La logique affective et la psycho-analyse. Théodule Ribot. 1914.

RIBOTPSYCHANALYSE0001Théodule Ribot. La logique affective et la psycho-analyse. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), trente-neuvième année, tome LXXVIII, juillet à décembre 1914 pp. 144-151.

Théodule Ribot (1839-1916). En 1864 il est admis à l’Ecole normale supérieure. Il est reçu agrégé en 1866, puis docteur en 1875. Créateur et grand contributeur à la Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », il occupera la chaire de psychologie expérimentale au Collège de France à sa création. Nous renvoyons, pour plus de détails, aux articles biographiques que lui consacra Pierre Janet. Quelques une parmi ses très nombreuses publications de ses publications :
— La Psychologie anglaise contemporaine (1870).
— Les Maladies de la mémoire (1885). Nombreuses éditions.
— Les exaltations de la mémoire ou hypermnésies. Chapitre IV extrait du livre « Les maladies de la mémoire – cinquième édition », (Paris), Félix Alcan, 1888, pp.  139-154. [en ligne sur notre site]
— Les Maladies de la volonté (1882).
— Les Maladies de la personnalité (1885).
— Sur une forme d’illusion affective. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), trente-deuxième année, tome LXIII, janvier à juin 1907, pp. 502-517.[en ligne sur notre site]
— Problèmes de psychologie affective (1910)

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 144]

La logique affective et la psycho-analyse.

Il est à peine utile de prévenir que cet article ne sera pas une étude sur la psycho-analyse qui, pour une grande part, est consacrée aux psychopathies, et comme telle, échappe à notre compétence. Même restreinte à la psychologie pure, l’Ecole de Freud, quoique de date très récente, a déjà une littérature si abondante qu’un simple résumé exigerait un volume. Outre plusieurs revues médicales, elle publie une revue spéciale (Imago, Zeitschrift für die Psycho-analyse) pour appliquer sa méthode à la création esthétique, aux religions, aux mythes, aux légendes, à la morale et même à l’histoire.

Quoique le terme « psycho-analyse » soit assez répandu depuis quelques années, il est bon de noter brièvement, pour éviter toute confusion, ce qui la distingue de l’analyse psychologique proprement dite : observation intérieure, introspection. Elle est un procédé qui a pour but de plonger dans l’inconscient et d’en ramener des morceaux dans le jour de la conscience. Le plus souvent il s’agit d’un choc émotionnel, formant un « complexe » affectif, inconscient, résidu d’un événement datant quelquefois de la première enfance, mais qui, bien qu’oublié, n’en est pas moins agissant. Le choc émotionnel est l’équivalent d’une tendance naturelle, innée, avec cette seule différence qu’il est acquis et qu’il a une histoire. Pour le découvrir, le psycho-analyste institue une enquête minutieuse, patiente, durant quelquefois des années. Il questionne le patient, l’aborde par plusieurs points ; il note non seulement ses réponses, mais ses réflexions spontanées, ses attitudes, ses gestes, ses démarches dans la solitude, bref tout ce qui peut le mettre à nu. On le voit, ce n’est pas une observation que l’individu fait lui­ même et sur lui-même : c’est une observation faite du dehors et par un autre.

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Jeremy Mann – « Phosphorescent » – 2012

Reste l’interprétation des faits qui est la partie faible du Freudisme [p. 145] Elle a encouru (nous le verrons) des critiques très vives et souvent méritées.

Le but — très limité — de cet article est, avec l’aide de ces observations de la psycho-analyse, d’aborder encore une fois le problème de la vie inconsciente. Dans un précédent travail, nous avons essayé de justifier l’hypothèse d’une réductibilité de l’inconscient à la permanence des résidus moteurs ; mais la question a été traitée principalement sous la forme intellectuelle (perception, images, concepts, opérations logiques). Il s’agirait maintenant de la traiter d’une autre manière sous sa forme affective.

Je préviens une objection. N’est-ce pas un abus de langage, une impropriété que de distinguer un inconscient affectif et un inconscient intellectuel, ces deux termes n’ayant une valeur, une signification qu’autant qu’ils impliquent la conscience ? Assurément cette terminologie n’est qu’un pis aller et que nous employons faute de mieux. Mais la quantité de cette énergie potentielle qui permet la réviviscence des états passés (répétition) et des combinaisons mentales nouvelles (invention) est déterminée d’après ses effets dans la conscience. Or, la, psycho-analyse qui, comme le dit l’un de ses adeptes, est « une clef pour pénétrer dans l’inconscient », s’oriente résolument dans le sens d’une direction affective-motrice. Freud étudie d’abord la pathogenèse du délire, puis les conditions affectives du rève, de la rêverie et états analogues et finalement de l’imagination créatrice. Il y a plus : par un excès de systématisation qui est la partie vulnérable de sa théorie, il pose comme cause dernière et unique l’instinct sexuel qui est censé tout expliquer.

Négligeant les théories et interprétations risquées des psycho­analystes, nous rechercherons ce que leurs observations peuvent nous apprendre : l ° sur les bases de la logique des sentiments ; 2° sur la création imaginative ; 3° sur l’activité morale des individus.

I

Depuis que des logiciens contemporains ont, par leurs nombreuses critiques, ébranlé la foi en la logique traditionnelle, à côté de celle-ci on en a admis d’autres sous divers noms : logique des valeurs, logique affective ou des sentiments, prélogique, logistique, etc. Sans insister sur ces dénominations ni entrer dans une [p. 146] discussion quelconque à ce propos, nous nous bornerons, pour des raisons de clarté, à quelques remarques préliminaires. Il suffira à notre sujet de poser les distinctions suivantes.

II y a d’abord la logique rationnelle, à démarche objective, sous sa forme scientifique et sous sa forme pratique, abstraite ou concrète, ayant pour contenu soit des concepts et des rapports, soit des choses ou leurs représentations. Nous n’avons rien à en dire : elle est hors de notre sujet.

Il y a ensuite des formes d’enchaînement, des processus discursifs désignés par les divers noms que nous avons énumérés plus haut. Ces expressions ne sont pas strictement synonymes, mais elles ont un fond commun : c’est — au contraire de la logique pure — la présence d’éléments affectifs qui participent à l’activité raisonnante et souvent la gouvernent. Comparé au type rationnel, c’est une logique adultérée.

Enfin, au-dessous, il y a une forme fruste qui à son plus bas degré est organique plutôt qu’organisée et qui me parait répondre au « stade prélogique » si bien étudié par Lévy-Brühl. Par la nature des éléments psychiques qu’elle emploie et la nature des rapports qui les unissent, elle n’est plus que l’ombre d’une logique. Toutefois, cette débilité del’activité intellectuelle ne diminue pas l’influence de la vie affective, tout au contraire : les travaux des psycho-analystes sont instructifs sur ce point .

* * *

Il est clair que la logique du sentiment s’éloigne de plus en plus du type de la logique rationnelle, en raison du nombre et de l’hétérogénéité des éléments affectifs qu’elle renferme. Il serait impossible et d’ailleurs inutile de déterminer les degrés de cette marche descendante. Notons seulement son caractère fondamental.

Un psychologue américain, W. Urban, l’a bien mis en relief dans son important ouvrage : Theory of Values (New-York 1909). « Toute valeur, dit-il, est subjective, en ce sens qu’elle suppose et sous-entend un sujet sentant pour qui son contenu psychique est un état de conscience. Toute valeur est sentie et non pas seulement perçue. Nous pouvons l’appeler un Meaning, c’est-à-dire un sens [p. 147] attribué à un ensemble d’états de conscience. Une chose n’a de valeur ou leI degré de valeur que pour l’individu qui parle. »

Dans ma Logique des Sentiments (chap. III), je me suis efforcé de fixer et de décrire ses principales formes d’après l’observation et l’expérience quotidienne : raisonnement passionnel, imaginatif, de justification, de composition mixte, etc. Je voudrais maintenant m’occuper non plus de ses formes, mais des procédés qui lui sont propres et qu’elle emploie en dehors de ceux de la logique rationnelle, pour arriver à ses fins. Urban a indiqué ce problème en passant, mais sans le traiter. Les psycho-analystes y ont aussi touché; mais leurs explications sont vagues et souvent imaginaires, injustifiées : on en trouvera des preuves dans la suite de cet article.

Le premier moment est une disposition de nature affective faite de désir et de croyance pour employer les expressions favorites de Tarde, très supérieures par leur généralité à la libido dont les psycho-analystes ont fait un si grand abus : en d’autres termes, il y a une impulsion et un but prédéterminés; tandis que dans la logique rationnelle, c’est après des raisonnements et des calculs quelquefois très longs que le résultat est atteint.

Celte position affective primaire peut être assimilée à la prémisse majeure du raisonnement déductif : elle contient tout implicitement. La marche du raisonnement affectif, courte ou longue, a été bien observée par plusieurs psycho-analystes, entre autres Freud et Mader : elle se fait « sous l’influence constellante d’éléments déterminés inconscients ». Mais l’état affectif prédominant ou la tendance directrice qui prévaut subissent dans le cours de leur développement, par suite des contingences et des hasards, des changements de procédés, le but à atteindre restant le même. La permanence du désir ou de la croyance est l’équivalent de la liaison par rapports intellectuels propres à la logique rationnelle.

L’un de ces procédés est la substitution. Elle se définira mieux par des exemples. En amour, une personne est brusquement remplacée par une autre : au point de vue psychologique, le processus fondamental reste le même. Dans l’histoire des religions, rien de plus fréquent qu’un dieu ou une déesse supplantée par de nouveaux venus d’origine étrangère (à Rome, sous les Césars), chez les croyants monothéistes, le culte d’un saint en vogue tombe [p. 148] en décadence au profit d’un autre… Que de pèlerinages célèbres au moyen âge ne sont plus qu’une ombre ! Ils ressemblent à des volcans éteints ; d’autres ont pris leur place.

Le transfert, qui est une variété de la substitution, est un procédé usuel de la logique affective — le plus souvent inconscient. Comme fait morbide il a été fréquemment étudié par les psycho-analystes. Ex. : un amour éteint, « refoulé » qui paraît enseveli dans l’oubli, se transfère sur la personne du médecin. C’est, au reste, un fait normal dont nous avons montré ailleurs l’importance (Psychologie des sentiments) ; il tend à universaliser un sentiment par une extension progressive aux personnes et aux choses : mais il dépend des lois de l’association des idées et, comme tel, est régi par l’activité intellectuelle.

La fusion est un facteur logique d’une nature spéciale. Elle consiste en une synthèse par similarité d’états de conscience émotionnels. Elle est un instrument de simplification. Par elle se produisent des formes qu’on a nommées des abstraits émotionnels. D’après une généralisation souvent capricieuse, le procédé de fusion étend la sympathie, l’antipathie et autres sentiments aux gens et aux choses d’après une simple analogie de ton affectif. Il est d’un emploi constant dans les jugements esthétiques. Il contribue à créer les préjugés d’école, les admirations et les dénigrements de parti pris. Dans les religions polythéistes le fait n’est pas rare de la fusion de plusieurs dieux inspirant le même sentiment d’amour, de crainte, en un seul.

Le changement ou interversion des valeurs est aussi un facteur très influent dans la logique des sentiments. Il porte franchement la marque d’une activité subjective vacillante, variant suivant l’affaiblissement d’une tendance ou le renforcement d’une autre, au gré des changements dans l’individu et des influences sociales. Urban indique deux formes de ce procédé : l’une, régressive, descendante : l’amour idéaliste devenant sensuel, la passion de l’art se changeant en dilettantisme ; l’autre, progressive, ascendante : la curiosité puérile ou frivole devenant un entraînement vers la connaissance scientifique.

Pourtant, il convient de remarquer que les changements de valeur s’opèrent dans la vie par des jugements, des changements de direction où il n’y a pas un passage du supérieur à l’inférieur ou [p. 149] inversement : quitter la vie active pour le repos, perdre le zèle esthétique pour se lancer dans l’industrie ; les conversions religieuses, etc. Dans tous les cas où il n’y a pas de commune mesure entre les valeurs, on ne peut parler d’interversion. Il y a un changement pur et simple.

Les diverses formes de la logique des sentiments ont, comme nous l’avons dit, une valeur décroissante à mesure qu’elles s’éloignent des procédés de la logique pure… Ainsi le raisonnement de justification d’un emploi si fréquent pour étayer une croyance présente un certain enchainement de moyens pour atteindre un but fixé d’avance. Mais au plus bas degré, le raisonnement que j’appelle imaginatif est vague, flottant, multiforme, fait d’images, non de concepts, unis par des rapports accidentels et imprévus. C’est à ces formes que la psycho-analyse s’est principalement appliquée.

En descendant encore plus bas, on arrive au stade prélogique, celui des primitifs, où l’activité mentale ne dépasse guère le niveau des perceptions, images et émotions simples. Cependant même dans cet état d’indigence intellectuelle, il est impossible de ne pas admettre l’existence d’une logique organique, un raisonnement embryonnaire, sans quoi, comment expliquer son développement dans l’espèce et dans l’individu ? Ceci est applicable à la première enfance ; mais l’influence de l’éducation rend difficilement déterminable la part de la nature.

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André Masson – Dormir dans la tour (1938)

II

Maintenant, nous allons suivre les psycho-analystes dans leur étude sur l’imagination créatrice, d’après leur méthode d’observation faite du dehors et leur thèse de l’influence fondamentale de la logique des sentiments. Dans cette voie, ils sont allés loin, souvent trop loin.

Le point de départ de ce mouvement est dans le livre de Freud sur les rêves (1) dont nous extrairons seulement ce qui se rapporte à notre sujet. [p. 150]

D’après notre expérience individuelle et suivant l’opinion de tout le monde, nos rêves ne sont le plus souvent qu’un tissu de contradictions et d’incohérences. Pour Freud, tout cela n’est qu’une apparence, une « façade » derrière laquelle la psycho-analyse découvre une logique régulatrice. Il admet et décrit plusieurs moments dans la formation du rêve : transfert, changement de valeur, surtout symbolisation, revêtement de formes plastiques, puis un travail final par lequel le dormeur met quelque ordre dans l’afflux désordonné des états de conscience et essaie de les rationaliser. Ce dernier moment a été depuis longtemps noté par beaucoup d’auteurs. Tout cela n’est que symptômes ; mais ils doivent servir à pénétrer jusqu’au fond du rêve qui est un « complexe » affectif, enfoui dans l’inconscient et qui est l’instinct sexuel ou, sous une forme plus générale, la libido, le désir. Ce terme, qui se rencontre à chaque instant chez les psycho-analystes, désigne un composé stable d’éléments psycho-physiologiques qui me paraît équivalent aux instincts ou tendances innées de la psychologie ordinaire. On pourrait aussi les rapprocher des « synthèses partielles » de Paulhan qui luttent entre elles pour prévaloir dans notre personnalité, et aux idées fixes de P. Janet, et à leur activité automatique. Toutefois, il faut remarquer que pour les psycho-analystes, les complexes sont foncièrement affectifs et non pas réductibles à des images ou à des idées.

Ce complexe tenace et efficace, quoique ignoré, peut dater de la première enfance ou être le résultat d’un « choc traumatique », c’est-à-dire d’un accident physique ou d’une violente secousse émotionnelle : dans tous les cas, son caractère fondamental, c’est d’être affectivo-moteur : ce qui a fait dire que la théorie de Freud est un psychisme dynamique.

Normal ou morbide, le complexe est donc le point de départ d’un travail que les psycho-analystes appellent catégoriquement un processus logique.

L’un des principaux représentants de l’École, Mader, écrit : « Notre pensée habituelle est caractérisée par une tendance ; par une direction déterminée, elle tend vers un but ; une sélection se fait parmi les associations d’idées possibles, celles qui correspondent au but sont choisies, toutes les autres sont éliminées ; la pensée prend une forme déterminée, consciente, elle présente une [p. 151] structure logique. C’est là une forme supérieure de la pensée, d’acquisition récente, au point de vue évolutionniste. Il existe une forme plus primitive, dont nous nous sommes déshabitués, très probablement pour des raisons d’adaptation biologique, et qu’on retrouve dans certaines formes de l’activité inconsciente, dans le rêve par exemple.

Le jeu des associations d’idées s’y fait suivant des lois qui lui sont propres ; l’influence de l’affectivité y est dominante (certains auteurs allemands parlent d’une logique affective), l’égocentrisme très marqué. Au point de vue de la forme, on remarque dans les liens entre les associations d’idées une grande imprécision (beaucoup d’à peu près ; des assonances ; de simples analogies ont la valeur d’identités : les chaînes d’idées présentent une grande richesse d’images, de symboles) (2). »

Jung va encore plus loin. « Dans son fond, dit-il, le rêve est aussi cohérent, aussi logique que toute autre création de l’esprit, même le raisonnement (3) »

Cette assertion est excessive et peut, à bon droit, révolter les champions de la logique intellectuelle pure. Mais si l’on consent à étendre le sens du mot logique et à l’appliquer à tout processus psychique qui, sous une forme continue, tend vers une fin, la critique me parait sans fondement.

* * *

Du rêve à la rêverie et à l’imagination créatrice la transition se fait naturellement. Comme le plus souvent l’inspiration jaillit du fond inconscient pour faire brusquement irruption dans la conscience, les psycho-analystes ont été enclins à en chercher la source dans quelque complexe. Pour Freud, la cause première de la création imaginative est dans l’affect. Il précise encore plus ; ce qui importe, selon lui, c’est la valeur quantitative de l’affect qui renforce tantôt un complexe, tantôt un autre. Le renforcement peut se produire durant la première enfance et son action se manifeste plus tard dans la conscience. On sait que pour Freud, le « complexe », l’instinct presque unique auquel il s’efforce de ramener tous les autres, est l’instinct sexuel. Mais, sortant de cette étroite limite, on [p. 152] peut généraliser et étendre son hypothèse à tous les principaux instincts innés ou acquis. En somme, c’est le renforcement qui suscite la prolifération des images.

Les représentations à l’état libre sont « constellées », suivant le terme souvent employé par les psychologues allemands (4), c’est-à-­dire s’assemblent à la manière des étoiles dont la fantaisie populaire a assimilé le groupement à des formes animales ou autres. Elles ne sont pas des associations directes par contiguïté ou par ressemblance ; mais elles paraissent agrégées par des associations médiates, c’est-à-dire par des rapports inconscients ; suivant une logique réglée par l’action directrice du complexe prédominant.

Ceci c’est la matière de l’invention. Sa forme vient d’ailleurs. Si le rêveur a une tendance à rationaliser ses rêves, l’inventeur y est contraint bien plus encore. Cette adjonction nécessaire de la logique rationnelle à la logique affective n’est pas de notre sujet (5).

Ce qui précède explique comment les psycho-analystes ont pu passer facilement de l’étude médicale des complexes dans leurs rapports avec les névroses et les psychoses, à celle de la création esthétique, mythique, religieuse, métaphysique, etc. Ils s’y sont lancés avec ardeur et témérité.

Quoique très récente, cette nouvelle application de la psycho­analyse s’est déjà manifestée en des centaines d’articles publiés surtout dans la revue Imago, en des ouvrages nombreux et même de gros ouvrages (6). On y trouve tout ; et toutes les créations imaginatives sont expliquées inévitablement par l’instinct de la génération, enveloppé dans quelque complexe inconscient. On trouve pour chaque cas de prétendus procédés d’explication et de justification dont l’imprévu et l’arbitraire déconcertent les gens les mieux disposés.

Dans cette surabondance de recherches poussées dans toutes les directions, notons-en quelques-unes. Rapports entre l’imagination [p. 153] des primitifs et celle des névrosés ; totem et tabou (Freud) ; rôle de l’érotisme dans les religions de toute espèce et chez les mystiques de tous les pays ; l’inceste et la déviation sexuelle dans le roman, la poésie, le théâtre — depuis l’antiquité jusqu’a nos jours — toujours attribués à un « complexe » inconscient datant chez les auteurs de la première enfance. Ce thème de l’inceste se répète, avec une monotonie lassante pour fournir des explications inattendues. Un enfant qui voit son père maltraiter sa mère voudrait être fort, puissant, empereur, etc., pour la venger : tendances à l’inceste. Le conte si connu de Grisélidis, dans lequel le moyen-âge a peint la soumission absolue d’une femme à son seigneur et maître, s’explique aussi par l’inceste ! Nous ne voudrions pas priver les lecteurs d’une revue philosophique d’une fantaisie du Dr Winterstein intitulée : « Contributions de la psycho-analyse à l’histoire de la philosophie ». Essai de rattacher la spéculation philosophique, ou, du moins, certaines formes de celle-ci, à la manifestation de certaines tendances psycho-sexuelles datant de l’enfance. Primo, les diverses formes de l’idéalisme à la régression vers l’inconscient, vers les images de la première enfance. Ensuite, les diverses cosmogonies, à la tendance opposée, de projeter cet inconscient au dehors. Accessoirement, la théorie de la préexistence se trouve rattachée, à son tour, à la réviviscence des souvenirs infantiles ; celle de la migration des âmes, à la migration chez l’enfant de l’intérêt sexuel (« libido ») et celle du « retour éternel des choses » à la succession des états de régression interne et projection au-dehors.

On doit remarquer que, lorsque toutes ces études ont pour objet des cas pathologiques, la plupart des auteurs étant médecins, il n’y a pas lieu de s’en étonner.

Une remarque plus importante est celle-ci. En passant de la forme primitive, typique de psycho-analyse à ses applications aux produits de l’imagination créatrice, la méthode change. Au lieu d’une interrogation directe du malade, d’une observation constante, vigilante, répétée de ses actes, on passe à une méthode indirecte, à une interprétation de textes souvent arbitraire, sans vérification possible.

Le défaut capital de cette théorie de l’imagination créatrice vivement critiquée par plusieurs auteurs (en France, P. Janet, Régis, [p. 154] Kostyleff), c’est la prétention inacceptable de vouloir tout expliquer par la seule action de l’instinct sexuel. Il est évident qu’il est le plus important et que son domaine est immense. Mais d’autres instincts, émotions primitives ou « complexus affectif » (pour employer le terme adopté par les Freudistes), peuvent être et sont en fait des générateurs d’imagination. Pierre Janet a revendiqué les droits de la peur et il rappelle ce mot de W. James : « La marche de la civilisation a été une émancipation progressive de la peur (7). » Quel rôle ce « complexe » n’a-t-il pas joué dans la genèse des religions et des mythes ? Même corrigée par l’influence de la culture intellectuelle, cette émotion primitive reste toujours une source d’inspiration esthétique. N’a-t-on pas dit qu’Edgar Poë est le poète de l’angoisse et de la terreur raffinée ? Il est juste de remarquer que l’un des principaux représentants de l’école, Jung, n’est pas loin de s’affranchir des limites étroites de la Libido comme le prouve l’ingénieuse interprétation qui suit :

« Il y a dans le passé de chacun des éléments de valeur différente qui déterminent la « constellation » psychique… Chaque émotion produit un complexus d’associations plus ou moins étendu, que j’ai appelé « complexus d’associations à coefficient émotionnel »… Il ne faut pas chercher loin pour savoir quel est le complexus qui force Marguerite (dans Faust) à chanter le lied du roi de Thulé. La pensée cachée c’est le doute de la fidélité de Faust. La chanson choisie inconsciemment par Marguerite est ce que nous avons appelé le matériel du rêve qui correspond à la pensée secrète » (Loc. cil., p. 962.)

En somme, il faut reconnaitre que la psycho-analyse a fait une étude souvent originale de l’imagination à libre essor, c’est-à-dire qui n’est pas emprisonnée dans les limites du déterminisme scientifique ou pratique et à ses exigences pour réussir. Elle a pris une position qui lui est propre, résumée dans cette formule de Freud : « Le symbolisme est le grand révélateur de l’inconscient » complétée par cette autre formule de Jung : « Les mythes et les légendes sont les premiers rêves de l’humanité à travers les âges.»

Elle a pénétré jusqu’à l’origine première, dérobée à la conscience, qui règle dans ses démarches l’activité créatrice. [p. 155]

Si l’on ne répugne pas à quelques remarques qui sont présentées simplement à titre d’hypothèse, on peut soutenir qu’à cette logique, qui est au fond de l’activité créatrice, on peut attribuer des origines encore plus lointaines.

D’après la philosophie scientifique actuellement dominante, tout est réductible à l’énergie qui par ses transformations et sous des travestissements sans nombre constitue seule l’univers, inorganique, organisé, psychique. Cette création s’est faite par une évolution qui ressemble à une logique immanente. Du protoplasma amorphe aux formes organisées, complexes, supérieures de la vie, le développement se réalise par un processus analogue à celui d’une logique, c’est-à-dire qu’il peut être représenté, pensé sous cette forme psychologique et qu’on peut ainsi dire que la logique a une origine biologique.

Le germe fécondé suit son évolution brève ou longue, rapide ou lente, suivant un ordre où chaque événement conditionne le suivant : « le présent est gros de l’avenir ». C’est l’équivalent de la démarche logique de l’esprit. Mais ce devenir dépend de conditions extérieures et intérieures et n’est pas toujours normal. Il a ses arrêts de développement, ses déviations du type (monstruosités), ses variations. Il en est de même de la logique consciente qui parfois aboutit à l’erreur, c’est-à-dire au néant ou à des sophismes, ou à des déviations, par exemple quand la logique des sentiments se substitue subrepticement à la logique rationnelle.

Quand, par suite de la division du travail biologique, un système nerveux périphérique et central s’est constitué, les deux facteurs de la vie psychologique sont nés, l’un travaillant dans l’ombre, l’inconscient, l’autre dans la lumière.

Une nouvelle vie s’ajoute à la vie physiologique, un nouveau monde commence avec des horizons sans fin ; mais il reste une manifestation de l’énergie cosmique et de sa logique immanente.

On peut aller plus loin dans la voie des analogies. L’imagination cosmique, par ses innombrables et multiples déviations et irradiations en tout sens a créé les formes innombrables de la vie végétale et de la vie animale. Ces formes minuscules ou gigantesques du lichen au baobab, du puceron à l’éléphant qui sont agréables ou [p. 156] laides et bizarres, pour notre sensibilité esthétique, apparaissent, si on les transpose par la pensée en termes psychologiques, comme des rêves de l’imagination, matérialisés, fixés.

Avec la conscience, l’énergie imaginative change de matériaux et d’aspect. Au sens complet, c’est tout le travail de l’invention humaine petite ou grande, dans la vie pratique, sociale, les sciences, les arts, etc…

Au sens plus restreint et qui s’accommode mieux avec notre comparaison, l’activité imaginative à forme libre, c’est-à-dire dans les créations esthétiques, dans la formation des légendes et des mythes religieux, n’est-elle pas dans le monde de la conscience l’équivalent des flores et des faunes du monde physiologique (8) ? Toutefois, il faut bien reconnaître que la création humaine est bien inférieure à celle de la nature comme richesse et comme stabilité. Mais dans tous les cas, la construction est faite de représentations équivalentes aux cellules, aux tissus dans les êtres vivants.

Remarquons que la psycho-analyse qui assigne la même origine à la procréation physique et à la création imaginative, qui les place l’une et l’autre dans l’activité inconsciente, qui se la représente sous un double aspect — physiologisme pur et conscience potentielle — doit être favorable à l’hypothèse qu’on vient d’exposer.

III

La psycho-analyse a la prétention d’être non seulement une méthode nouvelle d’investigation pathologique, mais aussi une discipline applicable, en dehors de la médecine, à la pratique de la vie, à d’autres sciences ou arts tels que l’éthique et la pédagogie. Ces tentatives sont d’une valeur accessoire pour notre sujet. Toutefois ce qu’ils ont écrit sur l’activité motrice et volontaire dans des rapports avec l’inconscient et les « complexes » n’est pas sans profit pour la logique des sentiments et mérite d’être rappelé. [p. 157]

Celtte logique subjective qui régit l’activité volontaire a été considérée par eux sous ses deux aspects principaux : l’un impulsif, l’autre répressif, qui dans l’école est nommé le refoulement.

A la vérité, rien de nouveau dans la position qu’ils ont prise quant au fond de la question. La nouveauté est dans la forme sous laquelle ils nous la présentent.

1° Depuis longtemps, les partisans du déterminisme ont soutenu et répété qu’une partie notable des motifs qui nous font agir n’entre pas dans notre conscience. Spinoza n’a-t-il pas dit que la croyance en notre liberté n’est que l’ignorance des motifs qui nous font agir. Mais la psycho-analyse veut préciser et attribue une influence prépondérante aux impressions de la première enfance enfouies dans les profondeurs de l’inconscient et essaie de les découvrir.

Nous connaissons la conception simpliste de l’école qui se renferme dans la Libido, sans souci des autres instincts innés ou tendances qui sont l’origine de passions très différentes de l’amour et qui sont pourtant régis par une logique affective qui leur est propre. Restons sur leur terrain.

Freud s’est plaint des critiques qui ont attribué à sa libido un sens beaucoup trop restreint. La confondre avec l’instinct sexuel c’est, dit-il, dénaturer et rabaisser sa conception. Selon lui, l’instinct sexuel grossier est complété ou renforcé par un érotisme extra­sexuel. C’est le point original de sa théorie sur lequel nous devons insister. Sous sa forme spécifique, l’instinct sexuel apparaît à la puberté pour s’éteindre ou beaucoup faiblir avec l’âge. Mais il y a une activité érotogène, qui apparaît avant lui et ne disparaît pas avec lui. D’après les Freudistes, elle s’éveille dès le début de la vie extra-utérine. Elle se manifeste dans l’acte de succion des lèvres, dans les sensations cutanées, dans les attouchements, dans l’olfaction et d’autres manières qui sont longuement énumérées par ces auteurs.

Elle se manifeste aussi dans l’agitation musculaire, dans les jeux violents, dans les sports. Ici encore une longue énumération de faits. Au fond tout cela peut se résumer en quelques mots : un état de vive excitation qui a une dérivation sexuelle. Ces événements forment des complexus, des associations d’images et d’idées, suscités par la prévalence d’un état affectif. Tels sont ces souvenirs de la première enfance si souvent invoqués. Ils restent en nous, [p. 158] enterrés en apparence, mais en fait vivants. La tâche de la psycho­ analyse est de les découvrir et c’est par ces souvenirs ignorés qu’elle explique, souvent avec ingéniosité, des anomalies, des déviations, des bizarreries dans, la conduite ; l’influence primordiale et capitale de la vie affective, méconnue par la psychologie intellectualiste, est mise ainsi en plein jour. Malheureusement, l’école, réduisant tout à une seule forme de désir, ne peut suivre qu’une seule direction.

2° Le refoulement est l’opération par laquelle des souvenirs de l’enfance ou des chocs violents de l’âge adulte, physiques et émotionnels (espérances déçues, désespoir d’amour, etc.) sont maintenus ou expulsés en dehors de la conscience. Le refoulement est-il spontané ou volontaire ?

L’Ecole ne s’explique pas sur ce point. Pourtant il semble qu’elle fait la part la plus large à l’action d’une « censure » qui réfrène. Ces complexus, existant au fond de l’inconscient, sont en lutte, dans la pratique, avec les prescriptions de l’éthique et la pression sociale. C’est ce que les psycho-analystes appellent la lutte entre la personnalité (le censeur) qui est aussi un complexe, fait de complexus agrégés peu à peu depuis le début de la vie.

« Le refoulement, dit Mader, s’accompagne d’un appauvrissement du champ de la conscience. Il peut se convertir en simples accidents somatiques, comme cela se produit si souvent dans l’hystérie et par d’autres accidents analogues. Ce sont des remplacements, une expression voilée de l’inconscient et pour le médecin un symptôme.

On remarquera sans peine que le refoulement des psycho-analystes, présenté sous la forme qui leur est propre, correspond à l’état que la psychologie ordinaire appelle pouvoir d’arrêt, d’inhibition, d’effort antagoniste, bref, une attitude offensive de la personnalité contre des souvenirs désagréables, des tendances nuisibles, immorales ou anti-sociales.

Il serait hors de notre sujet d’exposer les tentatives faites par les Freudistes dans plusieurs livres et articles pour appliquer leur psychologie à l’éthique (9). [p. 159]

Quant à la psychothérapie, malgré des cas heureux de guérison qu’ils rapportent, l’emploi de leur méthode a été vivement critiqué par quelques médecins. Ils se sont demandé si évoquer dans la conscience des événements plongés dans l’ombre ou la pénombre, est une œuvre salutaire chez des gens enclins à la rumination psychologique et si, en visant à désagréger leur complexus, on ne travaille pas plutôt à en augmenter la stabilité.

IV

En résumé, la psycho-analyse, par suite de la très grande importance qu’elle attribue à la vie affective dont elle est tout entière imprégnée, imbibée, a beaucoup contribué à l’étude de la logique du sentiment, sans poursuivre spécialement ce but. A la vérité, elle se renferme dans le seul instinct sexuel : mais étant une des grandes forces de la nature vivante, il étend son influence, directe ou indirecte à tous et sur tout ; comparé aux autres tendances instinctives ou complexes inconscients, il est hors de pair.

La position prise par les Freudisles les a conduits, pour des raisons indiquées plus haut, à étudier les diverses formes de l’imagination créatrice (10) dans les diverses étapes de son évolution [p. 160] qui l’acheminent du rêve incohérent et fugace, aux rêveries systématisées, des grands imaginatifs et des utopistes qui ont vécu toute leur vie dans un monde de chimères insaisissables, des artistes, poètes, romanciers qui ont réussi à les fixer dans une œuvre, enfin de ceux qui l’ont pleinement réalisé par des actes. Mais dans tous ces cas, quelle que soit la valeur finale, il y a une logique immanente qui gouverne : celle d’un instinct ou d’un désir. C’est un phénomène affective-moteur dans lequel le mouvement s’affirme de plus en plus quand l’image tend à se réaliser. Chez beaucoup de gens, comme on ra dit, la création imaginaire est un dérivatif, une soupape de sûreté.

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Cette forme de raisonnement que nous appelons imaginatif se distingue par des caractères qui lui sont propres, d’une part, de la logique objective, scientifique ; d’autre part, de la simple association par contiguïté et par ressemblance purement intellectuelle. Elle est une synthèse de représentations évoquées et groupées par une disposition affective actuelle et associées par l’influence du coefficient émotionnel qui accompagne chacune d’elle, la joie, la tristesse, l’amour, la peur, les aspirations religieuses, morales, etc. : bref, tous les sentiments dont l’homme est capable, peuvent, au gré du moment, susciter cette affluence d’images ; c’est la matière de la création imaginative. L’activité intellectuelle se charge de coordonner et de construire (11).

* * *

On a pu constater combien la psycho-analyse est utile pour l’étude de la logique du sentiment. Dans mon exposition, je me suis astreint à ne pas dépasser les limites de la psychologie, sans autre hypothèse que celle d’une évolution de la faculté de raisonner dont la logique affective est une étape.

Mais, sous le couvert d’une « Théorie de la connaissance » qui, à l’heure actuelle, n’est souvent qu’une métaphysique larvée, on a soulevé un problème que nous indiquons en finissant.

Dans son livre déjà cité sur l’estimation des valeurs, Urban a posé ce qu’il appelle la « question ultime et axiologique ».[p. 161]

« Les jugements de valeur, dit-il, ont, comme les jugements de fait, leur principe de raison suffisante qui est une sanction. Ils correspondent chacun à un objectif, pris dans un ordre de réalités spécifiques dont l’analyse n’est pas épuisée par le point de vue de fait et de la logique objective ; car le jugement de valeur contient non seulement du donné, mais du voulu. Ce dualisme de la réalité et de la valeur, la philosophie devrait le réduire à l’unité. Toute vérité, tout fait reposent-ils finalement sur une valeur, sur une attitude de volonté légitime et justifiée ? Ou bien, au contraire, toute valeur repose-t-elle sur une indéniable vérité dont le contraire est inconcevable ?

« L’appréciation ne peut dépendre des fails seuls, puisqu’elle consiste tantôt à les maintenir, tantôt à les transformer. Elle ne peut non plus se déduire de l’existence extérieure des objets évalués, puisque la valeur implique un autre ordre de réalités intérieures qui ne peuvent se décrire dans les termes de la première ni trouver place dans les cadres qu’elle établit. Si l’unité est possible, c’est en faisant rentrer l’ordre de l’existence dans l’ordre de la valeur. Par l’analyse, nous constatons qu’il en est nécessairement ainsi. Le critère de la réalité et de la vérité suppose toujours un but, un idéal à atteindre. L’erreur et le sophisme consistent dans la disconvenance entre tel contenu de pensée et telle intention du penseur. Les jugements énonciatifs ne peuvent être interprétés qu’en fonction des jugements de valeur qu’ils supposent. Le volontarisme est le vrai. On peut rêver d’un état où les valeurs elles-mêmes seraient susceptibles de revêtir la forme d’une intelligibilité absolue ; une forme d’expérience encore plus haute où les deux tendances seraient également satisfaites, une forme de contemplation dépassant la volonté et la pensée. Un pareil état d’équilibre serait véritablement la vision béatifique. »

Pour ma part, je n’ai pour cette solution idéaliste ni préférence ni répugnance, pensant qu’il est plus facile de la poser que de la justifier. Toulefois, il me semble que, tant qu’on ne sort pas du monde relatif, la logique rationnelle reste irréductible à I’autre.

Th. RIBOT.

NOTES

(1) J. Vie Traumdeutung, Vienne. Deuticke.

(2) Année psychologique, 1913, p. 393.

(3) Même recueil, XVe année, p. 161.

(4) Voir spécialement Ziehen, Leitfaden der physiologischen Pschologie, p. 102 et suiv.

(5) Remarquons que l’invention d’ordre scientifique et pratique se dérobe par sa nature même à cette tentative ambitieuse et est réglée par une autre logique.
Pour une étude détaillée du raisonnement imaginatif, nous renvoyons à notre Logique des sentiments, chap. III, section 3

(6) Le plus récent, celui du Dr Otto Rank (Das Inzestmotiv in Dichtung und Sage, 19l4, Vienne, Deuticke), est un grand in-4° de 900 pages.

(7) International Congress of Medicine, London, 1913.

(8) L’imagination, comme nous l’avons montré ailleurs (Essai sur l’imagination créatrice), n’a pas un libre essor dans l’invention scientifique, mécanique. commerciale, financière, et autres cas analogues, ou elle est soumise à d’autres conditions plus rigoureuses qui entravent sa liberté et limitent sa plasticité.

(9) Voir C. Furtmüdler, Die Psycho-analyse und die Ethik, Mûnchen, 1912. Je résume à titre d’échantillon la théorie morale d’Adler.
Il ne s’est pas contenté d’étudier les effets du refoulement des instincts, il a essayé de mettre à nu les forces qui réalisent cette suppression. Selon lui le sentiment d’infériorité serait le véritable et unique levier de toute l’évolution psychique et en particulier de tout contenu moral.
La base de cette doctrine est tout naturellement donnée dans le rapport de l’enfant avec le milieu ambiant. A cause des observations et des remontrances qui lui sont adressées à chaque instant au sujet de sa conduite, le sentiment de son infériorité s’accentue de plus en plus. Ce sentiment l’accompagnera toute sa vie et atteindra parfois une intensité extrêmement aiguë.
Trois attitudes principales peuvent être prises par l’enfant pour réagir contre ce sentiment pénible. Il peut ou bien s’opposer systématiquement à toutes les injonctions, ou bien les accepter sans aucune réserve. Mais dans l’un ou l’autre cas le sujet n’arrivera pas à un apaisement complet de ses tendances innées. L’omnipotence sociale ne peut manquer de raviver en lui le sentiment d’infériorité dans le cas de résistance, mais plus encore dans le cas de soumission complète. Un seul moyen reste encore à sa disposition, c’est de faire siens les commandements sociaux et de transformer les impératifs de contrainte en impératifs librement acceptés.
Presque toutes les misères névropathiques auraient, selon les psycho-analystes, leur origine dans la répression violente ou la satisfaction anormale des instincts génésiques.

(10) Une doctrine analogue a été soutenue par les D » Raymond et Voivenel dans leur livre sur le Génie littéraire, in-8°, Paris, 1912, analysé dans cette Revue, mai 1912, p, 521.

(11) D’autres formes de la logique du sentiment ont une autre base et une autre structure ; tel le raisonnement dit « de justification » dont le nerf (quand il n’est pas un pur sophisme) est une croyance.

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