Louis Delasiauve. Relation sur une épidémie d’hystéro-démonopathie en 1861. Article paru dans la « Journal de médecine mentale »

delasiauvemorzine0001Louis Delasiauve. Relation sur une épidémie d’hystéro-démonopathie en 1861. Article paru le « Journal de médecine mentale », (Paris), tome cinquième, 1865, pp. 81-91.

Un article rare et peu commun, que nous n’avons jamais vu cité ni répertorié dans les ouvrages et articles sur Morzine.

Louis-Jean-François Delasiauve (1804-1893). Médecin psychiatre, qui fut directeur à l’hôpital de la Salpêtrière, a auparavant travaillé à Bicêtre. Reconnu pour ses importants travaux sur l' »épilepsie dont il distingua trois formes : épilepsie idiopathique, épilepsie symptomatique, épilepsie sympathique, il fut aussi un pionnier de la pédopsychiatrie. Ses écrits sont nombreux, il dirigea le très recherché Journal de médecine mentale, qui compte une dizaine de volumes, en grande partie rédigé par lui même. Quelques indication bibliographiques:
— (avec GALLET Bénédicte. Lettre à MM. les Pairs à l’occasion de la condamnation de Mme Lafarge. Paris, Chez Charpentier, 1841. 1 vol. in-8°, 45 p.
—  D’une forme mal décrite de délire consécutif à l’épilepsie. Lu à la Société des Annales médico-psychologiques dans la séance du 28 juin. Extrait des Annales médico-psychologiques. Paris, Imprimerie de L. Martinel, 1852. 1 vol. in-8°, 19 p.
—  De la monomanie au point de vue psychologique et légal. Extrait des Annales médico-psychologiques, 1853. Paris, L. Martinet, 1853. 1 vol. in-8°, 19 p.
—  Traité de l’épilepsie. Histoire. – Traitement. – Médecine légale. Paris, Victor Masson, 1854. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 544 p.
—  Des pseudo-monomanies ou folies partielles diffuses et de leur imprtance thérapeutique et légale. Extrait des Annales médico-psychologiques, cahier d’avril 1859. Paris, Victor Masson, 1859. 1 vol. in-8°, 52 p.
—  Diagnostic médico-légal des formes monomaniaques et diffuse du délire partiel. Extrait du Courrier médical, (1859), n°12 et 13. Paris, Victor Masson, 1859. 1 vol. in-8°, 15 p.
—  Journal de médecine mentale résumant au point de vue médico-psychologique, hygiénique, thérapeutique et légal, toutes les questions relatives à la folie, aux névroses convulsives et aux défectuosités intellectuelles et morales, à l’usage des médecins praticiens, des étudiants en médecine, des jurisconsultes, des administrateurs et des personnes qui se consacrent à l’enseignement. Paris, Victor Masson, 1861-1870. 10 vol. in-8°.
—  Classification des maladies mentales ayant pour double base la psychologie et la clinique. Communication à la Société des médecins des Bureaux de Bienfaisance (séance du 10 janvier 1877). Extrait du Progrès Médical du 21 février, 3 et 10 mars 1877. Paris, Aux bureaux du Progrès Médical  et Duval, 1877. 1 vol. in-8°, 24 p.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 81]

RELATION

SUR UNE ÉPIDÉMIE D’HYSTÉRO-DÉMONOPATHIE

EN 1861

Par le docteur A . CONSTANS,
Inspecteur général du service des aliénés.

(Rapport à la Société médico-psychologiquc, par M. DELASIAUVE.)

Messieurs ,

Vous nous avez chargés, MM. Baillarger, Lunier et moi, de vous faire un rapport sur la candidature de M. le docteur Constans, inspecteur général du service des aliénés. Les fonctions élevées que remplit cet honorable confrère, l’expérience qu’il a acquise dans un exercice remontant à huit années déjà, et les services qu’il a rendus aux malheureux atteints de folie, notamment en présidant à l’érection, spécialement confiée à ses soins, de deux asiles, l’un à Bonneval (Burc-et-Loir ), l’autre à l’abbaye de Prémontré (Aisne), suffiraient certainement pour lui créer des titres à l’honneur qu’il sollicite de compter parmi les membres résidants de notre Société. Il aurait aussi, pour les appuyer, cet esprit d’équité ct ce caractère conciliant auxquels chacun se plaît à rendre hommage, mais, indépendamment de ces divers mérites, M. Constans a publié, sur l’épidémie hystéro-convulsive qu’il a officiellement étudiée sur les lieux, à Morzines, un mémoire important et sur lequel, bien que la plupart d’entre vous l’aient lu et apprécié sans doute, [p. 82] mon devoir, en ce moment, est de fixer votre attention d’une manière particulière (1).

Vous êtes familiers avec ce genre de symptômes. Si le progrès des lumières a tari la source de ces grandes contagions morales qui ne sévissent plus qu’à des intervalles éloignés et dans des localités plus ou moins circonscrites, il fut des époques d’ignorance et de crédule superstition où, en quelque sorte endémiques, et se propageant rapidement, elles exerçaient d’effrayants ravages sur des populations entières. L’histoire nous a transmis, à cet égard, les relations les plus explicites, que notre savant collègue, M. Calmeil , a parfaitement résumées dans son bel ouvrage sur la folie depuis la Renaissance. Avec des physionomies variant suivant les temps, les pays et les circonstances, les mobiles sont communs. Une susceptibilité nerveuse, la frayeur, des croyances aveugles, le fanatisme, l’enthousiasme, tels sont, dans des proportions inégalement mélangées, les éléments qui contribuent, avec l’imitation, au développement de la perturbation morbide. Nous les retrouvons dans deux épidémies que, d’après des journaux de médecine mentale allemands, nous avons signalées dans la Gazette hebdomadaire (1854, p. 1.069 ; 1856, p. 225 ). L’une, qui s’est étendue, au commencement de ce siècle, dans plusieurs districts de l’Autriche et de la Bohême, avait pour principal caractère la fureur des conversions et des exorcismes. Elle devait son origine aux prédications exaltées d’un jeune prêtre mystique, Pöschl, Les sectaires étaient devenus si turbulents et si nombreux, ils circulaient à travers les villes et les plaines en masses si compactes, qu’on fut obligé, pour les réprimer, d’intervenir avec une véritable armée. Plusieurs fois emprisonné, Pöschl succomba dans une maison de fous. La seconde, qui s’est plus récemment manifestée en Finlande, présenta avec celle d’Allemagne de frappantes analogies. On ne voyait, de tous côtés, dans les rues et les églises, que convulsionnaires, s’agitant dans les contorsions et saisis, à l’exemple d’un certain prévôt Laestadius, de la manie des lectures ct des prêches. Aucun sexe n’était épargné. A Morzines, si les hommes n’ont pas été exemptés, l’hystéro-démonomanie, nom employé par l’auteur, a surtout choisi ses victimes parmi les enfants elles jeunes filles.

M. Constans donne d’abord une idée du pays et des habitants. C’était un sol préparé. Morzines, dans l’ancien Chablais, fait aujourd’hui partie du département de la Haute-Savoie. Sa population n’est pas moindre de 2000 âmes, mais disséminée en une dizaine de hameaux. Au fond [p. 83] de l’étroite vallée d’Aulph, ouverte seulement au vent du nord-est que refroidissent, au passage, les glaciers de la Suisse, la commune est surtout, matériellement et moralement, déshéritée par la difficulté d’accès. Exportation, importation y sont également onéreuses. Toute la partie virile émigre huit mois de l’année. Point de demeure fixe. La famille vit pêle-mêle, à côté des animaux, dans de mauvais chalets, tantôt au pied, tantôt sur la pente ou au-dessus des montagnes, L’hiver, on étouffe de chaleur dans la seule pièce basse, sans air et sans lumière, où chacun se casemate ; on est glacé dès qu’on franchit la porte. La nourriture se réduit à une farine, mal blutée, d’orge ou d’avoine, à des pommes de terre, du Ialt, du fromage et des viandes enfumées. Par exception, en été, on tue quelques chevreaux ou des veaux : tout jeunes. L’eau pure, mais toujours froide, sert de boisson habituelle. C’est un luxe réservé à certaines maisons qu’un cidre aigre de pommes sauvages. Le salaire gagné au dehors forme, en effet, un appoint à peine suffisant à la pénurie des ressources locales.

Le sort du clergé est assuré par des fondations. Il y a, à Morzines, un curé et deux vicaires-régents, dont l’un faisant fonction d’instituteur communal. L’Instruction, cependant, y est si restreinte, qu’un dixième seulement de la population adulte sait lire et écrire. La pauvreté de l’intelligence s’unit ainsi à la souffrance du corps pour accroître la dégradation. La plupart des organisations sont à ce point fragiles que le choix est forcément limité dans le recrutement militaire et que la caducité s’annonce par des signes précoces. On ne saurait non plus s’étonner que là dominent les préjugés les plus grossiers et les plus incurables. Dans la Savoie, et nominalement à Morzines, où, en 1707, aurait régné une affection semblable à celle d’aujourd’hui, le présent serait un legs traditionnel du passé. Boguet, juge à Saint-Claude, disait à la fin du dernier siècle : « La Savoie nous envole une infinité de personnes qui sont possédées des démons ; les principaux sorciers que nous avons fait brûler en étaient originellement sortis. »

D’après les informations de M. Constans, le mal aurait débuté, le 14 mars 1857. Perronne T… , âgée de dix ans, au moment de sa première communion, ne parlait que de son bonheur. Sortant dé l’église, où elle s’était confessée, elle vit retirer de la rivière une petite tille qui avait failli se noyer. Quelques heures après, étant à la classe, elle tomba comme morte sur son banc. Cet accident se répéta à l’église, chez elle et ailleurs, d’une manière assez rapprochée. En mai, une de ses camarades, M…, gardait les chèvres avec elle. La voyant perdre connaissance, elle-même s’évanouit à son tour. Leurs crises depuis furent fréquentes [p. 84] et se modifièrent. Peu à peu l’extase remplaça l’anéantissement. Immobiles, les yeux tournés vers le ciel et les bras étendus, on eût dit qu’elles ouvraient et refermaient une lettre. C’était effectivement la Sainte Vierge qui, prétendaient-elles, leur écrivait des choses aimables et leur montrait le Paradis. Les enfants subirent une autre phase : elles gesticulaient, parlaient, criaient, juraient, se contournaient les membres et faisaient des prédictions. Perronne, par exemple, annonçait que les deux sœurs de M… auraient la maladie dans trois semaines et M… que le père de Perroune, atteint aussi, en mourrait, faits qui se seraient réalisés. Elles accusaient encore une vieille femme des Gest ou un sieur Chanplanaz, de leur avoir donné le mal en les touchant.

Prise à la fin de mai, la jeune sœur de M… avait la manie de se sauver de la maison et de grimper sur les arbres. Cela durait depuis dix­huit mois, lorsqu’un jour, le père, feignant une colère violente, la saisit par le pied comme pour la précipiter du haut d’un prunier où elle était perchée. Elle eut peur, promit de se déprendre et de ne plus remonter. Elle fut guérie. Quant à Julienne, l’aînée, sentant quelque chose qui l’étranglait, elle attribuait cette constriction à sept diables qu’elle nommait. Elle et M… furent exorcisées sans succès. Les accidents , rebelles à tous les remèdes, cessèrent spontanément, à la longue.

La mère de Perronne, deux de ses sœurs, son frère Joseph, ex-séminariste, âgé de douze ans, leur père furent successivement atteints. Celui-ci n’eut pas de convulsions, mais il mourut de tristesse et d’étisie. Joseph se serait hissé, la tête en bas, sur la flèche d’un énorme sapin et en serait descendu de même. Dans l’espace de huit mois, l’influence morbide s’étendit à vingt-sept personnes, avec ou sans prodromes, plusieurs offrant d’emblée des hallucinations et de véritables accès hystériques. Il était rare que les malades ne rapportassent pas leur affection à un maléfice, soit du diable ou de quelque sorcier qui les aurait regardés ou touchés. Cette croyance ne tarda pas à se généraliser et, ce qui est plus fâcheux, c’est qu’on ne se bornait pas à des incriminations banales, mais qu’il suffisait d’un soupçon ou d’une vengeance pour exposer à l’animadversion publique une foule de citoyens inoffensifs.

En éclairant les esprits, on eût conjuré une propagation dangereuse. Par malheur, ceux sur l’ascendant desquels on eût pu compter, imbus des idées populaires, tenaient un langage et une conduite plus capables d’exagérer que de réfréner les écarts des imaginations. En dépit des conseils de son évêque, le bon curé, persuadé de la surnaturalité des symptômes, prodiguait les exorcismes et les prières. D’autre part, des gens plus ou moins lettrés, s’étant arrogé la mission officieuse d’une [p. 85] enquête, concluaient avec assurance, dans un double rapport, que l’enfer seul pouvait produire une agitation qui, en dehors des crises, laissait intactes la raison et la santé générale. Une cure, d’ailleurs, s’effectuait-elle, ils en décernaient , sans distinction, l’honneur aux pratiques anormales du culte.

On se figure aisément quel véhicule devait naître de telles dispositions. La crainte, l’imitation, les récits étranges, les interprétations ridicules, l’indignation contre les auteurs prétendus des manœuvres diaboliques, les prédictions, les conjurations religieuses, tout cela fomentait la surexcitation et multipliait les malades, dont le nombre, à 1a fin de 1860, s’élevait à 110. Néanmoins, une période de rémission s’était déclarée. Il ne restait plus qu’une quarantaine de sujets ayant des paroxysmes, moins rapprochés et moins intenses. Un événement, d’où l’on attendait le salut, ramena le péril. Aux environs résidait un prêtre interdit, transformé par la haine en suppôt de Satan. Un magnétiseur conçut la pensée de l’envoûter. Devant la foule réunie, dans une chapelle en ruines, il éventre un chien, larde son foie de coups de lance et l’enterre, avec force simagrées, au milieu des malédictions. Les blessures étaient censées reçues par le prêtre félon, qui n’avait plus qu’un jour à vivre. Une des assistantes se persuada, en effet, qu’il était mort, devenu diable et qu’il la possédait en compagnie de ses pareils. Elle sentait quand c’était lui qui la travaillait. Cet exemple fut le signal d’une recrudescence dans les attaques et de l’apparition de nouveaux cas.

Le gouvernement s’émut, enfin, et M. Constans fut envoyé, en avril 1861. Sa position était délicate. On était fort enclin à traiter comme impie et complice quiconque luttait contre d’aveugles tendances. Jean Berger, un des suspects, faillit périr dans une émeute, et l’on proclamait hautement que, tant qu’on n’en aurait pas brûlé trois ou quatre autres sur la place, la maladie ne finirait pas.

Après bien des recherches, M. Constans parvint à découvrir toutes les convulsionnaires ; elles étaient encore soixante-quatre, dont quarante-trois célibataires. La plus jeune avait huit ans, la plus âgée cinquante-huit, quatorze en avaient dix-huit , au-dessus ou au-dessous le chiffre le plus élevé ne dépassait pas six. Parmi les femmes mariées, plusieurs étaient enceintes ou le sont devenues. La grossesse a paru à notre confrère sans influence notable. Il n’est survenu également ni plus d’avortements, ni plus de mortalité à la naissance ; quelques mères ont dû cesser de nourrir.

M. Constans partage ses hystéro-démonopathiques en deux [p. 86] catégories, selon qu’elles étaient déjà hystériques ou qu’elles avaient été frappées au milieu d’une santé apparente. L’aspect des premières est généralement maladif, mais, bien que les secondes en diffèrent sous ce rapport, les changements subis par elles se dévoilent aux yeux attentifs. Leur regard est inquiet, leur caractère morose, leur humeur fantasque et inégale. Dans leur nonchalance, elles ne savent à quoi se fixer, aimant les réunions, où mutuellement elles s’exaltent. Sommeil léger, appétit capricieux. Le café noir, dont elles abusent, est le seul aliment qui ne les fatigue point.

Une fois établies, les crises se renouvellent à la moindre excitation : impression désagréable, vue d’un étranger, mot choquant, souvenir religieux, douleur gastralgique, simples borborygmes, etc. Dans le principe, elles affectaient une forme mixte entre l’extase, la catalepsie et le somnambulisme ; au degré près, celles dont M. Constans a été témoin se caractérisaient toutes par la prédominance de la réaction convulsive. C’était d’abord une sorte de tremblement choréique avec expression de frayeur ; puis succédaient l’agitation désordonnée, les cris, les jurements. Leur adressait-on la parole. « Ah ! disaient-elles, tu crois, b… d’incrédule, que nous n’avons qu’un mal d’imagination ! Nous sommes des damnées, s … n … de D … ! des diables de l’enfer. » Si l’interlocuteur était un médecin, elles ajoutaient : « tes s … médecines ne nous guériront pas. Il nous faut des saints prêtres, des évêques… » Aucune démonstration érotique. L’accès, de vingt à trente minutes, se terminait par le ralentissement graduel des mouvements saccadés et une éructation de gaz. La figure, un moment stupéfaite, reprenait, peu à peu, sa vivacité normale. Quand elles se souvenaient, le diable avait tout fait ; il avait parlé par leur bouche, frappé par leurs mains, étant plus fort qu’elles. Celui-ci interpelé : « qui retient la fille ? répondait, moi ou B… ou C… — S’il la déprendrait ? Dans un quart d’heure. — Si elle mangerait ? non. —Pourquoi ? parce qu’elle ne doit pas manger de ton s … fromage, de ton s … pain. Donne-lui du bon café, du bon pain blanc, de la bonne viande et elle mangera. »

Parmi ces symptômes communs, quelques particularités ont été notées. Br…, vieille hystérique, sent des bêtes (diables) qui lui piquent le visage. — B… aboie ; dans sa pensée, le mal vient d’un verre de vin bu en compagnie des fauteurs de maléfices ; elle vomit et reconnaît à l’odeur ce même vin, avalé depuis trois ans. — G… décrit, en se balançant d’arrière en avant, des arcs de cercle de plus en plus rapides et étendus jusqu’à ce que la tête frappe le dos et la poitrine. — V … saute et se jette par terre en criant, gesticulant et jurant. Passé dix heures [p. 87] du soir, elle n’a plus de crises. Elle en aurait une si elle se couchait auparavant. En promenade, on est obligé de la porter jusqu’à un certain point ; au delà elle marche comme tout le monde. Marie B… fut un jour prise d’un besoin irrésistible de courir.

Epidémie de Morzine.

Epidémie de Morzine.

Les hyperesthésies ont été rares, sauf la céphalalgie et la gastralgie, celle-ci, d’ailleurs, fréquente dans le pays. L’anesthésie, constante et souvent générale, eut cela de particulier qu’elle commençait et finissait avec la crise. On piquait ou pinçait impunément les parties convulsées. Le froid, cependant, pouvait être difficilement toléré, On a remarqué aussi que les lèvres et la muqueuse nasale restaient sensibles au contact d’une plume, de l’ammoniaque, du chloroforme, et que les sens acquiéraient une finesse ou un mode de susceptibilité insolites.

M. Constans considère comme un fait exceptionnel l’abolition complète de la connaissance. Les malades voient, entendent, répondent et savent très-bien esquiver les périls. A Morzines , il ne s’est point produit de tentatives de suicide, ni, malgré l’appareil des menaces, de fréquents actes de violence. Un diable moins méchant désarmait quelquefois celui qui poussait à faire du mal.

En traçant sa relation, l’auteur a eu spécialement les femmes en vue. Les hommes, en infime minorité, pour la plupart maladivement prédisposés, ont d’ailleurs éprouvé des accidents moins graves et tenant quelque chose de la suffocation hystérique. T… a plutôt eu des appréhensions que des crises. Il souffrait de gastralgie et est mort dans un état de lypémanie confirmé. — P… contrarié de la maladie d’une sœur et surtout de celle de ses bestiaux qu’il avait été forcé de vendre, après avoir bu en foire, fut pris de convulsions et probablement d’hallucinations. Il voulait se sauver sans cesse. Une envie irrésistible de boire, signalée par de l’inappétence et des douleurs d’estomac, succéda périodiquement à ces premiers symptômes. N’était-ce pas de la dipsomanie ? M. Constans en fait lui-même la remarque. — Chez B…, ivrogne de profession, il lui paraît vraisemblable que les crises prétendues étaient aussi des accès de folie ébrieuse. — L… dont nous citons le cas dans ce numéro même, était encore, avant tout, un lypémaniaque. — Enfin X…, qui se croyait pris comme ses filles, tombait dans un engourdissement profond. Il sentait, entendait et ne pouvait faire un mouvement. Cette prostration durait plusieurs jours. Comme son visage était congestionné, M. Constans lui conseilla des sangsues et du sulfate de quinine qu’il suppose lui avoir été profitables.

M. Morel, dans son beau livre Des dégénérescences, mentionne l’hérédité parmi les causes les plus puissantes des désordres psychiques [p. 88] et cérébraux. Il résulte d’un tableau dressé par M. Constans la confirmation de cette règle, 59 malades sur 120 ayant eu dans leur parenté des membres atteints d’états névropathiques mal définis. L’imbécillité et l’idiotie sont communes à Morzines.

Une vérification importante a été opérée par M. Constans. Dans cette épidémie comme dans celles du même genre, les récits merveilleux n’ont pas manqué. Un enfant de six mois aurait dit au milieu de ses convulsions « papa, maman, mon Dieu, que je souffre ! » Des malades auraient parlé des langues inconnues, répondu en allemand, en persan, en latin. De Genève, à quinze lieues, une fille aurait entendu le carillon des cloches de Morzincs, sonnant un baptême. D’autres auraient étonné par leurs prédictions ou le rappel d’événements passés, par le déploiement de leur agilité on de leur force musculaire, par l’avertissement mystérieux de la présence du prêtre ou d’un donneur de mal, etc. En remontant aux sources, le prestige a disparu. Tous ces faits sont faux, exagérés ou mal interprétés. M. Constans a pu se convaincre par lui­ même de la fertilité de l’imagination populaire, Un paysan avait conçu l’idée de faire allaiter un chevreau par une chienne. Il affirme en plaisantant qu’elle est sa mère et qu’elle l’a engendré par maléfice. Plus de vingt personnes ajoutent foi à cette farce, Ou va répétant que, dans une visite de M. Constans, une petite fille de huit ans lui a énuméré les détails les plus intimes de sa vie, qu’une femme a parlé arabe devant lui. Celle-ci a tout simplement répondu en français avec un accent étranger. La petite fille est une fable. Notre confrère a voulu voir l’arbre où T… se serait tenu, les pieds en l’air et la tête renversée, sur l’extrémité de l’aiguille. Sa hauteur, disait-on, était de 50 mètres, il n’en avait que 25. L’aiguille est courte, les branches compactes et volumineuses. D’autre part, la mère, seul témoin, n’aurait aperçu, dépassant la cime, que les extrémités des jambes. Il a suffi d’une coïncidence pour accréditer les prophéties. Neuf fois sur dix, elles ont été en défaut. Masqué derrière le médecin, le prêtre n’a jamais suscité de crise ni même été soupçonné. En somme, la théorie de la possession reste sans base. L’épidémie de Morzines n’a rien manifesté qui ne s’explique par des causes naturelles ou qu’on ne retrouve dans les névroses extraordinaires. Aussi M. Constans conclut-il, comme Marescot dans son rapport sur Marthe Brossier : « A naturâ multa, plura ficta, à dœmone nulla.

Qu’on ait eu affaire à des symptômes pathologiques, un médecin n’en saurait douter. Esquirol, M. Calmeil n’ont point hésité à classer, parmi les aliénés , les convulsionnaires et les démoniaques des siècles [p. 89] précédents. Par des motifs semblables, l’auteur a porté sur ceux de Morzines le même jugement. Au moindre malaise, l’agression présumée du diable s’est traduite avec toutes ses conséquences ; elle a jeté, dans des âmes terrifiées et crédules, la perturbation et l’égarement. De là, celte persuasion inébranlable relativement à la possession, ces illusions viscérales, ces dépressions hypochondriaques, ces spasmes convulsifs qui constituent le caractère fondamental de l’affection.

Bien constater le mal était, nous l’ayons vu, une tâche laborieuse ; essayer d’y obvier, en suivant les inspirations de la science, n’exigeait pas une détermination moins ferme. Fort de l’ascendant puisé dans sa mission, M. Constans, tout en gardant de sages ménagements, a su lutter victorieusement contre les obstacles. On conçoit à priori l’inutilité du traitement pharmaceutique. Outre la défiance qui, chez les uns, eût nui à son exécution et, chez les autres, paralysé ses effets, il n’apparaît guère que de simples agents physiques puissent modifier sérieusement une situation d’essence toute morale. M. Constans s’est donc abstenu de médicaments, sinon, à titre d’auxiliaires, dans quelques circonstances exceptionnelles.

L’épidémie trouvait son propre aliment dans le foyer où elle avait pris naissance. C’est là qu’il fallait l’atteindre. Les exorcismes, le magnétisme, les pèlerinages avaient pu opérer quelques soulagements, pour la plupart précaires. Mais ce faible bénéfice était balancé par l’inconvénient beaucoup plus grave de perpétuer, avec la croyance, la propagation morbide. M. Constans comprit l’opportunité de vaincre directement les préjugés, ou au moins de leur opposer des contre-poids efficaces. L’intimidation comptait des succès décisifs. Elle devint pour lui une première arme. Sur sa demande, le gouvernement mit à sa disposition une brigade de gendarmerie et un petit détachement d’infanterie témoignant de la résolution où l’on était d’en finir avec cette succession indéfinie d’extravagances.

Le respect seul imprimé par ces militaires eut un double avantage immédiat : il mit en fuite les charlatans et, écartant l’épée de Damoclès suspendue sur la tête des gens sensés, il rendit plus timides les faiseurs de caquets et de menaces. M. Constans ayant, en même temps, fait circuler le bruit que la gendarmerie emmènerait quiconque troublerait les offices ou l’ordre extérieur, il n’y eut plus de crises dans l’église ni dans les rues. Ce procédé réussit de même à l’honorable inspecteur auprès de six furieuses qui l’avaient assailli dans une de ses visites. Il put les revoir sans qu’aucune bougeât parce que, d’avance, on leur avait suggéré la crainte d’être emprisonnées. Une autre se sentant [p. 90] très-surveillée et ne voulant pas entrer à l’hôpital resta calme toute une semaine. Ainsi d’une dernière préoccupée de la délivrance de son mari, préventivement arrêté et rendu à la liberté sous caution.

Comme seconde ressource s’offrait l’isolement. M. Constans essaya d’utiliser en ce sens l’hôpital de Thollon. Malheureusement on ne put, à son gré, réaliser des changements assez complets pour rapprocher le milieu ambiant des conditions d’un asile d’aliénés. Le résultat ne rèpondit pas à son attente) le contact trop libre des malades, des religieuses et de l’aumônier détruisant en partie le profit qu’il s’était promis de l’éloignement du pays et de la famille. Une sorte de lazaret moral où, sitôt atteints, les malades seraient soustraits à de funestes influences, tel serait son idéal ; c’est aussi celui de M. Bouchut. En attendant, il conviendrait au moins d’approprier à cette destination un quartier spécial dans un asile d’aliénés. Le nom seul du lieu, la discipline aidant, procurerait, sans contredit, plus d’une guérison, et il n’est guère de diables que de bonnes douches ne missent en fuite.

Pourtant, M. Constans ne renonça pas à son système de déplacement. Après avoir obtenu le changement du curé, dont le zèle, peu éclairé, agissait en contre-sens des vues médicales, il continua à disséminer les malades, leur laissant l’option entre les petits hôpitaux des départements ou une absence volontaire. A un moment donné, il ne resta plus que quatre femmes avancées dans leur grossesse et qu’on isola le plus qu’il fut possible. M. Constans apprit qu’au hout d’un mois, parmi une vingtaine de réfugiées à Lausanne, une seule crise s’était déclarée. Il est remarquable, d’ailleurs, que, pendant son séjour à Morzines, qui dura trois mois, il ne se produisit ni un seul cas nouveau, ni une rechute. Que s’est-il passé après son départ ? Contrairement à ses recommandations expresses, les malades sont aussitôt rentrées. Les rechutes alors s’étant multipliées, on se vit contraint d’avoir recours à de nouvelles expulsions. En décembre 1862, sauf une femme, tombée dans une folie hallucinatoire, il n’existait plus d’hystéro-démonopathiques. Pour plusieurs, le niveau intellectuel aurait baissé. M. Constans persiste à croire, et nous sommes de cet avis, que l’isolement, en pareil cas, est le moyen le plus efficace (2). [p. 91]

Notre confrère ne pouvait oublier la prophylaxie. S’il est beau de guérir, il est meilleur de préserver.  Les causes étant connues,  les indications en découlent. Par des communications faciles, ouvrir le pays aux améliorations agricoles, au commerce et à l’industrie, cette réforme est la plus urgente. Des essais ont prouvé que le sol n’était point infertiles. Les Romains y ont élevé des chevaux, il y a des terrains secs que l’on pourrait aisément irriguer. L’instruction viendrait parallèlement sur une large échelle : aisance, activités, science et expérience, tout est là.

En terminant, M. Constans aborde un problème que l’on s’est posé souvent : celui de la responsabilité. Inutile de dire qu’il se résout d’une manière négative. La question a pu paraître douteuse pour les hystériques ordinaires, pour certains hallucinés ayant conscience de leurs fausses sensations. Il y a ici un élément de plus, un mouvement désordonné et impérieux qui, maîtrisant la volonté, rend l’acte fatal et l’homme est responsable ; tout méfait graves réclament une maison d’aliénés, non une prison.

Nous avons assisté à dessein sur le travail du savant inspecteur. Il nous a paru digne d’intérêt d’étudier à nos portes, aujourd’hui chez nous, une de ces infections qui semblent le propre des époques ou des contrées barbares. M. Constans n’en a pas seulement tracé un exposé exact. Ces appréciations portent le cachet de la maturité et de la justesse. Ce qui nous a surtout frappé, ce sont les mesures énergiques et sages qu’il a prises et qui ont été couronnée de succès. En dépit ou plutôt à cause des exorcismes, le fléau, depuis trois ans, faisait des progrès continuels. Chaque cérémonie grossissait le chiffre des victimes. Il s’arrêta dès que la science fut écoutée et suivie. Grand exemple, messieurs, et qui nous montre dans quelle voie est pour l’humanité le salut ! En admettant dans ses rangs honorables confrères qui l’a donné, la Société n’aura, nous l’espérons, qu’à applaudir de ce choix. Aussi est-ce avec satisfaction et confiance que notre commission vous propose d’accueillir sa candidature par un vote favorable.

NOTES

(1) Un vol. in-8. Paris, Adrien Delahaye, place de l’École-de-Médecine.

(2) Une seconde recrudescence aurait de nouveau rendu nécessaire la présence de M. Constans à Morzines. Pour continuer le fruit de sa mission, efficace comme la première fois, il aurait obtenu du ministre, que le pays fût soumis, pendant une année, à une surveillance médicale spéciale. Ce poste de confiance a été dévolu à un jeune aliéniste fort distingué, M. le docteur Kuhn, médecin adjoint à l’asile de Pau.

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