Laignel-Lavastine. Les malades de la clinique Sainte-Anne devant l’éclipse solaire du 17 avril 1912. Extrait de la revue « L’Encéphale », septième année, premier semestre, 1912, pp. 482-484.

Laignel-Lavastine. Les malades de la clinique Sainte-Anne devant l’éclipse solaire du 17 avril 1912. Extrait de la revue « L’Encéphale », septième année, premier semestre, 1912, pp. 482-484.

 

Maxime-Paul-Marie Laignel-Lavastine [1875-1953]. Élève de Joseph Babinski. il s’intéresse à la neurologie, la criminologie et la psychiatrie. Internat de Paris en 1898, Médecin des Hôpitaux en 1907, agrégé en 1910. Enseignant l’histoire de la médecine, c’est très tôt qu’il s’intéressera à la psychiatrie, mais c’est seulement en 1939, en prenant la succession de Henri Claude à Sainte Anne et en occupant la chaire de Clinique des maladies mentales qui se consacra à cette discipline. Organiciste convaincu, il prendra étonnement part à la défense de la psychanalyse comme nous le constatons ici. Parmi ses très nombreux élèves on peur retenir les psychanalystes Maurice Bouvet et René Held. En 1933, il fonda la revue Hippocrate,  avec le professeur Maurice Klippel.
Quelques publications : Quelques unes de ses publications :
— (avec Cambessadès) Ménage délirant halluciné chronique. Article paru dans « l’Encéphale », (Paris), deuxième semestre, 1913, pp. 479-486. [en ligne sur notre site]
— À propos d’une observation de psychanalyse. Gazette des hôpitaux, 1920.
— Avec Jean Vinchon. Les symboles traditionnels et le freudisme. Article parut dans la revue « Paris médical : la semaine du clinicien », (Paris), n°40, 1921, page 151-155. [en ligne sur notre site]
— La méthode concentrique dans l’étude des psychonévroses. Leçons cliniques de la Pitié, 1927. Paris, A. Chahine, 1928. 1 vol.
— La pratique psychiatrique à l’usage des étudiants et des praticiens. Avec 19 figures. Paris, J.-B. Baillière et fils, 1919. 1 vol.
— Les malades de l’esprit et leurs médecins du XVI° au XIX° siècle. Les étapes des connaissances psychiatriques de la Renaissance à Pinel. Paris, Norbert Maloine, 1930. 1 vol.
— Les symboles traditionnels et le freudisme. « Paris médical : la semaine du clinicien », (Paris), n°40, 1921.
— Pathologie du sympathique. Essai d’anatomo-physio-pathologie clinique. Préface du professeur Henri Roger. Avec 105 Figures. Paris, Félix Alcan, 1924. 1 vol.
— Délire archaïque (astrologie, envoûtement… magnétisme). Article paru dans les « Annales médico-psychologique », (Paris), XIV série, 92e année, tome 2, 1934, pp. 229-232. [en ligne sur notre site]
— Précis de criminologie. La connaissance de l’homme. La biotypologie. La personnalité criminelle. Criminologie clinique. Les récidivistes. Les anormaux. Les mineurs. Avec 2 figures. Préfaces de B. di Tullio et d’Étienne de Greeff. Paris, Payot, 1950. 1 vol.
— Recherches sur le plexus solaire. Paris, Georges Steinheil, 1903. 1 vol. in-8°.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 482]

Les malades de la clinique Sainte-Anne devant l’éclipse solaire du
17 avril 1912, par M. LAIGNEL-LAVASTINE.

Pendant l’éclipse solaire du 17 avril dernier, j’ai parcouru les quartiers des hommes et des femmes pour rechercher comment les malades réagiraient au phénomène.

Dans l’ensemble, l’aspect du service des femmes différait de celui du service des hommes. Chez les femmes, prédominait l’indifférence ; chez les hommes, la curiosité.

Les femmes restaient à leurs occupations ordinaires, quelques-unes regardaient dans les journaux les figures explicatives de l’éclipse, d’autres s’étonnaient simplement de la diminution du jour.

Les hommes étaient dans la cour, tous face au soleil ; la plupart armés de verres noircis regardaient attentivement le soleil et prêtaient un instant leurs verres à leurs camarades qui les leur demandaient ; quelques-uns avaient enchâssé des verres noircis dans des rouleaux de carton pour imiter une lunette et, par espièglerie, en avaient fumé le bout, pour que celui qui s’en servait sans précaution s’en noircît la figure. [p. 483]

Dans le détail, les réactions des femmes et des hommes ont été différentes.

Parmi les femmes, des démentes (démence sénile, cérébrosclérose, démence neuro-épithéliale) non seulement ne s’intéressent pas spontanément à l’éclipse, mais, totalement indifférentes, refusent de faire le moindre geste pour regarder. Une hébéphrénique prend machinalement le verre que je lui offre, regarde comme elle m’a vu faire, dit : « Voilà le croissant de lune, c’est la lune, le clair de lune, j’aime les clairs de lune, vous aimez les clairs de lune, etc. », et elle continue sa salade de mots sans plus s’occuper de l’éclipse.

Une débile avec délire d’imagination regarde sur ma demande et s’écrie de même : « Tiens, le croissant de la lune ! C’est la lune. C’est le soleil qui cache la lune ! », mais une demi-heure plus tard, après avoir lu un journal, elle vint auprès de moi s’excuser de son erreur. « Vous avez du me croire bien sotte quand je vous ai dit que le soleil cachait la lune ! »

Une autre débile interprétante me demande à regarder, pour faire comme les autres, et, un instant après, avec un sourire me rend le verre sans rien dire. « Qu’avez-vous vu ? — Le croissant de la lune. » J’ai relevé la même erreur d’interprétation chez un enfant de cinq ans. Apercevant à travers un verre noir le croissant lumineux, il s’est écrié aussitôt ;C’est la lune ! »

Une persécutée hallucinée refuse de regarder. Toute à son délire, elle n’arrive pas à s’en distraire une seconde. Seules, les malades peu atteintes apportent à l’éclipsé une certaine attention, d’ailleurs assez fugace.

Parmi les hommes, beaucoup de déments (démence sénile, paralytique, neuro-épithéliale, cérébrosclérose) s’intéressent plus ou moins à l’éclipse, en tout cas s’en occupent.

Je cause avec un dément paranoïde dont la richesse délirante est à prédominance mystique, pour voir si l’éclipse ne va pas être l’occasion d’une nouvelle idée délirante. Rien. Il regarde avec attention et dit : « C’est l’ombre de la lune qui cache le soleil ; elle le cache de plus en plus ; il y a longtemps qu’on a vu cela autant. »

Deux frères déments précoces font exception par leur indifférence absolue. Ils refusent de regarder et disent simplement : «  C’est l’éclipse, c’est l’éclipse », sans tourner la tête de son côté et d’une voix neutre et monotone. Tous les autres malades, alcooliques chroniques, persécutés, débiles, déséquilibrés, parlent, regardent, expliquent et ne diffèrent pas d’une foule ordinaire. [p.484]

Ils n’avaient pas remarqué les croissants lumineux, que projetaient sur le sol les interstices des feuillages épais. Comme je leur demande pourquoi ces croissants sont renversés par rapport au croissant solaire, c’est un débile épileptique qui, avec de grands gestes, explique que c’est le résultat du croisement des rayons de lumière au niveau des feuilles.

L’intérêt est au maximum à midi dix, moment du maximum de l’éclipsé ; les malades s’exclament et un coq chante.

En résumé : 1° Indifférence des femmes contrastant avec l’intérêt des hommes ; 2° chez les uns comme chez les autres, absence de toute réaction en rapport avec leurs troubles cérébraux, même chez les mystiques ; 3° absence, jusqu’à présent (quelques heures après l’éclipse), d’interprétations délirantes liées à ce phénomène, mais il est possible qu’il soit le point de départ d’interprétations rétrospectives.

Ces constatations montrent que, contrairement aux primitifs, races anciennes ou sauvages, dont les réactions anxieuses sont classiques au cours des éclipses de soleil, les aliénés, délirants et déments, présentent, vis-à-vis des phénomènes du monde extérieur, comme une éclipse solaire, une indifférence relative avant tout au sexe, à l’intensité du délire, et à l’affaiblissement intellectuel.

Discussion :

M. BLONDEL. — J’ai eu également la curiosité d’observer comment les malades du service de M. Deny se comportaient pendant l’éclipse. Les femmes internées à la Salpêtrière se sont montrées beaucoup plus intéressées que celles de Sainte-Anne. Armées de ces disques qui avaient été distribués à titre de réclame, elles ont suivi, pour la plupart, très attentivement, les phases de l’éclipse. Presque seules ont fait exception les malades présentant un degré avancé d’affaiblissement intellectuel. Cependant, une mélancolique anxieuse avec idées de négation est restée plongée dans son mutisme, son anxiété et sa tristesse, au milieu de l’agitation qui régnait autour d’elle. En résumé, d’une manière générale, la cour du service, ce jour-là, a singulièrement ressemblé à une rue de Paris.

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