Lazare Sainéan. Les noms du diable. IV. En roumanie. Extrait de la revue « Mélusine, recueil de mythologie, littérature populaire, traditions & usages », (Paris), tome X, 1900-1901, colonne 256-258.

Lazare Sainéan. Les noms du diable. IV. En roumanie. Extrait de la revue « Mélusine, recueil de mythologie, littérature populaire, traditions & usages », (Paris), tome X, 1900-1901, colonne 256-258.

Lazare Sainéan (1859-1934). Philologue et linguiste roumain qui, outre les études menées sur sa langue maternelle, s’est intéressé aux langages dérivés du français, comme l’argot, mais principalement la langue François Rabelais. Quelques-uns de ses travaux :
— Histoire de la philologie roumaine, 1892
— Les Sources de l’Argot ancien, 1912
— Dictionnaire universel de la langue roumaine (en roumain)
— L’histoire naturelle et les branches connexes dans l’œuvre de Rabelais, Paris, 1920, 450 pages, à tirage limité {chez l’auteur, Paris, 38, rue Boulard)
— Le langage de Rabelais, Paris, Boccard, 1922.

Les [colonne] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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LES NOMS DU DIABLE (1)

IV

En roumain.

Le nom le plus communément donné au diable en roumain, est dracu, dérivé du latin draco, « dragon ».

Le fait que ce nom, avec le même sens, existe aussi en macédo-roumain et en albanais tandis qu’il reste absolument étranger aux langues romanes et autres (2), a conduit M. Gaster à lui attribuer une origine hérétique, fondée sur, une des assertions de la secte des Bogomiles : Dyabolus qui vocatur draco aut serpens, (3).

C’est aller trop loin, et l’association d’idées contenue dans le mot de dracu pourrait s’expliquer logiquement par un fait plus simple, d’ordre religieux, une réminiscence biblique : l’Esprit du mal représenté, dans les premiers chapitres de la Genèse sous la figure du plus rusé des animaux, le serpent. C’est pourquoi, au moyen âge, on voit le même animal symboliser le diable sur les bannières des processions religieuses (4), et dans le bas-latin on rencontre anguis pour diabolus, répondant       au Helletrache, du moyen-haut-allemand.

Pour faciliter les rapprochements nous allons énumérer par ordre alphabétique, les autres dénominations, assez nombreuses, sous lequel le diable est désigné en roumain (5).

Aghiutsa, nom plutôt comique, qui revient dans l’idiotisme : l’a fura Aghiutsa, « il s’est endormi profondement » ; mot à mot : « le diable l’a enlevé » ; ; le mot, semble signifier « petit saint » (la forme primitive disparu, aghiu, répondant au néo-grec άγιος) ;

Balâ, ou balaur, dragon, présentant la même association d’idées que le, terme dracu, analysé plus haut ;

benga, nom spécial à la Moldavie et emprunté aux Bohémiens, dans la langue desquels il signifie diable ; ce mot revient, dans la locution : lua-te-ar benga ! « Que le diable t’emporte ! » [colonne 257]

boieru-Iumii, « le gentilhomme du monde », qui rappelle le nom euphémique anglais : the old gentleman ;

codea, « qui a une queue » ; d’où la périphrase : cel cu coditsa, « celui avec la queue· », le diable ;

cornea, « qui a des cornes », ou cornoratu : « le cornu » ;

diavolu, — prononciation vulgaire : ghiavolu, — empruntée au néo-grec, (διάβολος), comme les termes synonymes dimon (δαίμων), et satana (σατανάς) ;

intunecatu, Iittéralement : « le sombre, » comme en polonais, czarny, diable, littéralement : « le Noir » ;

Luceafêru, Lucifer, surtout sous la forme vulgaire corrompue : Iuceflenderu, forme familière aux contes d’Ispiresco ;

michidutsa, ou micutsu, ou mititelu, les trois termes ayant le sens de « petit bonhomme » ;

naiba : en réalité formule préservatrice abrégée de nu-aibâ (sous entendu : parte ou loc), « puisse-t-il n’avoir ni chance ni place ! » ;

necuratu, littéralement : « l’Impur », comme dans le ruthène netchystyi, et en slovène pogan « diabolus », proprement « immundus » ;

Neguitsâ, dérivé du nom propre Nengoe, ainsi que beaucoup d’autres dénominations, telles que NestorNichipercea, Sarsailâ, Vasilicâ, etc. ;

neprieaten, littéralement « ennemi », terme familier à l’ancienne littérature roumaine et calqué sur le vieux slave nepriyazni, πονηρός, δίύβολός, δίύβολος (Cf. l’ancien-allemand unholda, inmitis , inimicus , diabolus » ; une dénomination analogue est vrâjmas, ennemi et diable, comme dans les idiomes slaves modernes ; la source de ces appellations se trouve dans la parabole du Semeur (Mathieu, XIII, 37-39) où le diable est spécialement désigné comme l’ennemi de l’homme (le nom de Satan, d’ailleurs possède déjà en hébreu le double sens « d’adversaire » et « d’Esprit du mal ») ;

nodea, littéralement, « pourvu d’un nœud », est toujours usité en association avec son synonyme codea ;

pirdalnic, littéralement, « pilleur », nom plutôt ironique, employé également comme adjectif ;

Scaraoschi, terme emprunté au russe iskariotski, d’Iscariot, surnom de Juda le traître : ce mot est surtout répandu en Moldavie ;

spurcatu, « impur », identique à necuratu ;

tartoru, d’une forme latine vulgaire tartarus, acquit en roumain le sens de diable, c’est-à-dire chef du Tartare ;

tâtar, proprement Tatare, sens péjoratif dû au souvenir des funestes invasions de ces peuplades en Moldavie, ou han-tâtar, littéralement, « Khan des Tatares », avec le même sens ;

tichiutsâ, littéralement, « le petit bonnet rouge » ; [d’où la périphrase : cel cu fesu rosu, celui à la calotte rouge), le diable étant nommé ainsi d’après le couvre-chef qui le rend invisible ;

vicleanu (anciennement hitleanu), littéralement perfide, malin ; le terme revient surtout dans les anciennes formules du Pater.

*

En dehors de ces noms appellatifs, le roumain possède une foule de formules euphémiques telles que :

ducâ-se pe pustii, qu’il s’en aille dans les déserts !

ucigâ’l-crucea, (6), que la croix le tue ! [colonne 258]

De même : que l’angelus le tue ! (ucigâ‘l-toeca), que l’encens le tue (ucigâ‘l-tâmaià), que les pierres le tue ! (ucigâ‘l-pietrele), que la vue le tue ! (ucigâ‘l-vederea)…

Puis des exclamations préservatives :

Cruce de aur în casât ! Croix d’or dans la maison !

Fie departe de âst loc ! Puisse-t-il être loin d’ici !

Mâie acolo unde a lnserat ! Puisse-t-il rester là où le soir l’a surpris !

Sâ nu pomeneascâ pe aici ! Puisse-t-il ne pas venir ici !

Lazare SAINÉAN.

Notes

(1) Voir Mélusine, tome VI, colonnes 29, 64 et 79. [en ligne sur notre site]

(2) [Cela n’est pas exact d’une façon absolue, car dans certaines parties du midi de la France, drac signifie « lutin » et le terme ne peut guère venir que du latin draco. — H. G.]

(3) Gaster, Literatura populard romanâ, p. 256.

(4) Du Cange, Glossarium, s. v. draco : « Effigies Draconis, quæ cum vexillis in ecclesiasticis processionihus deferri solet, qua veI Diabolus ipse, vel hæresis designatur, de quibus triumphat Ecclesia. Diabolus enim, ut ait S. Augustinus, in Scripturis sanctis, Leo et Draco est : Leo propter impetum, Draco propter insidias. »

(5) Pour ne pas multiplier les renvois, nous indiquons ici les sources auxquelles nous avons puisé : Hasdeu, Etymologicum Magnum Rumaniæ, s. v. aghiitsâ ;  — Lazare Sainéan, Semasiologia limbe române, p. 58-62 ; —Gaster, op. cit., p. 264- 265 ; — Jipesco, Opincaru, p. 114-115 ;  — Marian, Descântece poporane române, Suczawa, 1886 ; — Sexetoare, I, 241 ; III, 76 ; IV, 79. (les superstitions et légendes relatives au diable).
Pour les proverbes et locutions concernant le diable, consulter les Index des Proverbele Românilor par Zanne ; enfin, pour rôle dans les contes populaires, notre ouvrage sur les Contes       roumaine, à l’index, aux mots diavol, drac et necuratu.

(6) Le diable ne craint rien autant que la croix et l’encens.

 

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