Le sentiment de dépersonnalisation. Par Pierre Janet. 1908.

JANETDEPERSONNALISATION0001Pierre Janet. Le sentiment de dépersonnalisation. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp.514-516.

Pour notre part nous aurions plutôt classé cette observation dans les délires de négation. Mais laissons l’auteur s’exprimer.

Pierre Marie Félix Janet nait à Paris le 30 mai 1859 et y meurt 27 février 1947. Philosophe, psychologue et médecin il occupe une place prépondérante dans l’histoire de ces disciplines. Il s’est fait remarquer également par une vive polémique avec Freyd contre la psychanalyse et l’origine de celle-ci. Il est à l’origine du concept de subconscient qu’il explicite en 1889 dans son ouvrage L’automatisme psychologique. Remarquable clinicien, il nous a laissé un corpus conséquent dont nous ne citerons que quelques travaux :
— Les obsessions et la psychasthénie. 1903. 2 vol.
— De l’angoisse à l’extase.
— Etat mental des hystériques. Les stigmates mentaux. 1894.
— Etat mental des hystériques. Les accidents mentaux. 1894.
— L’automatisme psychologique. 1889.
— Les Médications psychologiques. 1925.
— L’état mental des hystériques. 1911. — Réédition : Avant propos de Michel Collée. Préface de Henri Faure. Marseille, Laffitte Reprints, 1983.
— La psycho-analyse. Partie 1 – Les souvenirs traumatiques. Article parut dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris). 3 parties. [en ligne sur notre site]
— 
Le spiritisme contemporain. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger, (Paris), dix-septième année, tome XXXIII, janvier-juin 1892, pp. 413-442. [en ligne sur notre site]
— Un cas de possession et l’exorcisme moderne. 1. — Un cas de possession. — 2. Les rêveries subconscientes. — 3. Explication du délire et traitement. Par Pierre Janet. 1898. [en ligne sur notre site]
— Une extatique. Conférence faite à l’Institut Psychologique international. Bulletin de l’Institut Psychologique International, 1ère Année – n°5. – Juillet-Août-Septembre 1901, pp. 209-240. [en ligne sur notre site]
— Dépersonnalisation et possession chez un psychasthénique. Article parut dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), Ire année, 1904, pp. 28-37. (en collaboration avec Raymond). [en ligne sur notre site]
— Etc…

Au regard de l’importance épistémologique du personnage nous renvoyons aux nombreux travaux lui sont consacrés; en particulier à ceux  d’Henri Ellenberger, La vie et l’œuvre de Pierre Janet (1969) et de Claude Prévost, Janet, Freud et la psychologie clinique.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. — Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 514]

Le sentiment de dépersonnalisation.
Présentation du malade

Ce jeune homme de dix-huit ans, Dr … , présente un trouble mental maintenant bien connu et dont nous avons parlé souvent. Le principal intérêt de cette observation, c’est que ce jeune homme a bien voulu se présenter â notre réunion et vous exposer lui-même ce qu’il éprouve. Il a, comme beaucoup de malades semblables, une curieuse aptitude à l’analyse psychologique et je crois que ceux d’entre vous qui ne s’occupent pas spécialement de médecine et qui n’ont pas l’habitude de causer souvent avec des malades semblables seront très intéressés par la façon dont il exprime ses sentiments pathologiques. [p. 515]

Dans un petit papier qu’il apporte avec lui, Dr … nous expose comment il a toujours été disposé, depuis l’âge de sept ans, à de singuliers troubles de l’esprit. II raconte qu’à cet âge il avait déjà des anxiétés, des terreurs, à la pensée du ver solitaire, du cancer, de l’appendicite, qu’il éprouvait de grandes émotions à propos des problèmes philosophiques, de l’infini, du néant, de la mort, de l’âme, de la pensée, de la folie, etc. Mais c’est à partir de l’âge de onze ans que les troubles se sont précisés.

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Il prétend qu’à cet âge il s’est aperçu que les objets du monde extérieur se transformaient graduellement. Ils devenaient singuliers, drôles, étranges, en tous cas différents de ce qu’ils étaient autrefois. Au début, les objets anciennement connus restaient à peu près les mêmes, seuls les objets nouveaux présentaient ce caractère d’étrangeté ; peu à peu le trouble s’est étendu à tous les objets sans distinction. Il a beaucoup de peine à nous faire comprendre ce qu’il appelle l’étrangeté des objets : « Si nous voyons un cyclope devant nous, dit le malade, nous sommes surpris de lui voir un seul œil au milieu du front, parce que ce n’est pas l’habitude de voir les hommes ainsi faits. Eh bien, tous les objets étaient pour moi comme des cyclopes ; ils n’étaient pas de la même façon que les objets habituels … c’est bien cela, j’avais perdu l’habitude, le sentiment que les objets étaient habituels… » D’ordinaire, ce sentiment d’étrangeté se complique d’autres sentiments d’irréalité et de rêve. Le malade ne semble pas avoir été jusque-là, parce que assez rapidement, dans ces dernières années, le sentiment pathologique s’est transformé et que les préoccupations du malade se sont portées sur un autre point.

Les objets sont devenus un peu moins bizarres, ou du moins Dr… s’en préoccupe moins ; mais c’est lui-même qui est devenu étrange et irréel. Il sent qu’il a perdu toute volonté, toute activité, et il va vous raconter tout cela d’une manière amusante : « Depuis longtemps, je ne veux plus rien, si il s’agissait de moi, je ne ferais absolument plus rien du tout, je ne parlerais même pas. Je ne me remue pas, je ne fais aucun mouvement. Cependant, me direz-vous, vous marchez. puisque vous êtes venu ici ce soir, vous parlez. Cela est vrai, mais je n’y comprends rien : ce n’est pas moi qui agis, je me vois agir, je m’apparais à moi-même ; je m’entends parler, c’est un autre qui parle, une machine qui parle à ma place. Je suis un pantin, un canard de Vaucanson, je suis surpris moi-même de la précision de l’automate. » Il soutient aussi qu’il n’a plus aucune sensibilité, qu’il ne s’émeut absolument de rien. Et cependant il souffre si on le pince, et vous pouvez constater avec moi que toutes ses sensibilités sans exception sont conservées d’une manière parfaite. Cependant il s’entête : « C’est la sensibilité morale qui est perdue, ce n’est pas moi-même qui sens. Je ne m’intéresse pas à ce que je semble sentir ; c’est un autre que moi qui sent mécaniquement. » Il résume la situation par un ensemble d’idées qui deviennent chez lui singulièrement obsédantes : « Au fond, je ne suis plus vivant, je suis un mort qui erre sur la terre, un mort qui remue… c’est [p. 516] bizarre, je le sait bien et je n’y comprends rien moi-même… Je suis comme un mort, ou, si vous voulez, je ressemble à un mort, je suis un mort vivant… Je ne suis ni plus, ni moins qu’une bête anéantie à petit feu… » Vous pouvez interroger le malade pour lui faire varier indéfiniment ses métaphores sans qu’il puisse parvenir à vous expliquer bien de quoi il s’agit. Il y a évidemment dans ses expressions une part d’idées obsédantes et de théorie qu’il a faite sur lui-même, mais il y a une grande part de sentiments profonds très singuliers que nous retrouvons chez beaucoup de malades. Des cas de ce genre ont été autrefois étudiés par Krishaber en 1873, sous le nom de névropathie cérébro-cardiaque. Une belle observation tout à fait identique à celle-ci a été publiée par Ball en i882. Comme chez Dr… , les troubles avaient commencé par le sentiment d’étrangeté et d’irréalité du monde et avaient amené quelques années après le sentiment de la disparition du moi. J’ai réuni moi-même, dans divers ouvrages, une collection de cas semblables. Il était intéressant d’y ajouter celui-ci.

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1 commentaire pour “Le sentiment de dépersonnalisation. Par Pierre Janet. 1908.”

  1. Lamghari youssefLe jeudi 15 octobre 2015 à 11 h 09 min

    le délire peut contenir des métaphores souvent personnelles , et la le danger de la projection !!