Louis D’Albory. Rêves et songes. Extrait de la« Revue du monde invisible – 1906-1907 », 9eannée, n° 10, 15 mars 1907, pp. 577-592

Louis D’Albory. Rêves et songes. Extrait de la« Revue du monde invisible – 1906-1907 », 9eannée, n° 10, 15 mars 1907, pp. 577-592.

Le travail de Louis d’Albouy comprend deux parties indépendantes, celle -ci, et une autre qui se trouve également sur notre site : Les Songes dans la Bible. Extrait de la« Revue du monde invisible – 1906-1907 », 9eannée, n° 10, 15 mars 1907, pp. 641-649.

Nous n’avons trouvé aucune référence bio-bibliographique sur cet auteur.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images sont celles de l’article original. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 577]

RÊVES ET SONGES

La question des rêves et des songes est une de celles qui, dès l’antiquité, ont le plus préoccupé les hommes. Chez les païens, la divination par les songes avait de nombreux adeptes, dans les deux catégories de ses interprètes et de ses clients. Chez les Hébreux, au contraire, un article de la loi mosaïque la défendait comme illicite. (Deutéronome, XVIII, 30.)

Il faut, cependant, se garder de confondre les rêves et les songes, malgré la similitude de ces deux expressions. Le rêve est bien un songe, mais si vague et indéfini, qu’il ne touche l’imagination que superficiellement et ne laisse rien à l’esprit : aucune conséquence ou aucun effet n’en saurait résulter. Au contraire, le songe, proprement dit, est un rêve plus continu, ayant une certaine suite, et supposant toute une série d’actes réels, comme dans la vie quotidienne.

Le vague, l’indéfini, le superficiel qui constituent le rêve, sont donc remplacés dans le songe par des réalités, quoique fictives, par conséquent, par des actions sérieuses, qui ont leur importance propre.

C’est ainsi que du rêve, quelque pénible ou agréable qu’il puisse être, on ne tire jamais de conséquence : il n’a été qu’une illusion dans le sommeil. Mais du songe on se préoccupe parfois, parce qu’on croit y voir un avertissement ; et l’on en cherche l’explication.

Aussi, je ne doute pas que ne soient nombreux les hommes qui, après certains songes, se disaient : « Est-il jamais possible que je voie, dans ma vie, réaliser ces choses humainement impossibles à prévoir ? » Et des jours leur sont venus où tel événement, telle offre, tel fait, dans leur extraordinaire [p. 578] circonstance, leur apport ait Je ressouvenir d’un songe ancien et, tout à coup, ils s’écriaient : « Mais, cette chose-là, inouïe, imprévue, étrange, je l’ai déjà vue en songe ! »

Ces considérations nous ont fait juger utile une étude doctrinale sur cette question. De graves auteurs s’en sont préoccupés dans tous les temps ; à leur suite, nous les traiterons ici avec les détails intéressants qu’elle comporte.

I. —Origine ou cause des songes.

L’homme étant corps et esprit, on donne aux songes une double cause : intérieure et extérieure ; parce que, dans ces deux éléments, il possède la sensibilité qui agit sur l’imagination pour produire les songes, et il peut y recevoir une influence extérieure qui en affecte les dispositions, pour produire ces songes. En effet :

CAUSE INTÉRIEURE. —Dans son esprit, l’homme est soumis parfois à des illusions et des rêveries qui continuent à l’affecter durant le sommeil, car les facultés de l’âme peuvent s’exercer indépendamment du corps au repos ; l’expérience quotidienne le prouve.

Dans son corps, l’homme peut avoir de telles dispositions intérieures qu’elles puissent émouvoir encore l’âme qui lui est unie, créer un mouvement dans l’imagination, et amener ainsi l’illusion de sentiments ou d’actions qui y correspondent.

De ces deux points de départ, ou séparément ou combinés, naissent d’ordinaire nos rêves et nos songes. Lectures, conversations, accidents, préoccupations, durant la journée ont causé une certaine impression sur l’âme, affecté parfois nos sens eux-mêmes, et occupé encore la pensée au moment où nous succombions au sommeil. On ne peut donc être surpris qu’ils produisent ensuite un effet certain, quoique vague ou indéfini, sur nos sensations intérieures : le rêve ou le songe constitue cet effet.

CAUSE EXTÉRIEURE. —La cause extérieure, comme la cause intérieure, se rapporte également au corps et à l’esprit. [p. 579]

Elle est corporelle, quand il y a influence sur l’imagination, au point d’opérer en elle un changement qui l’affecte encore dans le sommeil: soit que cette influence vienne des circonstances extérieures où l’on se trouve, comme des difficultés de famille, des occupations excessives, des modifications de température; soit tout autre fait, dont les traces restent dans l’âme de l’homme endormi.

Elle est spirituelle, quand elle vient d’un esprit supérieur à l’homme : ange ou démon. L’ange agit au nom de Dieu : et l’on ne saurait douter que Dieu n’ait assez souvent donné à des hommes, en des cas spéciaux, des connaissances utiles pour eux-mêmes ou pour leur entourage. Déjà Moïse écrivait cette promesse de Dieu : « S’il y a parmi vous un prophète, je lui apparaitrai en vision, ou bien je lui parlerai en songe. » (Nombres, XII, 9.) —Le démon s’est fait des adeptes, par des pactes plus on moins explicites ; et l’on ne doute point qu’il ne puisse leur découvrir des faits futurs, que son intelligence lui montre comme résultats naturels d’événements, dont on n’a pu encore calculer les conséquences certaines, et il produit, dans notre imagination, durant notre sommeil, les images et les visions qui constituent le rêve ou le songe.

Ajoutons cependant que les songes qui proviennent d’une cause intérieure et naturelle peuvent aussi être des signes de l’avenir: soit qu’Ils aient pour origine la cause même d’où naitra un événement : soit qu’Ils frappent si bien l’esprit, que la volonté se détermine ensuite à faire ou à éviter les actions qui en ont été l’objet.

On pourrait citer ici quelques songes de personnages dont l’histoire nous a conservé le récit; mais on doit en examiner un certain nombre dans leurs détails à la fin de cette étude. Il est donc préférable de continuer ici le développement de notre thèse.

II. — Six particularités dans les causes indiquées.

De graves auteurs les ont énumérées ainsi :

  1. —La trop grande abondance de nourriture. — L’estomac s’en trouve fatigué, la digestion pénible ; et le malaise qui en [p. 580] résulte produit dans le corps de l’homme endormi une sensibilité qui se répercute sur l’âme, et affecte l’imagination.
  2. —La trop grande privation de nourriture. —Comme dans le cas précédent, l’estomac souffre et son malaise produit encore une sensibilité qui ira jusqu’à influer douloureusement sur l’imagination.
    « Tous les hommes ont plus ou moins expérimenté ces deux premières manières », dit saint Grégoire, au quatrième livre de ses Dialogues, chapitre XLVIII.
  3. —La volonté divine, par le ministère d’un de ses anges. Cas rare, évidemment, mais réel cependant, comme la sainte Écriture l’indique plus d’une fois.
  4. L’illusion du démon, dans ceux qui ajoutent trop d’importance aux songes et se laissent influencer par une fausse interprétation. Cas rare, aussi, mais moins que le précédent, et souvent pernicieux à l’esprit et à l’âme.
  5. La pensée et l’illusion. Dans l’état de veille, on a eu des préoccupations et l’on a dressé des plans et fait des projets : endormi, la pensée s’y arrête encore, et l’imagination travaille, produisant l’illusion et donnant naissance au rêve.
  6. La pensée et la révélation. Les faits historiques abondent, et l’expérience des hommes en fournit des exemples : dans le sommeil lui-même, l’âme est capable de réflexion, et une inspiration inattendue vient indiquer une règle à suivre. Au réveil, on constate qu’on ne pouvait trouver de meilleure solution.

Qu’on se souvienne de Joseph expliquant les songes de ses deux compagnons de prison, l’échanson et le panetier ; puis ceux de Pharaon ! De Daniel aussi, expliquant ceux de Nabuchodonosor !

Dans l’Évangile, les Mages sont avertis en songe de ne pas retourner vers Hérode : et saint Joseph d’aller en Égypte.

Dans la Vie des Saints, des songes à peu près semblables ont également attiré l’attention. C’est ainsi que dans les armoiries de l’Ordre de Saint-Dominique, le chien à la torche enflammée n’a d’autre origine que le songe de la mère de ce saint dans son pèlerinage au tombeau de saint Dominique de Silos. [p. 581]

Ainsi, les six particularités dans les causes des songes se réduisent à ces trois termes : L’homme, l’ange, le démon. C’est tantôt l’homme seul, comme nous l’avons dit pour la cause intérieure ; tantôt l’ange seul, ou le démon seul, comme dans la cause extérieure : et tantôt l’homme avec l’ange, ou l’homme avec le démon, quand les deux causes, intérieure et extérieure, concourent ensemble à produire le songe.

Il ne faut pas s’en étonner. Dès lors que le spiritisme lui-même avoue enfin des manifestations d’outre-tombe, et même affirme la réalité psychique des êtres qui apparaissent, en les donnant pour des esprits des morts, combien mieux il faut admettre la possibilité et la vérité des manifestations du démon lui-même, esprit évidemment plus intelligent, plus puissant, plus subtil ! Et si, dans la doctrine spirite, les esprits des morts peuvent revêtir des apparences à nos yeux éveillés, pourquoi le démon· ne pourrait-il aussi opérer des prodiges à peu près semblables à nos yeux dans la vie fictive que nous fait le songe durant notre sommeil ? Évidemment la doctrine du « plus » permet celle du « moins » ; et l’existence du premier fait la possibilité du second.

Dans nos temps d’instruction chrétienne incomplète, beaucoup rejettent sans doute l’intervention du démon dans certains songes ; mais ils y admettent bien celle de Dieu ! Mieux encore : ils demandent souvent aux songes une indication précise sur l’avenir, en leur attribuant une action prophétique : et ils cherchent et en demandent l’explication. Mais cela ne suppose-t-il pas une intervention supérieure à l’homme ? Pratiquement donc, ils l’admettent : l’intérêt qu’ils y prennent le démontre ; et la doctrine reçue dans tous les siècles l’a toujours confirmé. Cela suffit à notre thèse.

III. —Les songes prophétiques.

D’ordinaire, il n’y a point à ajouter foi aux songes, car les hommes qui en ont fréquemment, et voudraient en prendre note, constateraient trop souvent des contradictions ou des anomalies dans l’interprétation à en donner. Cependant, [p. 582] comme on l’a déjà indiqué, il existe des songes qui annoncent réellement l’avenir, et sont par conséquent prophétiques.

De tout temps, les auteurs en ont donné quatre modes, que chacun est libre d’apprécier à son gré.

  1. UNE RAISON NATURELLE. —Tout effet vient évidemment d’une cause : on peut donc connaitre des événements futurs qui seront les effets de causes actuellement connues. Or, nous avons quelquefois des songes qui se rapportent à notre vie, notre situation, nos opinions, nos sentiments. Au réveil, nous constatons une parfaite harmonie entre le songe et la réalité; il nous est donc facile d’en voir les conséquences, et loisible de prendre une résolution ou une décision pour éviter telle fausse démarche, et opérer tel genre d’acte plus conforme à nos intérêts.
  2. NOTRE TEMPÉRAMENT. —Dans beaucoup de cas, nos songes présentent fréquemment les mêmes caractères, se reproduisent à intervalles, et semblent vouloir insister sur la leçon à en tirer. Cela vient de ce qu’ils ont d’intimes rapports avec notre tempérament, et s’harmonisent avec nos dispositions corporelles, première cause intérieure des songes. Ils peuvent donc servir à une certaine divination d’événements à venir plus ou moins rapprochés, et nous en sont ainsi une annonce certaine. C’est pour cela qu’anciennement les médecins interrogeaient leurs malades sur la nature de leurs songes, y trouvant des indications précieuses pour le diagnostic des maladies, et le moyen de les traiter.
  3. UNE RÉVÉLATION DIVINE. —De nombreux exemples dans la Bible et dans la vie des saints prouvent que Dieu se sert parfois des songes pour annoncer l’avenir. Ainsi Joseph demande à l’échanson et au panetier, et Daniel au roi Nabuchodonosor : « Qu’est-ce donc que vous avez vu en songe?? » Puis ils l’expliquent.

Dans sa Panthéologie, article « Songes », Haynier de Pise nous recommande de ne pas ajouter trop de foi aux explications queie nous nous ferions de nos songes, et veut que nous n’y donnions qu’une légère espérance :ln nullis tamen somniis fide« et spes pro certo ponenda est. —Sage [p. 583] recommandation, car nous ignorons deux choses : l’une, si le songe vient réellement de Dieu : l’autre, si notre explication est la vraie. Ainsi, remarque cet auteur, Joseph et Daniel n’attribuent pas formellement à Dieu leur interprétation, et ne font connaitre comme de Dieu, que ce que Dieu en effet a bien voulu leur révéler. C’est à l’occasion du songe, mais non dans le songe lui-même , qu’ils donnent un avis et annoncent des événements à venir.

  1. UNE ILLUSION DU DÉMON. —On a déjà dit que le démon peut avoir une large part dans certains songes, et en inspirer ensuite l’interprétation. Rien n’était plus naturel dans le paganisme, religion des démons sous le nom des faux dieux : rien aussi ne devait être plus défendu dans la loi mosaïque, comme on l’a vu par des citations du Deutéronome et du Lévitique. — Il n’y a pas à insister.

IV. — En quoi consiste un songe.

L’antique philosophe Aristote définissait le songe : « La vision ou apparition de choses fictives durant le sommeil « ; ou encore : « L’illusion produite par des choses sensibles représentées et simulées aux yeux d’un dormeur, précisément pendant qu’il dort. »

Ces choses sensibles, et néanmoins fictives, apparaissent de quatre manières diverses : a) Dans un certain état de veille : ainsi dit-on quelquefois qu’on rêve « tout éveillé ». —b) Dans une demie-veille, ou somnolence ; ainsi, quand on s’assoupir auprès du feu. —c) Dans un demi-sommeil, ou sommeil imparfait, qui est un assoupissement plus complet. —d) Enfin, dans le sommeil de la nuit.

Dans ces quatre cas, en effet, nos sens sont fermés, la seule imagination reste en exercice, pour former des apparences, on des visions sensibles fictives, que déterminent seulement des concepts particuliers. Ainsi nous voyons des formes qui vont et viennent, font des actes, expriment des intentions. D’abord, c’est nous qui y sommes acteurs ou spectateurs : puis des parents ou des amis : parfois même des animaux comme [p. 584] ceux que nous voyons, ou des services desquels nous usons dans la vie réelle.

Que de variétés dans les songes! et aussi parfois que d’invraisemblances nous y trouvons au réveil, qui étaient naturelles et possibles dans le songe lui-même ! Chacun de nous n’a qu’à se souvenir; et les spécimens les plus extraordinaires de la plus étrange imagination lui reviendront à la mémoire. N’est-ce pas là, quelquefois, que poètes et romanciers vont chercher les situations les plus inattendues, les scènes les plus mouvementées ? Quand il veut du réalisme qui frappe les masses par son horreur ou ses crimes, l’écrivain n’a qu’à recueillir pendant quinze jours, dans une demi-douzaine de journaux, les « faits-divers » que les millions de voix de la presse racontent chaque matin. Mais s’il veut de l’inouï, de l’invraisemblable possible, son imagination à l’état de veille n’atteindra jamais aux limites que les songes, dans son sommeil, ont reculées jusqu’aux extrêmes les moins prévus.

Et c’est là l’origine première des plus inextricables situations : Dans la vie réelle, les faits et gestes des principaux criminels de tous les jours ; dans les œuvres de pure imagination, les visions, les rêveries, des insomnies, des cauchemars, et les songes. Avec le talent de mise en scène que possède tout vrai littérateur, la « folle du logis », saura faire de ces éléments des livres toujours lus par les âmes sensibles.

I. — Ceux qui ont des songes.

Le grand Albert, qui s’occupa si longtemps des sciences occultes, et écrivit un livre sur l’état de sommeil et de veille, avait interrogé grand nombre d’hommes, de tout âge et de toute catégorie pour résoudre cette question : « Ceux qui ont des songes ». Or, son enquête lui donna cette triple réponse :

a) Il est des hommes qui n’ont jamais eu de songes dans leur vie ;

b) Il en est qui en ont toujours :

c) Il en est qui n’en ont que dans la vieillesse, et n’en avaient pas eu dans leur adolescence. [p. 585]

D’une façon générale, dit-il, le plus grand nombre de ceux qui s’endorment d’abord après le repas n’ont jamais de songes.

De même, les enfants et les adultes dont le sommeil est très profond n’en ont pas non plus. Mais ceux des adultes dont le sommeil est léger en ont toujours.

Quant aux hommes d’âge avancé, qui ont maintenant des songes, alors qu’ils n’en avaient pas dans leur jeunesse, le changement de tempérament et de dispositions du corps et de l’esprit en est l’explication naturelle.

Mais la catégorie la plus extraordinaire des « rêveurs » est celle des hommes qui ont toujours des songes, et qui les oublient toujours. Pour nous l’expliquer, rappelons-nous d’abord la distinction que nous avons faite entre le « rêve », et le « songe « . Le rêve est quelque chose de vague, d’indéfini, de superficiel. Rien d’étonnant qu’il laisse peu de traces dans l’esprit, et que d’autres mouvements plus accentués de l’imagination en effacent la fugitive impression. Ainsi, dit Albert le Grand, la petite pierre jetée sur l’eau d’un bassin trouble la surface, et y produit des lignes courbes et des cercles qui s’agrandissent d’abord et forment des figures géométriques ou autres qui ne sont que superficielles. Il suffira du moindre vent ou du jet d’une autre pierre pour les contrarier aussitôt, et en effacer toute trace. Tels les rêves fréquents, surtout ceux qui terminent un sommeil profond et lourd ; au réveil, il n’en reste plus que du vague, qui n’en permet pas le récit.

V. — Les songes trompeurs.

C’est une vérité admise, qu’il ne faut pas s’attacher à la valeur d’un songe, quoique trop d’hommes, hélas ! s’en préoccupent et y ajoutent foi.

En principe, en effet, les songes sont trompeurs ; et la raison est facile à donner. Dans l’état de veille, qui est la réalité de notre vie de chaque jour, notre intelligence juge des choses en toute réflexion el connaissance ; mais dans l’étal de sommeil, nous sommes en face de choses fictives. La [p.586] parité de jugement n’existe donc pas ; et, puisqu’il n’y a que fiction dans le songe. il suit qu’il n’y a que déception. En principe, donc, les songes sont trompeurs.

Au reste, la raison juge toute chose sensible selon sa réalité ; mais, dans le songe, c’est l’imagination qui juge des choses seulement apparentes. Or, la raison repose sur des principes qui ne trompent pas, taudis que l’imagination ne s’appuie que sur des sens fictifs. Regardons, par exemple, le soleil : nos sens ne lui supposent qu’un petit diamètre : l’étude et la raison lui donnent, au contraire, des milliers de lieux.

Quatre causes rendent donc les songes trompeurs : l’imagination se substitue à la raison et n’en peut pas être un juge compétent ; la pensée n’y est pas libre, puisque la raison y manque : ainsi, les timides, les passionnés n’ont que des songes conformes, qui les maintiennent dans cette sujétion : le tempérament personnel se retrouve dans le songe : ainsi, l’avare, l’ivrogne, l’ambitieux ne rêvent que trésor, boisson, honneurs ; la confusion et le vague en sont un des caractères : ainsi, rien de net, clair, défini, puisque la réalité y manque.

Au livre de I’Écclésiaste, XXXIV, 7, l’auteur inspiré disait avec raison : « Multos errare fecerunt somnia, les songes ont induit beaucoup d’hommes en erreur. »

D’où ce vers latin d’un auteur inconnu :

Somnia ne cures, nam fallunt somnia plures,
N’ayez des songes nul souci, car ils trompent beaucoup d’hommes.

Et Caton le Jeune écrivit ce distique, il y a déjà deux mille ans :

Somnia ne cures, nam mens humana quod optat
Dùm vigilans sperat, per somnium cernit id ipsum
.
N’ayez des songes nul souci, car ce que l’esprit humain désire,
dans la veille il l’attend, dans le songe il le voit.

VI. —Les songes n’ont pas d’importance..

En général, les songes sont sans importance, et il faut n’en tenir aucun compte, sauf, évidemment, quelques cas tout à fait spéciaux et rares que nous avons signalés. [p. 587]

En effet, trois raisons doivent nous empêcher d’y prêter attention au réveil. C’est : une imprudence, une source de soucis et, au moins, une inutilité.

IMPRUDENCE. —L’avare rêve qu’il a beaucoup d’or ; l’ambitieux, qu’il obtient des honneurs ; le vicieux, qu’il se procure de faciles et pernicieux plaisirs ; le gourmand et l’ivrogne, qu’ils ont sur leur table, des mets et des vins recherchés… , etc.

Quand vient le réveil, ils n’ont absolument rien de ce qu’ils ont vu en songe, et la satisfaction imaginaire qu’ils ont éprouvée ne vaut pas même un souvenir. En outre, pensent-ils que ce songe leur présage une satisfaction réelle ? un héritage à l’un, des dignités à l’autre, l’accomplissement de leurs grossières joies aux suivants ? Ils les attendront en vain.

Au livre de l’Écclésiaste déjà cité (XXXIV, 1), le sage antique écrivait : « Somnia extollunt imprudentes, les songes produisent les imprudents. » Comme s’il disait : De leurs songes, des hommes concluent ce que sera leur destinée, et se séduisent ainsi par de vaines espérances. Imprudents, ils ne voient pas l’illusion, s’élèvent au-dessus de la réalité et se préparent des déboires. —Au reste, il ajoute : « Celui qui s’y attache ressemble à l’insensé qui voudrait embrasser l’ombre ou poursuivre le vent ; et il n’est pas plus possible de déduire la vérité des songes, que de puiser de l’eau claire à un bourbier. »

SOURCE DE SOUCIS. —L’espérance qu’on a conçue ne se  réalisant pas, que de soucis l’on se crée ! Deux choses arrivent alors : l’une, que l’on cherche tous les moyens possibles d’arriver au résultat attendu, sous prétexte que le songe présageait une réalité certaine : l’autre, qu’on accuse à tort tel parent ou tel ami de mettre secrètement obstacle aux voies et moyens qui feraient la réalisation.

Ainsi, des haines ou de mauvais procédés n’ont pas eu quelquefois, d’autre origine.

INUTILITÉ. —A quoi sert de tenir compte d’un songe ?

Venu dans le sommeil, quand la réflexion et l’attention n’étaient pas possibles ; parti avec le réveil, quand la raison [p. 588] et les réalités de la vie ont repris possession de nos pensées pour nous mettre en face de la tâche quotidienne, le songe reste sans utilité.

De l’homme qui ajoute quelque importance au songe, on pourrait dire ce qu’un philosophe antique répétait parfois aux Athéniens : « Vous ne pensez guère à ce que vous faites quand vous veillez; pourquoi faites-vous attention à ce qui vous passe par la tête quand vous dormez ? »

VII. —Effets des songes.

Tout acte doit produire des effets, si minimes qu’ils soient : et bien qu’il ne faille ajouter aucune importance réelle à nos songes, il n’en reste pas moins vrai qu’en certaines circonstances nous devons voir une relation entre nos songes et les événements futurs qui nous intéressent.

Pour nous en rendre compte, établissons trois points : les songes peuvent être parfois la cause de faits à venir ; parfois le signe ; parfois seulement les accidents.

Ils sont la « cause ». Le mode le plus fréquent est celui où certaines particularités de nos songes nous inspirent des réflexions, que suivent des résolutions et des décisions. On pourrait bien ne pas y prêter attention, mais il s’est présenté avec de tels détails qu’on en reste impressionné ; on peut en tirer parti.

Ils sont un « signe ». Plus d’une fois, tel sujet du rêve se retrouve dans la réalité. L’esprit est ainsi préparé à des événements qui vont se produire, et il les envisage avec plus de calme et de décision pour faire face aux difficultés.

Ils sont des « accidents ». Sans influence aucune sur notre vie réelle, des actes faits en songe, quoique fictifs, peuvent concorder avec des actes faits dans l’étal de veille : c’est alors un cas fortuit, un accident. Aucun n’est certainement ni la cause, ni le signe de l’autre ; mais leur apparition à peu près simultanée ne laisse pas que de mériter qu’on la signale.

Voici des exemples typiques, l’un raconté par Cicéron, l’autre par Albert le Grand. [p. 589]

Cicéron raconte : « Deux amis, en Grèce, étaient allés d’Arcadie à Mégare, mais ne trouvèrent pas à loger dans la même hôtellerie. L’un y resta, l’autre fut reçu dans une famille qu’il connaissait. Or, à une heure avancée de la nuit, quand toute la ville dormait, ce dernier eut un songe : son compagnon l’appelait, implorant son secours contre l’hôtelier qui voulait le tuer.

« Réveillé, inquiet, il se lève et va partir au secours de l’ami en danger. Mais réfléchissant que ce n’est qu’un songe, il se couche et se rendort.

« Bientôt il a un nouveau songe. C’est encore son ami de l’hôtellerie : Puisque tu n’es pas venu à mon secours vivant, au moins venge ma mort. Mon corps, dit-il, vient d’être dissimulé sous du fumier porté par une charrette hors de la ville ; tu la reconnaitras à telle marque, et l’hôtelier en est le conducteur.

« Alors, sans retard, l’Arcadien raconte à son hôte les deux songes qu’il vient d’avoir ; tous deux courent chez le juge de la ville, et ensemble ils reconnaissent la charrette et découvrent le cadavre. L’hôtelier fut condamné à mort. » (Cicéron, liv. I ;, Sur la Nature des Dieux ; et Valère Maxime, Sur les Faits mémorables, liv. I, ch. VII, Des songes.)

Albert le Grand, qui fut professeur à Paris (où est encore la place où il enseignait, Maubert, pour Maitre Albert), raconte de lui-même : « Je rêvais que je me trouvais au bord d’un fleuve, sur la rive où avait été construit un moulin : puis, tout à coup, je voyais un enfant tomber à l’eau, et entrainé jusqu’à la roue, qui le broyait avant que je pusse même essayer de le secourir.

« Or, au matin, pendant que je racontais ce songe à mes confrères, voici que le frère portier vient nous dire que, devant le couvent, se trouve une femme entourée d’une foule, qui raconte, avec de grands sanglots, comment son enfant est tombé à l’eau et a été broyé par la roue du moulin. C’était exactement mon songe.

« Comment et pourquoi m’était venu ce songe, je ne saurais le dire, car cette famille m’était absolument inconnue, et jamais certainement je n’avais vu ni cette mère ni son fils. » [p. 590]

VIII. —La conscience dans les songes.

Des casuistes et des timorés se sont posé cette question :

« L’âme est-elle responsable du bien ou du mal qu’elle peut faire dans les songes ? »

Ils s’appuient sur ce motif « qu’il s’agit d’actes de l’intelligence et de la volonté, indépendants sans doute de l’état de veille, mais plus encore indépendants des circonstances ordinaires de la vie. Dans les songes, l’âme est seule livrée à elle-même et au sens intime de sa conscience. Donc, le dormeur doit avoir à l’actif ou au passif de sa conscience, soit le bien, soit le mal qu’il fait dans cet état. »

Ce raisonnement est spécieux, puisque tout est fictif dans le songe. Qui ne sait d’ailleurs que, pour constituer dans nos actes un mérite ou une culpabilité, il faut le libre arbitre qui choisit, la raison qui juge, l’intelligence qui comprend, la volonté qui se détermine ? Or, dans le sommeil, ces facultés sont liées, impuissantes, manquent de liberté. Elles ne sont donc pas responsables. Qu’importe que l’on croie agir, donner, prendre, recevoir, aimer, haïr, etc. ! En réalité, on n’en fait rien ; donc on n’en peut avoir ni le mérite, ni la culpabilité.

Sans doute, dans de tels songes, l’homme est quelquefois placé en de telles situations qu’il doit choisir entre le bien et le mal, et qu’alors il se détermine à l’un ou à l’autre, comme dans l’état de veille. « Le choix auquel il s’arrête, dit-on, étant conforme à ses sentiments ordinaires, il prouve ainsi une disposition d’esprit. A l’occasion donnée, il agit en conséquence. Quelle différence peut-il donc y avoir dans son mérite ou sa culpabilité, puisqu’il se détermine de la même manière dans les deux états, de veille et de sommeil ? »

La réponse est aisée : une disposition d’esprit constitue une manière d’être, une inclination, un état d’âme ; elle ne constitue pas un acte. L’acte ne vient qu’avec l’occasion donnée. Or, tandis que la disposition d’esprit se rapporte à l’état de veille dans la vie réelle de chaque jour, l’acte qu’on voudrait juger ici méritoire ou coupable est celui de l’état de songe, non de l’état de veille. Il n’y a donc pas de relation [p. 591] réelle entre la disposition d’esprit et l’occasion donnée : donc pas davantage de similitude entre l’acte réel fait à l’état de veille en conformité avec cette disposition, et l’acte fictif fait dans l’état de songe, qui est une occasion fictive. Par suite, ni mérite ni culpabilité dans les actions faites en songe.

Est-ce d’ailleurs que le gourmand ou l’ivrogne qui rêvent à un repas pantagruélique se trouvent l’estomac satisfait au réveil, s’ils n’avaient pas diné la veille ? Et le fait, pour un voleur, d’avoir forcé, « en songe » le coffre-fort de quelques juges, sera-t-il une circonstance aggravante quand il paraitra au tribunal pour d’autres cambriolages réels ? Peut-il même, à part lui, se dire que voilà un délit qu’on ignore ?

En conséquence, dans le songe, il n’y a jamais de libre arbitre, donc ni mérite ni démérite: et cela suffit. Les plus grandes vertus et les plus horribles crimes n’y affectent en rien la conscience.

Faut-il s’en désintéresser absolument pour cela ? Pas du tout, parce que le songe a quelquefois des rapports avec notre vie réelle, et qu’il peut être alors un « signe » de mérite ou de démérite, mais rien qu’un signe.

Évidemment, en effet, les plus honnêtes gens ne rêvent pas d’habitude qu’ils commettent des abominations ; leurs songes ont plutôt un caractère à peu près conforme à leur vie ordinaire. Leurs pensées, leurs affections, leurs œuvres sont bonnes à l’état de veille : comment leur esprit, dans le songe, imaginerait-il des actions qui y seraient contraires ? Ils peuvent donc se réjouir des bonnes actions, quoique fictives, faites en songe, parce qu’elles témoignent du fonds d’honnêteté qui est en eux.

Le même raisonnement s’applique aux autres catégories d’hommes. Les situations les plus inattendues dans le songe, et les actes les moins explicables, ont une relation éloignée, mais réelle, avec le fond de leurs dispositions dans la vie ordinaire. Ils peuvent ne jamais vouloir porter tort au prochain, dans la mesure, le poids, la monnaie, la réputation, l’honneur ; mais ils sentent en eux une inclination secrète. Les actes répréhensibles du songe la manifestent : et ce leur est une leçon intime pour se surveiller mieux dans les réalités de la vie. [p. 592]

Mettons fin ici à cette longue étude. La suite apportée dans la succession de ses chapitres demandait que le lecteur en eût dans un seul article tout l’ensemble sous les yeux. —Il nous restera seulement à étudier un certain nombre de songes historiques, pour en voir les diverses interprétations.

Louis d’ALBOBY.

(À suivre.)

 

LAISSER UN COMMENTAIRE