La langue d’un aliéné. Par Alphonse Maeder. 1910.

MAEDER0001 Alphonse Maeder. La langue d’un aliéné. Analyse d’un cas de glossolalie. Article paru dans les « Archives de psychologie », (Genève), tome IX, 1910, pp. 208-216.

 

La première observation psychiatrique de glossolalie en tant que tel, ce qui en fait une contribution épistémologique d’importance. 

Alphonse Maeder est né le 11 septembre 1882 à La-Chaux-de-Fonds, en Suisse romande et mort le 17 janvier 1971 à Zurich, en Suisse alémanique. Psychothérapeute et médecin psychiatre, très proche de S. Freux, il est chargé de traduite et rendre compte, des avancées de  la psychanalyse. Egalement très proche de E. Jung, il se séparera de Freud en 1913, après que Freud lui eu reproché l’eut critiqué dans son interprétation « mystique » de l’interprétation des rêves.
Plusieurs contributions dont deux importantes que nous mettrons en ligne sur notre site :
Freud et la psychanalyse des névroses.
De la psychanalyse à la psychosynthèse.  in l’Encéphale, Journal mensuel de neurologie et de psychiatrie. Vingt-et-unième année. Paris, H. Delarue. n°8,1926, pp. 577-589
Essai d’interprétation de quelques rêves. Extrait des « Archives de psychologie », (Genève), vol. 6, 1907, pp. 354-375.
Sur le mouvement psychanalytique. Un point de vue nouveau en psychologie. Extrait de « L’Année psychologique », (Paris), vol. 18, n°1, 1911, pp. 389-418. [en ligne sur notre site]
Une voie nouvelle en psychologie. Freud et son école. in »Coenobim », (Milan, Lugano),n°3, janvier 1909,

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 13] 

LA LANGUE D’UN ALIÉNÉ

ANALYSE D’UN CAS DE GLOSSOLALIE (1)

Par M. le Dr A. MAEDER

Burghölzli-Zurich.

Les phénomènes de glossolalie ont été déjà traités à plusieurs reprises dans ces Archives par Flournoy dans ses belles études sur Hélène Smith, par Lombard, qui en a fait un intéressant essai de systématisation. Notre modeste contribution est empruntée au domaine de l’aliénation mentale. Nous la faisons précéder d’un rapide exposé de l’histoire du malade.

F, H., 41 ans, est interné depuis 16 ans dans une maison de santé. Il est d’origine modeste, fils et frère d’instituteurs. Tare héréditaire dans l’ascendance maternelle. De santé physique délicate, d’intelligence très moyenne, il dut quitter l’école secondaire, où il avait de la peine à suivre. Il essaya du jardinage, puis se décida pour la serrurerie. Ouvrier peu capable, il était plutôt utilisé comme manœuvre ; comme il était de caractère violent et contradicteur, il dut changer souvent de place. Vers les 25 ans, il était incapable de pourvoir à son entretien, restait à la charge de sa famille. On se rendit bien compte qu’il était malade : il proférait toutes sortes de menaces, devenait agressif, parlait confusément. L’exploration médicale permit de constater l’existence d’idées délirantes de grandeur et de persécution plus ou moins systématisées, d’hallucinations auditives, tactiles, etc. ; en un mot, il présentait le tableau clinique que la psychiatrie appellent aujourd’hui démence précoce forme paranoïde. Depuis quelques années. F. H. s’est quelque peu calmé ; il est placé dans une subdivision non fermée et s’occupe de brosser les corridors, repasser les habits de ses congénères. Il vit isolé comme un trappiste au milieu d’une trentaine de malades également chroniques ; jamais il n’adresse spontanément la parole à personne, pas même au médecin qui s’occupe de lui tout spécialement depuis plus d’un
 an. Il  prononce de longs monologues, s’entretient à haute voix avec ses ennemis et amis imaginaires ; il écrit et emplit des cahiers. Mais on [p.14] ne comprend rien à sa langue, pas plus écrite que parlée, et pourtant il est facile d’y reconnaître de temps en temps des mots français ou allemands connus (sa langue maternelle est l’allemand). Il y a une foule de termes inconnus, l’ensemble ne parait avoir aucun sens. C’est du charabia. En voici un exemple :

ln Merkeuswertenforbeihallt ; laut Unser kleinen Interesse der Biographie in Lebzeit ! bleibt für den Beihalltacodant Ein langer, Reigen Der Ofidend Zeit! lm Heimat Staat ; u Bilderbueh Eigener Sehulbidung in Reien, Seeliger ! biltlung. Durch Unsere Lehrer u Pgfarer u. Lehrfaeh ! ; Meister und Unseriger Fach Asterfleiss. Der Ipsilong Y.gräicker Literatur ! fom klassisehen leitfaden ; fur und mit. Beihalltbeibehallt !

Les recherches psychopathologiques des dernières années nous ont rendu circonspect dans l’emploi des termes : confusion mentale, salade de mots, démence. Grâce aux nouvelles méthodes d’exploration, on découvre un sens caché derrière. ce charabia, on apprend à redresser, à rendre en langue normale les idées exprimées par l’aliéné délirant (2).

Pour l’étude de la langue de F. R., nous nous sommes servi des deux procédés suivants : a) l’association libre (ou association en chaîne), en prenant successivement comme point de départ chaque néologisme (3) ; b) la description par notre sujet d’objets, d’images, en lui faisant raconter des fables qu’il venait de lire à haute voix, etc. — Avec beaucoup de temps et de patience, il fut possible de rassembler un vocabulaire assez riche. Un contrôle exercé deux ans environ après les premières recherches confirma la fixité du sens des mots ; le vocabulaire s’était pourtant légèrement enrichi.

Le premier résultat de l’enquête fut le déchiffrement des systèmes d’idées délirantes. Un véritable mythe se déroula insensiblement devant nous, dont F, R. est le géant et le héros. Au lieu de l’homme petit, chétif, pauvre raté que nous connaissions bien, nous rencontrâmes un homme grand, fort, puissant et généreux. Dans ses fantaisies, F, R. apparaît comme un être omnipotent, un grand propriétaire terrien (il avait aspiré à devenir jardinier et cultivateur), constructeur génial, directeur d’usines (le rêve de l’ouvrier, du manœuvre), banquier, officiel, savant et politicien. Il est beau, adoré des femmes. Sa grandeur est surhumaine; il est le fils de Dieu, l’incarnation du bien. Il est une puissance de la nature, son corps s’identifie avec le monde lui-même. — Comme tous les grands, il a ses ennemis, qui lui envient son avoir et sa puissance ; ils sont organisés en une immense association qui reconnaît Satan en personne comme son chef. Ils veulent saper le monde, détruire cette œuvre de vie ; ils martyrisent de toutes façons F. R., ce symbole du monde (délire de persécutions physiques). Ce combat aux proportions épiques, c’est en dernier lieu la lutte du mal contre le bien. Une des parties les plus intéressantes du système est celle où F. R. expose ses idées personnelles sur la structure, le fonctionnement et les troubles du corps humain, où il interprète la persécution et propose les moyens d’y remédier.

Le second résultat de notre enquête consiste en observations générales sur la langue de notre sujet, qui constitueront l’essentiel de cette communication. L’introduction, fort longue, était nécessaire pour la compréhension de ce qui suit :

F. R. appelle lui-même sa langue : « Die Excellenzsprache », la langue des Excellences ou la Salisjeur (ou « Salisschur ».). L’allemand, sa langue maternelle, n’est pour lui qu’un dialecte, à l’usage des gens communs ; la Salisjeur contient des « termes meilleurs » que la langue de tous. Elle est l’organe de ses gens, des « bons ». L’étymologie de Salisjeur est assez obscure ; « avoir Salis » signifie « avoir des relations avec la haute société », les Salis sont une des plus anciennes familles aristocratiques suisses ; jeur (prononcé durement schour) évoque par association, chez R., le mot journal. Notre malade veut probablement dire que c’est l’organe des nobles, l’intermédiaire des Excellences.

Le vocabulaire de la Salisjeur contient uniquement des termes se rapportant aux idées délirantes du patient ; ils sont soit des dénominations « meilleures » des choses existantes, soit des néologismes exprimant des concepts personnels. Leur étymologie est des plus variables, comme nous aurons l’occasion de le voir ; nous grouperons les mots que nous avons choisis, suivant leur contenu et non pas suivant leur forme, il sera plus facile au lecteur de comprendre, dans la suite, pour quelles raisons H. eut recours à une nouvelle langue.

Le vocabulaire est très riche en mots se rapportant au corps humain. Notre malade s’occupe énormément de tout ce qui se passe à son intérieur ; n’ayant aucune connaissance précise dans ce domaine il fut obligé d’y remédier. Comme on ne crée pas de toutes pièces, [p. 211] par soi-même, une science anatomique, physiologique, pathologique et thérapeutique, F. R. dut emprunter autour de lui les éléments nécessaires ; serrurier, il se représente le corps humain sous forme d’une grossière mécanique : ainsi il admet l’existence d’un système compliqué de tuyauterie avec robinets, récipients, chaudières, régulateurs, distillateurs, distributeurs, etc. ; chaque pièce est démontable ; lorsqu’elle est atteinte (malade), il suffit de la dévisser et de la remplacer. Voici les noms de quelques-unes de ces parties : Kubik (cubique), un grand récipient où se trouve la réserve de sang, que l’on fait couler par la Terminstrang (tige terminale), dans la Wage, qu’il appelle aussi Balance, soit le distributeur du sang-raison et du sang-force (force physique). Le procédé de répartition a nom Abwag (pesage). Le sang pénètre dans la Figur (figure, pris dans le sens général latin de taille, parfois dans le sens de tronc): Le mécanisme le plus compliqué se trouve dans la tête, où il y a force nerfs, tels que : Blutexaminirnerf (nerf examinateur du sang), « qui veille une certaine normalité du sang » Kontrollir et Kondukteur-nerf, le nerf-scie (pour trancher les difficultés), le cyclon, sorte de régulateur
 à ailette en rapport avec la fonction de la raison, les orthodoxes, petites couronnes en ivoire, les stellima, linsche, Senjahl, chryption, mandrée, etc. Pour décrire péniblement tous ces appareils et ces fonctions, notre patient se sert fréquemment de mots français qu’il emploie dans un sens très différent. Ainsi Vertikal signifie, en Salisjeur, « élément », « composante » ; Horizontal désigne une « droite verticale » ; Parallel une « ligne horizontale ». Agréable est un substantif s’appliquant aux parties massives, grossières d’une machine, d’un objet, d’un organisme, par exemple le cadre d’une bicyclette, la boîte d’une montre, par opposition à Optik, signifiant les parties délicates, fines, comme les roues dentées d’une montre, les types d’une machine à écrire. Ce qui est « optique » est généralement en matière précieuse telle qu’or, argent, ivoire, asbeste, parchemin (sic!); Corporation exprime ce qui a rapport au corps humain, etc.

Il est facile de citer une foule de termes nouveaux ou personnels empruntés à d’autres domaines que la biologie, et qui appartiennent aux complexus du patient (4).

Les préoccupations et aspirations sociales lui ont fait forger des mots tels que deficiv, « ein deficiver Herr », un homme riche (Finanzherr) ou bien un Bankdoktor. Il est probable que cela dérive de déficit [p. 212] qui, pour lui, a rapport à l’argent sans avoir un sens très précis. Conce a le même sens au superlatif ; il se rapporte seulement « aux gens tout à fait riches et distingués, à ceux qui ont un grand commerce ». Lonsche (ou longe prononcé à l’allemande, vient peut-être de « long » ?), « est un format, une grandeur », dit-il, et ne s’applique qu’aux gens haut placés et à ce qui leur appartient ; il y a des dames lonsche « dames d’honneur », des objets précieux en parchemin qui sont lonsche ; de même, la façade de la maison de santé, qui a d’ailleurs beaucoup de cachet et dont il se sait le propriétaire, vu qu’elle n’est qu’une partie de lui-même, de son propre corps, Proteriat (de prolétariat ?) désigne une ville avec son entourage immédiat, ses jardins potagers, la terre cultivée, y compris les habitants ; le proteriat forme lui-même avec les champs, forêts, canaux, etc. Le Bilderhuch, littéralement le « livre d’images », c’est l’état, le pays, en Salisjeur une sorte de mosaïque de paysages.

Le Bilderbuchherr, c’est le maitre sur terre, c’est F. R. pour le monde entier, qui n’est qu’un très grand Bilderbuch, c’est Dieu. Tous les partisans de F. R., ceux qui parlent la « langue compétente », forment l’Union (die Union) ; les ennemis sont constitués en une Allianz (alliance) ; ces’ derniers sont violents, ils exercent leur positive sur F.R. ; « positive », c’est le droit du plus fort (das Faustrecht), ils donnent du poing, topotive. « Topotive » désigne par exemple le mouvement d’un piston dans le cylindre, la pulsation, la pression, le jeu du poing. Agadation est pour « agitation ». Dolyis exprime au contraire le repos, la paix : « des vieux messieurs qui lisent tranquillement leurs journaux sont dolyis »; « faire ses dolyis», c’est prendre ses vacances.

L’instruction, la science doit être un objet d’envie chez cet ignorant, chez ce pauvre raté qui est fils et frère d’instituteurs. La Salisjeur est riche en termes qui s’y rapportent. F, H, fréquente surtout des « wissentliche Herren » (pour wissenschaftlich gebildete, « wissentlich » un autre sens en allemand), il est Dozent, parle beaucoup d’alphabet, de calculs de pourcentage, d’Ygrec et d’Ypsilon
 (l’y allemand) ; il possède des Brojons, de gros livres remplis d’ordonnances et de recettes (Brojon de « Brouillon » ?) il est curieux de constater qu’il associe régulièrement à « Brojon » l’adjectif propre (sans tache), soit le contraire de brouillon; nous rappelons que R. n’a jamais eu l’occasion d’apprendre véritablement le français). Il est lui-même docteur, et fait partie de la doctoturie. La Machenschaft (de « machen », faire) est l’art de prescrire. Cette soif de science se [p. 213] traduit également dans le caractère abstrait et pseudo-savant d’une foule de mots : Dingung pour Ding (chose), la Vertikalurie, Dozentwage pour une balance délicate, « utilisée par un savant » ; par des expressions telles que Gnadenfigur, pour désigner la Madonne (la personne dont on implore la grâce), etc.

Pour ne pas allonger outre mesure cette liste, nous voulons donner simplement un résumé de l’étymologie des mots de la Salisjeur ; nous distinguons :

 

I. — Mots allemands (5)

Modifiés dans la forme                       { Dingung, Doctorerei

Modifiés dans le sens seulement      { Machenschaft

Composés nouveaux (6)                     { Sageneri, Bilderbuchherr

De formation pathologique                 { zuvorvorjujugehundheachyen
(catatonique)                                       forgenommen

 

II. — Mots étrangers

Français                                                    { Union, Alliance

Français dans sens nouveau                { vertical, Agréable, Positive, optique,

corporation, cubique

Français mutilés ou modifiés dans       { mandrée (pour mandrin, proteriat
sa forme                                            (prolétariat), agadation (agitation).

Français modifiés dans la forme et       { verticalurie, Brojon (brouillon), Déficive
le sens{ cameration (camera), cyclon, stellima,

Empruntés à d’autres langues ou         { oxtiv, topotiv, conce, dolyis, acrodant,
d’origine plus obtuse                               { ovident, avesive, consive, confesive,
{ garche, Lonsche-Cedur.

Jetons maintenant un coup d’œil sur la STRUCTURE DE LA PHRASE. Dans les cahiers de notes, F. R. réduit la phrase à sa plus simple expression ; ce ne sont presque que substantifs, presque tous de la Satisjeur, entremêlés de rares chiffres, verbes allemands, en général à l’infinitif ou au passé. Dans sa conversation ou dans les lettres qu’il écrit sur commande, la désagrégation est un peu moindre. En général, on peut dire que les verbes deviennent rares, les conjonctions également (elles sont réduites aux plus simples, et et ou), les pronoms disparaissent. Il s’agit d’un premier stade de désagrégation (7) ; la phrase a perdu sa structure complexe, elle a perdu sa [p. 314] souplesse, sa faculté d’exprimer des nuances, mais les éléments existent
 et sont disposés les uns à côté des autres comme une mosaïque. Il est intéressant de faire remarquer qu’au point de vue de la syntaxe, la Salisjeur présente un caractère nettement infantile, il s’agit d’un phénomène de régression (8). La distribution plus ou moins arbitraire de la ponctuation, des lettres majuscules, l’abus des points exclamatifs sont également une marque de l’affaiblissement du sens des valeurs. Tout parait à l’auteur pareillement important, et cela est compréhensible si l’on veut se rappeler que la langue en question, est l’expression des idées délirantes du malade. Derrière chaque mot se cache une valeur émotionnelle considérable.

Une raison qui contribue à obscurcir les écrits de F. R. mérite d’être signalée ; il arrive qu’au milieu d’une phrase il glisse pour quelques instants sur une voie collatérale, sollicité pour ainsi dire: par un mot de valeur toute spéciale, puis il reprend le fil un peu plus loin. Cela lui arrive lorsqu’il utilise un mot qui évoque ses complexus et tout particulièrement les professions, la finance, la science, l’école, Il parle épisodiquement d’école dans une phrase ; il ne se contente pas du mot école, il faut qu’il ajoute école de district, institut, université, etc., puis il reprend le fil.

Avant de passer à quelques considérations d’ordre général, il est nécessaire de montrer, avec exemples à l’appui, comment certains mots de la « langue des Excellences » ont pris une place prépondérante, par quelles voies associatives ils se sont formés.

Optique n’est pas, pour F. R. cette partie de la physique que l’on sait. Optique, avons-nous dit, se rapporte à des objets compliqués, de structure délicate, toujours en matière précieuse (or, ivoire, asbeste…), par exemple le mécanisme d’une montre de poche, « L’armoire de l’optique de la place », c’est l’armoire contenant des choses précieuses, telles que pièces-organes de rechange pour le corps de R., 
et qui occupe la meilleure place dans la maison. Optique est ici adjectif qui qualifie ce qui est le meilleur, le plus favorable, le plus fin. Le mot peut se rapporter, dans le domaine des choses de l’esprit, à ce qui est difficile à comprendre, tel que les mathématiques. En général, optique représente ce qui était inaccessible à notre patient dès sa jeunesse et ce que la fantaisie lui livre dans la psychose avec générosité ! Il est probable que ni à l’école secondaire, ni dans les cours professionnels qu’il suivit plus tard, la discipline réelle nommée optique ne pénétra dans ce cerveau déjà atteint du mal.

Ocolieve signifie en général fin, délicat. Il a aussi le sens de « s’il vous plaît » ou de « très aimable », ou bien « ein so sehr »  (intraduisible), « sehr höflich in Angenehmlung » (traduction libre : d’une politesse fort agréable). Un dernier exemple instructif est fourni par les deux sens principaux du mot gothisch, gothique, qui signifie style architectural en général (une colonne corinthienne est pour lui aussi gothique que la cathédrale de Strasbourg), mais aussi pieux. Ses concepts ne se couvrent pas avec les nôtres ; ils sont en général plus larges, plus vagues et sous l’hégémonie absolue des complexus du patient (9). Nous trouvons un processus tout à fait analogue dans la formation des idées chez l’enfant. Taine (10) en donne quelques exemples intéressants : le mot cola, pour chocolat, fut employé par un enfant, insensiblement, pour toutes les friandises (raisin, pêche, sucre) ; téterre, pomme de terre, pour la plupart des mets, à l’exception du lait, qui était désigné spécialement. Ce caractère infantile de la langue de notre patient, on le retrouva dans l’idée du « nerf- scie », vague symbole pour représenter l’organe qui permet de trancher les difficultés. C’est un caractère général de la glossolalie. Flournoy et Lombard l’ont déjà fait remarquer.

Après cette courte étude (11), une question d’ordre général se pose : Pourquoi R. s’est-il créé une langue pour lui seul ? L’étude des idées délirantes, leurs relations avec l’individu et son milieu nous permettent de donner une réponse très probablement juste. F. R. avait besoin d’une langue, d’un instrument adéquat à sa pensée. Il vit dans un monde fantaisiste qui doit lui fournir une compensation pour l’existence terre-à-terre qu’il a dû mener jusqu’alors. Une langue nouvelle est alors nécessaire à cet esprit naïf pour exprimer des idées si nouvelles, profondes et abstraites, des choses si grandioses, pour décrire un monde si nouveau. L’allemand n’est qu’un dialecte, la langue des gens communs. Les gens du monde parlent des langues étrangères, les professionnels ont leurs termes techniques. F. R, doit donc avoir sa langue à lui, l’organe de son parti, la langue des Excellences. Le choix des mots et plusieurs détails de forme, la préciosité, le caractère quasi ésotériques en sont la preuve.

Notre glossolale se trahissait également en nous demandant, lorsqu’il venait de prononcer un mot étranger (tel que vertical) : « Vous le comprenez cela, Docteur ? Lorsque nous disions : « Non », il répondait d’un air triomphal : « Mais, c’est classique ». Cette naïveté et l’illusion de la puissance du mot ne se rencontrent probablement guère que chez des malades peu cultivés.

F, R. a créé sa langue pour son usage personnel, sans jamais chercher à la propager, sans même faire effort pour être compris de son entourage ; c’est avec lui-même qu’il s’entretient, avec le monde que sa fantaisie lui a créé. Ce caractère distingue sa langue de celles que les enfants s’amusent à ébaucher (langue « d’indiens ») pour s’entendre entre eux sans être compris des autres, des argots profcssionnels (criminels), etc. Elle n’a pas non plus caractère quasi démonstratif de la plupart des cas de glossolalie (12). Elle porte nettement l’empreinte de la maladie. de cette forme de l’aliénation mentale appelée démence précoce et dont le trait psychologique fondamental est, suivant Bleuler, Jung et récole de Zurich, le « repliement sur soi- même » (13), Il en résulte nécessairement que la Salisjeur a pris, tout en se développant suivant les lois générales auxquelles est également soumise la langue maternelle, un cachet très individuel ; il lui a manqué ce que le contact quotidien avec la réalité élague et redresse dans la langue de l’enfant.

Nous terminons en rappelant les deux points principaux dans l’étude de la glossolalie : l’importance de l’affectivité et de l’infantilité.

 Notes

(1) Les considérations qui suivent sont empruntées en partie à un chapitre d’un mémoire actuellement sous presse Psychologische Studien an Demetlia praecox kranken. Jahrbuch für Psychoanalyse, II Jahr. Bd. 1e, Vien 1910.

(2) Nous rappelons ici les travaux fondamentaux de Freud, Jung, etc., et tout spécialement au point de vue qui nous occupe, la belle analyse du cas St… que Jung a publiée dans Psychologie der Demnltia praecox. Halle. 1907.

(3) Nous avons décrit la méthode dans: Essai d’interprétation de quelques rêves. Arch. de Psychol., VI, p. 358.

(4) Dans mon article déjà cité, Essai d’interprétation de quelques rêves, se trouve expliqué ce que l’on entend par complexus.

(5) Langue maternelle de R,.

(6) Avec ou sans respect des règles en usage.

(7) Schreber, dans ses intéressantes Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken.

fait la même remarque ; il dit page p. 48 : « Les âmes avaient pris l’habitude de ne donner à leurs pensées qu’une forme grammaticale imparfaite, » Nous ajoutons que l’auteur est atteint de la même affection que F. R.

(8) Comparer à ce sujet le paragraphe « Intérêt glossique » dans le beau livre de Claparède, Psychologie de l’enfant, 2ème éd., Genève. 1909.

(9) Nous rappelons qu’il est fils de Dieu, une Excellence ne fréquentant qu’hommes de science, de banque et de cour, une élite.

(10) Taine, L’intelligence, T, 1. Notice sur l’acquisition du langage par les enfants.

(11) Etude bien insuffisante au point de vue linguistique; notre but était d’arriver 
à l’analyse des idées délirantes et à leur interprétation psychologique; nous étions pour cela obligés de nous occuper de la langue pour pénétrer dans les idées du patient. L’exposé détaillé de l’analyse, dont ce mémoire ce représente qu’un chapitre, se trouve dans le travail cité au début ; il contient également la traduction d’une lettre à nous adressée par le malade.

(12) Que l’on veuille se rappeler dans quelles conditions le « don des langues » apparaît. Il n’est pas douteux qu’un des motifs plus ou moins inconscients est de démontrer que l’on est inspiré et d’attirer, par là même, de nouveaux croyants.

(13) Il existe en français un concept voisin, l’antophilie, qui n’a pas, il est vrai, toute l’ampleur de celui de Bleuler.

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