Le double moi. Par Max Dessoir. 1880.

DESSOIR DOUBLEMOI0001Max Dessoir. Le double moi. Contribution au Congrès International de Psychologie Physiologique. Première session – Paris, 1890. Compte-rendu présenté à la Société du psychologie physiologique de Paris. Paris, Bureau de la Revue, 1890, pp. 146-151.

Max Dessoir (1867-1947). Psychologue allemand à qui l’on attribue la paternité du mot « parapsychologie » vers 1888-1889. Outre son intérêt non démenti pour cette discipline, en particulier pour la transmission de pensée, il s’intéresse aux sujets tels l’art et l’esthétique. En 1885 il fonde la Gesellschaft expérimentale Psychologie, dédié à l’hypnose et aux phénomènes paranormaux.
De ses travaux avec Albert Moll, naîtra la théorie de « Doppel-Ich » ou double ego, ce qui suggère que la conscience humaine n’est pas une unité seulement de notre propre conscience, mais est en fait constitué d’au moins deux personnalités distinctes, chacune maintenues ensemble par sa propre chaîne de souvenir.
Plus tard il fonde la revue Zeitschrift für kritischen Okkultismus. Il aenfin enquêté sur plueieurs médiums, dont la célèbre Eusapia Palladino. Nous avons retenu quelques publications :
— Bibliographie des Modernen Hypnotismus. Berlin, Carl Duncker’s Verlag, 1888. 1 vol. in-8°, 94 p., 1 fnch. Très rare publication qui répertorie bien des publications inconnues.
— Geschichte der neueren deutschen Psychologie. Berlin, Carl Duncker, 1897-1902.-2 vol. in-8°,
— Vom jenseits der Seele : die Geheimwissenschaften in kritischer Betrachtun. 1917.
— Das Ich, der Traum, der Tod. N.p., 1947.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 146]

Max Dessoir

Le double moi (*)

Les remarques que j’ai l’honneur de présenter au Congrès de psychologie physiologique sont le résumé d’un travail plus étendu paru à Berlin dans la seconde partie des mémoires de la Société de psychologie expérimentale. J’avais pour but, dans cette étude, de montrer par un exemple bien caractéristique, quelles relations étroites existent entre la psychologie normale, pathologique et expérimentale. L’hypnotisme n’a été pour moi qu’une occasion d’approfondir certains problèmes : je n’ai pas eu l’intention de le considérer en lui-même et d’en faire l’objet spécial de mon travail.

On a longtemps regardé l’hypnotisme comme un de ces phénomènes mystérieux dont il est impossible de tenter l’explication ; cette idée a, dans ces derniers temps, beaucoup perdu de son autorité. Des observations psychologiques nous ont montré à quel point les phénomènes qui se passent pendant l’hypnose ressemblent aux états psychiques normaux ; et cette vue nouvelle a permis de mieux comprendre la vraie nature du somnambulisme provoqué. L’école de Nancy et ceux qui s’y rattachent ont fait beaucoup dans cette voie.

Mais les résultats que vient d’acquérir la science peuvent encore être utilisés d’une autre manière. Ce que l’on connaît de l’hypnotisme et de ses relations avec la vie psychique jette à son tour de la lumière sur certaines questions que la psychologie expérimentale [p. 147] n’avait pas encore pu élucider. Notre tâche se pose dès lors ainsi : reprendre le problème de la personnalité humaine en partant du terrain solide des faits récemment acquis, examiner à ce point de vue nouveau les théories anciennes et faire enfin la synthèse de toutes les données que nous possédons actuellement.

Un grand nombre de travaux récents semble établir la réalité de ce qu’on peut appeler le phénomène de la « double personnalité » ; pourtant le temps ne semble pas encore être venu de porter à ce sujet un jugement définitif. C’est pourquoi je demande pour les brèves indications qui suivent l’indulgence de l’assemblée ; si je réussis à attirer l’attention sur ces questions, j’aurai atteint le but que je me suis proposé.

Tout travail du genre de celui-ci doit avoir pour point de départ l’expérience tirée de la vie quotidienne. Sans l’observation interne, les plus belles découvertes de la physiologie et de la pathologie ne pourraient en rien nous rendre compte de l’activité psychique ; elles ne nous en apprendraient même pas l’existence. Mais pour en venir à notre sujet, nous savons qu’en dehors du champ de la conscience il existe une activité psychique : tout mouvement automatique nous le prouve jusqu’à l’évidence. D’autre part, certains phénomènes démontrent l’existence non seulement d’une intelligence inconsciente, mais bien plus d’une mémoire inconsciente. Un exemple suffira pour éclaircir cette idée. Un membre de la Society for psychical research, M. Barkworth, est arrivé à diviser si habilement son travail psychique qu’il peut, tout en prenant part à une discussion animée, additionner avec rapidité et exactitude des nombres considérables sans que son attention soit détournée de la conversation.

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Ren Magritte.

Barkworth doit donc garder dans sa mémoire au moins deux groupes de chiffres à la fois pour en faire la somme, puis fixer celle-ci pour y ajouter un nouveau nombre. Que l’on remarque bien que cet enchainement d’idées et de souvenirs fonctionne tout à fait indépendamment des associations qui servent de trame à la conversation. On peut donc affirmer qu’au delà de ce que perçoit l’individu, il existe encore de la conscience et de la mémoire.

Cette activité automatique fonctionne sans que le sujet s’en rende compte, à son insu, mais ce n’est pourtant pas un phénomène inconscient. Elle appartient en quelque sorte à une sphère inférieure de la conscience qui n’acquiert toute sa valeur que lorsqu’on l’oppose à la conscience supérieure dans l’hypothèse de la double personnalité. Si l’on admet que la conscience et le souvenir sont les parties essentielles du Moi, on peut affirmer sans crainte que tout homme possède en lui la germes d’une seconde personnalité. [p. 148]

L’étude des maladies nerveuses et mentales conduit au même résultat. Cette étude ayant été faite surtout par des savants français, il est inutile d’exposer ici en détail les faits qu’ils ont observés ; il suffira de rappeler rapidement que, dans les rêves, l’ivresse, l’état somnambulique et pendant les attaques d’épilepsie, il existe une conscience différente de la conscience normale, et qu’entre les diverses périodes, normales d’une part, pathologiques de l’autre, il se forme des chaines de souvenirs plus ou moins solides. Mais cette mémoire secondaire ainsi constituée ne s’isole pas toujours complètement de l’ensemble d’associations formant la personnalité primitive (observation de Macnish sur une Américaine), et peut même se fondre en lui comme dans l’exemple de Félida X…. Dans les deux cas, le caractère peut en outre être changé, de sorte que deux individualités de tous points différentes habitent le même corps. Chez les hystériques le phénomène de la double personnalité est beaucoup moins complet. Mais l’étude attentive de leurs mouvements automatiques conduit aux mêmes conclusions sur l’existence et la nature de la conscience inférieure, que l’expérience interne de l’homme sain.

Cette conscience inférieure reçoit de l’hypnotisation une activité plus grande, une existence indépendante. C’est ce que semble démontrer l’analyse exacte des suggestions post-hypnotiques et de l’écriture automatique. Pourtant eette dualité de la vie psychique ne suffirait pas pour expliquer tous les faits, si les observations faites par M. Pierre Janet avaient une valeur générale. Mais il me semble que ces phénomènes doivent être considérés comme exceptionnels. Jusqu’à présent je n’ai pas pu me convaincre qu’une demi-hypnotisation soit aussi fréquente que l’hypnose ordinaire. Il existe une quantité d’exemples de double conscience à l’état de veille, ou de sommeil, ou dans les cas pathologiques ; pourtant fort peu d’observateurs admettent la multiplication de la personnalité. En effet, une personnalité même triple ne suffirait pas. Si l’on réussissait sur un autre sujet que la femme B… à provoquer, au stade intermédiaire entre la veille et le sommeil, des actions intelligentes inconscientes, nous arriverions à des couches de conscience de plus en plus profondes, et l’expérience se poursuivrait de même jusqu’à l’infini. On arriverait à comparer la structure de l’âme à celle d’un bulbe d’oignon. Pourtant ces faits existent, et ce n’est pas les expliquer que d’invoquer la suggestion ; seule une patiente analyse psychologique pourra jamais en rendre compte. En l’état actuel de nos connaissances, je crois que le mieux est de laisser la question sans réponse et de se contenter provisoirement de savoir que dans quelques cas [p. 149] on a observé un dédoublement du moi secondaire. Les hallucinations négatives des hypnotisés prouvent que l’on peut artificiellement créer une couche de conscience plus profonde que la sphère hypnotique ; mais pour la naissance d’une nouvelle personnalité il faudrait la formation d’une troisième chaine de souvenirs, ce qui paraît être rare.

Le dédoublement de la conscience dans l’hypnose permet aussi d’expliquer le « rapport », ce phénomène si souvent mal compris. Nos

expériences nous ont démontré l’existence de deux stades : dans le premier, le sujet perçoit l’action de tous les individus présents, mais ne réagit qu’à celle du magnétiseur. Ici le rapport consiste dans le choix d’un seul homme, qui peut donner des suggestions avec succès ; il suffit, pour l’expliquer, de recourir à « l’idée dominante » de Carpenter. Dans le deuxième degré, l’expérimentateur existe seul pour le sujet ; une parole prononcée par lui, une, même à voix très basse, sera entendue, tandis que les autres auront beau crier, ils n’attireront pas l’attention de l’hypnotisé. Si on l’interroge, il répondra qu’il n’entend rien, d’où on a conclu, à tort, à un défaut de perception. C’est ainsi que les médecins concluent sans raison à l’insensibilité des hystériques d’après leurs réponses ; Binet le premier a abandonné la méthode de l’interrogation directe et a rendu possible une étude scientifique de la question. Si l’on agit de même dans notre cas, on verra l’expérience suivante, qui a été souvent répétée. On suggestionne à D…r, pendant le sommeil hypnotique, qu’il est seul dans la chambre avec la personne qui lui parle, et qu’il n’y a non plus personne dans la chambre voisine. Les assistants entrent alors doucement et se mettent à questionner D…r ; il ne répond pas, parce qu’il n’est en rapport qu’avec le magnétiseur. Celui-ci donne au sujet un crayon et du papier, et lui ordonne d’écrire qui l’a interrogé, et ce qu’on lui a demandé. Puis il entame avec D…r un entretien animé, et, pendant la conversation, on voit le sujet écrire automatiquement les noms des personnes, qu’il reconnait d’après le son de leurs voix, et le sens des paroles qu’elles lui ont adressées. Il semble donc juste d’admettre qu’à l’état de somnambulisme, D…r

possède deux sphères distinctes dans sa conscience hypnotique, une supérieure et une inférieure, que la faculté de perception de la sphère inférieure est continuellement active en même temps que fonctionne la sphère supérieure, et que, dans ce cas, le « rapport » peut se définir ainsi : perception régulière de certaines impressions par la sphère supérieure de la conscience somnambulique.

Nous n’avons jamais pu atteindre une subdivision plus grande de la personnalité. Mais on peut affirmer que tout état hypnotique [p. 150] véritable contient tous les éléments d’un second moi. Nous savons, grâce à l’écriture automatique, que ce second moi est continuellement actif ; nous le voyons, dans l’exécution des suggestions post-hypnotiques, lutter d’influence avec la conscience de l’état de veille. Comme, d’autre part, nous voyons, d’une accumulation d’actions automatiques, naître des états hypnotiques, une assimilation de la conscience inférieure avec le moi hypnotique semble justifiée en principe.

Si l’on cherche à faire la théorie des faits que j’ai brièvement esquissés, on est amené à des conclusions en partie semblables à celles où sont arrivés des chercheurs plus anciens partis de prémisses toutes différentes ; ces conclusions ne sont absolument nouvelles que sous quelques points de vue. On peut les résumer dans les cinq propositions suivantes.

1° La personnalité humaine se compose de (au moins) deux sphères schématiquement séparables ; l’unité de chacune de ces sphères est formée par une chaine de souvenirs. L’hypnotisme peut être défini comme une prépondérance du moi secondaire produite artificiellement.

2° Certains faits, dont la philosophie se sert pour démontrer l’immortalité de l’âme, peuvent être expliqués par l’existence d’un second moi empirique, et c’est dans cette seconde individualité que l’occultisme devrait transporter les facultés surnaturelles de l’homme.

3° La localisation dans les hémisphères ne suffit pas à la physiologie ; celle-ci doit admettre dans chaque hémisphère l’existence d’un substratum aussi bien pour la conscience obscure que pour la conscience supérieure. La première se caractérise par les actions réflexes ; la seconde par ses qualités inhibitoires.

4° A la conscience du sommeil, la psychologie fait correspondre la faculté d’être suggestionné ; à celle de l’état de veille, la masse des images représentant la réalité. Elle établit que notre vie psychique consciente repose sur un substratum de nature hallucinatoire, où trouvent place des images depuis longtemps oubliées. De la sorte, les degrés inférieurs de la conscience deviennent la source de nos idées les plus générales, tandis que la conscience supérieure est le support du travail et des efforts psychiques réglés sur le monde extérieur.

5° Pour la médecine enfin, la théorie de la conscience inférieure ouvre une voie nouvelle pour le traitement psychique des maladies nerveuses et mentales.

 

Peut-être ma courte étude aura-t-elle prouvé, comme les travaux plus considérables d’auteurs récents, que l’hypnotisme, uni aux [p. 151] autres moyens d’investigation, peut contribuer largement aux progrès de la psychologie.

Des expériences hypnotiques nous aideront à pénétrer maint mystère de la nature humaine, qui nous était resté fermé jusqu’à présent. Mais, d’un autre côté, nous ne comprendrons la nature et la valeur de l’hypnose qu’après des études approfondies de psychologie expérimentale. — C’est donc dans cette direction que doivent dès aujourd’hui converger les travaux des chercheurs. Ce ne sont ni des compilations historiques, ni des observations de faits, analogues à celles qui remplissent malheureusement les trois quarts de notre littérature actuelle, qui peuvent faire faire des progrès à la question de l’hypnotisme.

Il est fastidieux à la longue d’entendre toujours répéter l’histoire du magnétisme animal, et il ne sert à rien à la science de rapporter des résultats thérapeutiques ou des observations sans lien. Seule l’étude systématique de quelques questions bien limitées concernant l’hypnotisme, et leur mise en valeur pour l’établissement d’une théorie, pourront apporter un progrès réel dans notre science.

Lorsque des psychologues possédant une instruction à la fois médicale et philosophique se seront occupés de ces problèmes, alors seulement la médecine pourra tirer parti de l’hypnotisme, dont elle connaîtra les effets thérapeutiques ; il en a été de même pour l’électricité, qui n’a pu être employée dans l’art de guérir qu’après les travaux théoriques des physiciens.

 

NOTE

(*) Travail lu au nom de M. M. Dessoir, par M. Ch. Richet.

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