La dormeuse de San Remo. Par Paul Farez. 1906.

FAREZSANREMO0001Paul Farez. La dormeuse de San Remo. Article parut dans la « Revue de l’hypnotisme et de la psychologie physiologique », (Paris), 1905-1906 », (Paris), 1906, pp. 339-342.

Paul Farez (1868-1940). Médecin qui se spécialisa dans l’étude des sommeils, naturel, provoqués et pathologiques, et donc de l’hypnotisme. Il fut un des fondateurs collaborateurs de la Revue de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique créée par Edgar Bérillon en 1888, qui deviendra dès l’année suivante la Revue de l’Hypnotisme et de la psychologie physiologique, puis enfin la Revue de Psychothérapie et de psychologie appliquée, dont il fut le rédacteur en chef. Quelques publications :
— De la suggestion pendant le sommeil naturel dans le traitement des maladies mentales. Paris, A. Maloine, 1898. 1 vol.
— Hypnotisme et sommeil prolongé dans uncas de délire alcoolique. Paris, Imprimerie de A, Quelquejeu, (1899). 1 vol.
—Un sommeil de dix-sept ans. Article parut dans la « Revue de l’Hypnotisme », (Paris), 19e année, n°4, octobre 1904, pp. 108-113. [en ligne sur notre site]
— L’analgésie obstétricale et la narcose éthyl-méthymique. Paris, Imprimerie de A. Quelquejeu, vers 1905. 1 vol.
— Un cas de sommeil hystérique avec personnalité subconsciente. Privas, imprimerie de C. Laurent, vers 1909. 1 vol.
— Le Réveil de la dormeuse d’Alençon. Revue de Psychothérapie, (Paris), août 1910. Egalement en tiré-à-part : Paris, A. Maloine, 1910; 1 vol. in-8°, 12 p. avec 2 photographies.
— La psycho-analyse française. Paris, A. Maloine, 1915. 1 vol. in-8°, 4 p. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 339]

La dormeuse de San-Remo
par M. le Dr Paul FAREZ
protesseur à l’École de psychologie.

Argentina Q… (1) est née à terme, dans de bonnes conditions, en juillet 1889, aux environs de St-Raphaël, en France. Sa mère est bien portante, ainsi que ses frères ; son père est alcoolique. C’est une enfant du peuple, jolie fille, au corps bien conformé, aux Iignes harmonieuses, d’une robustesse peu commune pour son âge. Le regard est vif et animé, la santé générale excellente, les réflexes normaux, la menstruation régulière. Elle vit dans une petite pièce obscure et mal aérée, qu’elle partage avec son père, sa mère et un frère ; elle couche par terre sur une vieille paillasse.

À huit ans, elle a été mordue par un chien ; on n’a jamais su si celui-­ci était enragé ; toutefois, par précaution, Argentina fut menée à Marseille et soumise au traitement antirabique.

Juaqu’à douze ans, elle est bonne et affectueuse.

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Au moment de sa formation, elle devient taciturne, fourbe, menteuse, égoïste, fantasque. Un beau jour, sans aucun motif, elle s’enfuit de la maison paternelle et va chez une de ses amies, où elle reste vingt-quatre heures. Ses parents, anxieux, la cherchent partout, pendant, un jour et une nuit. L’ayant retrouvée auprès de cette amie, ils la ramènent chez eux.

Pour l’occuper, ils décident de lui faire apprendre la couture. Ils la mettent chez une couturière, avec laquelle elle ne s’entend pas : et ils la reprennent. Peu de jours après, elle s’échappe de nouveau, à demi-nue, et va à Cannes où elle entre comme ouvrière chez une repasseuse. Celle-ci lui ayant adressé quelques reproches, au sujet de son travail, Argentina s’échappe à nouveau, va à Nice et, chez le commissaire dè police, dépose contre son ancienne patronne une plainte dénuée de tout fondement. Huit jours après, ses parents la retrouvent à St-Raphaël et [p. 340] la ramènent chez eux. Elle s’échappe à nouveau, passe une semaine chez un de ses oncles, qu’elle quitte un beau matin. Ses parents la rencontrent dans un bois, errant à l’aventure.

Sa mère lui ayant demandé la raison de cette dernière fugue, Argentina répond : « Une femme m’a dit de m’en aller de chez mon oncle, sans cela j’aurais été changée en singe ou en hérisson. Je ne veux plus aller à St-Raphaël parce que j’ai peur. »

À cet état mental (lequel comporte, on vient de le voir, des phénomènes de confusion et d’hallucination) se surajoutent des phénomènes: dysesthésiques et des troubles vaso-moteurs : elle accuse des points douloureux dans tout le corps, surtout une douleur-très vive dans I’hypocondre droit ; elle éprouve, en outre, au bras, une sensation de brûlure ; on y constate, en effet, non seulement de l’œdème, mais aussi de la gangrène hystériques.

À la suite d’une légère discussion avec sa mère, Argentina s’endort d’un sommeil qui dure trois jours consécutifs. Nous sommes au mois d’août 1904. Dès lors, toutes les fois qu’on lui adresse un reproche, au lieu de faire une fugue comme jadis, elle s’endort pour deux, trois, cinq et même huit jours.

En novembre 1904, sa famille retourne en Italie et se fixe à San Remo. On met notre jeune fille en place : elle y reste huit jours. On a, sur ce point, le témoignage formel de sa mère et de ses patrons. Argentina, elle, nie avoir séjourné chez ces derniers et avoir jamais été en place. Elle n’a gardé aucun souvenir de ce qu’elle a fait pendant ces huit jours ; elle les a passés en état second ; même, dans cette condition seconde, elle est infiniment plus souple et plus sociable, car ses patrons l’ont trouvée, pendant cette huitaine, bonne, douce, obéissante, mettant à profit les remontrances.

Peut-être les fugues précédentes ont-elles eu lieu, elles aussi, dans la condition seconde ; mais la démonstration n’en a pas été faite.

Quoi qu’il en soit, les attaques de sommeil reviennent de loin en loin, sans aucun rapport avec les périodes menstruelles, toujours à l’occasion d’un reproche.

Lorsqu’elle est dans l’état de mal hystérique, le reproche joue le rôle de traumatisme psychique : il est comme la goutte d’eau qui fait déborder un vase plein ; il peut être assimilé à ce minuscule travail décrochant qui suffit à mettre en branle certaines machines puissantes.

Cet état de mal hystérique est signalé par quelques phénomènes prémonitoires, tels que des crampes œsophagiennes, de l’anesthésie pharyngée et diverses zônes d’anesthésie cutanée ; c’est dans ces conditions­-là seulement qu’un reproche provoque l’attaque de sommeil.

Ce sommeil ne survient pas d’une manière brutale, Argentina se sent ta tête lourde ; elle a conscience qu’elle va s’endormir dans la rue ; elle a le temps de s’éloigner de la route et des voitures ; chez elle, elle choisit la place où elle va s’étendre. Une phase hallucinatoire précède parfois l’invasion du sommeil. [p. 341]

Un jour, après s’être réveillée, notre jeune fille raconte ceci : « Une jeune femme qui descendait du train m’a touché l’œil gauche avec son doigt et c’est ce qui m’a fait dormir ».

Pendant qu’elle dort, elle a le teint coloré comme à l’état normal ; sa respiration est calme ; suivant le rythme de 18 par minute ; le pouls est à 80. Ses muscles sont en résolution complète ; si l’on soulève un bras ou une jambe, ils retombent lourdement comme une masse ; toutefois, on a constaté quelques contractures partielles, principalement celle de la langue. Elle est, à ce qu’il semble, tout à fait fermée au monde extérieur ; aucun bruit ne l’atteint ; elle est complètement anesthésique ; on peut lui enfoncer des épingles dans toutes les régions du corps, sans qu’elle paraisse éprouver aucune sensation de douleur ou même simplement de tact. Le sens thermique, lui aussi, est suspendu.

Pendant le sommeil, elle ne manifeste ni ne satisfait aucun besoin, pas plus en ce qui concerne les excreta qu’en ce qui concerne les ingesta. Parfois, elle se réveille, toutes les vingt-quatre heures environ, précisément pour satisfaire les dits besoins. D’autres fois, on n’observe aucun de ces réveils momentanés ; et, pendant toute la durée de la crise, elle reste sans manger ni boire, comme sans uriner ni déféquer.

Ce sommeil ne se termine jamais d’une manière soudaine et inattendue. Le réveil complet est précédé de réveils partiels et progressifs. Ainsi, à côté de certaines régions cutanées où l’on peut, sans provoquer aucune douleur, implanter des épingles, apparaissent des zônes d’hyperesthésie. Non seulement elle entend à nouveau tout ce qu’on lui dit, mais elle présente parfois de l’hyperesthésie douloureuse, au moindre bruit. Si on la chatouille, elle rit. Suivant les cas, elle répond aux interlocuteurs tantôt seulement par le langage mimique, tantôt par la parole, tantôt par I’écriture. Les diverses facultés ne se restaurent que les unes après les autres et pas toujours dans le même ordre. Tantôt, attentive à ce qu’on lui dit, elle approuve ou désapprouve par des mouvements de tête. Une autre fois, comme on lui demande d’ouvrir les yeux, elle répond : « Vous le voyez bien, j’ai beau essayer, je ne le peux pas. » Une autre fois encore, incapable de remuer la tète ou d’articuler une parole, elle écrit. Voici deux échantillons de son écriture (au crayon). Sur le premier, on lit : Madame Klon, poste restante, Paris ; sur le second : Louis, Gras, Cauvin, che mi fano del male. Mme Klon est, parait-il, une personne de Paris qui lui aurait offert de la prendre. comme domestique. Louis, Gras et Cauvin, che mi faon del mal (comme elle l’écrit en italien) sont des individus, réels ou imaginaires, dont elle a peur et à cause desquels elle n’ose plus retourner à St-Rapbaël.

On conçoit toute I’importance de semblables révélations graphiques, faites avant le retour à la pleine veille ; elles évoquent le subconscient ; elles établissent une sorte de pont mémoriel entre l’état second qui touche à sa fin et l’état prime qui va reparaître à nouveau ; elles dévoilent l’existence d’auto-suggestions tyranniques que le sujet oublie, une fois revenu à l’état normal, mais qui président subconsciemment à la réapparition [p. 342] des phénomènes pathologiques. Explicitement connues, elles peuvent être réduites par un procédé psychologique et permettre ainsi une sorte de désuggestion. C’est dans cette voie que devrait être tenté, à titre préventif, le traitement véritablement étiologique de ces fugues et de ces sommeils.

Ajoutons encore ceci. En pleine crise de sommeil, Argentina est inaccessible à la suggestion, aussi bien qu’à toutes les excitations extérieures. Dans la période intermédiaire qui précède le réveil, elle devint suggestionnable. Par exemple, un jour on lui demanda de tirer la langue, elle fait signe qu’elle ne le peut pas ; en effet, la langue est contracturée. — « Eh bien, lui dit-on, je vais la tirer avec la main, hors de la bouche, et la contracture sera vaincue. » Immédiatement après, elle peut montrer la langue spontanément et la sortir autant de fois qu’on le lui demande .

Une fois, Argentins a pu être réveillée par le massage oculaire, pratiqué à titre suggestif, dans la période prévigile. Pratiqué une autre fois pendant le plein sommeil, ce massage a échoué, comme il fallait s’y attendre, puisque, à ce moment-là, toute sensibilité était suspendue.

Lorsqu’elle se réveille, elle a pendant quelques minutes la parole embarrassée ; elle se frotte les yeux et se sent fatiguée. À quelque heure qu’elle se réveille, elle se met à manger de bon appétit. Elle n’a conservé aucun souvenir de ce qui s’est passé pendant le sommeil.

Des voisins, ignorants et crédules, n’ont pas manqué de voir dans ces crises de sommeil un phénomène sumaturel ; le bruit a même couru que le Diable était en elle. D’autres, s’appuyant sur ce fait qu’elle s’endort à I’occasion d’un reproche ou d’une discussion, ont insinué qu’elle simulait le sommeil. En effet la question de la simulation se pose, à propos de chaque cas analogue à celui-ci. Toutefois, si l’on veut bien se rappeler les points saillants de cette observation, ainsi que les phénomènes qui préparent, précèdent, accompagnent et suivent ces sommeils, on conclura que, de toue évidence, ce cas répond au type classique de l’attaque de sommeil hystérique,

NOTE

(1) Les éléments essentiels de cette observation m’ont été très aimablement fournis par MM. Les Drs Bernard (de Canne), Bobone et Roggeri (de San-Remo), auxquels j’adresse mes très vifs remerciements.

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