Les marques de sorciers. Par Georges Surbled. 1899.

Clivis Trouille (1889-197). - Stigma Diaboli (1960).

Clivis Trouille (1889-197). – Stigma Diaboli (1960).

Georges Surbled. Les marques de sorciers. Article parut dans la revue « Le Monde invisible », (Paris), 1899, pp.143-150.

Georges Surbled (1855-1913). Médecin polygraphe défenseur du spiritualisme traditionnel, il participe à des nombreuses revue, en particulier dans La Revue du Monde Invisible fondée et dirigée par Elie Méric, qui parut de 1898 à 1908, soit 10 volumes. .
Quelques unes de ses publication :
— Le mystère de la télépathie. Article parut dans la « Revue du monde invisible », (Paris), première année, 1898-1899, pp. 14-24. [en ligne sur notre site]
— 
Obsession et possession.] Article paru dans la « Revue des sciences ecclésiastique- Revue des questions sacrées et profanes… Fondée par l’abbé J.-B. Jaugey, continuée sous la direction de M. L’abbé Duflot », (Arras et Paris, Sueur-Charruey, imprimeur-libraire-éditeur), n° 15, décembre 1897, pp. 46-58. [en ligne sur notre site]
— La stigmatisée de Kergaër. Article parut dans la revue « Le Monde invisible », (Paris), 1899, pp.104-107. [en ligne sur notre site]
— Hallucinations collectives. Article parut dans la revue « Le Monde invisible », (Paris), 1899, pp. 206-213. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 143]

LES MARQUES DES SORCIERS

Les sorciers n’avaient pas le diable au corps, n’étaient pas des possédés : voilà un point qui est élucidé depuis longtemps et ne devrait pas être remis en question, car il est établi sur des bases sérieuses et est pour ainsi dire incontestable. Un jésuite allemand, Thyraeus, consacre tout un chapitre d’un livre qui fait encore autorité (1) à cette demande : Les sorciers sont-ils des possédés du démon ? Et il répond négativement, par suite d’une raison décisive : le démon n’habite pas nécessairement dans le corps des sorciers, et c’est là l’une des conditions essentielles de la possession,

Les sorciers, race perverse et dangereuse, étaient des criminels de droit commun, justiciables des tribunaux civils. S’ils avaient été possédés, on les aurait déférés aux juges ecclésiastiques. Tous les méfaits dont ils étaient accusés ou coupables, crimes réels ou maléfices, constituaient des charges très lourdes et des preuves bien suffisantes pour les condamner.

Avaient-ils des marques extérieures ou cachées (signes, flétrissures, enseignes) qui, venues des puissances infernales, les trahissaient et les désignaient à la vindicte publique ? Des auteurs anciens, notamment Jacques Fontaine (2) et Henri Boguet (3) l’ont cru et n’ont pas peu contribué par leur ignorance à égarer la justice et à faire condamner des innocents ; mais l’erreur de plusieurs ne saurait être prise pour l’opinion commune, elle fait heureusement exception et trouve sa raison et en quelque sorte son excuse dans l’insuffisance des notions que fournissait la médecine du temps.

L’existence des marques sataniques n’a rien d’extraordinaire et s’explique aisément aux yeux de ceux qui rattachent la sorcellerie à la possession ou les confondent ensemble. II semble tout naturel que le diable marque de son sceau les malheureux qu’il a conquis [p. 144] et tient en son pouvoir. « Le Dieu tout-puissant, dit un auteur ancien, marque ceux qui sont de son troupeau par des empreintes sacrées et par des marques divines lesquelles durent la vie éternelle. Le maling esprit marque ceux qu’il a captivés de celles de la mort, le démon voulant en tout contrefaire le Créateur. C’est pour les empêcher, en tant qu’il lui est possible, de se desdire ; et aussi les marques ne doivent-elles pas demeurer toujours sur leur corps, pour en cas d’accusation, ne pas servir de moyen de les perdre. »

Ces marques, par leur objectivité même, deviennent des preuves saisissantes de la sorcellerie. Elles échapperaient à tout soupçon de fausseté si elles étaient durables, permanentes ; mais elles ne sont pas toujours fixes, elles sont très rarement perpétuelles. Le préjugé est tellement enraciné qu’il y trouve son compte. Il y a des marques passagères, des marques récidivantes : ce ne sont pas les moins authentiques, Satan qui les a faites « avec le doigt » ou avec « ses griffes » peut les réduire ou les effacer à son gré. « Elles sont le plus souvent, déclare Boguet, fort difficiles à reconnaître, selon que Caron en fait la remarque dans son Antéchrist, et nous après luy en notre discours des sorciers, et il est possible qu’elles échappent à un seul chirurgien. Des besongues ou certificats de plusieurs médecins attestent qu’il n’y a rien ; mais il faut se rappeler que le Démon, selon les occasions, efface les marques des sorciers, comme il se lit dans plusieurs auteurs. » Le même Boguet doit toutefois reconnaître que des sorciers avérés n’ont jamais été marqués, mais il ne renonce pas à la présomption grave des enseignes diaboliques. « Sans doute, dit-il, il est des sorciers qui ne sont pas marqués, mais il faut se rappeler que le démon quelquefois leur efface ces marques lorsqu’ils sont réduits en prison. D’ailleurs ces marques ne sont pas toutes semblables. Et elles ne se trouvent pas toujours en même lieu… On a beau objecter que le démon n’imprimerait jamais ces marques aux sorciers s’il savait qu’au moyen d’icelles ils fussent découverts. Mais cela n’empêche pas non plus qu’étant reconnues, elles ne servent de présomption. »

Clivis Trouille (1889-197). - Stigma Diaboli (1960).

Clivis Trouille (1889-197). – Stigma Diaboli (1960).

Tous les auteurs, est-il besoin de le dire, ne sont pas aussi affirmatifs, et beaucoup admettent que les marques ne sont ni permanentes ni indélébiles, et qu’elles peuvent disparaître d’elles-mèmes chez les sujets qui, renonçant délibérément à Satan et à ses œuvres, se convertissent et reviennent au bien. D’ailleurs certaines marques, réputées sataniques, sont trop nettement naturelles pour prêter à la moindre illusion, elles n’ont aucune relation avec l’esprit du mal : c’est l’avis de nombreux observateurs, prêtres on médecins. [p. 147]

Mais Boguet ne s’y rend pas et tient obstinément à la valeur intrinsèque ct essentielle des marques. « Le démon, dit-il, les imprima aux sorciers afin de leur bailler à entendre qu’ils sont enrôlés sous son estendart et ainsi qu’ils sont de tout siens et pour toujours. »

Jacques Fontaine n’est peut-être pas aussi catégorique, mais son sentiment n’en est pas moins étroit, rigide et faux. « Quelle qu’elle soit, écrit-il, toute trace à la peau, si minime soit-elle, du moment qu’elle est insolite, c’est-à-dire que chacun n’en porte pas également, doit être tenue en crainte. » Dans une voie aussi largement ouverte aux fantaisies de l’imagination et à l’arbitraire du sentiment, les erreurs et les sottises étaient inévitables, et les sentences des tribunaux inspirées par la passion et l’ignorance devenaient aussi odieuses que criminelles.

Les marques des sorciers n’ayant pas de détermination précise. leur classification était établie sur les bases les plus instables et les plus fantaisistes. Si la peau était éraillée brusquement, en coup d’ongle, c’était signe de possession récente. Constatait-on de la rougeur avec œdème, l’empire de Satan était plus confirmé. La possession était ancienne quand la tache était brune ou la peau épaissie à son niveau. Enfin, avec une tache noire, velue surtout, l’enfer affirmait victorieusement sa redoutable puissance. Toutes ces empreintes étaient regardées comme le sceau du diable (sigillum diaboli) ou la griffe satanique.

Mais la possession n’accusait définitivement sa réalité que par l’existence de la plaque froide ou insensible (pied de Lièvre, piste). Le pincement à son endroit était indolent, sans douleur ; une piqûre d’aiguille n’était pas ressentie et ne donnait pas issue à la moindre goutte de sang ; bien mieux, l’aiguille même sortait intacte, sans la plus petite trace d’humeur rouge, rosée ou incolore. « On formerait, lit-on dans une observation du temps, une esquille très fortement, plus de trois doigts dans la chair sans que le misérable y eût aucun sentiment ni aucune humeur apparaître : pour quoi il fut considéré comme étant véritablement sorcier puisqu’il était marqué. » Toutes les présomptions se trouvent ainsi réunies : il y a marque, tache cutanée, et cette marque est invulnérable, insensible. Voici la caractéristique de la possession, la marque certaine et indéniable et comme la signature du diable.

Mais comment découvrir chez les accusés le signe dénonciateur, la preuve palpable et évidente du crime de sorcellerie ? La tâche était loin d’être aisée, les marques étant le plus souvent secrètes et cachées — quand elles existaient. On les cherchait patiemment, [p. 148] laborieusement dans les parties les plus intimes, les moins accessibles, sous la langue, en dedans des lèvres, sous les paupières, dans le nez, dans les poils de la tête, entre le doigt et l’ongle, aux reins, etc. Si la poursuite de la fameuse marque restait vaine, on n’hésitait pas à raser complètement l’accusé pour découvrir le coupable.

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Le diable se riait parfois de ces inquiètes recherches, si l’on en croit Boguet. « Le médecin Caron escrit que comme lui et ses compagnons étaient une fois à chercher la marque d’une sorcière qu’il appelle « la Boyraïonne », Satan qui possédait une jeune fille par le moyen de cette femme, leur enseigna le lieu où était la marque, se moquant d’eux de ce qu’ils ne l’avaient su trouver. »

Mais le diable ne se montrait pas toujours si bon prince, et pour cause : Boguet lui-même reconnait que la marque dans certains cas échappait à toutes les investigations parce qu’elle n’existait pas. « Il y a des sorciers, dit-il, qui ont dit qu’ils n’avaient jamais été marqués, du nombre desquels a été Groz Jacques, lequel, mourant contrit, m’en a assuré. »

Par contre, les marques de certains sorciers sautaient aux yeux, étaient évidentes et sont décrites compendieusement, avec un grand luxe de détails. Boguet cite le cas « d’une accusée qui portait à la cuisse gauche une enfonçure de la largeur d’une tête de clou quarré où l’on introduisit une épingle de fil de fer, de bonne grosseur, de la longueur de trois petits doigts, sans que l’accusée en sentit aucune chose, sans qu’il en sortit sang quelconque, ni que l’épingle en sortit ensanglantée. » — Jean de Vaux portait sa marque dans le dos, et elle avait la figure d’un petit chien noir : on pouvait y enfoncer impunément une esquille, le sorcier n’éprouvait aucune douleur. — « Loyse Servant, autrement dit « La Sargette », avait pour sa marque une petite enfonçure de la largeur de la tête d’un clou quarré dont on se sert pour attacher les souliers. » — Le signe dont Guillaume Proby, d’Anchay, fut marquée au col, à droite, était de la grandeur d’un petit denier et tirait sur le brun. — La marque de la Belcuenotte (Beldent) qui a été brûlée à Besançon, était au bas-ventre, au-dessous du nombril, et fortement saillante.

Quelles étaient donc en réalité ces marques diaboliques, ces signes fatidiques et révélateurs ? Il n’y a plus de doute à garder aujourd’hui sur leur nature, si l’on compare la description qu’en donnent les anciens avec les caractères nets et complets des affections cutanées. C’étaient tout simplement des verrues, des nœvus, des molluscums des lentilles, tannes ou loupes, des exanthèmes variés de la peau, des [p. 149] plaques d’urticaire ou de sclérodermie, des difformités pathologiques, des cicatrices et surtout des plaques anesthésiques, les fameuses plaques froides,

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Sur ce dernier point, l’erreur des anciens était facile, presque fatale. Ils croyaient que « l’insensibilité ne vient que d’une seule cause, la lèpre ; » ils ignoraient absolument qu’elle est de règle chez les hystériques et les névropathes.

« Or, l’accusé de possession n’a pas de lèpre, et il a des plaques froides insensibles. Ce ne peut être qu’une marque satanique. Les sorciers seuls ont une marque qui rend la partie insensible, »

Est-il besoin de remarquer que cette illusion, née de l’ignorance, n’a pas duré longtemps ? Dès le dix-huitième siècle, le savant Dom Calmet l’a combattue et en a rait justice : « Il peut se trouver, écrit-il, dans le corps d’un homme ou d’une femme quelque partie insensible, comme il s’en trouve en effet quelquefois, ou par maladie, ou par l’effet de quelque remède ou de quelque drogue. Ou même naturellement ; mais cela ne prouve pas que le démon s’en soit mêlé (4). » Remarquons enfin que la constatation de la plaque froide n’aurait pas suffi, même au seizième siècle, à convaincre un homme de sorcellerie, de possession, sans l’appoint de toutes les preuves certaines (5).

Les marques cutanées n’ont pas la moindre indication, la moindre valeur ; et nous ne songeons pas à les défendre. Il est évident que leur interprétation était vaine, dépendant moins de la science que du caprice des juges. Ces derniers avaient heureusement une meilleure base d’accusation et de jugement dans les faits délictueux qui amenaient les sorciers devant leur tribunal.

D’ailleurs, nous l’avons dit et nous le répétons, quelques auteurs sans autorité ont cru seuls aux marques des sorciers ; la plupart, et parmi eux les jurisconsultes les plus éminents, les plus célèbres théologiens, ont refusé d’y voir la moindre présomption et surtout une preuve sérieuse et recevable. Un magistrat estimé du seizième siècle, Bodin, affirme n’en avoir jamais observé et déclare « qu’il est bien de l’advis de Dagneau qui dict que les plus grands sorciers ne sont point marquez (6 » » Delrio, un jésuite allemand de la même époque, est plus net encore et refuse toute valeur aux stigmates (7). Il est impossible de ne pas partager son avis aujourd’hui. [p. 150]

Si les marques diaboliques sont souvent invoquées dans les procès de sorcellerie et prennent dans l’histoire une place démesurée, la faute en est aux sorciers eux-mêmes. Pour se donner crédit, ils étaient les premiers à se prétendre en relations suivies, quoique secrètes, avec l’enfer et à se dire marqués du diable. Ils attribuaient à la moindre malformation de leur peau, par exemple à une envie (nœvus), à une insignifiante verrue le caractère diabolique et espéraient s’imposer ainsi à la foule, tirant de là vanité, considération et fortune.

Le fait est qu’ils réussissaient souvent dans leurs méchants calculs ; mais quelquefois, par un fatal revirement, la marque cabalistique qui avait fait leur succès devenait un signe accusateur, l’instrument de leur ruine et la cause de leur mort.

N’était-ce pas justice ?

Dr SURBLED.

Francisco José de Goya y Lucientes, dit Francisco de Goya (1746 - 1828).

Francisco José de Goya y Lucientes, dit Francisco de Goya (1746 – 1828).

NOTES

(1) Daemonum eum locis infestis et terriculamentis nocturnis auctore Pedro Thyrœo Novesiani. socletatis Jesu, éd. Cologne, 160l, ch. XIX, p. 52.

(2) Des marques des sorciers, etc. Lyon, 1611.

(3) Discours des sorciers, 1603-1610.

(4) Traité sur les apparitions des esprits, etc. 1731.

(5) Bodin. De la Démonomanie des sorciers, Paris, 1587.

(6) Op., cit., p. 213.

(7) Disquisitionum magicarum, t. III, Louvain, 1600, p. 46.

 

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2 commentaires pour “Les marques de sorciers. Par Georges Surbled. 1899.”

  1. ManonLe dimanche 10 mai 2015 à 23 h 28 min

    Bonjour,
    Simplement un commentaire pour une erreur : la Revue du monde invisible n’a pas pu être publiée de 1998 à 1908, sauf exploit d’un voyage dans le temps. Je pense que 1898 à 1908 serait plus adapté.
    Je découvre ce site grâce à la Fabrique de l’histoire, j’y reviendrai certainement !

    Manon

  2. Michel ColléeLe lundi 11 mai 2015 à 7 h 58 min

    Merci Manon pour vote lecture attentive, qui m’a permis de rectifier cette erreur de frappe. Bien cordialement.