son terrain constitutionnel, a-t-il voulu égaler la crise de loâ qui s’épanouit d’un tel humus en floraison d’attitudes corporelles plus ou moins extravagantes, de cris rauques et troublants et en plus de la dissociation de la personnalité à une crise hystérique offrant le tableau de la possession grâce à la contagion d’une atmosphère chargée de telles croyances, à l’interréaction ches les croyants illuminés par l’attente du miracle de la possession.

Il s’en défend. Il s’oppose à la thèse de l’hystérie théomaniaquequoiqu’il y oriente en avançant l’argument de la constitution mythomaniaque et émotive.

Abandonnons la discussion de sa thèse à ce détour et opérons la décantation des faits. [p. 1076]

Retenons de J. C. Darsainvil que la physionomie extérieure du criseur de loâ rappelle celle de nombreux possédés de démons ou d’esprits connus depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Inutile de vous rappeler les signes extérieurs d’une telle manifestation mentale rattachée à l’hystérie depuis l’ère scientifique.

Oesterreich de Tubingue en a rapporté un nombre considérable de cas dans sa pérégrination à travers les civilisations.

Retenons du Dr Price-Mars que les principaux symptômes dans la crise de loâ se ramènent aux éléments suivants : Un état mystique caractérisé par le délire de la possession théomaniaque et le dédoublement de la personnalité : elle détermine des actes automatiques et s’accompagne de troubles de la cénesthésie.

Nous avons là contenu dans une formule assez large l’essentiel de la crise de loâ.

Poursuivons l’analyse critique des composantes psycho-organiques de la crise de loâ.

GLOSSOMANIE.

Outre la dissociation de la personnalité, on observe des troubles du langage qu’on appelle Glossomanie.

Au cours de la possession, l’individu parle une langue nouvelle dit-­on. Généralement on signale l’émission de phonèmes assonancés : rougnou, rougnou, rongnou, rougnou. Ces syllabes sont fortement nasalisées. Aucun observateur jusqu’ici n’a recueilli des fragments de phrase. Comment rattacher de tels phonèmes à un dialecte africain quelconquecomme certains voudraient le faire ?

La glossomanie de la crise de loâ est une variante un peu rudimentaire de l’automatisme de la parole étudié par Henri Delacroix, Lombard, Pfister, Billings sous le nom de glossolalie.

Les holly-rollers l’appellent le langage inconnu, millénaire, donné par dieu.

Henri Delacroix le dépeint en ces termes à la suite de l’Apôtre Paul : « enthousiaste, automatique, irrationnel, incompréhensible à l’auditeur, confus et indistinct ».

L’auteur de « La Religion et la Foi » continue :

Au plus bas degré, les formes glossolaliques rudimentaires ; cris inarticulés, simples balbutiements, émissions vocales confuses, difficiles à discerner de simples éructations émotives ou nerveuses, d’autant que souvent elles sont accompagnées de convulsions, de hoquets de sanglots, ou de spasmes. L’émission verbale n’est qu’un réflexe de l’émotion et de l’état de déséquilibre.

Plus haut, c’est un pseudo-langage analogue à celui des glossolales de Corinthe, inintelligible à l’auditeur, parfois même au glossolale : ou bien l’intelligence qu’il en a est intermittente, partielle et fragile. [p. 1077]

Plus haut encore, c’est comme un langage véritable ; en ce sens que le rapport des mots aux idées est constant et se maintient tout au long des textes recueillis ; c’est ici la contre façon plus ou moins adroite d’un langage; ainsi Hélène Smith de Flournoy. S’agit-i1 donc de l’émancipation du langage ; ou de la confuse expression verbale de sentiments indicibles et étranges ?

TROUBLES DE LA SENSIBILITÉ.

On signale de l’analgésie  chez des possédés qui peuvent froidement plonger leurs mains dans de l’eau bouillante ; il y a d’autres faits beaucoup plus troublants qui restent jusqu’ici inexplicables : c’est la marche sur le feu par exemple.

Lorimer Denis l’a observé dans les faubourgs de Port-au-Prince.

S’il est vrai qu’en dehors de toute crise nerveuse le phénomène peut être reproduit, c’est qu’il n’exige pas cet état spécial du système nerveux pour surgir. Il serait intéressant que des recherches spéciales fussent poursuivies en ce sens. Elle contribueraient à éclairer ce chapitre de la physiologie inconnue.

On a signalé d’autres cas d’insensibilité chez certains peuples difficiles à expliquer.

Hardy, Je crois, a cité le cas d’un jeune Africain qui remuait du plomb liquide dans un fourneau chauffé à blanc. Une certaine quantité de plomb tombe sur ses pieds, il ne bouge pas et ne dit aucun mot.

Les primitifs subissent froidement des interventions chirurgicales sans anesthésie qui nous plongerait dans un shock terrifiant. Les missionnaires membres de l’Institut Catholique de Paris ont rapporté des faits saisissants dans les livres et communications qu’ils ont écrits.

Des mélancoliques se coupent le doigt sans sourciller.

On voit dans les asiles des malades broyer du verre dans leur bouche sans sourciller. Très nombreux sont ceux qui, par intention ou par mégarde, planche d’un bras dans l’eau bouillante, s’appuie sur un poêle rougi ; la peau tombe en lambeaux, sans qu’ils paraissent s’en inquiéter. (Ribot).

Le Dr Ruix Léon nous raconte qu’à la salle d’opération de l’Hôpital Général de Port-au-Prince, un homme subissait une intervention sur les testicules et en souffrait horriblement grâce à l’insuffisance de l’anesthésie.

À un moment donné, il se mit à chanter un air vaudouesque. Son visage qui était grimaçant, signes de souffrance, se fit serein  et l’opération s’acheva dans le calme complet.

C’est le vaste domaine de la physiologie inconnuequi attend les coups de pioche des hommes de bonne volonté.

En rattachant la glossomanie de la crise de loâ à la pathologie du langage en signalant des troubles de la sensibilité dans des circonstances [p. 1078] moins alarmantes, nous avons voulu faire remarquer que la nature expérimentée pour nous ces phénomènes dans des cadres divers en en variant les conditions.

La toute première investigation à réaliser : c’est de déterminer ces variations de conditions en les graduant des plus simples aux plus complexes ; il faut en faire  de même de l’analgésie au cours de la danse sur le feu : il faut l’étudier dans les conditions plus simples et passer après à l’exploration de ces troubles au fort du dédoublement, au moment où se réalise l’évasion de certains automatismes. A ce stade complexe, se présente un plexus de phénomènes psycho-organiques dont chacun est une énigme à résoudre, voire l’ensemble… La tâche devient extrêmement difficile s’il faut commencer par démêler cet écheveau compliqué.

Passons à l’ étude de la seconde personnalité.

Au fait, qu’est-ce cette seconde personnalité ?

Quelles fonctions joue-t-elle ?

Pour nous répéter: le trouble fondamental de la possession en ses formes variées : crises de loâ et autres : c’est la dissociation de la personnalité ; dissociation verticale1e, lente ou irruptive, aiguë ou chronique. Elle mène à l’évasion de certains automatismes qui se situent à différents niveau de structures : troubles du langage, ivresse motrice, seconde personnalité, etc., etc.

La scission de la personnalité soudaine ou lente donne nettement l’impression d’une force qui empoigne l’âme. Le caractère étrange des désirs, des pulsions instinctives surgies des eaux troubles de l’Inconscient, souvent en opposition avec le comportement habituel de l’individu donne le branle à des interprétations théomaniaques ou diaboliques. Seul un pouvoir extraordinaire est capable de réaliser de te1s bouleversements : Démons ou Dieux.

Un esprit bienveillant ou malveillant s’est emparé d’eux, parle en eux, les contraint à faite de vilains actes, à prononcer des paroles obscènes, à prophétiser, à prescrire des remèdes.

Erreur !… Ce n’est aucun esprit : abandonnons l’esprit à l’Âge mystique de révolution de l’humanité.

Ce sont des tendances instinctives profondément enfouies dans l’inconscient qui surgissent à la lumière de la conscience d’une façon nullement acceptable à la compréhension logique des intéressés.

Le corps de Mlle A. B.  en explique clairement le processus intime.

Mlle A. B., jeune femme d’environ trente ans, éprouva soudain une passion pour un homme, C. D.,  qui vivait dans le voisinage. Le cas fit quelques esclandres et le jeune homme, qui eut apparemment le rôle passif dans cette affaire, cessa brusquement les relations. Mlle A. B. n’en continua pas moins à croire que le jeune homme était profondément attaché à elle, mais qu’il avait été influencé par la malice de ses ennemis. Peu de semaines après la rupture, elle sentit un soir [p. 1079] une curieuse impression dans la gorge, comme d’un choc, — prélude probable dans les conditions ordinaires, d’une attaque d’hystérie.

Cette sensation fut suivie par des mouvements involontaires des mains et par un accès de dyspnée qui se prolongea longtemps sans cause apparente. Alors, en présence d’un membre de sa famille, elle devint, à ce qu’elle crut, possédée par l’esprit de C. D., personnifiant ses paroles et ses gestes et s’exprimant à sa manière. Depuis cette époque, elle tient continuellement conversation avec ce qu’elle pense être l’esprit de C. D. « Il parle quelquefois par sa bouche, quelquefois cause avec elle par la parole intérieure. Occasionnellement il écrit des messages par sa main et j’ai le témoignage d’un membre de sa famille que l’écriture ainsi produite ressemblait à celle de C. D … A. B. eut aussi éventuellement des visions dans lesquelles elle prétendait voir C. D. et ce qu’il faisait sur le moment. D’autres fois elle disait qu’elle l’entendait parler ou qu’elle comprenait par une sympathie intérieure ses sentiments et ses pensées.

La pulsion instinctive s’est produite à la conscience claire d’une façon manifeste en dehors de toute répression et se satisfait au vu et au regard de tout le monde. Le diable : personnage connu de l’époque comme instigateur des bêtises humaines en emporte la responsabilité.
Il en est de même de la théorie innombrable des incubes et succubes du Moyen Âge. Agrégats de diablotins infâmes qui s’amusaient à violer les femmes le soir, leur procurant l’immense volupté sexuelle venue d’un inconscient chargé d’affects. Quelle époque d’agitation oùdes milliers de gens montaient sur le bûcher pour témoigner de l’habileté à se procurer la volupté issue des sens surexcités par les onguents belladonés.

  • Chez d’autres possédés, la pulsion instinctive qu’ils tendent à réaliser sous l’appellation symbolique du diable, ne peut être reconnue nettement que par l’étude individuelle du cas.

Je me rappelle l’histoire d’un possédé que le diable forçait à manger des matières fécales, à lancer des invectives alors qu’il s’agissait d’une personne tranquille, honnête avant sa crise, on ne saurait ne pas yvoir le mécanisme d’autopunition.

L’horreur des tendances bestiales amenées au regard du moi inspire l’avilissement de tout l’être, le désir de s’humilier et de se détruire. Le diable en emporte la responsabilité. le siècle le voulait ainsi.

Dans les régions de James Bay, la famine fait rage d’une façon périodique: Les habitants, les Indiens Croe, sont obligés d’aller chercher la nourriture ailleurs et quand ils n’en trouvent pas, ils s’entre­dévorent. En dehors de ces circonstances graves, le cannibalisme estignoré et même frappé de Tabou. Alors la pulsion instinctive qui les mène au cannibalisme pour satisfaire leurs tendances organiques de se défendre contre la faim, se décore dans leur culture du titre « Wintigo :L’esprit cannibale ». [p. 1080]

Le Wintigo se satisfait au milieu d’une agitation formidable où se reconnaissent les affres de la faim et les agitations des entrailles tenaillées. Être possédé du Wintigo, c’est être possédé de cet esprit cannibale. En dehors de la période de famine, le Wintigo n’ose pas paraître ; le cannibalisme est frappé d’interdit.

Ici encore, l’explication est claire : Une tendance instinctive fortement refoulée par la censure sociale, l’éthique collective — le sur moi rompt la digne et se satisfait — l’explication la plus convaincante aux yeux du primitif, c’est l’Esprit Wintigo qui possède l’individu (3).

« Le sauvage ressent la poussée intérieure des instincts qui entrent, en conflit avec les restrictions inculquées par la tradition. Ce conflit endo-psychique se traduit par l’attribution à l’influence d’une entitéextérieure des impulsions que la conscience désavoue. »

C’est ce que nous appelons avec Freud le mécanisme de projection simple. Il s’agit spécifiquement dans les espèces cliniques étudiées par le père de la psychanalyse de persécuteurs qui attribuent leur mal intérieur à des êtres vivants doués d’une réalité concrète, tangible : francs-maçons, etc., etc.

Nous l’appelons, nous, mécanisme de projection récurrente quand, cette entité que nous croyons surgir de l’extérieur a été préalablement une création de notre imagination : comme les génies, les sylphes, les elfes, les esprits.

L’épithète récurrente signifie qui retourne à son origine.

Wintigo est comme le diable, un personnage mythique et fait partie de l’animisme du primitif.

Et par ainsi, nous avons désocculté la croyance à la possession diabolique.

La possession vaudouique peut-elle subir un tel traitement psychanalytique ?

L’identité clinique de base des deux phénomènes nous l’autorise.

C’est dommage que la mythologie afro-haïtienne n’ait pas été constituée. J. C. Dorsainvil et Price-Mars en ont montré le chemin. La branche africaine a été édifiée par Melville Herskovits dans son ouvrage sur le Dahomey. J’en appelle aux sociologues haïtiens : L. Denis, F. Duvalier, K. G. Jacob dont le mérite est grand de s’être intéressés à tant de problèmes afro-haïtiens dont l’haïtien de l’élite se moque : c’est dommage.

En attendant qu’ils nous content les aventures des mythes haïtiens, il ne nous est pas interdit d’y retrouver la même errance de l’esprit humain en quête d’explication devant l’Inconnu. L’esprit humain construit sur le socle de telles croyances une véritable « philosophie de la nature ». Le monde serait peuplé d’un grand nombre d’esprits bienveillants ou malveillants. On attribue à ces génies, à ces vaudoun [p. 1081] la cause de tout ce qui se produit dans la nature et de tels êtres animent non seulement les animaux et les plantes, mais même les objets enapparence inanimés :c’est l’animisme.

Pour saisir la projection récurrente en œuvre également chez le possédéVaudou, esquissons une comparaison.

Michel Leiris, élève de Paul Rivet a exploré les croyances des Ethiopiens et nous a laissé des documents très intéressants dans lenuméro de janvier, mars 1938 du Journal de Psychologie Normaleet Pathologique de Paris.

Ces vaudoun ou esprits en question s’appellent des Zars. Ils sont nettement distincts des démons ouganen : ceux-ci sont malveillants,ceux-là bienveillants.

Les Zars forment une population d’esprits mâles et femelles groupés en société hiérarchisée, avec des rois, des chefs, des serviteurs — société en tous points semblable à la société humaine. On distingue parmi eux des chrétiens, des musulmans, des païens. Ils sont reliés entre eux par de longues généalogies et répartis en séries selon des affinités dont témoignent leurs noms et distribués géographiquement parterres, eaux. La plupart d’entre eux passent pour habiter la brousse et particulièrement les lieux rocailleux ou boisés.

Les bons esprits sont de la main droite ; les mauvais, cruels et méchants, sont de la main gauche.

Ils s’incarnent dans de violentes transes et se transmettent héréditairement de mère en fille, de père en fils.

Les Zars, choisissent leur moment privilégié pour posséder leur cheval. Et le mot cheval est en toutes lettres. Il y a des saisons, des lieux, des circonstances privilégiées.

Ces Zars vous punissent de toutes vos fautes, de vos erreurs et de vos négligences. « Le mal ou l’accident doit être rapport à la colère du Zar ».

Le Zar prescrit des remèdes pour son cheval et rappelle l’observance des obligations religieuses par la bouche du possédé.

Michel Leiris donne quelques exemples concrets.

Une femme tombe malade, un certain temps après la mort de sa mère possédée : c’est qu’elle a négligé de rendre aux génies de sa mère le culte auquel cette dernière les avait accoutumés.

Une autre, fille également de possédée, se rebelle contre sa mère qui veut la faire divorcer ; elle est frappée ; une femme est triste, pauvre, en colère, a une contrariété ; son « Zar » descend sur elle, et parlant par sa bouche, fait grief au mari de ne pas bien traiter la femme ; si le mari ne fait rien pour apaiser le Zar ou satisfaire la femme, il es sûr d’attirer le malheur sur sa maison. De même, si la femme étant enceinte, le mari n’accepte pas de faire les sacrifices réclamés par les Zars, les génies se vengent en prenant l’enfant comme victime sacrificielle, c’est-à-dire en provoquant l’avortement. [p. 1082]

Les danses s’organisent de même pour satisfaire aux exigences des esprits, qui sont évoqués à l’aide de chants appropriés, de battements de mains et de batteries de tambours.

Là, aussi le possédé parle à la troisième personne.

Pour réaliser l’atmosphère du Vaudou, il est peu de choses à changer.

Pour le Vaudou, nous savons bien que les mystères ou loâs sont organisés en tribus, qu’ils portent les noms des localités, des fleuves dont ils sont originaires. Lorimer Denis l’a prouvé dans sa récentecauserie.

Il existe des loâs bossales qu’il faut baptiser tout comme l’on procédait pour les nègres bossales à Saint Domingue.

Les loâs sont nos guides, nos conseillers, nos consolateurs, ils punissent des manquements à l’observance de la loi morale, sauvent dudanger.

Pour un vrai croyant, les mystères l’assistent en tout et partout et, quand il le possède, c’est qu’il a besoin de se faire comprendre ou bien il en profite pour « mettre de l’ordre » dans la vie du croyant.

J’ai transcrit pour vous la déclaration d’un grand mystique Vaudouisant de mes amis : Cicéron, grand serviteur de Damballah et Simbi : virtuose du tambour et par-dessus le marché très homme du monde.

Cicéron est agriculteur de métier. On l’a toujours signalé comme un brave homme et fin connaisseur du Vaudou. Il nous dit ceci : « Le mystère » peut intercéder auprès de Dieu pour nous. Le « mystère » c’est un protecteur. Nous sommes tous ses enfants. Il est toujours bienveillant. Même si on lui demande de faire du mal, il n’acceptera, il peut nous en punir. Un jour l’orage est tombé à quelques centimètres près de moi, sans la protection de Damballah je serais mort ..

La vie sociale se reflète à travers le psychisme humain comme dans un miroir. L’homme projette ce schème à l’extérieur en le chargeant d’anxiété, en l’animant de ses désirs et de ses rêves mécanisme de projection de Freud. Les Zars, les génies, les loâs, ce sont des créations de notre esprit ; nous les vivifions de notre souffle.

Nous les faisons s’agiter dans le cadre de notre histoire, il a fallu qu’ils prennent part à la guerre de l’Indépendance. Ceux d’Afrique s’étaient donnés rendez-vous à la cérémonie de Bois-Caïman : braves comme nos pères, frappés du sceau de l’héroïsme comme les sublimes Revendicateurs de 1884. Hier encore, Dessalines (4) s’est incarné.

Oyez Lorimer Denis, l’historien des dieux africains :

« Je tressaillis de stupéfaction quand, ce soir du 2 décembre, au cours d’un service en l’honneur du tout Puissant Pétro, le dynamisme émotionnel parvenu à son paroxysme, la personnalité du « houngan » chavira dans l’hypnose et que surgit des profondeurs de sa conscience :Dessalines l’Impérator. [p. 1083]

« C’était vraiment lui. Le visage farouche, la physionomie fanatiqueet tout le corps sculpté en un geste de vengeur, il enfourcha deux hommes comme pour mieux cambrer dans sa pose de chevalier sans peur etsans reproche que contemple l’ Afrique immortelle.

« Lors, les hounsis sonnent la charge en martelant le sol sacré desemelles dures. Les hounguénicons téméraires, de leurs sabres recourbés battent guerre. La chanson étale en une sonnerie de fanfare :

Empereur Dessalines O !                 (Emperor Dessalines O !

Empereur Dessalines O !                 (Emperor Dessalines O !

Nous cé vanyan gaçons                    We are strong men

ça ôu coué ya fait nous                    What wrong can be done to ud (5)

Pays là nan main nou déjà               The country is ours

Pays là nan main nou déjà               The country is ours

Les épées se heurtèrent, la foudre fulmina. Et l’Empereur retournadans l’éternité, laissant après lui un relent de salpêtre et de gloire. » Les mythes yorubéens agissent de même ; ils réfléchissent comme un miroir la vie sociale de l’Africain.

Quelque soit l’endroit où nous les retrouvions, les mythes, les génies personnifient nos tendances, véhiculent nos désirs, concrètent nos rêves. Ils nous consolent dans nos déboires et magnifient notre volontéde puissance.

Dans le mythe « l’homme se met tout entier avec son intelligence qui cherche l’explication dernière des choses », avec sa volonté qui tend àdominer le monde, avec son imagination aussi, sa sensibilité poétique, mais également, avec son sentiment religieux.

Qu’il s’agisse de Zar éthiopien ou de loâs du Vaudou, l’un ou l’autre renvoie à l’individu sa propre image s’agitant dans le cadre de son esprit et de sa chair.

Il arrive souvent, à ce moment-là, que le psychisme est exhaussé, exalté, exacerbé comme dans l’Inspiration chez Socrate.

Le mécanisme est présenté en détail par Platon dans son dialogue intitulé « Ion ».

« La Muse inspire par elle-même le poète… Ce n’est point, en effet, à l’art, mais à l’enthousiasme, à une sorte de délire que les bons poètes doivent tous leurs beaux poèmes. Il en est de même de bons poètes lyriques, semblables au corybantes qui ne dansent que lorsqu’ils sont hors d’eux-mêmes, ce n’est pas de sang-froid qu’ils trouvent leurs belles odes, mais sous l’effet de l’inspiration et de l’extase… Le poète est un être léger, ailé et sacré ; il est incapable de composer, à moins que l’enthousiasme ne le saisisse, ne le jette hors de lui-même ! et ne lui fasse perdre la raison. Jusqu’au moment où il entre dans cet état, tout homme est dans l’impuissance de faire des vers et de [p. 1084 prononcer des oracles. Or, comme ce n’est point l’art, mais une inspiration divine qui fait composer et dire sur divers sujets un grand nombre de belles choses telles que tu en dis toi-même sur Homère ; chacun d’eux ne peut réussir que par l’Inspiration divine dans le genre où la Muse le pousse. En effet, si c’était l’art qui les fit bien parler sur un sujet, ils sauraient également bien parler sur tous les autres et si dieu leur ôte la raison, se sert d’eux comme de ministres ainsi que prophètes et autres devins inspirés, c’est pour que nous autres quiles entendons, nous sachions que ce n’est pas d’eux-mêmes qu’ils disent des choses si merveilleuses, mais qu’ils sont les organes de ladivinité qui nous parle par leur bouche. »

Le poète Schiller se jetait par terre en proie à des convulsions quandla Muse le visitait.

Balzac se dédoublait et parlait à ses personnages littéraires.

La Muse a, personnifié pendant longtemps une force extérieure, divine qui possédait l’individu : c’est ce que Platon a appelé l’enthousiasme : l’en io théo.

L’Haïtien vit en ce moment la même histoire mythique.

Les loâs sont des mythes venus de la terre lointaine d’Afrique ,qui se multiplient sur le sol haïtien, au rythme de nos inquiétudes,de nos souffrances ; ils incarnent nos qualités et nos défauts, nos anxiétés et nos espoirs, nos besoins actuels et en général tout ce quel’homme porte en-lui qui le dépasse et lui donne la nostalgie despères et protecteurs des hommes.

C’est au prix du déséquilibre que l’Haïtien réalise son histoire.

Parce que le processus d’abstraction s’est moins appesanti sur nos mythes, nos loâs et nos mystères mangent, boivent, chantent et dansent leurs joies et leurs peines.

En d’autres termes, les génies gardent un aspect grossièrementhumain tout en représentant aux yeux des croyants des réalités sensibles.

La crise de loâ est au sommet du mysticisme vaudouique, nous l’avons démontré ; elle n’en reste pas moins, liée aux moindres contingences de la vie sociale et économique de l’Haïtien. C’est un truismede le dire.

Par ailleurs, vous vous rappelez le schéma freudien du psychismehumain.

Le psychisme humain se compose de trois instances :

1°. Une infrastructure, l’infra moi, l’Id où grouillent les pulsions instinctives et les ruminations cénesthésiques, d’origine endo-cellulaire ; s’y entassent les constellations idéo-affectives refoulées.

2°. L’Ego comprend les processus conscients.

3°. Le Super-moi, le Super-Ego, sorte d’instance supérieure jouant le rôle de censure, de refoulant. A ce niveau se situent les tendances morales, sociales et supra-sociales. [p. 1085]

Nous avons trouvé là un fil d’Ariane pour désoccu1ter la crise de loâ.

Si le trouble dissociatif de la personnalité constitue l’assiette fondamentale de la crise de loâ, celle-ci équivaut nettement à la possession diabolique au point de vue séméiologique. La différence paraît dans durée de l’état schizonoïque. Quand on dit « crise de loâ », il s’agit d’unepoussée dissociative aiguë, et possession diabolique, d’une poussée chronique. Cà et là, l’une peut se prolonger, l’autre se raccourcir.

Au point de vue pathogénique, comme je l’ai démontré, il est facile de reconnaître que 1a possession diabolique cache sous ce nom terrible l’irruption des tendances instinctives de l’infra-moi dans la conscience claire : tendances qui étaient refoulées parce que primitives, bestiales, immorales, contraires à l’éthique et qui rompent la barrièregrâce au déséquilibre nerveux.

De telles impulsions sont contraires au passé de cet individu, contre­ disent le personnage qu’il a l’habitude d’exhiber à soi-même et aux autres.

Le démon joue le second personnage, primitif, bestial, immoral.

Les traditions, le milieu auront offert le démon comme véhicule de ces tendances mauvaises !

C’est également au prix d’un tel déséquilibre psychique que le mystère ou le loâ, par le truchement de l’automatisme dicte sa volonté,que les obligations religieuses sont observées, se maintiennent et seperpétuent. La loi morale est obéie… il en est de même des devoirs sociaux.

Mais dans cet état de dissociation, la seconde personnalité exhibe nos tendances morales, sociales et supra-sociales stimulées, fouaillées,en état d’érection comme dirait P. Janet, Sous l’empire d’une cause déclenchante, l’anxiété, peut-être. N’a-t-on pas dit que la peur suscite les dieux !

Elle les exhibe à soi-même et aux autres ; en d’autres termes détachés de la synthèse de la personnalité, dissociés du bloc, évadés ducontrôle de la volonté, de l’auto-conduction.

Fissure soudaine. Désinsertion irruptive au milieu de la tempête cénesthésique qui explicite l’ivresse motrice et les troubles anesthésiques.

Un tel déséquilibre psycho-organique donne l’impression de l’inva­sion d’une force extérieure. Le phénomène n’est pas inconnu d’ailleurs. Socrate, Gœthe eux-mêmes y voyaient l’action du démon. De même chez les Sybilles de Cumes et de Delphes, :.

Depuis, grâce aux progrès de la Science, la Muse a perdu son apparence démoniaque pour n’être plus qu’un produit de l’Inconscient…

Chez le criseur de loâ, c’est la même impression de l’invasion d’une force extérieure, d’un génie surgi de son habitacle sacré : forêt, eaux et que sais-je. Tout juste de l’endroit où notre imagination traquée par la peur l’a placé ! [p. 1086]

La scopie du psychisme reconnaît ce même génie, ce même Zar, ce même loâ engendré par notre anxiété, enveloppé des bandelettes de notre sensibilité, englué, si je puis dire, des adhérences subjectives de notre moi. La personnification de nos tendances est un jeu naturel de notre esprit à un stade de son évolution : c’est l’animisme du sauvage et de l’enfant. (Lévy-Bruhl, Freud et Piaget).

Il reste cependant vrai que la crise de loâ est au centre des problèmes complexes ; d’abord elle pose d’une façon nouvelle les rapports de l’âme et du corps, du physique et du moral. Mal définis. Ensuite, quelles sont les raisons qui font que telles catégories d’hommes subissent plus aisément la crise que d’autres ?

Quel est l’âge optimum d’apparition de la crise de loâ. Inconnu. N’est-il pas vrai que l’homme est au premier rang de toutes les choses incompréhensibles de l’univers ? N’est-il pas vrai que rien n’est plus difficile que d’apprendre à connaître son cerveau, son intelligence, sa mémoire, ses aspirations, ses pouvoirs d’investigation et de découverte, sa capacité de triompher des obstacles ?…

En résumé, nous avons placé la crise de loi au sein du mysticisme émotivo-ethnique :terme nouveau qui connote les états de mysticisme qui naissent et se développent dans les réunions où l’on danse, saute, prophétise et vaticine.

Nous avons décrit à la suite de Freud et ses élèves une nouvelle projection dite récurrente qui explique bien la possession par le diable ou le loâ. Nous avons décrit le processus schizonoïque… et étayé notre thèse de nouveaux exemples.

En dernière analyse, la crise de loâ est stricto censu un processus schizonoïque(6) d’apparence mystique qui survient chez nos paysans et les porte au sommet du mysticisme vaudouique où ils communient avec leurs dieux, leurs génies dans l’intimité de leur chair et leur esprit.

Nous préférons ce terme générique au lieu d’essayer de rattacher la crise de loâ à l’hystérie ou à un autre syndrome connu de la Psychiatrie Occidentale.

Pour l’hystérie, aucune définition bien nette n’a su en embrasser les contours fuyants. Inutile d’y accrocher un état psychologique nouveau,c’est expliquer l’obscur par le plus obscur.

Le mécanisme schizonoïde répond à l’exigence de la psychiatrie moderne, de la psychanalyse actuelle de découvrir plutôt le dynamisme des états psychologiques au lieu de les insérer systématiquement dans le cadre rigide de la terminologie médicale. E. Krestchmer en a fait de même pour les états hyponoiques et hypobouliques.

Le mécanisme schizonoïde sous-tend des étais typiquement hystériques dans le sens d’un symbolisme créé et joué par le malade pour [p. 1087]signifier, extérioriser son désir qu’il n’ose pas expliciter en termes clairs et vigoureux. Le cas de Mlle A. B.

S’y ajoutent la crise de loâ en ses formes diverses ; les états de saints décrits par A. Ramo, F. Ortiz, la possession diabolique ai bien étudiée par Oesterreich. Même s’ils tendent à la dissociation schizophrénique franche comme dans le cas de Père Surin ou bien s’arrêtent à mi-chemin de l’hystérie et de la schizophrénie, ce que Claude, Codet, Laforgue appellent la Schizoze.

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Dr Louis MARS.

NOTES

(1) On désigne ainsi l’individu qui est possédé par l’esprit ou le loa. Le mot cheval a ététoujours employé en ce sens : au Moyen Âge, en Europe, le diable chevauchait les possédées pendant le Sabbath.

(2) Dupré : Pathologie de l’imagination et de l’émotivité. Pages 3-54. Payot.

(3) Races, différences. Otto Klingberg. Page 296.

(4) Dessalines, le Fondateur de l’Indépendance d’Haïti, Il est devenu un dieu.

(5) C’est probablement relatif aux Marines américaines qui occupaient Haïti.

(6) Par processus schizonoïque j’entends dire trouble dissociatif précéder ou non d’une période  d’ambivalence et additionner d’autres symptômes psychiques organiques : automatisme, glossomanie, anesthésie et autres phénomènes neurologiques complexes.

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