Les Utopistes [Saint-Simon, Fourier, Cabet, Harrington]. Par Paul Max Simon. 1900.

MAXSIMON0001- max simonPaul Max Simon. Les Utopistes. Article parut dans la revue « Archives d’anthropologie criminelle, de criminologie et de psychologie normale et pathologique », (Lyon et Paris), tome quinzième, 1900, pp. 345-362.

Paul-Max Simon (1837-1889). Il fut chef du service médical de l’asile de Bron et directeur de l’asile de Blois.

Quelques unes de ses plus notables publications :
— L’imagination dans la folie, étude sur les dessins, plans, descriptions et costumes des aliénés. Impr. de E. Donnaud, 1876. 1 vol. 36 p.
— Les invisibles et les voix. Une manière nouvelle d’envisager les hallucinations psychiques et l’incohérence maniaque. Paris et Lyon, J.-B. Baillière et Fils et Henri Georg, 1880. 1 vol. in-8°, 22 p., 1 fnch.
— Hygiène de l’esprit au point de vue pratique de la préservation des maladies mentales et nerveuses. Paris, J.-B. Baillière et fils, 1882. 1vol. 173 p.
— Crimes et délits dans la folie. Paris, J.-B. Baillière et fils, 1886. 1 vol. in-8°, VIII p., 285 p., 1 fcnch.
Le monde des rêves. Le rêve, l’hallucination, le somnambulisme et l’hypnotisme, l’illusion, les paradis artificiels, le ragle, le cerveau et le rêve. Deuxième édition. Paris, J.-B. Baillière er Fils, 1888. 1 vol. in-8°, VIII p., 325 p., 2 ffnch.
— Les écrits et les dessins des aliénés. Article parut dans la revue « Archives de l’Anthropologie criminelle et des Sciences pénales », (Paris), tome troisième, 1888, pp. 318-355. [en ligne sur notre site]
— Les maladies de l’esprit. Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1891.1 vol. in-16, 319 p.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article en français. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire des originaux.
 – Les images ont été rajoutées par nos soins, ainsi que les repères bio-biliographiques en fin d’article. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 345]

ARCHIVES D’ANTHROPOLOGIE CRIMINELLE,
DE CRIMINOLOGIE ET DE PSYCHOLOGIE
NORMALE ET PATHOLOGIQUE.

 LES UTOPISTES
par

Max Simon

La famille des utopistes est nombreuse. Elle se compose de sages et de fous : de sublimes génies et d’excentriques. Entre Platon et Cyrano, il y a place pour les personnalités les plus disparates. C’est principalement des excentriques que nous nous occuperons ici. Rêves et vérités, impossibilités et réformes aujourd’hui accomplies, nous rencontrerons tout sur la route accidentée que nous avons à parcourir.

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Un des plus connus : le plus illustre – par son nom – des utopistes modernes dont nous allons parler, est Saint-Simon : que son valet de chambre avait ordre de réveiller tous les matins en lui disant : « Levez-vous, Monsieur le duc, vous avez de grandes choses à faire. » Saint-Simon crut certainement faire de grandes choses ; mais il en fit surtout d’étranges. Après avoir pris part à la guerre de l’Indépendance et essayé de je ne sais quelle entreprise industrielle, il résolut pour ses projets de réforme de s’initier à toutes les connaissances humaines.

Estimant fastidieux de suivre les cours où les hautes sciences sont enseignées, il entreprit d’attirer des savants chez lui par des soirées et par des fêtes. Dans ce but, il commença par se loger près de l’École polytechnique. Chimistes, algébristes et physiciens affluèrent, en effet, bientôt dans ses salons, lui [p. 346] apportant et résumant la science. Quand il se crut maitre des sciences physiques et mathématiques, il se transporta près de l’École de médecine et, conviant à ses fêtes les médecins et les physiologistes, il se mit au courant de la biologie. C’était là une manière d’apprendre ingénieuse et originale : Saint-Simon fit, je ne dirai pas mieux, mais plus encore.

* * *

De même qu’il s’était assimilé presque toutes les sciences, il voulut connaître les passions et les vices, non par amour du vice, mais pour ne rien ignorer des choses de la vie. Débauche, prodigalité, gastronomie, etc., il essaya de tout. Il savait alors le monde complètement, mais il était ruiné. A cela près, il se sentait plein de force. Il pouvait écrire, fonder, organiser : il était prêt. Il avait, du reste, une idée non médiocre de la valeur de son esprit. C’est lui qui dans une visite qu’il faisait. A Mme de Staël, alors à Coppet, lui dit : « Madame, nous devrions vous et moi nous marier ; nous donnerions le jour à un enfant extraordinaire. » Mme de Staël se contenta de rire de la saillie et Saint-Simon épousa Mlle de Bawr.

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Louis de Rouvroy duc de Saint-Simon (1760-1825).

Louis de Rouvroy duc de Saint-Simon (1760-1825).

Devant la misère, Saint-Simon eut, un jour excepté, le courage des hommes de haute valeur. Au milieu de toutes sortes de privations, il sut penser et travailler. L’idée le possédait : mettre au jour les principes, les répandre, les propager, était tout ; le reste rien. Aussi, eut-il bientôt autour de lui des hommes jeunes, ardents, enthousiastes qui acceptèrent ses idées, embrassèrent sa doctrine.

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Le système social de Saint-Simon peut se résumer dans cette formule : à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. On voit tout ce que ce simple énoncé contient de [p. 347] satire contre l’état des sociétés modernes, satire dont le pamphlet intitulé Parabole nous donne un exemple ainsi que de la verve du novateur.

« Supposons, dit Saint-Simon, que la France perde subitement ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante premiers peintres, ses cinquante premiers poètes, etc., etc., en tout trois mille premiers savants, artistes et artisans de France.

« Comme ces hommes sont les Français les plus essentiellement producteurs, ceux qui donnent les produits les plus importants, ceux qui dirigent les travaux les plus utiles à la nation, et qui la rendent productive dans les beaux-arts et dans les arts et métiers, ils sont réellement la fleur de la société française, ils sont de tous les Français les plus utiles à leur pays, ceux qui lui procurent le plus de gloire, qui hâtent le plus sa civilisation et sa prospérité. Il faudrait à la France au moins une génération entière pour réparer ce malheur ; car les hommes qui se distinguent dans les travaux d’une utilité positive sont de véritables anomalies, et la nature n’est pas prodigue d’anomalies, surtout de cette espèce.

« Passons à une autre supposition : Admettons que la France conserve tous les hommes de génie qu’elle possède dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts et métiers, mais qu’elle ait le malheur de perdre, le même jour, Monsieur, frère du roi, Monseigneur le duc d’Angoulême, Monseigneur le duc de Berry, Monseigneur le duc d’Orléans, Monseigneur le duc de Bourbon, Mme la duchesse d’Angoulême, Mme la duchesse de Berry, Mme la duchesse d’Orléans, Mme la duchesse de Bourbon et Mlle de Condé.

« Qu’elle perde en même temps tous les grands officiers de la couronne, tous les ministres d’État, tous les maîtres de requêtes, tous les maréchaux, tous les cardinaux, archevêques, évêques, grands vicaires et chanoines, tous les préfets et sous-préfets, tous les employés dans les ministères, tous les juges et en plus de cela, les dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent noblement.

« Cet accident affligerait certainement les Français parce qu’ils sont bons, parce qu’ils ne sauraient voir avec indifférence la disparition subite d’un aussi grand nombre de leurs compatriotes. [p. 348] Mais cette perte de trente mille individus, réputés les plus importants de l’État, ne leur causerait de chagrins que sous un rapport sentimental, car il n’en résulterait aucun mal pour l’État.

« D’abord par la raison qu’il serait très facile de remplir les places qui seraient devenues vacantes. Il existe un grand nombre de Français capables d’exercer les fonctions de frère du roi aussi bien que Monsieur ; beaucoup sont capables d’accaparer les places de princes tout aussi convenablement que Monseigneur le duc d’Angoulême, Monseigneur le duc d’Orléans, etc.

« Les antichambres du château sont pleines de courtisans, prêts à occuper les places de grands officiers de la couronne ; l’armée possède un grand nombre de militaires aussi bons capitaines que nos maréchaux actuels. Que de commis valent nos ministres d’État ! Que d’administrateurs plus en état de bien gérer les affaires des départements que les préfets et sous-préfets présentement en activité ! Que d’avocats aussi bons jurisconsultes que juges ! Que de curés aussi capables que nos cardinaux, que nos archevêques, que nos évêques, que nos grands vicaires et que nos chanoines ! Quant aux dix mille propriétaires, leurs héritiers n’auraient besoin d’aucun apprentissage pour faire les honneurs de leurs salons aussi bien qu’eux.

Le pouvoir s’offensa de cette satire si fine et, en somme, si modérée et déféra Saint-Simon aux tribunaux. Il eut tort, car l’écrivain fut acquitté.

* * *

Ville phalanstérienne.

Ville phalanstérienne.

Saint-Simon fut, comme on voit, un remarquable polémiste. Il avait l’ardeur, la foi en lui-même, le courage, la verve, tout ce qui peut faire le succès. Le succès ne vint pas, même pour ses disciples dont Enfantin, Bayard s’étant retirés devint le seul chef de l’école dont il s’était déclaré le pontife.

* * *

C’était aussi un esprit original et excessif que le pontife des saints-simoniens, le Père, ainsi qu’on l’appelait. Il s’était emparé [p. 349] en quelque sorte du sacerdoce de la nouvelle Église qu’il trouva bientôt insuffisant et incomplet. Il fallait, à son avis, que le prêtre de la nouvelle religion fût homme et femme. On attendait donc la manifestation de la Femme-Messie, l’achèvement et la perfection de l’œuvre. Pour aider à la découverte du pontife féminin, on donna des fêtes et des bals où arrivèrent en foule des femmes jeunes, jolies, gracieuses, aimables qui dansaient, flirtaient, s’amusaient, mais ne pontifiaient pas du tout. Enfin l’originale et étrange aventure se termina par un procès et la dispersion de la secte.

* * *

A côté de Saint-Simon, avec plus de verve, plus d’originalité peut-être, mais plus étrange encore se place le chef de l’école phalanstérienne. Fourier réhabilite les passions et veut les faire servir au bien-être de la communauté, d’où, les oisifs disparaîtront, le travail étant en Harmonie (c’est le nom de l’état nouveau de l’humanité préconisé par Fourier) essentiellement attrayant. Les villes et les villages seront remplacés par des phalanstères où l’on vivra en commun par phalanges. Veut-on se rendre compte de l’aspect pittoresque que présenteront dans la campagne les cultivateurs se livrant aux travaux de leur métier. En voici le séduisant tableau tracé par Fourier dans son style enthousiaste de rêveur convaincu :

Charles Fourier (1772-1837).

Charles Fourier (1772-1837).

« La série des choutistes (cultivateurs de choux), pour profiter de tous les terrains, pourra disposer sa ligne d’opérations sur un front d’une demi-lieue, comprenant trois divisions, trente potagers et trois cents carreaux. Le même jour où cette corporation d’amis des choux sera en travail et disséminée au bas des coteaux, il se pourra que la série des ravistes (cultivateurs de raves) soit de même à l’ouvrage sur les hauteurs, hissant ses pavillons sur trente belvédères surmontés de raves dorées. La scène, déjà fort animée par ces groupes éparpillés, le sera plus encore par la gaieté et la passion bannie des travaux de nos salariés, qui, à tout instant, s’arrêtent et s’appuient sur leur bêche. Dans cette occurrence, un philosophe, traversant la campagne, contemplera de sa voiture le ravissant spectacle [p. 350] qu’offriront tous les amis des choux et des raves, les héritiers des vertus de Phocion et Dentatus, déployant avec orgueil leurs drapeaux, leurs tentes et leurs groupes sur les hauteurs et dans toute la vallée parsemée de brillants édifices (1). »

Après avoir posé l’axiome « le devoir vient des hommes, les passions viennent de Dieu », Fourier nous montre comment les penchants attractifs personnels peuvent agir pour rendre, par exemple, la domesticité non seulement supportable, mais encore attrayante. C’est un petit roman qu’il nous raconte en des termes d’idylle, nous transportant dans le monde des amoureux et des bergers imaginaires. On est là en plein pays du Tendre.

« Dans une phalange, le service domestique est géré, comme toute autre fonction, par des séries qui affectent un groupe à chaque variété de travaux. Lesdites séries, dans les moments de service, portent le titre de pages et de pagesses. Nous le donnons à ceux qui servent les rois ; on le doit à plus forte raison à ceux qui servent une phalange.

« A l’ennoblissement idéal du service, se joint l’ennoblissement réel, par la suppression de la dépendance individuelle qui avilirait un homme en le subordonnant aux caprices d’un autre. Analysons le mécanisme du service collectif libre, dans une fonction quelconque, celle de camériste (celle qui fait les chambres, les lits).

« La pagesse Délie sert dans le groupe des caméristes de l’aile droite ; elle est brouillée avec Léandre : elle omet son appartement ; mais d’autres la suppléeront. Egli et Philis se chargent de l’appartement de Léandre qu’elles affectionnent. Il en est de même aux écuries. Si le cheval de Léandre est quitté aujourd’hui par un de ses pages, il est repris et pansé par un autre page ami de Léandre ou par les pages de ronde. Philis et Egli ont fait le lit de Léandre ; ce ne sont pas elles qui battront son habit. Elles le porteront à la salle de battage où il est pris par Clitie, autre amie de Léandre. Sur cet habit se trouve une tache ; Clitie après l’avoir battu, le porte à la salle de dégraissage où il est soigné par Chloris, autre amie de Léandre. » – Décidément Léandre a beaucoup d’amies. [p. 351]

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Dans l’état d’Harmonie les guerres sanglantes disparaîtront à tout jamais de la surface de la terre. Elles seront remplacées par les guerres industrielles dont Fourier nous décrit une pacifique bataille ayant pour théâtre la plaine de Babylone.

Je ne parlerai pas, dit Fourier, des guerres d’amour qui ne seraient pas compatibles avec nos mœurs. Il suffit d’un tableau de régime gastrosophique pour faire connaître les intrigues des armées harmoniennes.

Supposons une grande, armée du douzième degré, d’environ 60 empires qui ont fourni chacun 10.000 hommes ou femmes. Les soixante divisions ou armées d’empire sont rassemblées sur l’Euphrate, ayant leur quartier général à Babylone.

Cette grande armée a choisi deux thèses de campagne, dont l’une en industrie, qui est l’encaissement de cent vingt lieues du cours de l’Euphrate ; l’autre en gastrosophie, qui est la détermination d’une série des petits pâtés en orthodoxie hygiénique de troisième puissance à trente-deux sortes de petits pâtés, plus les foyers, tous adaptés aux tempéraments de troisième puissance.

Les soixante empires qui veulent concourir ont apporté leurs matériaux, leurs farines et objets de garniture, les sortes de vins convenables à leurs espèces de pâtés. Chaque empire a choisi les gastronomes et les pâtissiers les plus aptes à soutenir l’honneur national et faire prévaloir ses sortes de petits pâtés. Avant son arrivée, chaque armée a envoyé ses ingénieurs disposer ses cuisines de bataille. Les oracles et juges siègent à Babylone, et sont tirés, autant qu’il se peut, de tous les empires du globe.

L’armée forte de 600.000 combattants et de deux cents systèmes de petits pâtés prend position sur l’Euphrate, formant une ligne de cent vingt lieues, moitié au-dessus, moitié au-dessous de Babylone. [p. 352]

Chacune des soixante armées se classe dans le centre ou les ailes, selon la nature de ses prétentions.

L’aile droite en petits pâtés farcis        20
Le centre en vol-au-vent à sauce        25
L’aile gauche en mirlitons garnis         15

__

60

L’affaire s’engage par des fournées de l’un des trois corps, soit de l’aile gauche sur les mirlitons qui sont dégustés à Babylone par le grand Sanhédrin ou congrès des oracles et des oraclesses.

Au jour du triomphe, les vainqueurs sont honorés d’une salve d’armée. Par exemple, Apicius est vainqueur pivotal, on sert ses petits pâtés au début du dîner. A l’instant les 600.000 athlètes s’arment de 300.000 bouteilles de vin mousseux dont le bouchon ébranlé et contenu par le pouce est prêt à partir. Les commandants font face à la tour d’ordre de Babylone et, au moment où son télégraphe donne le signal du feu, on fait partir à la fois les 300.000 bouchons. Leurs fracas, accompagné du cri de Vive Apicius ! retentit au loin dans les antres des monts de l’Euphrate. Au même instant, Apicius reçoit du chef du Sanhédrin la médaille portant en exergue : A Apicius, triomphateur en petits pâtés à la bataille de Babylone. Donné par les soixante empires. Leur nom est gravé sur le revers de la médaille m).

Colon icarien.

Colon icarien.

Comme Fourier comprend très bien que toute société doit être hiérarchisée, il donne dans les métiers le premier rang aux plus dangereux et aux plus répugnants et aussi et surtout aux plus utiles. Ces métiers sont remplis par les petites hordes divisées en sacripans, chenapans, sacripanes et chenapanes. Il y a une réserve de garnemans et de garnemanes. Les sacripans sont chargés des fonctions immondes, les chenapans des fonctions dangereuses; les garnements tiennent des deux genres précédents.

Les petites hordes sont l’objet d’honneurs de toute sorte. Elles prennent le pas sur toutes les classes harmoniennes. Quand on [p. 353] s’adresse à un sacripan ou à un chenapan en costume, on lui donne le titre de magnanime.

Les petites bandes qui « marchent au bon par la route du beau » ne viennent qu’après les petites hordes. Elles ont pour fonction matériellement, l’embellissement de toute chose et, au spirituel, la conservation du charme social. C’est ainsi qu’elles jouent le rôle des académies française et della Crusca et ont la censure du mauvais langage et de la prononciation vicieuse.

Du reste, il ne faut pas croire que le monde demeurera ce que nous le voyons actuellement. Il subira de nombreuses et profondes transformations et de nouvelles créatures seront pour toute sorte de services imaginables à la disposition des générations futures.

Sous l’influence de la couronne boréale, le point polaire jouira à peu près de la température de l’Andalousie et de la Sicile… Lorsque les divers principes d’adoucissement opéreront sur l’atmosphère du globe, le plus mauvais climat pourra compter sur huit ou neuf mois de belle saison et sur un ciel exempt de brume et d’ouragans, qui seront inconnus dans l’intérieur des continents et très rares au voisinage des mers.

Il est entendu que ces améliorations seront modifiées par les hautes montagnes et le voisinage des mers, surtout aux pointes du confinent voisines du pôle central, qui n’aura pas de couronne et restera à jamais enseveli dans les frimas (3).

Il ne faut pas croire cependant que cette partie du globe soit absolument privée de tous les avantages que doit procurer au monde la couronne sidérale. M. Fourier nous rassure à cet égard et nous affirme que les mers baignant le pôle austral, comme les autres mers du reste, verront la nature de leurs eaux transformée par la précipitation des parties bitumeuses au moyen d’un acide citrique boréal qui combiné avec le sel marin donnera à l’eau de mer le goût d’une sorte de limonade.

En même temps que les climats seront profondément modifiés, que la mer aura subi la métamorphose que nous venons d’indiquer, tous les animaux nuisibles disparaîtront de la surface de la terre pour y être remplacés par leurs contre-moulés, [p. 354] essentiellement utiles et infiniment supérieur en force et en beauté. C’est ainsi qu’au lieu du lion, animal féroce et dangereux pour l’homme, on aura l’anti-lion, quadrupède superbe, au trot élastique et rapide qui nous permettra, partant le matin de Calais ou de Bruxelles, d’aller déjeuner à Paris, dîner à Lyon et souper à Marseille, sans éprouver la moindre fatigue. L’anti-lion, l’anti-tigre (il y aura aussi un contre-moulé de cette espèce) auront une façon de marcher si douce qu’on sera sur leur dos plus à l’aise que dans la voiture suspendue aux ressorts les plus souples.

Si la terre doit être ainsi pourvue de précieux serviteurs par la création des contre-moulés des espèces actuelles, les mers et les rivières ne seront pas moins bien partagées. On aura, en effet :

Les anti-baleines : pour traîner les vaisseaux par les temps de calme ;
Les anti-requins pour traquer le poisson ;
Les anti-hippopotames remorquant les bateaux sur les rivières ;
Les anti-phoques ou moutons de mer, etc.

Enfin l’homme lui-même doit se transformer et subir dans son être physique une modification à laquelle on ne se serait pas attendu. Tandis que la disparition des dernières vertèbres du squelette est considérée par les naturalistes comme un signe de perfectionnement, l’homme d’après la théorie phalanstérienne, se verra dans l’état le plus supérieur de son développement muni d’un appendice caudal dont un œil formera l’extrémité. On imagine bien que la caricature dût s’emparer de semblables idées. Elle n’y a pas manqué. Aussi, quant on parcourt les journaux illustrés de cette époque, voit-on un phalanstérien parvenu à l’extrême vieillesse porter un double abat-jour, l’un fixé sur le front, l’autre à la partie opposée de sa personne. Un autre, un savant, est représenté se livrant à une double élude : de ses yeux naturels appliqués sur un microscope, il regarde les délicates nervures d’une feuille, tandis que l’œil opposé, fixé à l’objectif d’un télescope, sonde les profondeurs du ciel. Enfin une femme phalanstérienne porte un poids à son appendice coccygien pour que celui-ci ne puisse communiquer à sa jupe de regrettables et indiscrets écarts. [p. 355]

Phalanstérien qui regarde une feuille Phalanstérien étudiant la botanique en même temps que l'astronomie. - cCaricature de 1848-1849.

Phalanstérien qui regarde une feuille Phalanstérien étudiant la botanique en même temps que l’astronomie. – cCaricature de 1848-1849.

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Deux utopistes d’originalité moins accusée doivent nous occuper encore: je veux parler de Cabet en France et d’Harrington en Angleterre. Le pays imaginaire de M. Cabet est l’Icarie. Tout y est organisé pour le communisme le plus absolu. C’est une vie uniforme, soumise à d’invariables règles. L’État se charge du bonheur de tous les citoyens, bonheur auquel personne ne peut se soustraire. Point de fantaisie, la discipline d’un pensionnat bien réglé. A des heures déterminées le lever, le travail, les repas, le coucher ; les devoirs des époux ne sont affranchis ni de la règle ni du contrôle des inspecteurs de l’État. Bref c’est la vie organisée par l’État pour le bonheur de tous, un bonheur à mourir de lassitude et d’ennui.

C’est dans son Océana que l’utopiste anglais a consigné ses idées favorites. Océana est une république. Une répartition agraire est faite entre les citoyens suivant le rang de chacun et ne saurait sans aucun prétexte être augmentée ni réduite. On empêche ainsi les individus d’opprimer la masse à l’aide du monopole territorial. Quant au pouvoir, il est constitué par un sénat élu à la majorité des suffrages et renouvelable par tiers. Ces élections partielles, sans détruire les tendances intimes de l’assemblée sénatoriale, permettent, à des intervalles déterminés, de communiquer au corps élu une vie et des idées nouvelles.

Ces conceptions toutes républicaines mirent Cromwell en garde contre l’utopiste et faillirent faire supprimer son livre. Dans ce contre-temps, Harrington s’avisa de s’adresser à lady Claypole, la fille du Protecteur. Comme il se rendait chez elle pour obtenir son intervention, il rencontra dans la pièce où on l’avait fait entrer le plus jeune enfant de celle qu’il venait solliciter : il le prend dans ses bras, et quand arrive la mère, il lui déclare qu’il va le sacrifier à sa vengeance. « Et pourquoi donc ? lui dit lady Claypole. — Parce que votre père veut lui même tuer mon propre fils Océana, le fils de mon esprit ». Harrington montra alors que son livre ne contenait que des théories entièrement du domaine de l’imagination et ne pouvait faire courir à l’Etat [p. 356] aucune espèce de péril. A la recommandation de sa fille, Cromwell lut le livre et, jugeant qu’il avait simplement affaire à un rêveur, il laissa paraître l’ouvrage : il y était cependant critiqué lui-même sous un nom d’emprunt comme usurpant l’autorité. La restauration fut moins favorable au pauvre Harrington, bien qu’il eût été rami et le consolateur dans sa prison de l’infortuné Charles 1er. Appelé à se justifier devant lord Landersdale, il le fit victorieusement, mais fut néanmoins envoyé ou maintenu en prison. Là, des mauvais traitements de toute sorte affaiblirent sa santé et bientôt sa raison céda. Harrington devint en outre halluciné. Il voyait ses idées sortir de son cerveau et s’échapper sous forme d’abeilles par tous les interstices de sa prison.

Etienne Cabet (1788-1856).

Etienne Cabet (1788-1856).

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Comme nous ne nous sommes astreint dans cette étude à aucun ordre chronologique, on ne s’étonnera pas de nous voir parler ici seulement de l’œuvre de Thomas Morus que nous ne pouvons passer sous silence. Morus est en effet un précurseur des socialistes modernes et ses idées ont plus d’un point commun avec celles de réformateurs plus rapprochés de nous. Son ouvrage mérite donc plus qu’une simple mention: j’en ferai une courte analyse.

Morus raconte — pure fiction — qu’ayant été envoyé en ambassade à Anvers auprès de l’empereur Charles-Quint, il y rencontrait souvent chez un ami un certain Raphaël, compagnon d’Americ Vespuce, qui attribuait tous les vices sociaux à la propriété individuelle. Il fallait donc suivant lui l’abolir pour améliorer la race humaine et cette vie de misère qu’on voit partout dans les pays d’Europe. Comme là-dessus chacun se récrie, tenant pour impossible la communauté des biens, le héros de Morus affirme avoir pourtant vu dans ses voyages un pays où une telle communauté existe au grand avantage de tous. Où ? lui demande-t-on ? En Utopie, dont il expose aussitôt les institutions particulières. Les voici : En Utopie la forme du gouvernement est républicaine, le chef du pouvoir étant un magistrat nommé à vie. Tous les fonctionnaires sont aussi issus [p. 357] de l’élection à plusieurs degrés ; ils ne sont nommés que pour un an. Dans cette république tout est en commun, excepté les femmes. Les habits, les outils sont distribués par les magistrats suivant les besoins de chacun. Les repas, composés de mets agréables, sont pris en commun au son de la musique. L’or et l’argent ne sont destinés qu’aux plus vils usages.

La guerre est faite par des mercenaires, les habitants d’Utopie voulant marquer par là leur horreur du sang versé et aussi leur mépris pour la vaine gloire des conquérants. Si la guerre est méprisée, en revanche l’agriculture est profondément honorée, les cultivateurs se recrutant par une conscription à laquelle nul citoyen n’a le droit de se soustraire. Chacun honore la divinité comme il le désire : tous les cultes en Utopie sont autorisés et libres.

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Les écrivains que nous avons jusqu’ici étudiés se sont plu à créer des mondes imaginaires où l’on voit les habitants doués des plus attrayantes perfections mener une vie toute remplie d’enchantements et de délices. Il en est d’autres, au contraire, qui, insistant de préférence sur les défauts et les imperfections de l’humanité, font naître dans notre esprit, par le contraste qu’ils provoquent, la vision en quelque sorte de cet état désirable que les utopistes vrais nous ont ingénument montré. Ces utopistes par contraste, ce sont les satiriques parmi lesquels Swift, un des plus grands et des plus malheureux génies qui aient illustré l’Angleterre, tient sans contredit le premier rang,

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Comme j’ai longuement exposé ailleurs l’œuvre immortelle de l’illustre écrivain anglais, je n’y reviendrai point ici. Mais je parlerai de l’ouvrage moins connu, bien qu’il ne soit pas sans mérite, non du plus fidèle mais du premier et très élégant traducteur des Voyages de Gulliver, l’abbé Desfontaines. Le critique du XVIIIe siècle, après avoir fait connaître l’ouvrage de Swift, crut plaire au public, qui avait accueilli sa traduction [p. 358] avec faveur, en publiant les Voyages du fils de Gulliver. La tentative était hardie, téméraire, et semble indiquer que l’ingénieux écrivain n’avait peut-être pas suffisamment compris la haute portée, la profondeur incomparable de la plus merveilleuse, de la plus acerbe et en même temps de la plus douloureuse satire qui soit jamais sortie de la plume d’un écrivain. On n’imite pas l’inimitable; les chefs-d’œuvre ne souffrent pas la copie. Néanmoins, comme Desfontaine était un esprit ingénieux, il a su réunir dans la trame d’une fable suffisamment attachante des traits de satire, des critiques sociales, des observations de mœurs finement présentées qui, tout en le laissant fort loin de son modèle, prêtent à son utopie une assez fine et originale allure. Il nous a paru intéressant de recueillir quelques-uns de ces traits, quelques-unes de ces satires.

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La Bruyère écrivait qu’après les anciens, les modernes n’avaient plus qu’à glaner. C’est encore avec plus de raison qu’on pourrait dire qu’après Swift et son impérissable livre, les satiriques n’ont plus qu’à admirer et à se taire. Desfontaines cependant a été plus osé ; mais tandis que le satirique irlandais, avait flétri les vices de l’humanité, c’est aux sottises de l’homme et aux imbécillités sociales que s’en prend surtout l’ingénieux critique, ce qu’il fait, du reste, avec la hardiesse qui caractérise les écrivains du XVIIIe siècle. Les façons, les mœurs, les coutumes sont l’objet de son examen, et l’on est quelquefois surpris de la gravité des questions qu’il soulève.

Le fils de Gulliver ayant raconté à Abenoussaki, son hôte sauvage, qu’en Europe des hommes puissants s’étant emparés de la plus grande partie de la terre habitée, il ne reste rien pour les autres qui se voient forcés, afin de pouvoir vivre, de travailler pour eux nuit et@ jour, le sauvage lui demande si ces hommes pauvres obligés de mener une vie si humiliante sont moins nombreux que les hommes qui les dominent. « Je lui répondis, poursuit le voyageur, que le nombre des pauvres surpassait de beaucoup le nombre des riches. — Si cela est, répliqua-l-il, les pauvres parmi vous n’ont guère d’esprit et de [p. 359] courage de souffrir paisiblement qu’un nombre d’hommes moins grand que le leur envahissent tout et ne leur laissent rien. » Sur quoi le voyageur explique qu’ils en sont empêchés par les lois, règles et maximes publiques que respectent les pauvres comme les riches. Ces règles reposent surtout sur ce grand principe de morale qui interdit de faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît à nous-mêmes. « En sorte que le pauvre sentant bien qu’il serait très fâché qu’on lui enlevât ce qu’il aurait pu gagner par son travail, s’abstient, pour ne point fâcher le riche, de lui dérober quoi que ce soit. »

Suit alors une critique ironique et mordante des inégalités des conditions et de la différence choquante des avantages que retirent du pacte social les riches et les pauvres.

« Il est bien aisé aux riches de dire : j’ai beaucoup de bien, je serais fâché qu’on me l’enlevât ; il ne faut donc pas que je ravisse le bien de ceux qui en ont. Le pauvre, au contraire, qui manque de tout, ne peut dire autre chose que ceci : si j’avais du bien je serais fâché qu’on me le ravît ; il ne faut donc pas que je m’empare de celui qui appartient à autrui. Remarquez, continue le sauvage, la différence qu’il y a entre le j’ai que dit le riche, et le si j’avais que dit le pauvre ; et vous conviendrez que l’application du principe est parmi vous très différente ; que par conséquent votre morale est défectueuse par sa partialité, puisqu’elle n’est point égale pour tous les hommes et pour toutes les conditions et que le riche et le pauvre sont obligés de raisonner différemment. »

Ici description et défense de la justice et des lois qui sont souvent torturées et violées grâce à un monstre qui brave la justice et dévore la substance des familles.

« Ce monstre dangereux s’appelle la chicane, plus à craindre mille fois que l’injustice même, qui en nous opprimant ouvertement nous laisse au moins le droit de murmurer et de nous plaindre. Mais la chicane est si enveloppée dans ses replis, et si artificieuse dans ses détours, qu’à la faveur de certaines formalités, qui sont les chaînes qu’il nous a plu de donner à la justice, elle nous fait tout perdre par les oracles des juges, jusqu’à la consolation de dire qu’ils ont mal jugé. Les redoutables ministres de la chicane assiègent les tribunaux, les échauffent [p. 360] par un feu continuel qu’ils y entretiennent, et les font sans cesse retentir de leurs cris perçants, qui néanmoins n’ont pas toujours la force de troubler le sommeil des juges. Ce qu’il y a de fâcheux est que ce sont les vieux seuls qui dorment, et que les jeunes sont éveillés. »

Saint Simoniens.

Saint Simoniens.

Suit une critique aussi amère que juste des coutumes et formalités sociales.

« Quelque chose que vous pensiez, dit Abenoussaqui, nous trouvons que notre société est beaucoup plus civile que la vôtre, parce qu’elle est plus simple et plus raisonnable. Nous n’y souffrons ni injustice ni partialité. Nous nous croyons tous égaux, parce que la nature nous a fait tels, et que nous nous gardons bien d’altérer son arrangement. Nous obéissons à nos pères et nous vénérons les anciens, qui ont plus d’expérience et par conséquent plus de raison que ceux qui sont nés depuis eux. C’est, comme vous le voyez, la nature seule qui a établi parmi nous ces prééminences.

« Nous avons un chef principal que nous élisons, parce que nous avons remarqué que tous les hommes: quoiqu’ils naissent égaux en dignités, ne naissent pas tous égaux en génie, en bravoure, en force de corps.

« La nature, ajouta-t-il, qui a fait elle-même cette distinction entre ses enfants, nous apprend à nous y conformer, et par conséquent à mettre à notre tête celui qui, parmi nous, a été plus favorisé d’elle. Est-ce la règle que vous suivez dans l’attribution des honneurs et dans la distinction des rangs ? A l’égard de toutes vos lois de bienséance, dictées par le caprice, elles ne servent qu’à fomenter votre corruption et votre orgueil, et qu’à flatter toutes vos passions. De la manière dont je vous vois vivre ici les uns avec les autres, ce que vous appelez politesse et savoir-vivre n’est que mensonge et dissimulation. Vous vous gênez réciproquement pour vous tromper, et ce soin assidu est une servitude continuelle que vous vous imposez. Vous regardez comme des devoirs importants mille choses dont l’observation n’est pas plus importante que l’omission. » Mais nous ne nous arrêterons pas plus longtemps à l’examen des Voyages du fils de Gulliver. Ce que nous avons dit suffit à montrer le caractère satirique de l’ouvrage de Desfontaines et la hardiesse des [p. 361] critiques de cet écrivain que l’on considère pourtant assez volontiers comme un adorateur du passé, comme le défenseur de tous les abus. Il est vrai que ses querelles avec Voltaire sont pour beaucoup dans celte réputation imméritée.

* * *

Ainsi qu’on a pu le voir, on l’encontre chez les utopistes bien des étrangetés, des folies même, et nous aurons l’occasion d’en signaler encore ; mais nous pouvons relever aussi chez eux bien des idées ou qui ont fait leur chemin dans le monde ou qui méritent l’approbation de tous ceux qui ont le souci et le respect du juste et du vrai.

Le projet du canal de Suez avait été formé par les saint-simoniens et Lesseps a profité de leurs travaux sur ce sujet.

Le percement de l’isthme de Panama fut également étudié par Saint-Simon lui-même dans un volumineux et intéressant mémoire. La prise en considération, par Fourier, de nos instincts dans le choix de nos occupations n’est à la bien prendre autre chose que la haute vérité proclamée par la philosophie et la morale de l’importance de la vocation.

La locomotion à bon marché, les voitures à deux étages de M. Cabet se rencontrent partout aujourd’hui. Le renouvellement par partie des assemblées politiques est actuellement réalisé dans plusieurs pays de régime parlementaire, etc. C’est ainsi que tous les inventeurs de constitutions sociales offrent fréquemment dans leurs systèmes un côté pratique, utile et sérieux.

* * *

A les considérer de ce seul point Je vue les utopistes ne nous appartiendraient pas. Mais tout près d’une idée juste, d’une conception utile, que de théories plus que hasardées, parfois dangereuses, que d’actes absolument étranges ! Platon, Campanella admettent la communauté des femmes ; Fourier, la polygamie et la polyandrie, ce qui n’exclut pas des aspirants au titre de mari ou de femme faisant une sorte de stage, un noviciat du genre le plus léger auprès des époux ou des épouses. [p. 362]

Enfantin, celui que ses coréligionnaires appelaient le Père, et les saint-simoniens se livrent à la recherche de la femme libre.

Wan-Helmont, pour imiter la nativité du Christ, se fait envelopper de langes, déposer dans une étable où il se met à vagir comme un petit enfant. Gemaïma Wilkinson s’imaginait être le Christ, et se montrait habillée en homme. Les millénaires annonçaient qu’à la venue du Seigneur les animaux féroces ou malfaisants disparaîtraient ou seraient domestiqués et on verrait pendant vingt-quatre heures le corps de Jésus à la hauteur de l’équateur. Fialin, curé de Massilly, attendait la venue du prophète Élie. Quelques-unes des inventions de quelques utopistes bravent toutes les règles de la pudeur, unissant encore parfois l’impossible au ridicule. Morus pour éviter toute tromperie de la part des fiancés leur prescrit des entrevues où les couturiers à la mode et les grandes faiseuses ne trouveraient nullement leur compte. Cyrano de Bergerac dans son Voyage à la Lune, Campanella dans sa Cité du Soleil instituent des inspecteurs qui viennent régler les relations des époux suivant les apparences de santé qu’ils peuvent offrir.

Je le répète, il y a chez les utopistes, comme je viens de le montrer, bien des excentricités parfois folles, parfois regrettables et condamnables; mais au milieu de tous ces rêves on sent chez ces faiseurs de projets une idée généreuse, un ardent amour des dénués et des faibles. Ils ont vu les défauts de l’organisation des sociétés ; ils ont jugé à sa méprisable valeur l’état de fausse civilisation dans lequel nous vivons ; ils ont été frappés de l’effroyable inégalité des conditions sociales ; ils ont écouté le sanglot déchirant qui, à travers les siècles, secoue l’humanité poursuivant sa voie douloureuse. Leur cœur en a été ému, ils ont compati à cette éternelle souffrance, et ils ont cherché dans leur ardente imagination le remède à ces maux.

Et si leurs sociétés idéales ne sont le plus souvent autre chose que d’irréalisables rêves, ce sont des rêves généreux dont nous devons pardonner l’incohérence en faveur de l’active et vivifiante charité qui les a fait sortir de ces âmes inquiètes, tourmentées, anxieuses du saint désir de la justice et de la vérité.

 P. MAX-SlMON.

 

NOTES

(1) Traité d’Association.

(2) Traité d’Association.

(3) Théorie des quatre mouvements.

 

 Quelques repères bio-biliographiques par histoiredelafolie.fr

James Harrington (1611-1677). The Commonwealth of Oceana, 1656.

Saint-Simon comte de [Claude Henri de Rouvroy], (1760-1825). L’Industrie (1816-1817), Le Politique (1819), L’Organisateur (1819-1820), Du Système industriel (1822), Catéchisme des industriels (1823-1824).

Charles Fourier (1772-1837). Théorie des quatre mouvements et des destinées générales : prospectus et annonce de la découverte, Leipzig,‎ 1808. – Traité de l’association domestique-agricole. 2 volumes. 1822. – Théorie de l’Unité universelle. 4 volumes. (1822-1823)

Etienne Cabet (1788-1856). Voyage en Icarie. 1842.

Barthélemy Prosper Enfantin, dit aussi Père Enfantin (1796-1864).

Tommaso Campanella (1567-1639). Civitas solis, Francfort, 1623. – En version italienne en 1904. – Traduit en français par François Villegardelle en 1841.

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