La stigmatisée de S… Paris Benjamin Ball. 1861.

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La stigmatisée de S… Paris Benjamin Ball. 1861.

Benjamin Ball nait le 20 avril 1833 à Naples et meurt le 23 février 1893 à Paris. Elève de Charles Lasègue, il sera la premier à occuper la chaire des maladies mentales créée en 1975. Ses leçons sont publiés dans ses Leçons sur les maladies mentales, dans une première édition de 1883, puis dans une seconde, augmentée de 1890. Ses principaux travaux ont portés sur le délire chronique, le rapport des aliénés et de la médecine légale. Le texte que nous mettons en ligne est un peu en marge de ses publications habituelle et très difficile d’accès. Il est Extrait de l’Encéphale, journal des maladies mentales et nerveuses, Paris, Masson, 1861.

Les notes entre crochets [p.], sont de nous. Les [p.] renvoient aux numéros de pages originaux. Les autres indications sont nos notes. Nous avons respecté l’orthographe et la grammaire de l’époque.

[p. 1]

LA

STIGMATISÉE DE S …

PAR

M. B. BALL
Professeur à la Faculté de médecine de Paris.

Il n’est bruit à Dieppe et dans les environs que d’un nouveau miracle qui vient s’ajouter à tant d’autres, pour l’édification des fidèles : une jeune fille de la campagne, animée d’une sage dévotion et adonnée depuis longtemps mais sans exagération à des pratiques pieuses, présente depuis quelques mois les stigmates de la Passion. Semblable à Louise Lateau, cette jeune personne voit apparaître toutes les semaines, dans la nuit du jeudi au vendredi, les cinq plaies caractéristiques : deux aux mains, deux aux pieds et une au côté. Dans l’intervalle, elle porte la céleste livrée que lui constituent ses marques, mais c’est seulement à l’époque consacrée qu’on voit couler le sang. Obligée de s’envelopper de linges pour le recueillir, elle laisse sur la toile de larges marques sanglantes qui témoignent d’une hémorragie suffisamment abondante. Des douleurs intolérables se produisent au niveau des stigmates qu’il est impossible de toucher sans provoquer des cris d’angoisse. Partout ailleurs la surface cutanée est absolument anesthésique, car il s’agit, on l’a déjà deviné, d’une jeune fille hystérique.
[p. 2] Comme complément accessoire du miracle, il faut ajouter que, depuis le mois de juin, L….. ne prend aucune nourriture : c’est là, d’ailleurs, un phénomène assez commun chez les névropathes et qui a perdue son éclat depuis la mémorable expérience du docteur Tanner.
Pendant les premiers jours de la semaine, la jeune fille travaille ; elle est couturière, et possède d’assez nombreuses pratiques. Elle commence à souffrir le jeudi matin, mais le sang ne coule que pendant la nuit. Le vendredi et le samedi, elle se rétablit graduellement.
Notre excellent confrère, le Dr Hurpy, mû par un sentiment bien légitime de curiosité scientifique, vit une première fois la malade un vendredi matin et fut vivement intéressé par les phénomènes que présentait la jeune L….. Il désirait très vivement assister au miracle, et avec une louable persévérance il passa trois nuits, du jeudi au vendredi, au chevet de la jeune fille. Moins favorisé que les autres visiteurs, il ne vit jamais le sang couler ; il put assister cependant à des extases hystériques dans lesquelles la malade, transfigurée en quelque sorte par d’angéliques visions adressait la parole à la Vierge qu’elle apercevait devant elle et prophétisait pendant des heures entières. Les lambeaux de phrases qu’elle prononçait ont été recueillis et couchés par écrit dans une de ces séances : ses prédictions se rapportent, comme à l’ordinaire, aux malheurs qui attendent la France dans un avenir prochain et à la prospérité étonnante dont jouira notre pays après cette période d’épreuves.
Un  fait semblable devait naturellement exciter la curiosité publique. Tous les jeudis, la modeste chaumière était envahie par une multitude enthousiaste qui jouissait du miracle dans toute sa plénitude et allait en répandre la renommée au loin.

Vivement intéressé par les renseignements que m’avait [p. 3] communiqués mon excellent confrère, et désirant soumettre, de concert avec lui, ces phénomènes étranges à un contrôle sérieux, je parts pour Dieppe le 1er septembre et le soir même je me rendis auprès de la stigmatisée avec M. le Dr Hurpy, M. le Dr Chambard, mon chef de laboratoire muni de quelques appareils scientifiques pour pratiquer des expériences sur la jeune malade, M. le Dr Le Bec, prosecteur des hôpitaux de Paris, M. le Dr Cauchois, de Rouen, et M. Le Chevalier, professeur de philosophie.

Deux nouveaux phénomènes s’étaient ajoutés aux précédent : huit jours avant notre arrivée, les traces sanglantes de la couronne d’épines s’étaient dessinées sur le front, et des douleurs s’étaient manifestées sur l’épaule droite, point où le Christ a porté sa croix : et ces nouveaux miracles, est-il besoin de le dire, avaient vivement surexcité l’enthousiasme des spectateurs. On ajoutait aussi que des traces de flagellation s’étaient montrées sur le dos et les flancs. Toutefois cette dernière manifestation était plus vague et moins distincte que les autres.

En arrivant, vers onze heures du soir, au domicile de la miraculée, nous trouvâmes un groupe nombreux de personnes qui désiraient pénétrer dans la maison ; mais il avait été convenu avec la famille que, pour laisser toute liberté aux observateurs, la porte serait, pour cette fois, fermée aux étrangers. On avait stipulé qu’un ami de la famille, M. D…, propriétaire dans le voisinage, serait également présent et assisterait aux expériences. Sauf cette garantie unique, nous avons rencontré chez les parents  de la jeune fille la plus entière complaisance.

Nous pénétrons d’abord dans une grande pièce servant à la fois de cuisine et de salle à manger; nous passons dans une chambre à coucher voisine, et nous nous trouvons en présence d’une jeune et jolie blonde de dix-neuf ans, couchée dans son lit, et paraissant dormir d’un sommeil [p. 4] calme, si quelques gémissements qui s’échappent de sa poitrine ne venaient témoigner d’une souffrance intime.
Mais, ce qui frappe au premier abord, c’est un luxe inattendu de taches sanglantes qui marbrent le front de la stigmatisée et qui sont évidemment destinées à représenter les piqûres de la couronne d’épines. Ce premier coup d’œil, il faut l’avouer, refroidit considérablement notre enthousiasme. Jamais aucun peintre voulant représenter la Passion n’a tant prodigué les coups de pinceau, et l’on se demande comment une couronne d’épines posée sur le front du Crucifié aurait pu produire non pas cinq ou six, mais vingt ou trente marques sanglantes disposées en échiquier avec une régularité parfaite sur trois lignes parallèles.
Les mains reposaient sur la couverture : elles étaient enveloppées de linges que nous avons défaits. On vit alors au dos et à la paume de la main, sur la ligne du troisième métacarpien, une marque rouge offrant environ deux centimètres de longueur sur un ou deux millimètres de largeur. La plaie est recouverte de sang coagulé parfaitement sec comme pour les stigmates du front. Découvrant ensuite les pieds de la malade, nous trouvons une marque à peu près identique, siégeant à droite, entre le premier et le deuxième métatarsien, à gauche entre le deuxième et le troisième. Enfin, retournant la malade sur le côté et soulevant ses vêtements, nous reconnaissons une petite ligne sanglante assez irrégulière, allongée dans le sens horizontal et siégeant entre la cinquième et sixième côte gauche.
Toutes ces explorations n’ont pas été faites sans provoquer quelques résistances de la part de la jeune fille, qui paraissait éprouver une vive douleur dès qu’on faisait mine d’approcher de ses stigmates, et qui plusieurs fois s’est écriée: Non, je ne veux pas, tant pis ! —  Cette expression de mauvaise volonté est à peu près la seule parole qu’il [p. 5] nous ait été donné de recueillir de sa bouche pendant toute la durée de la nuit. Le don de prophétie l’avait visiblement abandonnée. Après ces premières constatations, nous nous retirâmes dans la pièce voisine, laissant un de nous surveiller la malade, pour nous avertir du moment où le miracle commencerait à s’opérer. A une heure du matin, rien ne s’était encore produit ; on prit alors quelques photographies à la lumière du magnésium: la malade se prêta avec beaucoup de complaisance à cette opération, bien qu’elle fût, en apparence, endormie : elle prit l’attitude du crucifiement, et tourna la paume des mains de manière à les présenter à l’objectif.
Nous nous étions retirés de nouveau, lorsque vers deux heures du matin on vint nous avertir que le miracle commençait. Nous nous empressâmes d’accourir. Les linges qui enveloppaient les mains étaient légèrement teintés de sang, mais en les enlevant, on put constater que ces petites taches étaient produites par une partie des caillots probablement détrempée avec un peu de salive. Il s’était formé ainsi une goutte qui avait coulé sur la main. Aucune trace de suintement sanguin n’existait au front, aux pieds et au côté.
Convaincus, à partir de ce moment, qu’il s’agissait d’une imposture, nous nous retirâmes de nouveau ; la jeune fille se retourna vers le mur et l’on put croire un instant qu’elle préparait en cachette quelque nouvelle manœuvre ; il  n’en était rien. Se voyant trop scrupuleusement observée pour qu’il fût possible de tricher, elle avait pris philosophiquement le parti de s’endormir : et pensant que les observateurs, gagnés par le froid et vaincus par la fatigue, s’agitaient péniblement sur leurs sièges, elle dormit paisiblement pendant cinq heures d’un sommeil parfaitement régulier. Le lendemain, vers sept heures du matin, nous crûmes devoir l’éveiller. Elle fit d’abord quelque résistance. Elle refusait d’ouvrir les yeux ; ce fui alors que M. Hurpy  [p. 6] invoquant le nom du curé de la paroisse, lui intima l’ordre de s’éveiller. A cette sommation redoutable, elle n’osa point résister : elle ouvrit les yeux et, dès ce moment, sa physionomie, son attitude et sa conversation furent celles d’une personne à l’état normal.
Pour terminer l’expérience, on se mit en devoir de laver quelques-uns des caillots pour voir quel était l’état de la peau sous-jacente ; cette opération, pratiquée sur le front, nous apprit que le sang avait été tout simplement déposé à la place des stigmates, probablement à l’aide d’un pinceau, et qu’il n’existait au-dessous aucune égratignure, aucune érosion de la peau, aucun suintement sanguin. A la paume et au dos de la main, le résultat fut différent : au-dessous du caillot, nous trouvâmes une incision nette, mais peu profonde, paraissant avoir été faite avec un canif (1) et n’entamant que l’épiderme et le corps papillaire. Cette exploration ne fut pas faite sans une vive résistance de la part de la malade, qui prétendait éprouver une atroce douleur dès qu’on touchait à ses stigmates, douleur parfaitement imaginaire, car dès qu’on parvenait à appeler son attention ailleurs, on pouvait toucher la plaie sans qu’elle s’en aperçût. Quelques expressions de dépit qui lui échappèrent à ce moment provoquèrent des remontrances amicales de la part du docteur. Pourquoi m’en voulez-vous, lui dit- il, est-ce parce que j’ai lavé vos taches ? — Non. — Est-ce parce que je vous ai fait photographier ? — Non. — Pour quel motif m’en voulez-vous donc ? — Je ne le dirai qu’à vous seul. Nous sortîmes alors laissant M. Hurpy en tête à tête avec sa malade, qui lui avoua très naïvement qu’elle lui en voulait parce qu’il ne croyait pas au miracle.
Rentrés auprès d’elle, nous fûmes témoin d’une dernière expérience qui ne manque jamais d’impressionner vivement le public ordinaire de ces représentations. A la [p. 7] sollicitation de M. Hurpy et après avoir dit : Je vais donc souffrir pour rien! ce qui signifiait, en d’autres termes, je ne parviendrai pas à convaincre ces incrédules ; la jeune fille prit une épingle, et la plongeant dans la plaie à la face dorsale de la main, la fit ressortir par la plaie palmaire. Le bon public, qui ne sait point qu’une épingle se fraie aisément un passage à travers les tissus, et qui ignore les privilèges que l’anesthésie confère aux hystériques, demeure convaincu qu’une large ouverture béante met en communication ces deux plaies, comme si la main avait été réellement traversée par un clou. Quelsues observations plaisantes que nous fîmes à  ce moment, la mirent de bonne humeur et nous eûmes la bonne fortune de la voir d’abord sourire, puis enfin rire de bon cœur. Nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde, après avoir recommandé à  la mère de faire prendre à  sa fille quelques doses de bromure de potassium.

Il est évident que ce fait miraculeux, dont s’entretenait toute la contrée depuis quelques mois, n’était qu’un cas fort ordinaire de simulation hystérique; et l’embonpoint modéré, mais très suffisant dont jouissait cette aimable personne, nous porte à croire que l’abstinence totale dont elle se faisait gloire n’avait pas plus d’existence réelle que le suintement de sang. Ainsi donc, à part l’habileté opératoire incontestable dont elle fait preuve dans quelques-ùtl’es de ses pratiques, elle ne présente absolument rien d’extraordinaire pour les médecins habitués à l’observation des hystériques, et l’on ne saurait, en aucune façon, comparer les stigmates sanglants qu’elle porte, aux ampoules sanguines constatées chez Louise Lateau, et qui ont été attribuées par la commission belge à  une sorte de dystrophie pathologique occasionnée par la toute-puissance de l’imagination. Rien de semblable ici. Nous avons simplement  [p. 8] affaire à  une jeune fille qui a pris plaisir à  se moquer de son entourage, et qui, grâce à l’entêtement du caractère hystérique, a le courage de persévérer depuis plus de deux mois dans cette petite comédie. Ajoutons, enfin, qu’elle semble travailler pour l’amour de l’art, car sauf les marques de vénération, les génuflexions pieuses et les baisers respectueux déposés sur ses stigmates par la foule des croyants, L….. ne paraît tirer aucun profit de ses plaies miraculeuses, et la famille, dont on ne saurait suspecter ici l’entière bonne foi, ne demande et n’accepte aucune rétribution.

Il n’en est pas moins vrai que le seul plaisir de tromper a poussé cette enfant à simuler un miracle et que, sans se mettre en grands frais d’imagination, elle a trouvé une multitude, je ne dirai point de dupes, mais d’adorateurs (2). Ne serait-il pas intéressant de soumettre à une analyse semblable la plupart des miracles contemporains qui parviennent tous les jours à notre connaissance ? Et si la présence des sceptiques n’avait point pour effet, comme dans le cas présent, de supprimer le merveilleux, ne trouverait-on pas, dans presque tous les faits de ce genre, des cas morbides qui relèvent de la pathologie nerveuse ?

B. BALL.

(1) Il est bien entendu que nous n’affirmons rien quand à la nature de l’instrument employé.

(2) Il s’agit, bien entendu d’un culte de dulie et non de latrie.

 

Paris. – Soc. D’imp. Paul Dupont (Cl.) 189.10.81.

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