La psychanalyse. Freud et le freudisme. Par Philippe Chaslin. 1922.

CHASLINPSYCHANALYSE0006Philippe Chaslin. La psychanalyse. Freud et le freudisme. Article parut dans « La Revue de France », (Paris), 2e année, n°24, 15 décembre 1922, pp. 737-760.

Philippe Chaslin (1857-1923). Aliéniste, grand spécialiste de la nosographie française et allemande, il fait une description fort pertinente de la confusion mentale et de la folie discordante, synonyme de schizophrénie [La confusion mentale primitive. Stupidité, démence aiguë, stupeur primitive. Paris, Asselin et Houzeau, 1895. 1 vol. in-8°, IX p., 264 p.]. Il fut chef à la Salpêtrière, après avoir exercé à Bicêtre. Il est le premier à s’opposer avec vigueur à la théorie de la dégénérescence alors dominante. On lui doit un ouvrage resté sans égal : Eléments de sémiologie et clinique mentales. Paris, Asselin et Houzeau, 1912. 1 vol. in-8°, XXIV p., 956 p. – Mais aussi une thèse de médecine fort remarquée :  Du rôle du rêve dans l’évolution du délire. Thèse de la faculté de médecine de Paris n° . Paris, A. Davy, 1887. 1 vol. in-8°, 61 p. et exemplaire de librairie identique : Paris, Asselin & Houzeau, 1887. 1 vol. in-8°, 61 p. [en ligne sur notre site]
Maid aussi : — (Avec T. Alajouanine). Un cas de délire d’influence obsédante. Article parut dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), XVIIIe année, n°10, 15 mars – 15 décembre 1920, pp. 945-955; [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. 
– Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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LA PSYCHANALYSE

Freud et le Freudisme

La psychoanalyse ou psychanalyse est un système d’explication générale des principaux processus psychologiques normaux et pathologiques, qui a été édifié peu à peu par le docteur S. Freud, professeur à la Faculté de médecine de Vienne. Après avoir suivi les leçons de Charcot à la Salpêtrière, Freud commença vers 1885 par étudier le mécanisme mental de l’hystérie et son traitement dans un dessein purement médical.

Puis il se vit entraîné progressivement à analyser non seulement l’hystérie et les autres névroses, mais encore les rêves ordinaires, les lapsus de parole ou de plume, les jeux de mots, etc., et aussi les affections mentales que l’on englobe ordinairement sous le nom de folie. Sa doctrine, est devenue une psychologie générale, qui s’écarte notablement des doctrines classiques ; elle exclut toute considération anatomo-physiologique. Freud est maintenant le chef d’une école florissante qui a trouvé des adeptes dans tous les pays, non seulement parmi les médecins, mais encore parmi les psychologues, les philosophes, les littérateurs, etc., car [p. 738] médicale, puis psychologique, la psychanalyse a été enfin étendue à l’art, à la religion, à la sociologie ; elle a débordé le cadre étroit de ses débuts. Cette extension a fini même par faire d’elle une métaphysique, suivant l’expression de Régis et Hesnard. Des élèves du professeur Freud comparent sa doctrine à celle de Bergson, celle-là expliquant l’évolution de l’individu et celle-ci expliquant l’évolution de l’espèce.

En s’amplifiant ainsi, l’école a échappé un peu à l’autorité et à la direction de son fondateur : certains disciples donnent aux principes une interprétation, condamnée, et durement, par le Maître. Les travaux qu’elle a suscités sont très nombreux, et plusieurs revues lui sont exclusivement consacrées. Mais les disciples de Freud sont rares dans notre pays, et la doctrine y est assez généralement ignorée. Cependant, depuis quelque temps, la curiosité pour elle s’est éveillée, soudain et avec force. En dehors des articles portant sur des points spéciaux et des publications de vulgarisation, on pourra se procurer un tableau d’ensemble du sujet en lisant deux livres. D’une part, les idées de Freud sont exposées par lui-même avec beaucoup de talent et de brio dans des leçons toutes récentes, traduites en français (1) (on annonce la traduction de ses autres ouvrages). Ces leçons sont d’autant plus intéressantes qu’elles constituent, en même temps qu’une introduction assez claire pour des idées qui le sont souvent peu, un plaidoyer pro domo. Il essaie de répondre aux critiques qui lui ont été adressées. Ses contradicteurs sont généralement très âpres, aussi passionnés souvent que les partisans de la psychanalyse, qui mettent à la défendre une ardeur extrême ; comme lorsqu’il s’agit d’une foi ou d’une véritable religion. D’autre part, Régis et Hesnard ont donné, dans un livre qui en est à sa deuxième édition (2), une remarquable critique, très impartiale, et un exposé complet du « freudisme ». Dans le Présent travail, je ne puis avoir d’autre ambition que d’essayer d’indiquer, autant que possible, les grandes lignes de la théorie de Freud, en laissant de côté les variantes des disciples. [p. 739] Malgré la brièveté de cette étude, qui n’est qu’une esquisse, je serai forcé d’entrer dans des détails minutieux : je m’en excuse d’avance. De plus, je dois prévenir franchement le lecteur que le sujet est très délicat : la psychanalyse cherche systématiquement à mettre au jour les détails les plus intimes et les plus scabreux de la vie sexuelle.

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Tout le monde a entendu parler de l’« inconscient ». C’est l’ensemble des « faits psychologiques dont le sujet n’a pas conscience », comme le dit Edmond Goblot dans son Vocabulaire philosophique. D’après les psychologues, cet « inconscient » sert non seulement, pour ainsi dire, comme magasin des souvenirs ; mais a un rôle actif, dynamique, dans l’élaboration de ce qui peut devenir conscient. Ainsi un enfant apprend sa leçon le soir ; il la sait mal. Il ne s’en occupe plus ; il dort, et le lendemain matin il la sait parfaitement. On attribue ce phénomène au travail de l’inconscient. On cherche à résoudre un problème, on le retourne sous toutes ses faces, on n’aboutit pas ; de guerre lasse, on le laisse de côté, on n’y pense plus : brusquement la solution apparaît. C’est encore l’inconscient qui a travaillé dans son coin. Dans un de ses célèbres ouvrages, Science et Méthode, H. Poincaré a fait un récit très vivant, d’après l’observation prise sur lui-même, de ce processus, du moins de la partie consciente, nécessaire, suivant lui — et c’est exact — au travail utile de l’inconscient. Ceux qui sont au courant de la philosophie de Bergson se rappelleront que ce philosophe a insisté beaucoup sur la persistance de tous nos souvenirs emmagasinés dans l’inconscient. Ces souvenirs se pressent à la porte de la conscience et ne sont utilisés qu’en partie au fur et à mesure des besoins du travail conscient. Cette idée de Bergson, qui reconnaît ainsi à l’inconscient une existence permanente et une action permanente, se retrouve chez Freud, mais amplifiée, renforcée, exagérée, car, pour lui, c’est l’inconscient qui est le moteur primordial et constant des actions et pensées humaines. [p. 740] Cet inconscient serait formé de deux parties, l’« inconscient proprement dit » et le « préconscient ».

L’inconscient proprement dit se constitue tout à fait au début de la vie infantile et continue à jouer, caché, un rôle considérable. Le préconscient s’est formé sous l’influence de l’expérience soit personnelle, soit commandée par les éducateurs, et par conséquent il se forme tout le long du développement de l’individu. Lorsque ce préconscient subit l’action du refoulement, il est ramené dans la « région » de l’inconscient, qui réagit sur lui, par exemple pour former le rêve, comme on le verra plus loin. Cette théorie de l’inconscient et du préconscient est présentée par Freud sous la forme d’un schéma topographique. L’inconscient est chargé d’affectivité, c’est ce qui explique son énergie toujours prête à se déployer.

Comme le dit Maeder (3), un élève un peu dissident de Freud, l’inconscient développe une incessante activité diurne et nocturne : le mot nocturne s’explique ; car le rêve le plus banal, celui que nous faisons tous sans y attacher d’importance, est un fruit de cet inconscient. Chose plus étonnante, ce fonds ignoré de la personne, cette « énergie » sans cesse agissante, est l’instinct sexuel que Freud appelle libido. Cet instinct tend sans cesse à l’action pour la recherche d’un plaisir ; il est régi par « le principe du plaisir ». Freud lui donne une extension considérable, comme on va le voir. Aussi a-t-on cherché à interpréter sa pensée. Jung a voulu faire de la libido l’énergie se manifestant dans chacun des instincts, en les faisant participer à l’action de l’inconscient. Freud, dans ses dernières leçons, réprouve formellement cette interprétation : la libido est sexuelle et rien que sexuelle, car est sexuelle toute satisfaction obtenue en calmant l’excitation déplaisante d’un organe quelconque par une manœuvre appropriée. Cette activité est inconsciente, parce qu’elle est maintenue et tenue à l’écart par le refoulement, autre énergie agissant en antagonisme, et qui se constitue surtout sous l’empire des tendances acquises par l’éducation, sous la [p. 741] pression de cette réalité extérieure qu’est la société. L’ensemble de ces dernières tendances est appelé par Freud la « tendance du moi », Ichtrieb. Cette force opposée au principe du plaisir tend à courber l’individu sous le joug de la vie sociale, de la réalité, représentée au début par les parents : c’est l’intérêt. Elle tend aussi au plaisir pourtant, mais différé et atténué, s’accompagnant de la certitude que « procurent le contact avec la réalité et la conformité à ses exigences » (p. 372), la conformité au principe de réalité. C’est sous l’influence de cet Ichtrieb que, chez l’individu sain, l’instinct sexuel finit par se canaliser dans la voie normale.

A quel moment se développe donc la libido ?

Elle apparaît à la naissance même, répond Freud. Primitivement, dès la naissance, la libido est diffusée dans des organes autres que ceux où elle se concentrera plus tard et répandue sur des objets bien différents de ceux qui seront considérés ensuite comme buts légitimes de l’amour. C’est ici que la pensée de Freud est le plus extraordinairement audacieuse, choquante même par son outrance. Le nourrisson qui tette éprouve deux plaisirs, celui de se nourrir et celui de sucer. Ce plaisir de sucer est séparable de l’autre, puisqu’on voit l’enfant sucer son pouce ou des objets étrangers à son corps. Ce plaisir est un plaisir de libido, répète Freud avec insistance. Mais il y a d’autres zones érogènes encore chez l’enfant ; elles siègent dans tous les organes qu’il peut atteindre. L’origine de ces localisations devrait être cherchée en partie dans un legs des premiers temps de l’évolution remontant aux animaux inférieurs. La recherche de ces satisfactions disparaît peu à peu sous l’influence de l’éducation : c’est la période de latence (entre six et huit ans). Cette première phase d’érotisme diffus sort presque complètement de la mémoire par un oubli « actif », puisqu’il y a eu refoulement (p. 339).

Puis, dans la période immédiatement préparatoire à la puberté, ces tendances oubliées reparaissent come si elles étaient diffuses, mais elles étaient nouvelles ; elles sont encore assez diffuses, mais elles se localisent peu à peu et de plus en plus physiologiquement. Psychiquement, « la sexualité est encore indécise dans son but » (Régis et Hesnard) ; l’enfant est en [p. 742] puissance un pervers polymorphe, et il est à la merci d’un choc occasionnel qui pourra, aidé par l’hérédité prédisposante, le faire dévier d’un côté ou de l’autre, ou rappellera même des tendances de la première période. C’est la période d’immoralité infantile : amours précoces et généralement malsaines, hétéro ou homosexuelles, « narcissisme », curiosité pour le mystère de la naissance, tendance à la cruauté, racine du sadisme ou du masochisme suivant sa direction, excitabilité extrême sous l’action du jeu, des émotions fortes, etc. C’est parmi toutes ces tendances, en groupant celles-ci de différentes façons, que se forment ces « complexes » chargés d’affectivité, d’émotion, auxquels Freud attribue un si grand rôle, même ultérieur. Parmi ceux-ci, le plus important, qu’il a nommé le « complexe d’Œdipe », d’après la tragédie grecque, est l’amour du garçon pour sa mère, amour non pas filial, mais sexuel, « libidineux », accompagné d’une jalousie féroce contre le père. S’il s’agit d’une fille, c’est l’amour pour le père (4). Ce complexe d d’Œdipe est l’origine du remords. C’est lui « qui a suggéré à l’humanité, dans son ensemble, au début de son histoire, la conscience de sa culpabilité, cette source dernière de la religion et de la moralité », ainsi que l’a soutenu Freud dans un livre paru en 1913, sous le titre Totem ct Tabou. C’est lui aussi qui explique le sentiment de remords qui tourmente si souvent les « névropathes » (p. 345).

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Tel est le portrait peu flatteur que l’on nous offre de l’enfant dans la période prépubère. Loin d’être le modèle d’innocence célébré par les poètes, c’est une espèce de petit vicieux passionné, de petit monstre moral, prêt à devenir un perverti, un homosexuel, un névropathe, un psychopathe, un hystérique, etc., pour peu que le milieu ou l’hérédité nerveuse empêchent l’orientation normale de se faire. Cette évolution de tous les éléments de la libido, faisceau de tendances, peut n’être pas régulière : telle ou telle tendance partielle s’arrête, c’est la « fixation ». Elle a pour conséquence un état anormal. Cette fixation, pour peu qu’un obstacle se [p. 743] dresse ultérieurement devant la libido qui cherche à se satisfaire, favorise la « régression » des autres tendances constituantes, et l’individu: est pervers ou névrosé (p. 355). Sous les symptômes de la névrose, on découvrira la libido, qui a cherché et trouvé ainsi une satisfaction factice, pathologique, ne pouvant en avoir une réelle.

La puberté est le moment décisif ; elle doit amener la recherche du vrai but sexuel, l’union avec le sexe complémentaire, ayant pour objet l’enfant, et s’accompagnant de satisfaction normale (Endlust). Parmi les tendances diverses que nous venons d’indiquer brièvement, sont supprimées celles qui sont opposées à ce but par leur nature ; les autres sont conservées, mais à titre de prélude (Vorlust). Il y a là un processus à la fois psychique et organique et une hiérarchie nécessaire des plaisirs normaux. Cela explique le danger pour la santé des pratiques que l’on décore du nom de malthusianisme, mais que Malthus était loin de conseiller, car la seule qu’il permît était la continence stricte.

Malgré cette orientation normale, le milieu peut entretenir quelque temps une déviation, telle que, dans les pensionnats, les collèges, l’amitié, trop souvent malsaine, entre jeunes gens du même sexe. Cette déviation, dans la très grande majorité des cas, est rapidement « refoulée », mais il arrive aussi que les premières amours se ressentent de ce fameux complexe d’Œdipe : passion de la jeune fille pour un homme âgé, substitut de son père, passion du jeune homme pour une femme mûre qui pourrait être sa mère par l’âge.

Cette libido ainsi canalisée, localisée, continue à agir malgré tout en dehors et ailleurs… « Ces mêmes émotions sexuelles prennent une part qui est loin d’être négligeable : aux créations de l’esprit humain dans les domaines de la culture, de l’art et de la vie sociale. » Elles subissent en partie une « sublimation » ; elles sont en partie transformées et utilisées pour des buts sociaux supérieurs. Si bien que l’art est une sorte de névrose supérieure. Mais les instincts sexuels sont mal domptés. C’est pourquoi « la société ne voit pas de plus grave menace à sa culture que celle que présenterait la libération des instincts sexuels et leur retour à leurs buts [p. 744] primitifs. Aussi la société n’aime-t-elle pas qu’on lui rappelle cette partie scabreuse des fondations sur lesquelles elle repose. Sa méthode d’éducation détourne autant que possible l’attention de chacun de ce domaine (p. 21, 22).

Si l’homme (ou la femme), devenu adulte, n’a pu refouler, suffisamment ou sublimer sa libido, il est un pervers ou un névrosé. La place me manquant, je ne puis insister sur les névroses, comme cela serait nécessaire pour que l’exposition de la théorie fût complète. Dans les névroses, la libido se satisfait par une espèce de rêve, les idées obsédantes, ou encore, dans l’hystérie, par une espèce de rêve corporel, les symptômes, pouvant simuler des maladies organiques. Ce rêve spécial est une sorte de refuge par fuite du réel. La théorie des névroses n’explique complètement que l’hystérie. Celle-ci est le fruit du déguisement de certaines idées sexuelles infantiles. Or, celles-ci peuvent être vraies, mais elles peuvent aussi être fausses ; c’est Freud lui-même qui le dit. Il en tire la conclusion que, « dans le monde des névroses, c’est la réalité psychique (la fantaisie) qui joue le rôle dominant » (p. 384).

L’hystérie, l’obsession et l’hystérie d’angoisse (terminologie de Freud) sont les « névroses de transfert ». Le mécanisme psychique des autres névroses et des folies est très éclairé aussi par la psychanalyse ; en revanche, elles sont rebelles au traitement freudique. Comme exemple de l’explication de la folie, je donnerai seulement le délire des grandeurs : celui-ci est la conséquence immédiate de l’agrandissement du moi par toute la quantité d’énergie libidineuse retirée des objets ; elle est « un narcissisme secondaire survenu comme à la suite du réveil du narcissisme primitif, qui est celui de la première enfance » (p. 442). Les trois premières névroses seules sont accessibles au traitement. C’est pour cela que Freud les appelle névroses « de transfert » ; il avoue franchement que ce mot indique le transfèrement sur le médecin de la libido cachée. En termes plus simples, le traitement consiste à rendre la patiente amoureuse de son médecin, condition de la sine qua non guérison. S’il s’agit d’un homme, l’amour se sublime dans l’enthousiasme ou la vénération, [p. 745] ou plus rarement est homosexuel, ou enfin devient un transfert négatif, se transforme en haine. Ceci fait, on tâche de détourner cet amour, en aidant la malade à sublimer une partie de sa libido. Quant à l’autre partie, on la détourne aussi de la personne du médecin… Freud pense que la morale sociale actuelle « coûte plus de sacrifices qu’elle ne vaut »… (p. 542).

Il la critique ouvertement devant la malade et habitue celle-ci à juger par elle-même. « Nous nous disons, ajoute Freud, que celui qui a su, après avoir lutté contre lui-même, s’élever vers la vérité, se trouve à l’abri de tout danger d’immoralité et peut se permettre d’avoir une échelle de valeurs morales quelque peu différente de celles en usage dans la société » (p. 453). On sait que l’hystérique est très suggestible. Grâce au transfert, la psychanalyse acquiert « la possibilité de tirer un tout autre profit de la force de la suggestion » (p. 471) que la suggestion ordinaire.

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Comment Freud est-il arrivé à construire sa théorie ? Ses premières recherches avaient porté sur l’hystérie, ainsi que je l’ai dit, et il avait été frappé de trouver souvent des préoccupations inavouées, des aventures amoureuses, remontant ordinairement à l’enfance. Ce n’était que par des détours, des interprétations de pensées exprimées, qu’il finissait par découvrir cet arrière-fond, ignoré même de la malade. Ayant renoncé à l’hypnotisme, il employa son procédé spécial de laisser le patient se livrer à la rêverie à haute voix en présence du médecin. Il crut reconnaître, parmi les pensées de cette rêverie, les aveux involontaires voilés, des symboles des anciens désirs que le « refoulement » avait enfouis dans l’inconscient et qui se révélaient ainsi à l’esprit exercé et inquisiteur du médecin psychanalyste. Ordinairement, cet inconscient ainsi mis à nu et présenté par le médecin à la conscience du patient met celui-ci en révolte. Le patient résiste tant qu’il peut contre son désir vrai, car ce n’est pas pour rien que ce désir était refoulé dans l’oubli. [p. 746]

Il y a une analogie extrême entre le rêve du sommeil ordinaire et cette rêverie que Freud avait appris primitivement à connaître par le sommeil de l’hypnose. L’étude du rêve sera donc aussi d’un grand secours pour découvrir l’inconscient refoulé. D’autres manifestations encore, fréquentes elles aussi, révélatrices du rôle du « refoulement », sont le lapsus de parole ou de plume et les autres défauts de fonctionnement de l’esprit, tout ce que Freud appelle des actes manqués (Fehlleistungen). Mais ici, plus évidemment, l’inconscient qui agit paraît généralement formé d’un désir très actuel, momentanément disparu de la conscience, et qui peut n’avoir rien à faire avec la libido.

Dans son Introduction, Freud commence précisément par montrer à ses auditeurs, puis à ses lecteurs, le profit que l’on peut tirer pour l’initiation à sa doctrine complète de l’étude de l’acte manqué, et ensuite du rêve. Celui-ci a déjà, bien avant Freud, occupé des observateurs tels que A. Maury. Mais, comme pour les actes manqués, Freud nous donne pour le rêve une théorie originale.

 

Je vais citer maintenant quelques exemples parmi ceux mêmes que donne Freud (5). On comprendra mieux ainsi la manière de chercher le fond sous les apparences, les causes cachées sous leurs résultats dissimulateurs.

Un assistant, dans un banquet offert à son chef, le professeur X…, porte un toast à celui-ci et termine en voulant dire : « Je vous invite à boire (anstossen, « trinquer, choquer les verres ») à la prospérité de notre chef. » Au lieu de cela, il dit : « Je vous invite à détruire (aufstossen) la prospérité de notre chef. » C’est un lapsus linguæ. L’explication qu’en donne Freud est que ce mot malheureux exprime bien involontairement le vrai désir caché, refoulé, de l’assistant qui déteste son chef et qui est obligé de porter la santé de celui-ci. Il y a d’autres sortes de lapsus, et on peut les classer. Freud affirme que le mécanisme indiqué, le refoulement d’un désir, explique toutes les autres sortes : le désir caché [p. 747] interfère avec le désir patent. De même l’oubli d’une promesse, d’un acte à accomplir, voire d’un nom propre ou de la place d’un objet tient au courant contraire, le désir installé dans l’ombre ; ce désir empêche l’évocation de l’acte non souhaité, du nom détesté, empêche de retrouver un objet auquel on ne tient pas, soit pour lui-même, soit en tant que cadeau d’une personne désagréable.

Parmi ces actes manqués, Freud range toutes ces actions en apparence sans but que nous accomplissons en pensant à autre chose, ces mélodies que nous chantonnons, etc. Tout cela a sa signification profonde, cachée, explicable psychologiquement, car pour Freud l’explication des Fehlleistungen ne saurait être physiologique.

A côté de l’acte manqué, Freud étudie ce qu’il appelle l’idée libre. Celle-ci est obtenue en invitant le sujet à penser librement à un nom propre ou à un nombre. Ce choix n’est pas le résultat du hasard, c’est-à-dire d’un déterminisme physiologique inconnu. Il résulte d’un déterminisme psychologique rigoureux ; de même encore la trouvaille des mots associés dans les expériences de Bleuler et Jung est sous la dépendance des complexes du sujet, autrement dit de l’ensemble de la situation psychique plus ou moins momentanément ignorée du sujet. Freud va même jusqu’à trouver une explication analogue à ces cas où un jeune garçon laisse tomber involontairement sa montre juste la veille du jour anniversaire de sa naissance : cet adolescent souhaitait tacitement une nouvelle montre.

Voici un exemple très simple d’oubli de nom propre, incident minuscule de la vie de Freud lui-même, mais qui lui sert à montrer le mécanisme psychologique qu’il croit le fond de ces erreurs. Un beau jour Freud oublie le nom du petit pays dont Monte-Carlo est la capitale. Malgré tous ses efforts, impossible de s’en souvenir. Finalement il laisse des noms de substitution surgir : Monte-Carlo, puis Piémont, Albanie, Montevideo, Colico. Dans cette série, Albanie frappe son attention et suscite Montenegro par le contraste entre blanc et noir. « Je m’aperçois alors que quatre de ces mots de substitution contiennent la syllabe mon ; je retrouve [p. 748] aussitôt le nom oublié et m’écrie : Monaco ! Les noms de substitution furent donc réellement dérivés du nom oublié, les quatre premiers en reproduisant la première syllabe, et le dernier la suite des syllabes et toute la dernière syllabe. Je pus en même temps découvrir la raison qui me fit oublier momentanément le nom de Monaco, c’est le mot München, qui n’est que la version allemande de Monaco, qui avait exercé l’action inhibitrice. » On saisit bien ici le rôle de l’inconscient, mais récent.

Ainsi cet accroc momentané du fonctionnement intellectuel et moteur résulte de la rencontre de deux courants, plus ou moins chargés d’émotion, deux désirs qui interfèrent, et dont l’un est inconscient ; il y a une tendance perturbatrice et une tendance troublée. Le phénomène manifeste un « compromis » entre les deux.

 

Le rêve sera le résultat d’un mécanisme analogue, mais beaucoup plus compliqué, et dont l’étude sera forcément plus longue et plus difficile. Freud a employé tout un livre à cette étude avec le titre die Traumdeutung, dont la première édition a paru en 1900. L’analyse des actes manqués nous a montré que l’on rendait « accessibles les éléments cachés et ignorés, à l’aide d’associations se rattachant à la substitution prise comme point de départ. D’après l’exemple fourni par l’oubli d’un nom, nous devons admettre que les associations se rattachant à l’élément d’un rêve sont déterminées aussi bien par cet élément que par son arrière-fond inconscient » (p. 114).

Commençons par un rêve simple ct facilement explicable, mais où le rêve est de plus une reproduction non déformée d’un acte, par exemple, satisfaisant un désir qui existait pendant la veille, généralement les jours précédant immédiatement le rêve. Cela est très facile à constater, surtout chez les enfants. Voici un exemple : « Un garçon de vingt-deux mois est chargé d’offrir à quelqu’un, à titre de congratulation, un panier de cerises. Il le fait manifestement très à contrecœur, malgré la promesse de recevoir lui-même quelques cerises en récompense. Le lendemain matin, il raconte avoir [p. 749] rêvé « He(r)mann (a) mangé toutes les cerises » (p. 129). Ces rêves d’enfants sont des actes psychiques, intelligibles, complets, non déformés (ou à peine), qui traduisent un désir non satisfait dans la réalité, et apportent « la réalisation directe, non voilée, de ce désir ». Freud conclut que ce désir aurait empêché le sommeil, mais que, grâce au rêve, on peut dormir : « Loin d’être, ainsi qu’on le lui reproche, un trouble-sommeil, le rêve est un gardien du sommeil qu’il détend contre ce qui est susceptible de le troubler (p. 131). Cette réalisation qui satisfait le dormeur se présente sous la forme d’une hallucination. C’est la transformation de la pensée en événement vécu (p. 132). Le rêve est un compromis entre deux tendances, tout comme l’acte manqué. Ici, le désir du sommeil et le désir qui le troublerait complètement interfèrent et produisent le rêve : on dort, pas si bien que si on ne rêvait pas, mais on dort tout de même, grâce à la satisfaction incomplète trouvée dans la réalisation fictive du désir. Tel est le premier résultat original que trouve Freud dans l’examen du rêve simple non déformé qui révèle immédiatement sa source cachée.

Le rêve d’adulte revêt parfois ce type infantile. Ordinairement il présente une déformation telle qu’il est impossible à première vue de la comprendre. Ainsi, dans le rêve suivant. Malgré sa longueur, je crois devoir en donner l’analyse pour faire saisir le procédé de Freud.

« Une dame encore jeune, mariée depuis plusieurs années, rêve ceci : elle se trouve avec son mari au théâtre, une partie du parterre est complètement vide. Son mari lui raconte qu’Élise L… et son fiancé auraient également voulu venir au théâtre ; mais ils n’ont plus trouvé que de mauvaise places (trois places pour 1 couronne 50 kreuzer) qu’ils ne pouvaient pas accepter. Elle pense, d’ailleurs, que ce ne fut pas un grand malheur » (p. 124). Invitée à expliquer elle-même son rêve, la rêveuse raconte qu’effectivement son mari lui a dit la veille qu’Elise L…, une amie de son âge, venait de se fiancer. C’est ce que Freud appelle un « prétexte » du rêve, ou « reste diurne », souvenir d’un événement récent, qui a été momentanément inconscient. Un autre prétexte ou « reste diurne » est le suivant : l’absence [p. 750] de spectateurs dans le parterre est le reliquat d’un événement réel, car la dame avait assisté à une représentation la semaine précédente, pour laquelle elle avait pris des billets tellement d’avance qu’elle avait été obligée de payer la location. Quand elle arriva, elle remarqua que sa hâte n’était pas justifiée, car le parterre était à peu près vide. Son mari la plaisanta même à ce sujet. Quant à la somme de 1 florin 50 kreuzer, elle est une allusion à une nouvelle de la veille du jour du rêve. Sa belle sœur avait reçu de son mari un cadeau de 150 florins ; elle eut la bêtise de courir immédiatement s’acheter un bijou pour la somme. La rêveuse s’arrête là ; elle n’explique pas le détail des trois places pour deux personnes, qui est une absurdité. Jusqu’ici c’est maigre comme résultat de l’analyse.

Pourtant… « le peu qu’elle nous a dit, continue Freud, suffit largement à nous faire découvrir les idées latentes de son rêve ». D’abord il y à des détails d’ordre temporel qui établissent un lien entre les différentes parties. « Elle avait pensé aux billets trop tôt, elle les avait achetés trop à l’avance ; la belle-sœur s’est empressée de courir chez le bijoutier comme si elle avait risqué de manquer le bijou. De plus, l’amie n’est encore que fiancée, mais à un brave homme, et elle est de trois mois moins âgée seulement que la dame, mariée, elle, depuis dix ans. Enfin, on remarque que la rêveuse a trouvé absurde de tant se presser pour arriver au théâtre. C’est donc cette idée, représentée par tant d’allusions accumulées, qui la hante et la tourmente. Dans le rêve, elle craint d’arriver au théâtre trop tôt. Mais aller au théâtre est une allusion à ce fait que les jeunes filles n’ont pas la permission d’aller à tous. L’acte d’aller au théâtre devient la substitution de l’idée de mariage. Le chiffre 3 est le symbole de l’homme. Acheter trois places mauvaises pour 1 florin 50 est la substitution d’acheter un mari avec une dot. La belle-sœur s’est acheté un bijou avec dix fois plus ; les places sont mauvaises, cela signifie que le mari est mauvais, il ne vaut que 1 florin 50 au lieu de 150 florins. Enfin c’est une absurdité évidente que d’acheter trois places pour deux personnes. Aussi les fiancés ne l’ont-ils pas commise. Ils n’auront rien perdu pour attendre. L’idée cachée dans l’inconscient de la dame est donc : « Je me [p. 751] suis mariée trop tôt ; avec ma dot, j’aurais pu trouver un mari dix fois mieux. » Mais l’explication n’est pas terminée. En regrettant actuellement son précoce mariage, elle se trouve ramenée à l’époque où ce mariage était pour elle la réalisation d’un désir, parce qu’il devait lui procurer la possibilité de satisfaire son amour des spectacles et, guidée par ce désir de jadis, elle remplace le fait d’être mariée par celui d’aller au théâtre. Et ce n’est pas tout. Aller au spectacle, pour une jeune fille, c’est être initiée un peu aux choses de l’amour dont on parle dans les pièces de théâtre. C’est une partie de la curiosité de savoir exactement ce qui se passe quand on est mariée. « La curiosité de tout voir qui se manifeste ici a été très certainement au début une curiosité sexuelle, tournée vers la vie sexuelle, surtout vers celle des parents… » (p.229), remontant à l’enfance ; c’est donc un désir d’origine infantile. Il fait partie de cet inconscient infantile refoulé, réprimé, mais qui est toujours prêt à agir, comme on le voit. C’est ce désir qui a été réalisé par le rêve du théâtre. Le rêve a reporté la dame à cette période où, jeune mariée, elle était fière de pouvoir tout voir, où elle se sentait supérieure par là à son amie restée jeune fille. C’est cette satisfaction qui détermine dans le contenu manifeste du rêve le fait de se trouver au théâtre. Freud y insiste. Quant aux autres détails que représentent, transformés, camouflés, les « restes diurnes » et le regret de s’être mariée si tôt, autre partie, mais momentanée et récente, de l’inconscient, ils accompagnent, sans rapport avec elle, la partie du rêve qui indique la satisfaction du désir primitif. Ces idées latentes ne pouvaient donner lieu à un rêve qu’en réveillant l’ancien désir de voir enfin ce qui se passe quand on est mariée. Telle est l’interprétation complète suivant la doctrine freudienne. Elle surprit beaucoup la dame, qui pourtant en avoua la justesse, mais sans pouvoir trouver les raisons de cette mésestime pour son mari.

Nous voyons donc qu’un rêve en apparence bien anodin recèle quelque chose de fort important et caché dans l’inconscient. L’inconscient se sert de matériaux fournis par des souvenirs refoulés « près » de l’inconscient, pour apparaître sous un masque, sous un déguisement. A cet effet il manipule, [p. 752] pourrait-on dire, ces souvenirs et désirs récents, les retravaille, les transforme, pour mieux dissimuler en se transformant lui-même. Car, sans cela, il apparaîtrait dans sa nudité honteuse qui angoisserait le rêveur et le réveillerait. C’est la censure qui lui impose cette transformation, quand elle n’arrive pas à le maintenir complètement. Plus la transformation est grande, plus cachées et profondes sont les idées inconscientes qui agissent (p. 152).

Comment s’opère la transformation entre l’idée latente de l’inconscient et l’idée patente du rêve ? Le contenu conscient du rêve, le rêve manifeste, est généralement visuel ; il emprunte dans beaucoup de cas des images à des souvenirs remontant seulement à la veille ou à quelques jours « les prétextes du rêve ». Celui-ci peut avoir d’abord trois espèces de rapports avec l’idée latente, le rêve latent : le rapport de la partie au tout, l’allusion à ce substrat ou l’approximation de celui-ci, enfin la représentation figurée de la pensée abstraite par l’image concrète qui a donné naissance au mot servant à exprimer cette pensée abstraite, processus très analogue à certains jeux d’esprit (6). Une quatrième espèce de rapport est le rapport symbolique. Il est très important par lui-même et aussi pour la théorie et l’extension de celle-ci hors de la psychologie proprement dite. Ses limites avec les autres rapports sont peu nettes. De plus, tout ce qui pourrait servit de symbole n’est pas utilisé, et, d’autre part, le rêve ne symbolise que certains éléments des idées latentes du rêve. Ces symboles proprement dits sont communs à tous les rêveurs et représentent peu de choses : le corps humain en son ensemble, les parents, enfants, frères, sœurs, la naissance, l’accouchement, la mort, la nudité, mais ensuite et surtout, avant tout, ce qui touche à la vie sexuelle, à la libido.

J’indique quelques-uns des premiers symboles : une maison (ensemble de la personne), une maison lisse (l’homme), une maison à saillies et balcons (la femme) ; de petits animaux, de la [p. 753] vermine (frères et sœurs); une action dans l’eau, soit qu’on en sorte, soit qu’on y entre (naissance, accouchement, etc.). Mais, à côté de ces symboles peu nombreux, on rencontre un symbolisme extraordinairement riche et varié de la vie sexuelle, utilisant toutes les ressemblances plus ou moins lointaines. Beaucoup sont vraiment très peu compréhensibles ; par exemple, chose curieuse, l’acte de voler en l’air en est un.

On arrive à reconnaître la valeur sexuelle de ces symboles, souvent si bizarres, par l’étude des contes et des mythes, des farces et facéties du folklore, du langage poétique et du langage commun. Chez les anciens et les primitifs, comme chez les gens incultes, ces préoccupations étaient beaucoup moins refoulées que chez les civilisés et jouaient un grand rôle dans les cérémonies’ religieuses et autres. Le domaine du symbolisme est très étendu, et celui du rêve n’en est qu’une très petite partie.

Suivant un linguiste, H. Sperber (d’Upsala), ces mêmes préoccupations ont joué un rôle important dans la naissance et le développement du langage. L’homme primitif avait commencé par exprimer les choses sexuelles par le langage ; puis les travaux auxquels il se livrait furent très probablement les équivalents et les substituts de l’activité sexuelle, et les mêmes mots servirent à exprimer le travail et l’amour. Peu à peu le mot s’est détaché du sens sexuel pour ne garder que l’autre. « Des objets qui avaient porté autrefois les mêmes noms que les objets se rattachant à la sphère et à la vie sexuelles apparaîtraient maintenant dans les rêves à titre de symboles de cette sphère et de cette vie. » (7) Ainsi le rêve nous met en rapport avec la mythologie, la linguistique, le folklore, la psychologie des peuples, la science des religions. La Revue Imago a été fondée en 1912 par Hans Sachs et Otto Rank pour servir à cette extension de la psychanalyse à ces nouveaux domaines.

Ce symbolisme, « trait archaïque « du rêve, contribue, avec les autres facteurs utilisés par la censure, à déformer, à élaborer [p. 754] le rêve, beaucoup plus complexe que le simple rêve infantile typique.

Ce fruit de l’élaboration dü rêve latent, le rêve manifeste, résulte des facteurs suivants : condensation par appauvrissement du rêve latent, déplacement de certaines idées par allusion (déjà mentionné), avec transfert de l’importance à une autre idée, transformation en images visuelles, représentation verbale plastique (l’adultère, Ehebruch, représenté par une fracture du bras, Armbruch) ; les liaisons : parce que, pour la raison que, sont supprimées parce que irreprésentables. L’absurdité du rêve représente « le jugement c’est absurde » (p. 184) ; un élément du rêve qui a un contraire peut représenter lui-même ou son contraire : c’est une ressemblance avec les langues anciennes comme le chinois ou avec certains mots latins comme sacer (« sacré » et « damné ») ; enfin il y a inversion des situations et une élaboration secondaire.

Quant aux jugements critiques et à l’étonnement, ce n’est pas l’effet de l’élaboration, mais ce sont des fragments du rêve inconscient passés tels quels dans le rêve manifeste. Je néglige, pour abréger, beaucoup de détails.

A ces traits archaïques philogéniques, se joignent des traits archaïques ontogéniques, remontant à l’enfance la plus reculée.

La déformation du rêve a un but : déguiser l’inconscient qui révolterait le dormeur et le réveillerait. Cet inconscient est avant tout ce fond infantile déjà étudié ; il essaie de profiter de l’atténuation de la censure au profit du désir du sommeil. « Le rêve nous ramène chaque nuit à la vie infantile» (p. 218). Mais c’est toujours un désir qui cherche à se satisfaire. Je passe sur l’explication du cauchemar particulièrement et invraisemblablement subtile, car elle cherche à concilier le fait de l’angoisse avec la réalisation d’un désir. L’explication du rêve paraît artificielle et saugrenue, confesse Freud, mais c’est uniquement parce que l’inconscient cherche à se déguiser, d’autant mieux qu’il est plus pervers.

 Greuze La cruche cassée.

Greuze La cruche cassée.

Voici maintenant un exemple de cette sublimation qui permet à la libido de se satisfaire en se transformant. Ici il s’agit de l’art. L’analyse porte sur un célèbre tableau de [p. 755] Greuze, la Cruche cassée (8), exécutée par un disciple de Freud, le docteur A. Stocker, de Jassy. Il va sans dire que je ne me porte pas garant de l’orthodoxie de cette étude. On se rappelle le sujet : une jeune fille se tient debout devant une fontaine où l’on aperçoit un jet d’eau s’échappant de la gueule d’un lion. Elle porte une cruche cassée, dont l’anse est passée à son avant-bras droit. Avec ses deux mains, elle soutient dans son tablier relevé des œillets fanés. La jeune fille a l’air d’avoir quitté la fontaine après l’accident. Tout, dans ce tableau, est inconsciemment symbolique, la cruche, l’avant-bras, les mains et les doigts, les fleurs, etc., tout : la jeune fille ne serait plus justifiée à se marier en toilette blanche. Il m’est impossible de donner même une idée des détails minutieux de ce symbolisme. Ce que je puis dire, et encore est-ce volontairement obscur, c’est que presque toutes les fleurs du tablier, sauf une, qui exprime aussi quelque chose, sont des œillets, et des œillets fanés. Ce n’est pas un hasard si Greuze a choisi les œillets. Des fleurs de la même espèce sont apparues en rêve à une demoiselle dont Robitsek a analysé le rêve et qui s’exprimait en anglais. Ces œillets s’appellent pinks ou carnations. Ce qui a une signification. De plus, les œillets sont fanés, et la jeune fille les empêche de tomber… Le complice est symbolisé par le lion, ce qui n’est pas non plus un hasard. La conclusion qu’il faut tirer de là est la suivante : Greuze n’a jamais eu de satisfaction dans son mariage avec la Babati et a conservé des regrets amers de la perte d’une maîtresse de sa jeunesse, alors qu’il habitait Rome, et il a d’autres regrets encore, moins sentimentaux :

« Ce sont ces désirs inassouvis que sa fantaisie lui réalise sans qu’il s’en doute. »

***

Une théorie de cette envergure n’est pas l’œuvre d’un esprit ordinaire. Il convient de le reconnaître hautement. Il faut rendre hommage à l’habileté, à l’ingéniosité, à la [p. 756] ténacité avec lesquelles son auteur l’a construite, développée et maintenue contre toutes les critiques. Ceci ne peut ressortir suffisamment de mon exposé, forcément trop succinct. Par contre, il en ressort, je crois, d’une façon très évidente, le caractère tout à fait artificiel et outrancier de la théorie.

Aussi est-elle pour moi inadmissible.

Cette confusion, pour ainsi dire voulue et défendue avec acharnement, du plaisir avec la jouissance sexuelle, est si étonnante que même des disciples, mais reniés et maudits, en ont été choqués et ont considéré la libido comme la recherche du bonheur. L’auto-érotisme et le narcissisme, le complexe d’Œdipe dans la première enfance, sont de pures vues de l’esprit. Dans cette hypothèse de la libido sexuelle, on ne s’explique plus la transformation physiologique de la puberté, puisque cette localisation de la libido et la fixation du vrai but de l’amour sont soi-disant amenés par un procédé purement psychologique. Pourtant la puberté s’accompagne de phénomènes corporels et moraux tout à fait spécifiques, qui tiennent au développement de glandes et à leurs sécrétions internes, comme on le sait bien aujourd’hui. Ces sécrétions internes, comme l’ont montré encore récemment par des expériences précises sur des animaux le professeur Gley et son élève A. Pézard (9), commandent l’installation et la persistance des caractères sexuels secondaires et la tendance vers l’autre sexe. Je ne puis malheureusement m’appesantir sur ce sujet si riche en enseignements. Aussi un des gros reproches que j’adresserai à Freud est de négliger complètement le point de vue physiologique : il prétend que sa théorie n’en a que faire (p. 431).

Considérer cette libido dans son état infantile comme l’inconscient caché qui meut presque tout l’homme, comme si le moi n’était employé qu’à tenir cet inconscient en respect, me semble une idée tout à fait gratuite. Comment se fait-il que cette libido n’ait pas évolué et qu’elle persiste telle quelle, toujours tendue, sans que le manque d’exercice, lorsqu’elle [p. 757] est bien refoulée, ne lui fasse perdre de sa force ? Pourtant les tendances changent avec l’âge et les circonstances, nous le savons bien.

Dans les actes manqués, Freud fait heureusement appel à un inconscient plus récent et plus banal. Mais pourquoi toujours vouloir que ce soit un désir ? Ceci est vrai, mais ce n’est vrai que dans un certain nombre de cas. Dans beaucoup d’autres, le lapsus n’est que physiologique. Je passe sous silence l’étude du trait d’esprit que je n’ai fait que mentionner, et qui est intéressante et plus juste. Mais, pour le rêve, la théorie du retour infantile et érotique me paraît vraiment sans fondement. Faire du rêve le « gardien du sommeil » me semble le contraire de la vérité. Quelle subtilité dans ces interprétations psychanalytiques, invraisemblables, comme celle déployée à propos du rêve donné plus haut en exemple ! Quelle difficulté, quel embarras éprouve Freud à concilier son système avec le cauchemar ! Le rêve est très différent suivant les individus ; il me paraît le plus souvent bien plus insignifiant que ne le dit Freud, et les « restes diurnes » qui peuvent peut-être, surtout chez des névropathes, être d’origine ancienne, et toutes les sensations organiques, sont bien suffisants à fournir un commencement, tout au moins, d’explication rationnelle. Quel besoin, si ce n’est le besoin du système, d’aller chercher ce monstre infantile, tapi dans l’inconscient, qui montre le bout… d’un faux nez en carton ?

Quant à la théorie de l’hystérie, retenons cet aveu du rôle de la « fantaisie » et n’oublions pas la suggestibilité, fût-elle d’origine sexuelle. Lorsqu’on s’occupe de l’hystérie, il convient d’être très prudent. On devrait toujours se rappeler l’aventure de Charcot, qui était d’ailleurs un grand esprit. Et que dire de la théorie appliquée à la mélancolie, à la folie de persécution, de grandeur, à la démence précoce ? Je n’en ai parlé qu’à peine, parce que ce sont questions trop techniques ; mais invoquer ici encore cette libido infantile, qui se soumet à d’invraisemblables transformations, cela devient pour moi incompréhensible. Le seul échantillon que j’aie donné de cette application au délire de grandeur est effarant pour un aliéniste : le moi s’aimant lui-même sexuellement et [p. 758] se mettant sur un piédestal ! Freud tourne délibérément le dos à la voie physiologique où on devra s’engager et nous ramène à la médecine mentale psychologique allemande du commencement du XIXe siècle.

La Cruche cassée de Greuze suffit à montrer, tout au moins pour certains cas, combien le symbolisme dominé par le système est purement imaginaire dans beaucoup de questions d’art.

Vraiment, à lire toutes ces prouesses que l’inconscient, à lui seul, fait comme en se jouant, on demeure stupéfait … et incrédule.

Le traitement psychanalytique n’atteint que 1’hystérie et ces névroses de transfert que Freud délimite fort mal. Les autres névroses et les folies sont rebelles à l’amour. Je n’insiste pas sur le côté moral. Mais, en révélant ses turpitudes cachées, inventées le plus souvent (quelle est la part du psychanalyste dans ces inventions ?), on risque de fournir à la patiente un thème dangereux qui peut amener des remords chez les scrupuleux, ou fournir une vraie idée fixe. De plus, tous les aliénistes savent combien il est mauvais de ne pas laisser le malade, névrosé ou grand aliéné, tout à fait tranquille après 1’avoir suffisamment examiné. De longues conversations, même thérapeutiques, épuisent ou exaspèrent le malade. C’est une question de tact médical, et il semble que la psychanalyse, avec ses questions scabreuses, systématiques, et son inquisition perpétuelle, ses entretiens prolongés et renouvelés, oublie trop les préceptes essentiels. Il est vrai que, comme il s’agit presque toujours d’hystériques rendues amoureuses de leur médecin, c’est un plaisir et un réconfort pour elles que de rester si fréquemment en tête à tête avec l’habile homme !

 

Tout est-il donc faux dans le freudisme ? N’y a-t-il donc rien à en tirer du tout ? Il y a des choses vraies, négligées ou oubliées ordinairement par la psychologie classique. Il y a à en faire son profit. Il y a des idées à creuser, mais à une condition : que les chercheurs n’appartiendront pas à l’école de Freud et l’étudieront du dehors. On a comparé le professeur [p. 759] viennois à Gall, et mieux à Lombroso, dont Gabriel Tarde disait qu’il était comme le café, excitant mais ne nourrissant pas. On a attribué aussi la doctrine au tempérament de Freud lui-même, ou on a mis l’invention de la libido sur le compte de l’atmosphère « libidineuse » que l’on aurait respirée à Vienne. On pourrait rechercher aussi à quelles causes est dû le succès qu’a remporté incontestablement le freudisme. Quoi qu’il en soit, dans cette théorie outrancière, fausse dans son point de départ, et constamment généralisatrice de cas particuliers, on peut puiser des idées à développer dans un sens, autre que le fait Freud, mais qu’il a eu le mérite de mettre en relief. Le professeur Edouard Claparède (10) relève justement que le refoulement, l’action des éléments refoulés, le symbolisme, etc., sont des choses évidemment connues, mais insuffisamment étudiées. Il félicite l’auteur de la doctrine d’avoir su attirer sur elles l’attention des psychologues. De même, l’amour est sûrement le mobile de bien des actes et ses sublimations, si sublimations il y a réellement, sont à examiner. On sait d’ailleurs que le mysticisme emploie souvent le langage de l’amour. Jusqu’à quel point ce langage n’est-il que symbolique ? Il faut restituer franchement aux préoccupations sexuelles la place qui leur revient dans la vie normale et pathologique et en tirer des conclusions, scientifiques et aussi pratiques, importantes. Mais s’il convient de réagir un peu, Freud, lui, réagit trop contre l’hypocrisie générale. Le nourrisson et le jeune enfant ne sont pas les polissons infâmes que nous présente la théorie, mais le développement de la sexualité chez l’enfant doit être surveillé de près, et les parents avertis des conséquences qu’il peut préparer. Malheureusement les parents sont, dans l’immense majorité des cas, même dans les classes dites instruites, d’une ignorance extraordinaire dans l’art d’élever leurs enfants, et, sur la question spéciale qui nous occupe, ils y joignent une pudibonderie qui a des résultats fâcheux.

Dans l’art, les exagérations comme celles que nous avons montrées ne doivent pas nous faire oublier que, si l’amour [p. 760] n’y est pas tout (11), il y joue tout de même un grand rôle. Pour les sciences psycho-sociales, on peut utiliser probablement maint résultat obtenu au moyen de ce système qui par lui-même n’est pas soutenable.

Les transformations que la doctrine subit entre les mains de disciples semblent montrer que ses partisans reconnaissent « inconsciemment » son caractère artificiel, irréel. Il convient donc, je crois, d’abord, de condamner sans pitié cette libido, fantôme caricatural de l’amour, et le petit monstre infantile. Ensuite on devra essayer de tirer parti des matériaux accumulés, mais en y apportant un esprit critique dont sont insuffisamment munis le professeur de Vienne et ses partisans. Bien entendu, seuls ceux qui cultivent la science biologique dans ses si différentes branches, depuis la physiologie jusqu’à la linguistique, peuvent être en état d’aborder cette tâche difficile.

Docteur PH. CHASLIN.

NOTES

(1) FREUD, Introduction à la psychanalyse, trad, par S, JANKÉLÉVITCH, Payot, Paris, 1922. C’est aux pages de ce livre que je renverrai dans le présent article.

(2) E. REGlS et A, HESNARD, La psychanalyse des névroses et des psychoses, 2° édition, Alcan, Paris, 1922.

(3) A. MAEDER, Sur le mouvement psychanalytique (Année psychologique, 18e année, Paris, 1912, p. 404).

(4) (I) Dans la période précédente, la petite fille passe par une phase masculine, pour une raison anatomique (?).

(5) Je n’en donnerai pas pour les névroses et la folie, parce que l’espace m’est mesuré, et que la question est trop technique.

(6) On sait, en effet que le mot à l’origine n’a été que le signe d’une chose concrète. La signification a été étendue ensuite par métaphore à une abstraction. Ainsi le mot rupture veut dire casser un objet ; mais on emploie ce même mot pour exprimer la rupture d’un contrat, d’une amitié, etc… Freud a étudié les traits d’esprit dans un livre très amusant : Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten, 1905.

(7) C’est un des legs philogénique (qui appartient au développement de l’espèce), par opposition à ontogénique (développement de l’individu).

(8) A. STOCKER, Essai psychanalytique sur la Cruche cassée (l’Encéphale, 1921, p. 78).

(9) A. PÉZARD, Le conditionnement physiologique des caractères sexuels secondaire chez les oiseaux (Thèse de la Faculté des Sciences de Paris, 1918). Différents mémoires dans le Recueil des Travaux du laboratoire du professeur Gley, t. V, Paris, 1920-1921.

(10) Freud et la psychanalyse (Revue de Genève, n° 6, décembre 1920, p. 846. C’est l’introduction à une traduction d’un travail de Freud, paru ensuite chez Payot

(11) Sur ce sujet particulier, on lira avec intérêt l’article de CHARLES LALO, l’Esthétique fondée sur l’amour (Journal de Psychologie, 15 juin 1922).

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  1. MCPNLe mercredi 3 décembre 2014 à 17 h 29 min