La Psycho-analyse et une nouvelle critique de formes supérieures de l’idéalité. Notes et Documents. Par J. Pérèz. 1917.

PEREZPSYCHANALYSE0002J. Perez. La Psycho-analyse et une nouvelle critique de formes supérieures de l’idéalité. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger», (Paris), 42e année, tome LXXXIV, juillet à décembre 1917, pp. 265-282.

Du même auteur :  Anticipations des principes de la psycho-analyse dans l’œuvre d’un poète français. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologiques », (Paris), 1922, pp. 921-927. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. 
– Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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Notes et Documents

La Psycho-analyse et une nouvelle critique de formes supérieures de l’idéalité (1)

Les psycho-analystes malgré les succès qu’obtient sur le terrain si suggestible des affections nerveuses tout nouveau mode de guérir, ont été critiqués au point de vue d’une thérapeutique vraiment scientifique. Mais on peut se demander si leur méthode de diagnostic n’est pas susceptible de donner de meilleurs résultats dans l’étude des phénomènes de la création artistique et des différentes formes du génie. Ce domaine a des points de contact avec la pathologie nerveuse, et tout de même le rôle des tares nerveuses y est assez discuté pour que les arguments dirigés contre la thérapeutique psycho-analytique n’aient plus ici la même valeur.

La question du génie divise les sociologues évolutionnistes et les pathologistes. Mais il est à remarquer que, entre les points qui les séparent, la psycho-analyse pourrait être le trait d’union. Les pathologistes ont une tendance à voir dans l’artiste un inadapté qui cherche dans la fiction un dérivatif à des aspirations que le réel ne satisfait pas. Ceci s’accorde avec l’idée Freudienne sur les tendances comprimées qui se détendent indistinctement dans l’art et dans le rêve. Pour les sociologues évolutionnistes, Winiarsky (2) notamment, l’art et la poésie ne sont qu’un élément différencié des artifices de séduction et de parure qui font partie du rôle actif du mâle dans la sélection sexuelle, la fonction de l’artiste et du poète se reliant ainsi aux supériorités plastiques, émotives, intellectuelles par lesquelles l’individu s’impose dans la lutte sexuelle, Et ceci s’accorderait avec l’importance donnée par Freud à la libido dans la vie des sentiments et par suite dans la vie sociale tout entière. [p. 266]

Un article de l’American Journal of Psychology, dont nous allons donner un aperçu critique, destiné à servir d’introduction à une étude de psycho-analytique du génie, résume et réunit un certain nombre de monographies (3) sorties de l’école de Freud et qui portent sur des écrivains, des grands hommes, des personnages connus, des mystiques, ou bien encore sur certaines œuvres contenant un élément énigmatique ayant résisté aux interprétations tentées jusque-là.

La clé de cette nouvelle critique c’est encore le postulat de l’importance prédominante du mobile sexuel. La valeur de cette idée comme fil conducteur dans l’étude des troubles de l’hystérie et de la psychasthénie a été contestée (4). Elle pourrait mieux se justifier dans l’étude de la mentalité de l’artiste et de diverses autres formes de l’idéalité. Car les effets d’ordre esthétique rentrent dans le cercle des moyens mis en œuvre dans la lutte des sexes. De tout temps, les détracteurs de l’art ne s’y sont pas trompés. Et quant aux formes supérieures de l’idéalité, en y comprenant l’action, il n’est sans doute pas impossible d’y voir une sublimation ou un substitut du plus puissant des instincts. Ce grand mot d’idéal, qu’il soit banalisé ou bien qu’il prenne toute sa valeur, se relie toujours à des idées de préférence esthétique et de but ayant leur prototype dans l’attrait spécifique.

La méthode d’interprétation des monographies en question donne naturellement la plus grande place au rôle de ces systèmes psychologiques appelés complexes, et particulièrement au complexe Œdipien. Mais nous sommes avertis que les qualifications d’ Œdipisme, de Masochisme, de Narcissisme, d’homosexualité, de bi-sexualité ne doivent pas être pris au sens brutal. Il s’agirait là de tendances qui entrent dans les natures les plus diverses en toute innocuité et ne s’affirment qu’exceptionnellement avec le caractère d’une aberration. Le procédé semble consister à préciser la direction d’une tendance, à en matérialiser l’objet en se référant à la forme extrême de cette tendance, ce qui est en somme définir le normal, équilibre d’ailleurs instable, par le pathologique. Et en outre dans la plupart des cas envisagés, celte matérialisation a pour contre-partie une sublimation de la tendance considérée.

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D’ailleurs celte façon de procéder se retrouve déjà dans le rôle central attribué à la libido, et il y aurait peut-être ici quelque défense à invoquer contre le reproche fait à Freud sur ce point général. Les relations entre les sexes étant la source des diverses relations familiales et même altruistes, il est soutenable que toutes les affections participent en quelque façon du sentiment sexuel et en découlent pour ce qu’elles ont de physique. Lorsque Bossuet dit : « ôtez l’amour, [p. 267] il n’y a plus de passions ; et posez l’amour, vous les faites naître toutes », l’acception sexuelle et littérale du mot si éloignée qu’elle soit de sa pensée, conserve néanmoins sa force. On s’exprime métaphoriquement par affaiblissement du sens du vocable quand on en étend la signification à d’autres modes de l’affection. Et ne pourrait­ on dire qu’avec certaines théories métaphysiques coutemporaines de l’amour, inspirée de l’Aristotélisme, la philosophie retourne vers ses origines, vers son enfance, par un ressouven’r de ces théogonies dans lesquelles la causalité est conçue comme une génération pour laquelle est mise en œuvre l’union d’un principe mâle et d’un principe femelle divinisés. Encore chez Platon, le fil n’est pas rompu entre l’idéal elle concret, et l’amour socratique, c’est-à-dire un amour physique, prête son symbolisme à certains égards ironique à l’expression d’un amour supérieur du bien et de la vertu. Dans la physionomie de Socrate telle que Platon la compose, cet amour du bien et de la vertu prend l’apparence de l’amour des jeunes gens, sentiment qui est lui-même l’objet d’une sublimation. Il y a quelque chose de cela assurément dans la méthode interprétative des caractères par les complexes.

Remarquons encore, en ce qui concerne le sentiment de l’amour, comme, dans leurs peintures des manifestations de ce sentiment, les littérateurs nous le représentent accaparant, je devrais dire récupérant les modes d’expressions propres aux autres affections comme s’ils étaient aussi de sa dépendance. Les exemples en sont nombreux. En voici un fort typique dans une phrase de d’Annunzio : « Elle l’étreignit entre ses bras avec l’amour de l’amante, de la sœur, de la mère, avec tout l’amour humain (5). Les moralistes d’autre part, présentent comme un fait normal la répercussion mutuelle des diverses affections, et notamment des affections familiales les unes sur les autres. Tout sentiment a ses harmoniques. Pour Bernardin de Saint Pierre, « l’amour fraternel est une consonance de l’amour filial ». Mais en le faisant « dépendre de l’amour filial qui lui-même est produit par l’amour fraternel (6), ne suit-il pas un chemin qui nous ramène au lien et au sentiment plus physiques où ces diverses affections prennent leur origine et dont chacune d’elles participe métaphoriquement. Sentiment primordial dans la vie de l’espèce, s’il a chez l’individu jeune le caractère d’un instinct différé et par cela même latent, et c’est en effet dans le domaine de l’inconscient que se développe l’effet de ces expériences et de ces impressions précoces qui, en modifiant la sexualité, selon les psychoanalystes, influencent la personnalité en formation.

D’après la critique Freudienne, les émotions ou tendances telles que la peur et la curiosité sont rattachées elles-mêmes au mobile sexuel. Ainsi le génie inquiet, froid et insatisfait de Léonard de Vincis (7), [p. 268] ses recherches sur la technique de son art, ses prétentions à l’universalité qui lui font vers la fin de la vie délaisser l’art pour la science, s’expliqueraient par un retour a des impressions infantiles, a cet état de curiosité a l’égard de choses tenues secrètes parce que relatives aux sexes, curiosité rendue précoce dans le cas où l’enfant a la notion de rapports entre ses parents sortant quelque peu de la norme ordinaire (Léonard de Vinci était enfant naturel). Est-ce à dire que le zèle scientifique soit en germe dans la curiosité sexuelle infantile à peu près de même façon que la conscience du savant existe déjà à l’état virtuel et concret dans le rapport sincère d’un enfant véridique ? Il est plus exact de retenir que l’explication précitée se limite à une certaine sorte de curiosité fantaisiste et diverse. Or ces recherches scientifiques et techniques de Léonard de Vinci, mêlées d’ailleurs de suggestions géniales, sont moins une tâche suivie qu’un amusement ; il y manque, notamment dans ses projets de machines de guerre, le réel souci d’aboutir, même quand il ne se divertit pas à jouer au sorcier par des tours de physique. Mais il est d’autre part juste de faire intervenir dans l’explication de ce caractère le facteur sexuel, fût-ce en tant que lacune. « Son détachement vis-à-vis de toute affection féminine, explique selon E. Müntz (8), la facilité avec laquelle il changeait de foyer, quittant Florence pour Milan, Milan pour Florence, suivant tour à tour César Borgia, le maréchal d’Amboise, Julien de Médicis, François 1er, se décidant enfin déjà sexagénaire à tenter la fortune de ce côté des monts. » Enfant illégitime tendrement aimé par sa mère, et d’abord soustrait à l’influence masculine paternelle, Léonard de Vinci vécut plus tard dans la maison de son père marié à une femme de son rang, et seul enfant de la famille il est chéri par sa seconde mère. Des indices tels que la préoccupation d’une machine à voler, le rêve symbolique du vautour, confirment, selon l’exégèse psychoanalyste, que sa sexualité se sera développée dans le sens du complexe maternel. La présence paternelle intervenant, ces tendances se sont sublimées dans le travail créateur de l’artiste cependant que son affection assumait vis-à-vis des beaux jeunes gens qui entourent le maître un rôle maternel. La libido infantile devenue latente lutte pour se faire jour, et lui fait évoquer dans l’expression du visage de la Joconde le sourire maternel. Dans le tableau de Ste Anne, le mystérieux sourire reparaît encore. Sur le visage des deux mères, évocation non douteuse des deux mères du peintre. Les recherches scientifiques qui succèdent à la période artistique représenteraient un retour à la passivité par prédominance du complexe maternel entrant en conflit avec l’idéal précédent, tandis que l’influence paternelle et celle du duc Sforza vont s’effaçant.

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Comme le sourire de la Joconde, la Béatrice du Dante, figure idéale ou personnage réel idéalisé, pose aussi une énigme, et cette énigme [p. 269] est en relation avec le problème que pose le caractère du Dante (9), âme où coexistent la révolte et l’obédience, le respect scolastique de l’autorité et l’essor brillant d’une pensée courageuse. Un passage de ses poèmes parle d’une mère réconfortant un enfant effrayé et d’un enfant en faute baissant la tète devant sa mère. C’est dans cette altitude humiliée devant Béatrice, conforme d’ailleurs à la note de l’époque en ce qui concerne l’exaltation de la dame et l’attitude d’indignité du soupirant, que Dante se représente à nous, Le personnage de Béatrice est idéalisé dans le sens des qualités de force d’âme ou même d’une sévérité presque masculine, et l’on peut conclure chez Dante de ces diverses données à une tendance masochistique. La figure de Virgile par contre, semble une idéalisation des caractères de faiblesse et de douceur inhérents au père du poète. Les rêves de mort au sujet de Béatrice, la dominatrice, donnent sans doute issus à des souhaits inconscients en rapport avec la tendance masochistique. C’est le propre de quiconque exerce une domination qui nécessairement n’est pas toujours subie sans impatience d’inspirer des sentiments d’ambivalence (alternance d’amour et de haine). Mais ce rêve de mort pourrait être aussi en relation avec la passion du poète pour les choses du ciel qui a réagi sur son orthodoxie, tandis que sa vénération filiale toujours plus forte lui fait ériger sa mère prototype de Béatrice, en sainte dans le Paradis où il aspire à les rejoindre toutes deux. Le rêve de l’aigle qui lui fait franchir les murs enflammés du monde, aurait une signification d’homosexualité, de même que la comparaison que le poète fait de lui-même avec Achille, si les données historiques n’étaient plutôt en faveur d’un caractère de bisexualité, fréquent dans les tempéraments artistiques comme en témoigne l’exemple de Shakespeare dont les érudits ont souvent noté les qualités d’ordre féminin. Il faut y voir plutôt, avec une réminiscence d’une parole de saint Augustin sur les flls des aigles, l’expression du désir de l’au-delà qui se confond pour le rêveur avec « la culmination de la vie sexuelle », survivance du désir infantile d’être emporté au ciel par sa mère, devenue un ange. Cette interprétation est confirmée par la comparaison que le poète fait de sa destinée avec celle du fils de la déesse Thétis.

Il y a loin de la passion des choses divines d’un Dante à des natures d’écrivains dont le génie brillant est fait de leurs personnelles expériences psychiques sur leurs propres tares nerveuses, comme c’est le cas de Dostorewsky (10). Cependant on a pu soutenir que ce que nos conceptions sur le ciel contiennent de connaissances nous vient de l’épilepsie. L’accès épileptique aurait une relation avec la libido ; il serait précédé chez quelques sujets d’une extase dont Dostoiewsky a dit « que l’on donnerait dix ans de sa vie pour les cinq secondes de sa durée ». [p. 270] C’est en un pareil instant que Mahomet, épileptique lui aussi, visita le Paradis et en revint.. Ce qui ne veut pas dire d’ailleurs que l’épilepsie soit une explication du génie ou de l’idéalité mystique.

Nous avons vu le rêve de mort au sujet d’une personne interprété comme un souhait inconscient de mort dont cette personne est l’objet. La crainte de la mort pour soi-même paraîtrait correspondre à un souhait de la mort d’autrui plus accentué quoique inconscient ou que les circonstances ont réalisé, il y aurait là une survivance de ces mouvements fébriles de l’âme infantile prompte aussi bien à des élans d’affection qu’à des haines éphémères. Les souhaits de l’enfant qui, dans l’instant de sa contrariété, voudrait tuer par la seule force de son désir celui qui lui fait obstacle, est à l’origine de cette croyance dans l’omnipotence de la pensée, croyance en relation avec le Narcissisme, qui se retrouve dans certaines superstitions, et persiste à l’âge adulte chez certains sujets nerveux. Ce motif du souhait infantile de mort, revient fréquemment en relation avec le complexe Œdipien dans les monographies de la psycho­analyse, N’en exagère-t-elle pas la réalité ? « Nos idées, dit Spinoza, ne sont pas comme des images muettes sur un tableau. » Au contraire, cette métaphore des images muettes sur un tableau ne s’appliquerait-elle pas justement aux velléités et aux passions de l’enfant, comparables à ces imaginations qui traversent l’esprit pendant le rêve, que nous nous étonnons après coup d’avoir admises dans notre esprit, mais dont nous nous sentons irresponsables dans cette trêve du pouvoir de censure du sens commun et du sens moral qui n’a d’ailleurs d’égale que la faiblesse de notre adhésion. Schopenhauer parle du regard objectif de l’enfant qu’il compare sous ce rapport à l’homme de génie. Il était réservé aux psychoanalystes de montrer ce qui persiste de l’enfant dans l’artiste. En tout cas l’objectivité dont parle Schopenhauer et en somme le fait d’une mentalité pour laquelle les limitations physiques et morales du possible ne concernent pas plus la vie qu’elles ne concernent la fiction, qui est étrangère à la pratique et pour laquelle ses actions mêmes ne sont que représentation et non volonté.

Le pessimisme chez Schopenhauer (11), serait d’après l’exégèse Freudienne, la projection d’un sentiment de la peur qui persiste en dehors de tout motif de crainte, joint à un sentiment d’abandon. La peur de la mort notamment est une réversion sur soi du souhait de mort, soit par identification avec celui dont on a souhaité la mort, soit par une sorte de sanction que s’applique instinctivement l’auteur du souhait. Schopenhauer universalise en misère du monde et de l’homme son propre sentiment de détresse et de peur de la mort. Sa misogynie nourrie par ses griefs contre sa mère dont il se juge incompris, met dans sa poétique Métaphysique de l’instinct spécifique l’amertume [p. 271] des sentiments méconnus. On peut admettre que le leit-motiv de l’artiste et du philosophe soit la projection des événements subjectifs qui ont modifié leur sensibilité : fait à rapprocher de l’opération instinctive par laquelle le rêveur a idéalisé en forme d’épisode une modification sensorielle ou cinesthésique survenue pendant le sommeil. Mais il faut bien dire que le don génial d’universaliser des émotions personnelles ne se développe pas postérieurement à ces émotions, il leur préexisterait plutôt. Et les biographes de Schopenhauer nous le montrent en effet, d’après ses notes de journal et ses lettres « couvant et ruminant encore enfant, la misère humaine ».

Cette universalisation d’états subjectifs ou personnels peut être observée sous une autre forme. Tel est le cas du grand homme en tant que personnage historique pris au moment décisif où il passe de la sphère des intérêts privés dans celle des grands intérêts. Sa personnalité va se développer sur un plan différent, mais en continuité cependant avec certaines impressions constitutives de la personnalité privée qui vont seulement prendre une nouvelle acception et en quelque sorte une portée d’ordre général. C’est ce que nous montre une monographie où le psychoanalyste se donne la tâche d’expliquer ce qui fut le tournant décisif dans la destinée de Napoléon (12). De patriote Corse Anglophile, Bonaparte devient vers l’âge de vingt-quatre ans patriote français ; progressivement, de Jacobin admirateur de Rousseau il se transforme en contempteur de Rousseau et en viendra comme général à aimer pour lui l’apparat et le prestige de la royauté. Le critique fait ici intervenir un complexe infantile de nature sexuelle ayant pour fond la tendresse de Napoléon pour sa mère, Le complexe se développe sous la forme d’une identification entre la Corse sous la mainmise de la France et sa mère qui fut en intimité avec le gouverneur Français, son père étant absent. L’animosité contre l’étranger usurpateur qu’il se représente tenant la place de son père, se renforce de la jalousie inconsciente de fils à père. Elle a pour pendant la vénération pour le patriote Paoli envisagé comme le véritable père idéal. Le complexe est dissous par la mort du père de Napoléon et plus complètement par la mort du roi de France, et le revirement contre Paoli se produit. L’identification continue entre le fait privé par lequel Napoléon devient à son tour chef de famille et le fait public de la vacance du trône. Les données qui servent de base à cette construction sont réelles. La construction psychologique elle-même ne semble paradoxale que parce qu’elle fait passer du subliminal dans le conscient ces impressions impondérables, ces analogies confuses où une volonté en marche puise sa logique inconsciente. On peut concevoir qu’un système de tendances et d’attitudes du ressort de la vie privée de l’individu génial se projette dans l’ambiance historique où il assume un rôle, à la faveur d’une analogie de situation. [p. 272]

Cette analyse en outre suggère une remarque en ce qui concerne certaines conceptions métaphysiques devenues comme la monnaie usuelle de notre pensée. On se les représente trop comme ayant été inventées une fois pour toutes, il y a très longtemps. Telle cette comparaison qui assimile une terre natale, une patrie à une mère. Il faut bien se dire que les lois psychologiques qui ont fait surgir ce rapprochement et d’autres semblables subsistent et continuent d’agir. La pensée primitive continue à tisser ses confusions, ses allégories et ses mythes dans la rêverie infantile, dans le rêve et dans cet inconscient qui est l’infrastructure de l’inspiration poétique ou géniale. Le rêve de la race qui a enfanté les légendes tragiques qui viennent du seuil de la préhistoire se répète et les renouvelle.

Des considérations qui nous montrent la réaction exercée sur le contenu d’une activité géniale de quelque ordre que ce soit par les états subjectifs et des circonstances parfois pénibles et douloureuses de la vie de l’individu, une transition assez naturelle nous conduit à envisager le cas des énergies frustrées de leur objet naturel et qui, se tournant vers un mode d’activité différent, vers l’art ou vers un objet de nature idéale, y manifestent une supériorité d’autant plus prononcée que les activités de l’individu au lieu de se disperser, se concentrent dans une même direction. C’est ainsi qu’Ignace de Loyola (13) contraint de renoncer au métier des armes, jette sa passion de guerre et de discipline dans la création de l’Ordre des Jésuites, véritable milice de la Contre- Réforme. Ses exercices spirituels, méthode d’extase volontaire, sont le dérivatif d’une ame romanesque et d’une volonté physiquement réduite à l’impuissance. Accomplir de grandes choses et développer pleinement toutes ses tendances sont deux façons d’employer la vie fort distinctes. Qu’une circonstance extérieure retranche quelqu’une des possibilités du développement de l’individu, ses énergies refoulées. Sur un point se précipitent avec les caractères d’une activité joyeuse dans la voie qui leur reste ouverte. Et s’il possède des facultés d’une puissance peu commune, cette activité compensatrice sera féconde.      .        –

Le cas d’Ignace de Loyola représente une sublimation de tendances qui se seraient sans cela dépensées dans la guerre ou les intrigues de l’amour et de l’ambition. La sublimation peut ne pas se réaliser si les tendances ont été précocement comprimées et privées de tout développement naturel. Ainsi le mysticisme de Ludwig de Zinzendor (14), chef de la secte morave, a le caractère d’un fétichisme charnel prenant pour objet les plaies et le sang du Christ. L’explication de cette perversion religieuse doit être cherchée dans les années d’enfance. Dans un milieu familial piétiste d’une extrême sévérité, à la forte impression reçue d’une solennisation périodique de l’anniversaire de la mort [p. 273] du chef de famille, viennent s’ajouter les enseignements maternels développant d’une façon persistante l’obsession de l’image du Sauveur crucifié. Puis, séparé de tous les siens, Zinzendorf est soumis dans une école piétiste aux traitements les plus durs pour le salut de son âme. Nulle sublimation possible de la libido, et à défaut d’une réaction sous forme de révolte, toute la force des instincts charnels est dérivée vers l’unique objet possible d’affection dont toutes les influences ont concouru à imposer l’image. L’hystérie chez Margareta Ebner (15), mystique du XIXe siècle, se traduit par une perversion de même ordre, fétichisme prenant pour objet certaines parties du corps du Christ et son nom. Divers systèmes hystériques sont réalisés en connexion avec des particularités de la Passion. Il y a identification sympathique de caractère Masochistique. La dévotion envers le Christ prend la forme de relation tour à tour conjugale ou maternelle. Ici encore l’érotisme religieux ne sublimise pas le désir sexuel, mais lui sert uniquement d’exutoire.

On peut concevoir par contre de telles conditions d’ordre personnel et social que la sublimation se produisant dépasse le but, étant le fait d’un idéalisme décadent chez le rejeton affiné d’une lignée de grands actifs. Tel est le cas d’un roi de la XVe dynastie Amenhotep IV (16), sur le caractère duquel on possède des données assez précises, type de réformateur moral et religieux dont l’œuvre est en opposition avec son temps. D’une mentalité contemplative et tendre, il réserve toute sa prédilection à la mémoire de sa mère qui était une princesse Asiatique. Époux lui-même d’une princesse d’Asie, il pratique la monogamie et le monothéisme, substitue au culte d’Ammon le culte oriental d’Aton (Adonis), change son propre nom en celui d’Echnaton, l’élu d’Aton dont il se déclare le fils. Ses visions témoignent d’une prédisposition aux névroses. Echnaton a conçu un Dieu à son image, un Dieu de paix, très approchant de l’idéal chrétien par son caractère d’universalité. Son œuvre toute eu surface ne lui survit pas, et son idéalisme visionnaire étranger aux nécessités pratiques se traduit pour son royaume par des démembrements et des révoltes. La marque de ce caractère est la prédominance du complexe maternel. La sublimation des tendances y est le fait d’un affinement qui se produit au détriment des facultés actives et les détourne vers le rêve.

Qu’il s’agisse d’une sublimation des tendances réussie ou avortée ou bien contrariée dans ses etïets par les circonstances ambiantes, le point de départ en est toujours un obstacle extérieur ou interne créant une incapacité concrète et impliquant un sacrifice par substitution du rêve à la réalité. Peut-on cependant généraliser cette conception des activités frustrées de leur objet naturel et se détournant vers un objet idéal, jusqu’à y faire rentrer toutes les formes du génie artistique. Ce [p. 274] serait là une thèse empreinte de subjectivisme romantique et contre laquelle la théorie de l’universalité du génie doit être défendue, comme préférable malgré les réserves qu’elle comporte à la conception des supériorités spécialisées par le fait d’une lacune. Lamartine est l’exemple justement cité du génie poétique uni aux qualités de l’homme d’état et à tous les dons de l’homme pleinement homme. Politique prévoyant et intuitif, il n’a eu contre lui que les préjugés des assemblées qui refusent à l’artiste les capacités pratiques et ne croient pas aux compétences multiples. Que cette universalité soit parfois réalisée, cela est conforme à cette théorie de la sélection selon laquelle le prestige de l’art procède d’une identité primitive entre l’art et l’action, entre la puissance séductrice du verbe et de la beauté et l’ascendant du chef.

De grands artistes comme Wagner ont cependant soutenu la thèse de l’antinomie entre l’art et la vie. « L’art commence où la vie cesse », écrit-il. L’art a une fonction vicariante. « Loin de l’amère réalité, il fait une réalité des satisfactions inconsistantes du rêve. » Dirons-nous que le poète musicien, l’auteur dramatique, exprime ici surtout ce qu’est l’œuvre d’art et surtout l’œuvre musicale dramatique pour le public, une trêve aux réalités de la vie, une libération momentanée. Ce ne serait pas une explication suffisante. Il parle bien pour son compte quand il déclare que « les joies de la vie et de l’amour ont été pour lui un objet d’imagination, non d’expérience ». Il faut cependant se défendre d’une illusion. Ces paroles de Wagner tendraient à faire croire qu’il est allé des expériences douloureuses de la vie et des déceptions à l’art qui les transforme en beauté. Il se fait fraternellement l’un de nous ainsi que tant d’autres poètes qui ont chanté la douleur inspiratrice comme si elle tenait lieu de génie. Mais n’oublions pas que chez lui et ses pareils l’artiste préexiste à l’homme et à ses émotions. Elles lui sont des expériences ou mieux la matière de son inspiration. Vivant pour son art il semble nous dire en les mettant en œuvre : « Prenez ! ceci est ma vie. » Il cherche moins une revanche contre la vie dans son art qu’il ne nous incite à l’y chercher.

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Ces réserves faites, il reste vrai que pour un artiste les expériences de sa vie, les difficultés de ses débuts, mais surtout le milieu natal, les influences familiales, les années de jeunesse, sont les éléments et même le leit-motiv de ses fictions, grâce à son pouvoir d’universaliser ce qu’il a éprouvé. Pour Wagner, dans le Hollandais volant, œuvre dont il réalise l’atmosphère au cours du voyage de Pillau à Londres(17), peut être cherchée la clef de son inspiration en même temps que l’expression de sa personnalité nomade et inquiète aux prises avec mille difficultés matérielles. Le thème de la femme au grand cœur, qui recherchée par deux hommes, sauve l’un d’eux, connu d’abord en rêve, d’un sort fatal, par son amour fidèle jusqu’à la mort, [p. 275] se retrouvera, analogue dans les œuvres suivantes. Sa mère a été le prototype moral et même physique (avec Sieglinde aux yeux admirables) de ses personnages féminins. A l’origine de son inspiration est une constellation de sentiments faite de son profond amour pour sa mère dont il fut le plus jeune et le plus frêle enfant (en elle est son refuge contre la vie mauvaise), et des doutes au sujet de son vrai père, point de départ d’un complexe infantile assez commun et dont certaines circonstances favorisèrent chez lui le développement. Son souhait subconscient l’identifie à son second père Geyer, puis à des héros de fiction, comme rival de son père légitime. De là le trio sur lequel repose la situation centrale de ses drames. —Lohengrin (18), c’est l’artiste lui-même et c’est le dieu qui abandonne les sommets pour s’unir à une mortelle, et que l’expérience renvoie insatisfait à sa divinité ; ici perce une suggestion des déceptions de la première union de Wagner. Mais le personnage d’Elsa représente en le variant un peu le type de la femme fidèle que Wagner accentue en contraste avec les doutes qui ont perturbé son enfance. En tenant compte de ces identifications, la fusion de la légende de Lohengrin, telle que Wagner ra modifiée, avec le motif Œdipien, apparaît avec le héros qui Ile peut dire son nom, et l’impossibilité de l’union, sans doute parce qu’elle serait un inceste. Il faut noter que le type idéal de la femme, sublimation des rêves de l’enfant, avant de dominer pleinement, est posé en contraste notamment dans le Tannhäuser, avec le type sensuel et païen incarné par Vénus, où se retrouvent les émotions d’une puberté troublée. Presque constant sera le thème de I’héroïne enlevée à un premier amour, dont la donnée procède de la seconde union de sa mère, de son affection pour Mathilde Wesendonck, et de son second mariage avec Cosima de Bulow.

En antithèse avec les confidences de Wagner sur lui-même et cet entrelacement de légende et de réalité personnelle qui est le propre de son inspiration, Shakespeare nous apparaît comme le moins subjectif’ des poètes. Cependant, si le drame de Hamlet représente le point culminant de son génie, il ne se peut pas que nous n’ayons dans cette oeuvre profonde quelque chose de l’homme que Shakespeare a été dans le plus intime de lui-même. Le caractère de Hamlet ? est une autre de ces énigmes auxquelles la psycho-analyse vient apporter sa solution. L’indécision de Hamlet, en d’autres circonstances si prompt à l’action, ne s’explique pas par des causes extérieures ni par une répugnance à se venger. Il se cherche des excuses à côté de son devoir, il est torturé. Le mot de l’énigme est encore ici dans l’action réprimée du plus puissant des complexes, le complexe Œdipien. Hamlet aimant sa mère d’un amour ardent quoique mêlé de réprobation, son horreur à l’égard de son oncle s’adresse plutôt à l’époux incestueux qu’au [p. 276] meurtrier de son père. Sa réaction à la révélation du crime décèle le caractère sexuel du conflit, comme si l’inceste de son oncle (« my prophetic soul, my uncle ! ») lui révélait son propre souhait criminel. Il joue d’Ophélie qu’il comble d’attentions devant sa mère comme par une sorte de coquetterie d’enfant qui veut exciter la jalousie. Le caractère sexuel du conflit se manifeste dans ses généralisations contre les femmes. La détestation du meurtrier est paralysée par l’idée criminelle de rivalité. Le devoir de tuer son oncle ne peut être obéi par la confusion de ce devoir avec l’appel de la nature, appel réprimé qui lui fait souhaiter la mort au rival, à l’époux de sa mère, qu’il soit le premier époux ou le second. Accessoirement le mythe populaire trouve son accomplissement dans le meurtre de Polonius, figuration falote du parent âgé, tyrannique et contrariant qui est victime du ressentiment filial dans diverses légendes. Ce qui est significatif dans le drame de Hamlet au point de vue de la personnalité de Shakespeare, consiste en ce que Shakespeare en a altéré la donnée populaire. Dans celle-ci en effet Hamlet tire vengeance de son oncle en surmontant diverses difficultés de nature extérieure à la place desquelles Shakespeare a mis un conflit intérieur mystérieux. A-t-il ainsi extériorisé sans le savoir dans cette œuvre écrite après la mort de son père et sous l’impression de cet événement, un aspect de· son inconscient, « l’éternelle révolte de la jeunesse et de l’amour contre les entraves imposées par l’âge jaloux « ? Quoi qu’il en soit il a renouvelé dans Hamlet » le thème de la lutte inégale contre la fatalité antique, une fatalité qui est pour Hamlet une volonté inconsciente de mort ».

Entre ces diverses monographies psycho-analytiques dont nous avons donné un aperçu, l’exégèse du caractère de Hamlet paraît être une des plus intéressantes. On peut d’ailleurs laisser de côté la question de savoir si Shakespeare a mis dans ce caractère quelque chose de lui-même, sans que l’intérêt de cette interprétation en soit diminué. Et si cette interprétation du drame de Hamlet est véridique, le poète aurait donc fait de la psycho-analyse sans le savoir. Cela n’a rien d’exceptionnel.

Bien des poètes ont été dans la psychologie de l’Inconscient des anticipateurs. « Chez les grands poètes, dit Hebbel qui fut précisément un de ces anticipateurs, les choses s’élancent du chaos fécond de la force personnelle. » A considérer même des talents de moyenne envergure, il arrive que « le poète devine ce que le médecin dissèque. » Ainsi telle œuvre de fiction, la Gradiva de W. Jenseen (20), fantaisie pompéienne dont Freud a donné une analyse, se présente à nous comme le cas clinique idéal, plus complet qu’on ne pourrait le rencontrer dans la vie, l’auteur d’ailleurs ignorant tout de la psycho-analyse. Tout y est cependant : le déguisement allégorique exact d’un sentiment ancien (qui s’est tourné en passion pour l’archéologie), et de [p. 277] tous les êtres et faits qui s’y rapportent, le rêve en action que l’intrusion des quelques détails concrets rejoint à la vie réelle, enfin le réveil progressivement amené du sujet dont le sentiment, par des démarches inconscientes est arrivé à ses fins.

Pour un biographe de Shakespare, le critique Rowe, le drame de Hamlet serait la forme moderne de l’Orestie. La situation est la même. Seulement le sentiment moderne a modifié, atténué la donnée. C’est ainsi que le spectre prescrit à Hamlet de ne rien entreprendre contre sa mère, de ne point corrompre son âme. Mais l’énigme subsiste. Pour les psycho-analystes Hamlet participerait plutôt du mythe Œdipien. Cette hypothèse n’a rien d’invraisemblable si l’on songe qu’elle concorde sur un des points principaux, celui du ressentiment filial avec une interprétation ironique et personnelle du caractère d’Hamlet donnée par le poète Laforgue, il y a une vingtaine d’années dans ses Morillités légendaires (21). L’œuvre de Jules Laforgue, notons-­le en passant, offrirait une riche substance à la méthode Freudienne, soit prise en elle-même comme sujet d’étude, soit par les anticipations qu’elle contient. Ne parle-t-il pas déjà comme un adepte de Freud quand il écrit : « Comment s’est passée notre puberté (corps et ima­gination) tout est là ; tout vient de là. Il y a une heure de nos quinze ans d’où dépendra notre caractère, notre mirage personnel de l’univers (22) ». Du reste il a connu, et pourrait-on ajouter, « vécu » en ascète de l’art, ces mêmes philosophies de l’Inconscient où les psycho­analystes ont puisé leur pansexualisme.

Les psycho·analystes insistent avec raison sur le rôle des influences familiales, des impressions d’enfance, et des impressions reçues au moment de la puberté, dans la formation de la personnalité artistique ou morale. Mais l’importance donnée au complexe Œdipien dans presque toutes les monographies où il reparaît sous une forme ou une autre est un peu moins aisée à expliquer. Elle est en tous cas dans la logique du système pansexualiste. Comment admettre que tous les sentiments affectueux tirent leur force de l’amour sans être amenés à soutenir que ce sentiment qui, si primitif qu’il soit dans l’espèce, existe à l’état d’instinct différé chez l’individu a sa forme précoce et inconsciente à la lois chez l’enfant. Mais toutefois ne pourrait-on concevoir une tendresse filiale de prédilection s’adressant à la mère, un idéal féminin conçu par le fils suivant l’image maternelle et réagissant tant sur le choix amoureux que sur l’inspiration artistique, sans être obligé de supposer que le sujet porte en lui un Œdipe inconscient ? Vis-à-vis de ces répercussions de sentiments par lesquelles les affections participent les unes des autres, ont leurs harmoniques, ne dirait-on pas que le psycho-analyste reproduit, toute différence [p. 278] gardée et à la terreur près, cette attitude de la mentalité du sauvage, obsédé par la terreur d’inceste, au point d’envisager comme un crime un manquement à certaines prohibitions absolues de se voir et de s’adresser la parole concernant les personnes ayant certain lien de parenté ou d’alliance (23) ?

Sur le divan - 1236320_10151854411344204_1153990398_n

Essayons néanmoins de comprendre. Suivant une idée que nous avons indiquée, il y a, d’après le psycho-analyste quelque chose d’éternel dans certaines situations de la vie humaine auxquelles se rapportent certains mythes ou thèmes fabuleux non moins éternels. Ainsi de la fable d’Œdipe, ainsi d’un thème en relation avec le mythe précédent, le thème des parents supposés source de nombreux récits légendaires et thème familier de tout temps à l’imagination enfantine. « La révolte de la jeunesse et de l’amour contre les entraves imposées par l’âge jaloux », qui s’exprime dans la fable d’Œdipe, n’a pas naturellement été envisagée dans l’abstrait par la pensée primitive, mais dans la réalité plus immédiate des rapports de fils à père, où vient se concrétiser l’antagonisme entre la jeunesse impatiente de toute domination et l’âge mûr. Point culminant de cet antagonisme, l’idée d’une rivalité sexuelle entre les générations masculines voisines qui est à peu près le thème constant du théâtre et de l’opéra, a pu se localiser dans celle même situation en atteignant ainsi son maximum d’effet. D’autre part, le matriarcat, forme familiale sans doute plus primitive que la descendance en ligne paternelle, symbolise en tout cas une priorité de la relation filiale maternelle, vis-à-vis de laquelle la revendication du lien conjugal et de la parenté paternelle dut avoir le caractère d’une intrusion. Et cette priorité reparait et persiste dans l’opposition entre le lien naturel et le lien légal. On peut concevoir que l’affection filiale maternelle ait eu et ait conservé un caractère jaloux, charnel, sinon sexuel. Car non seulement l’enfant est d’abord un petit sauvage ayant conservé la mentalité du primitif, non seulement le sentiment confond comme l’instinct, mais encore il est possible d’admettre que la situation et le moment qui symbolise le passage du matriarcat à la parenté paternelle ou leur antagonisme, ne cesse de se répéter sous de nouvelles formes, avec leur corollaire, l’antagonisme de la jeunesse et de l’âge mûr. Maintenant dans l’interprétation psycho-analytique, la fable d’Œdipe serait l’expression du rêve de la race, rêve dans lequel le désir inavouable, la rivalité allant jusqu’à l’inceste et au meurtre se satisfait sous le déguisement allégorique des circonstances qui permettent au héros d’ignorer l’identité de ses parents. Mais y a-t-il vraiment déguisement allégorique ? Peut­-être serait-il plus juste de voir que la fable exclut l’idée d’une rivalité sexuelle directe puisque les dieux ont aveuglé Œdipe pour le perdre et que tous les efforts qu’il a faits pour fuir le destin dont il est menacé ont tourné contre lui ; de même exclut-elle l’idée d’une [p. 279] rivalité sexuelle qui serait nettement incestueuse dans l’histoire d’Hippolyte accusé faussement d’amour pour sa belle-mère. La réalité du complexe Œdipien il pourrait être tiré argument de cette horreur de l’inceste se manifestant par des prohibitions multiples (24) que l’anthropologie constate chez Jes peuples primitifs ou sauvages, et grâce auxquelles, selon le témoignage de S. Reinach, la promiscuité des sexes n’existerait dans aucune société humaine. — En formant le concept de ce complexe, l’école de Freud pourrait avoir fusionné deux ordres de tendances qui n’ont pas nécessairement même racine, l’affection jalouse de l’enfant qui veut sa mère toute à lui, exclusive comme l’amour sexuel, et l’antagonisme de la génération des fils vis-a-vis de la génération des pères (25), vis-à-vis de l’âge possédant, antagonisme prenant la forme d’une rivalité sexuelle en raison des unions multiples pratiquées par la génération possédante (26). Quant aux monographies où les psycho-analystes font intervenir le rôle du complexe Œdipien, la forme sexuelle de l’amour filial y apparait déterminée soit par une prédominance exclusive de l’influence maternelle s’exerçant dans le sens de la tendresse ou de la sévérité, soit par des circonstances un peu exceptionnelles qui font ressortir dans l’image maternelle les caractères de l’épouse et de la femme, influence d’une deu:xième union, irrégularité de conduite suggérant des incertitudes sur la descendance paternelle, connaissance fortuite des rapports sexuels entre les parents, précocité sexuelle. C’est avec le rêve infan­tile des parents supposés, avec le doute purement imaginatif ou non sur la véritable filiation que le complexe Œdipien est en plus étroite corrélation, et cela déjà dès le mythe primitif. Et c’est surtout la persistance de ce thème dans toutes les littératures et à toutes les époques qui constitue un argument en faveur de l’existence dans l’âme de la race des tendances que ce complexe suppose. Quand nous parlons de ces répercussions de sentiments qui font qu’un sentiment a ses harmoniques, nous faisons intervenir un inconscient en dépendance assez prochaine de la conscience individuelle. C’est dans un inconscient plus profond, en quelque sorte préhistorique, assimilable au génie de l’espèce que prennent naissance ces tendances en rapport avec certaines situations éternelles de la vie humaine que nous trouvons en action dans les mythes, et qui, lorsqu’elles se sublimisent chez l’individu, y peuvent être un indice de vitalité géniale.

Le thème fantaisiste des parents supposés d’après lequel l’enfant rêve de parents de condition plus élevée que les siens se retrouve [p. 280] dans la mentalité de Tolstoï, suivant une étude psychoanalytlque (27), mais pris en sens inverse. Orphelin, il a le souvenir de parents qu’il a crus indifférents parce qu’ils ne sympathisaient pas avec son extrême (motionnalité : de là une tendance à se croire un enfant trouvé recueilli par pitié. Dans son rêve de vol il se voit aller au ciel avec sa mère. Le doute au sujet de la bonté de son père en qui il voit un personnage surhumain sera le principe de ses doutes religieux. La caractéristique de la personnalité de Tolstoï, selon la critique, serait un égoïsme matérialiste. Sa conversion n’est telle qu’en apparence. Il a recours à des compromis pour n’abandonner rien des avantages de fortune, de naissance et de situation, tout en louant l’humilité et la vie simple pour les autres. Son opposition à la civilisation et au côté mystique de la religion est du pur matérialisme. Son attitude sur la question sexuelle est très inconsistante. Il n’aurait réellement pu s’affirmer qu’en luttant contre des difficultés réelles, à l’abri desquelles sa fortune le met. Ce jugement perspicace parait assez juste. Et le caractère de Tolstoï est parmi les problèmes par lesquels la nouvelle critique devait être naturellement attirée.

S’il n’est point de grande œuvre ou de génie artistique qui ne porte en soi quelque énigme ou même parfois quelque tare dans laquelle le médecin de l’ame décèlera la marque de l’idée fixe ou du rêve infantile, à plus forte raison relèvent d’une étude psycho-médicale des personnalités artistiques ayant quelque chose de tragique dans leur destinée, des talents qui, ayant comme homme et comme artiste un pied dans le monde imaginaire, offrent cet intérêt d’établir la transition entre le déséquilibre mental et la construction imaginative esthétique. Ils sont intéressants à analyser soit au point de vue de la répercussion de leur névrose sur leurs œuvres, soit dans leur existence dont les événements ont pris une notoriété du fait de leur qualité d’écrivain ou d’artiste.

Dans l’œuvre de Segantini (27) comme dans sa vie, domine avec l’idolâtrie de sa mère morte jeune, l’association de la maternité et de la mort. Il a conservé de sa mère une image de fragilité et de douceur à laquelle il mêle le remords imaginaire d’avoir hâté sa mort par sa naissance, punition inconsciente des souhaits de mort oubliés d’une enfance peut-être sans caresses. Sa Jeunesse en lutte contre des puissances hostiles en fait un rebelle. Comme peintre de la haute montagne, il trouve la réalisation de sa personnalité dans un amour si extatique de la nature qu’on peut le qualifier de sublimation de l’amour sexuel. Le motif maternel reste toujours présent, il le sera encore dans la période suivante, d’inspiration sombre et anti-naturelle, mais il est nimbé de ressentiments inconscients où reparaissent les impulsions « ambivalentes » de l’enfance, Il lui reste à [p. 281] peindre la mort qu’il représentera sur le thème du « retour au foyer ». Dès ce moment il rêve de la mort et sa fin sera un suicide inconscient, dernière phase de la réalisation de son complexe

Les antécédents biographiques de Gogoll (29), les lacunes de son expérience amoureuse, se vérifient dans son œuvre où la femme représente le principe du mal. Dans son hostilité contre l’autorité paternelle a pris naissance son attitude d’opposant contre toute autorité, d’inadapté en marge de la vie. C’est l’effort pour jeter un pont entre son âme et la vie qui le pousse à créer son œuvre. Il ne fait autre chose que se projeter soi-même avec ses conflits internes dans ses personnages. Le réalisme hallucinatoire de ses peintures est un effet de su passivité même devant la vie. Dominé par le complexe de la peur de la mort et de la peur de la femme, il n’en peut triompher qu’en défiant l’une et en se donnant à la plus idéale personnification de la femme, Il choisit de se laisser mourir d’inanition, agenouillé devant une peinture de la « Vierge glorieuse ».

Pour Dostoïewsky dont nous avons parlé, le psychoanalyste fait intervenir (et de même pour Maupassant), la constellation maternelle-­paternelle. L’explication mentionne des chocs moraux éprouvés pendant l’enfance. Dostorewsky perd sa mère tout jeune, est affecté par la mort de Pouchkine, dont il est ardent admirateur. Sa révolte contre l’autorité procède d’un inconscient esprit de révolte de l’enfant contre le père. Sa mentalité est de type infantile par le fait de rapporter tout à soi. La période d’irritabilité qui précéda chez lui les développements de l’épilepsie fait place au calme et à la maîtrise de soi après sa révolte contre les autorités, qui le fit exiler en Sibérie, la lutte en ces circonstances ayant eu l’effet d’une cure .

A côté des Gogol, des Segantini, et des Dostorewsky, le caractère de deux écrivains connus N. Lenau et H. de Kleist participe d’un caractère d’anormalité qui est étudié plutôt dans les événements de leur vie. La forme si ce n’est le fond du dérangement mental éprouvé par Lenau (30) vers la fin de sa vie est déterminée par sa passion platonique pour Sophie Lowenthal. L’attirance de l’un pour l’autre, faite d’une similitude de leurs complexes respectifs (filial maternel, et filial paternel), aggravée d’insensibilité hystérique chez Sophie, se change finalement pour Lenau, incapable de rompre le charme, en un sentiment « d’ambivalence » ; sa crainte de mourir reportée sur Sophie, déguisement inconscient d’un souhait de mort, alterne avec les manifestations les plus tendres.

M. de Kleist (31), lui, n’a pu réaliser logiquement son idéal de l’impossible et complet amour que par le don mutuel dans la mort. Les [282] traits dominants sont l’irritabilité, le perpétuel désappointement et une perpétuelle confusion de l’imaginaire avec le réel procédant d’une incapacité de contrôle sur son inconscient. Dans ses amitiés masculines, il cherche comme la protection du giron maternel. C’est encore le rêve infantile jaloux d’une mère toute à soi dont il caresse infructueusement la réalisation dans ses rapports avec sa fiancée qui se rebute et avec une demi-sœur dépourvue d’abnégation. Ses énergies avaient été momentanément réveillées par la guerre. La psychoanalyse signale ici une action vicariante par laquelle les sentiments anti-paternels se reportent contre l’ennemi. Dans d’autres cas nous les avons vus se reporter contre toute autorité.

Ces dernières analyses s’appliquent à des sujets d’hérédité pauvre et chargée. Le facteur sensuel y semble dominant même par ses lacunes ou ses perturbations qui prennent toute leur importance chez l’artiste, déterminent la forme de son inspiration, et dramatisent son existence. L’idéalisation que pratique l’artiste est plus sûrement d’ordre sexuel que les sentiments de curiosité, de peur, que l’école de Freud rapporte à ce mobile.

L’impossibilité de réaliser pleinement sa destinée que nous avons observée chez quelques-uns et qui aboutit à l’impasse de la folie, de la mort lente ou du suicide inconscient, n’a pas la même issue tragique pour d’autres maîtres chez lesquels le travail créateur reprend le dessus. Pour les uns et les autres, le rôle de la théorie des complexes comme hypothèse de travail est loin d’être négligeable, et inaugure un nouveau mode de critique artistique dont la contre-épreuve résiderait peut-être dans la contribution spontanée que les artistes eux-­mêmes apportent à la psychoanalyse, suivant le témoignage de ses adeptes, par les intuitions et les anticipations qui s’élancent du riche fonds de leur inconscient.

J. PÊRÈS.

 

NOTES

(1) Psychoanalytic Studies or genius by Lucile Dooley, Clark Universily (American Journal of Psychology, july 1916).

(2) Winiarsky. Essai sur la mécanique sociale. L’équilibre esthétique (Rev. Philosophique, 1899, I, 569-605).

(3) Publiées soit en volume soit dans : Imago, American Journal of Psychology, Schriften zur angewandlen Seelenkund., Journal pf abnormal Psychology, Grenzfragen des Nerven und Seelenlebens, American Journal of Medical science, etc,

(4). P. Janet, La Psychoanalyse (Journal de Psychologie, janvier-avril 1914). — Y. Delage, Une psychose nouvelle, la. psychoanalyse (Merc. de Fr., 1916, 6, 27-47). [en ligne sur notre site]

(5) Le Feu.

(6) Harmonies de la nature, VII, De l’amitié.

(7) Freud, Schriften, 1910, VII.

(8) Eug, Mùntz, Léonard de Vinci.

(9) Alice Sperber (Imago, 1914, III).

(10) Pierce Clark (American Journal of medical science, novembre 1914).

(11) E. Hitschmann, Imago, Il, 1913.

(12) L. Jekels, Imago, 1914, lll, 4.

(13) G. Lomer, 1913.

(14) O. Pfister, 1910, Schriften, VIlI.

(15) O. Pfister Zentralblatt für Psychoanalyse, 1911, I.

(16) K. Abraham, Imago, 1912, I.

(17) M. Graf, Schrilten, 1911, IX.

(18) O. Rank, Schriften, 1911, Xlll.

(19) E. Jones, American Journal of Psychology, 1910. XXI.

(20) Freud, Schriften, l, 81.

(21) Hamlet ou les suites de la piété filiale (Moralités légendaires, éd, du Merc. de Fr. 17-72).

(22) Mélange posthume.

(23) Salomon Reinach, Le gendre et la belle-mère (Anthropologie, 1911, p. 645).

(24) S. Reinach, art. cité, p. 654.

(25) Chez les Australiens, le sens de mère ne désigne pas telle femme qui a donné la vie à tel individu, mais toute femme qui se trouve dans un rapport social déterminé avec un groupe d’hommes et de femmes, qu’elle ait donné naissance ou non à l’un d’entre eux. Anthropologie, 1911, 300.

(26) Cf. R. V. Comptes-rendus sur « la mortalité et la nativité chez les nègres du Congo », Anthropologie, 1911, 738.

(27) H. Freimark, Grenfragen, 1909.

(28) K. Abraham, Schriften, 1911, Xl.

(29) Otto Kans, Schriften des Vereins für frei psychoanalylische Forschunq, 2, 1912, 81 p.

(30) J. Sadger, Schriften, 1909, VI.

(31) J. Sadger, Grensfragen, 1910.

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