La rapidité de la pensée dans le rêve. Par Jean Clavière. 1897.

Gustave_Moreau - Le poète voyageur.

Gustave_Moreau – Le poète voyageur.

Jean Clavière. La rapidité de la pensée dans le rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingtième-deuxième année, XLIII, Janvier à juin 1897, pp. 507-512.

Cité par Freud dans sa bibliographie de La Science des rêves. 

Jean Clavière. Professeur de philosophie.
— Le travail intellectuel dans ses rapports avec la force musculaire mesurée au dynamomètre. L’Année psychologique, (Paris), volume 7, n°1, 1900, pp. 206-230.
— Histoire d’Olympie, ou Grandeur et décadence de la nation hellénique. 1913.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Nous avons renvoyé la note de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 507]

LA RAPIDITÉ DE LA PENSÉE DANS LE RÊVE

Depuis que M. Le Lorrain (1) a ramené l’attention sur le fameux rêve de Maury, connu sous le nom de « Maury guillotiné », de nombreuses hypothèses ont été émises en vue de l’expliquer, et ces interprétations sont unanimes à rejeter la « fulgurante rapidité des images dans le sommeil » et l’« altération de la notion du temps».

Ces hypothèses peuvent se résumer de la manière suivante :

I. Le rêve de Maury n’a commencé qu’au moment précis où la flèche du lit a frappé la nuque, et alors,
a) Ou bien, ce rêve est une suite de tableaux non vécus, mais vus, dans la durée inappréciable du réveil en sursaut « comme un spectacle de lanterne magique », comme les multiples détails d’un paysage qu’un éclair nous fait percevoir dans la nuit sombre, tableaux que l’imagination au réveil fait empiéter les uns sur les autres;
b) Ou bien, sur une impression mal définie, l’imagination a bâti, dans l’instant même, un rêve de toutes pièces;
c) Ou bien, la flèche n’a pas brusquement, brutalement, arraché le rêveur au sommeil, et le rêve de Maury n’a plus rien d’extraordinaire ;
d) Ou bien, l’imagination a, dans la suite, complété, exagéré les détails, car le rêve, qui date de 1840, n’a été écrit que vers 1853.

II. Le rêve de Maury a commencé antérieurement à la chute de la flèche, et alors, dans la période transitoire qui sépare le sommeil du réveil complet, l’esprit unit entre elles, par un lien logique, les nombreuses images antérieures à l’impression qui a provoqué le réveil, [p. 508] cette impression « s’incrustant alors dans le bloc antérieurement formé, mais encore fluide du rêve (2).

Et, en effet, dans le sommeil comme dans la veille, pourquoi l’esprit ne resterait-il pas soumis à ses lois ? Tout au plus, pourrait-on dire, en s’appuyant sur les conclusions de M. de Tarchanoff (3) que l’anémie du cerveau dans le sommeil produit une certaine diminution dans la rapidité de la pensée, que cette rapidité varie en raison inverse de l’anémie du cerveau. Mais, sans entrer dans ces questions trop peu connues encore de la physiologie du cerveau, diminution, variation n’est pas suppression et il n’y a aucune probabilité, aucune vraisemblance même en faveur de l’arrêt de la pensée durant le sommeil. L’esprit pense donc toujours. Seulement, dans le sommeil, il lui manque un indispensable instrument de contrôle la sensation. Je pense en ce moment à la revue de Châlons, mes yeux ouverts m’avertissent aussitôt que je suis à ma table de travail et cette pensée est reconnue comme souvenir. Que cette même pensée me vienne pendant le sommeil, mes yeux clos ne peuvent me prévenir de mon erreur, et je crois assister réellement au défilé des troupes. Mais je suis allé à Châlons, le jour de la revue, avec un de mes élèves ; aussitôt l’idée d’élève éveille en moi par association l’idée de classe, et par suite du manque de contrôle, je vois les soldats défiler dans l’espace restreint qui sépare ma chaire des bancs des élèves. A ce moment précis, toujours par association, sur un de ces bancs, je vois un élève se lever, faire un signe et aux troupes arrêtées adresser une allocution l’élève est devenu le Président de la République. Qu’alors une lueur vienne, à travers mes paupières fermées, ébranler le nerf optique, et aussitôt cette sensation fait partie du rêve à titre d’image, change le cours des associations, du canon de chaque fusil s’échappent des fusées et j’assiste à un grandiose feu d’artifice. Dans la rêverie, c’est la même succession d’images associées, mais ici de temps en temps la sensation qui est plus forte, puisque mes sens ne sont pas endormis, vient m’éveiller et me rappeler à la réalité.

Dans les trois cas, rêve, rêverie, veille, l’esprit obéit toujours à la loi de l’association qui évoque les images acceptées comme sensations réelles dans le rêve, contrôlées de temps ‘en temps dans la rêverie, reconnues comme telles dans la veille.

Mais il est une autre loi qui régit l’esprit, plus importante encore que la loi d’association, puisqu’elle est la loi fondamentale, c’est la loi de synthèse qui de ces images fait des tableaux, de ces tableaux des scènes. M. Dumas, dans son livre intitulé Des états intellectuels [p. 509] dans la mélancolie, parle des efforts que fait l’esprit d’un maniaque pour mettre d’accord et expliquer les actes incohérents qu’il accomplit. « Si un état organique déprimant se produit, il se cherche des raisons d’être opprimé ; si une idée fixe l’obsède, il justifie encore cette idée fixe par des raisons accessoires ; s’il ne peut agir, il s’explique son aboulie par des prétextes vains, et lorsqu’une obsession l’envahit, c’est à un autre moi qu’il l’attribue. En dépit de toutes les incohérences, la pensée continue son œuvre de coordination, l’esprit ne peut se résoudre à l’absurde et alors il raisonne, il interprète, il systématise, le moi se reforme sans cesse, toujours prêt, tant qu’il existe, à réparer ses brèches, à combler les vices, à coordonner. » On croirait lire une étude sur la pensée dans le rêve.

Mais entre le maniaque et l’homme endormi, il existe cependant une différence. Le maniaque se souvient de tous les états, quelque incohérents qu’ils soient, par lesquels il a passé. Il y a des trous dans le souvenir de l’homme endormi, parce que ce qu’au réveil il appelle rêve n’est que l’ensemble des états psychiques qui se sont déroulés à partir du moment où il a commencé à se réveiller. Autant de rêves dans une nuit, autant de commencements de réveils. Et il se souvient des détails de son rêve non pas dans la mesure de leur intensité (car il se souviendrait toujours des rêves dans lesquels il a parlé tout haut, marché, agi de quelque façon que ce soit), mais dans la mesure où il s’est rapproché du réveil complet. Je souscris, en effet, aux excellentes raisons que donne de cette opinion M. Goblot (4). J’ajouterai que cette interprétation est en conformité parfaite avec certaines expressions populaires. J’ai mal dormi cette nuit, j’ai beaucoup rêvé. Par contre, d’un sommeil sans rêve, c’est-à-dire sans commencements de réveils, on dit un sommeil profond, un sommeil de plomb. Et si, par impossible, Maury avait pu se souvenir, il nous aurait expliqué pourquoi la première pensée de son rêve fut celle de la Terreur, il aurait trouvé qu’elle était une idée évoquée par une autre idée antérieure ou par une sensation inconsciente et alors sa décapitation lui serait apparue comme le dernier tableau d’une scène, que son esprit construisait, sans jamais s’avouer vaincu, avec les éléments disparates que lui imposaient et des associations et des perceptions de sensations plus ou moins bien définies.

A de Pereda - Le rêve du chevalier (1665).

A de Pereda – Le rêve du chevalier (1665).

Ainsi donc, rien ne nous force plus à admettre une rapidité foudroyante et quasi mystérieuse de la pensée dans le rêve. Mais ce n’est là qu’un résultat négatif. Pouvons-nous apprécier exactement la durée des rêves ? Tant qu’on sera réduit à critiquer des faits, à démêler le vraisemblable de l’invraisemblable dans des phénomènes où tout est fantasmagorie, le problème sera des plus faciles à résoudre. D’abord il s’agirait de s’entendre sur le genre de rêves que l’on met en question. Il est évident qu’un rêve visuel, simples décors, simples tableaux, [p. 510] peut se dérouler en une ou deux secondes. Quand on discute durée de rêves, il faudrait ne choisir pour exemples que des rêves auditifs ou d’images de mouvements, qui exigent pour être prononcés ou accomplis un certain temps. Et alors, préciser le point initial et final, voilà toute la question. Mais, dans la plupart des cas (lorsque le commencement de réveil n’aboutit pas), on n’a conscience ni de l’un ni de l’autre, et dans les autres (par exemple, le rêve de Maury) on ne peut préciser que l’heure du réveil. Pour apprécier le temps écoulé, pour introduire quelque méthode dans ses observations, M. P. Tannery avait imaginé de s’endormir en tenant sa montre dans la main. A ce procédé si imparfait, M. Egger en substituerait un autre s’il n’était pas aussi imparfait que le précédent : « Deux observateurs seraient au moins nécessaires, celui qui dort, et celui qui, bien éveillé, a une montre sous les yeux et un crayon entre les doigts » ; celui-ci noterait « l’heure précise où le sommeil envahit son camarade, l’heure précise du réveil, provoquant au besoin ce réveil par des procédés ingénieux et varies ». En effet, quelle imperfection encore, car ce n’est pas l’heure précise où le sommeil envahit le camarade qu’il faudrait noter, ce qui déjà est bien difficile, mais l’heure précise où commence le réveil, ce qui est impossible.

Je viens d’avoir un rêve des plus typiques au point de vue qui nous occupe ; d’abord il se présente avec des points de repère automatiquement enregistrés qui permettent d’apprécier scrupuleusement sa durée, et ensuite il nous montre la vraie méthode à employer. Je puis garantir l’exactitude des détails, car je l’ai noté, immédiatement à mon réveil. Je suis au théâtre (un théâtre forain qui depuis trois semaines donne des représentations dans la ville que j’habite). Le rideau est déjà levé. Un des acteurs que je reconnais, car je l’avais vu jouer quelques jours auparavant dans le Petit Duc, nous fait, assis à une table, au milieu de la scène, à un mètre environ de la rampe, une conférence sur le nombre et la richesse des costumes que possède la troupe dont il fait partie. Tout à coup, une courte sonnerie se fait entendre. « Tenez, dit-il, voilà encore le Bon Marc/té qui téléphone au sujet d’un costume que nous lui avons commandé. » Il se lève, se dirige vers le fond de la scène, pendant que dans le public se fait entendre le bruit des conversations particulières. Je l’avais suivi des yeux et je le voyais dans le coin à droite baisser la tête vers une sorte d’appareil téléphonique, lorsque mon père, qui était à mes côtés et qui, pour mieux voir, était monté sur sa chaise, dit à haute voix : « Eh bien ! il vaut mieux être ici à entendre ces choses-là qu’être ailleurs entendre prêcher sur la dèche. » Je tourne les yeux vers lui, j’incline la tête en signe d’assentiment et je me dis à moi-même : « Oui, comme cela arrive souvent dans les troupes foraines. » Aussitôt je m’éveille et j’entends mon réveille-matin que j’avais amorcé la veille et placé près de mon lit. Or ce réveille-matin présente une particularité des plus précieuses pour le cas présent il sonne deux fois, d’abord deux ou trois [p. 511] coups seulement, et quelques instants après, le carillon réglementaire. J’ai noté le temps précis qui s’écoule entre les deux sonneries : il est exactement de vingt-deux secondes.

Supposons que mon réveille-matin ne possédât pas la particularité que je viens de citer, j’aurais été complétement réveillé au moment de cette phrase : « Tenez, voilà encore le Bon Marche. etc. », et, comme Maury, j’aurais peut-être dit que dans cette durée, inappréciable en raison de son instantanéité, qui s’écoule entre la sonnerie et mon réveil, ma pensée, avec une fulgurante rapidité, avait bâti tout un rêve et que ce rêve avait été déterminé par la sonnerie elle-même. Les faits, au contraire, nous permettent une autre interprétation ; des idées, évoquées par l’association, se déroulaient dans mon esprit, idée de théâtre, de conférence (à ce moment, dans la ville que j’habite, il y a un théâtre forain et on organise des conférences populaires), idée d’un certain acteur (celui-ci, le conférencier du rêve, avait été très bon dans un rôle du Petit Duc), idée de nombre et de richesse des costumes (le Petit Duc prête en effet à une exhibition de décors et de costumes luxueux). Tout à coup, une sensation, une sonnerie se fait entendre; immédiatement l’esprit, avec sa merveilleuse souplesse, l’esprit qui ne se résoudra jamais à l’absurde, fait entrer de force dans la combinaison sans fin qu’il échafaude cet élément étranger, disparate, on pourrait dire cet intrus, et part sans broncher sur cette nouvelle piste.

Voilà donc un rêve, ou plutôt une partie de rêve composée uniquement d’images auditives et de mouvements accomplis et dont on connaît le point initial et le point final. Entre ces deux limites, enregistrées automatiquement, que s’est-il passé ? On a prononcé une phrase de vingt-huit syllabes sonores (celle du conférencier), une autre de vingt-sept syllabes sonores (celle de mon père), une réflexion mentale de quinze syllabes (la mienne), et le conférencier a parcouru l’espace qui séparait la table du fond de la scène, c’est-à-dire une distance de quatre à cinq mètres. La répétition des mêmes faits dans la veille, j’en ai répété plusieurs fois l’expérience, exige une moyenne de dix-sept à dix-huit secondes. Il est vrai que je mesure ici la durée par la prononciation organique des phrases, alors que le rêve ne me fournit que leur lecture mentale ; mais encore ces phrases m’ont paru se dérouler avec une vitesse normale, et je sens très bien que la phrase prononcée par le conférencier, quoique de vingt-huit syllabes, a exigé moins de temps que celle plus courte, mais flegmatique, que prononça mon père. Il est vrai encore que, bien que j’aie noté immédiatement au réveil tous les détails du rêve, j’ai pu en oublier un ou deux, mais en tout cas assez peu importants pour exiger de quatre à cinq secondes.

Bref, on ne peut guère conclure d’un cas isolé, il faut recueillir d’autres faits dans les mêmes conditions, par exemple en tâchant de s’endormir un quart d’heure avant la première sonnerie du réveille-matin, car il y a là une méthode pour étudier scientifiquement la rapidité de la pensée dans le rêve. [p. 512]

Depuis que cette note a été écrite, j’ai recueilli un nouveau cas dans les mêmes conditions. Malheureusement il est composé en majeure partie d’images visuelles et ne peut guère servir à l’évaluation de la vitesse de la pensée durant le sommeil. Néanmoins il confirme les idées émises plus haut sur la nature du rêve.

JEAN CLAVIÈRE.

NOTES

(1) Le Lorrain, De la durée du temps dans le rêve (Rev. phil., 1894, II, p. 215). On trouvera dans cet article la relation du rêve de Maury. [se trouve sur notre site]

(2) L. D. A propos de l’appréciation du temps dans le rêve (Rev. phil., 1895, II, p. 69).

(3) De Tarchanoff, Quelques observations sur le sommeil normal (Congrès de Rome, t II, p. 23). D’expériences faites sur de jeunes chiens de trois semaines à deux et trois mois, l’auteur conclut que le sommeil normal s’accompagne d’une certaine anémie du cerveau.

(4) Goblot, Le souvenir des rêves, Rev. phil., 1896, II, p. 288).

 

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