La dépersonnalisation, l’illusion du « déjà vu » et celle du « jamais vu ». Par Ludovic Dugas. 1913.

DUGASDEJAVU0003Ludovic Dugas. La dépersonnalisation, l’illusion du « déjà vu » et celle du « jamais vu ». Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), 1915 – 1, pp. 543-556.

Cet article est une « réponse » à l’article suivant : A. L. D. La Paramnésie et les rêves. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), quarantième année, tome LXXIX, janvier-juin 1915, pp. 39-48. [en ligne sur notre site]

Ludovic Dugas (1857-1942). Agrégé de philosophie, Docteur es lettre, bien connu pour avoir repris de Leibnitz, dans ses Essais sur l’Entendement humain, tome II, chapitre XXI, le concept de psittacus, et en avoir inscrit définitivement le concept de psittacisme dans la psychiatre française par son ouvrage : Le psittacisme et la pensée symbolique. Psychologie du nominalisme. Paris, Félix alcan, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 202 p. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». Il est également à l’origine du concept de dépersonnalisation dont l’article princeps est en ligne sur notre site. Nous avons retenu quelques uns de ses travaux :
— Un cas de dépersonnalisation. Observations et documents. In « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-troisième année, tome XLV, janvier-février 1898, pp. 500-507.[en ligne sur notre site ]
— Dépersonnalisation et fausse mémoire. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), tome XLVI, juillet-décembre 1898, pp. 423-425. [en ligne sur notre site ]
— Observations et documents sur les paramnésies. L’impression de « entièrement nouveau » et celle de « déjà vu ». Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), dix-neuvième année, tome XXXVIII, juillet-décembre 1894, pp. 40-46. [en ligne sur notre site ]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais nous avons corrigé les fautes de composition.
 – Les images ainsi que les notes bibliographiques ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 543]

Observations et Documents.

La dépersonnalisation, l’illusion du « déjà vu »
et celle du « jamais vu ».

I

Avant d’aborder le sujet de cet article, je dirai un mot de celui qui a paru dans cette Revue sous le titre : La paramnésie et les rêves [en ligne sur notre site]. Il est de nature à impressionner ceux qui s’intéressent à la paramnésie et à renverser leurs idées. L’auteur déclare qu’il n’est « pas sujet à la paramnésie », qu’il « ignore presque tous les travaux dont elle a été l’objet » et néanmoins conclut qu’on a pu avoir, dans l’étude de ce phénomène, « une défaillance de méthode » ; il soupçonne qu’on n’a pas songé à en chercher le point de départ et la cause dans un rêve oublié. Je crois qu’il se trompe sur tous les points, de théorie et de fait ; la fausse reconnaissance n’est pas une réminiscence et le cas de « pseudo-paramnésie » qu’il rapporte rentre dans la paramnésie vraie. Cette dernière assertion pourra paraître de ma part plus qu’audacieuse. Je prétendrais donc révéler à l’auteur l’état qu’il éprouve ? Non pas, mais seulement lui apprendre le vrai nom de cet état, décrit par lui en termes si saisissants, si nets que des gens informés ne sauraient s’y tromper.A. L. D. écrit :

J’ai cru éprouver jadis ce qu’on nomme fausse reconnaissance. Voici les faits.

J’allais en tramway. C’était à la tombée du jour. On ne voyait presque rien autour de soi. D’ailleurs mon attention était absorbée par je ne sais quelle affaire et je ne songeais nullement à regarder à travers les vitres. Tout à coup le tramway stoppa, me tirant brusquement de mes réflexions. Alors je jetai machinalement un coup d’œil à gauche et fus frappé d’étonnement.

La rue, le trottoir, les maisons, les arbres, m’apparurent comme des choses familières. Ce n’était pas une impression vague de déjà vu mais la certitude immédiate de connaître tout cela, d’y avoir vécu, [p. 544] d’avoir marché sur le trottoir, visité les maisons, acheté des choses à la boutique du coin.

Cette illusion, qui d’ailleurs se dissipa à peine née, s’expliquerait ainsi :

Je me souvins que nous traversions un point de banlieue où je savais avoir habité dans mon extrême enfance. Tout s’éclaircissait. Je compris qu’il s’agissait bien de souvenirs, et non pas d’illusions.

J’en demande bien pardon à A. L. D. Tout n’est pas éclairci, et l’illusion subsiste. D’abord il faut s’entendre. Sur quoi porte ici la reconnaissance ? Est-ce sur les perceptions présentes « la rue, ce trottoir, les maisons, les arbres », entrevus tant bien que mal, à travers la portière et au déclin du jour ? Ou bien est-ce sur les faits passés les promenades de l’enfant dans cette rue, sur ce trottoir, allant « acheter des choses à la boutique du coin » ? Si c’est sur les « présentations » ou perceptions actuelles, il y a fausse reconnaissance ou paramnésie vraie ; si c’est sur les faits passés, il y a au contraire souvenir véritable ou reconnaissance fondée, il y a, comme dit très bien l’auteur, pseudo-paramnésie. Mais il faut distinguer dans le phénomène complexe de mémoire, qui est rapporté ici, les deux éléments ou mieux les deux souvenirs que j’indique, et il n’est pas permis de transférer à l’un les attributs de l’autre.

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La pensée de A. L. D. est que l’illusion de fausse reconnaissance ne saurait se produire en présence et à l’occasion des lieux où l’on a vécu jadis. C’est une erreur ; il ne faut pas oublier que l’aspect présent des lieux est très différent de leur aspect d’autrefois, a fortiori du souvenir qu’on a pu en garder ; or c’est cet aspect présent, saisi dans son originalité, sous sa forme singulière, unique, et dans la multiplicité de ses détails individuels, qui est ici, par un mécanisme inexplicable, rejeté dans le passé et faussement reconnu. Le fait d’avoir habité un coin de banlieue dans son enfance n’empêche donc pas le sujet d’éprouver l’illusion de fausse reconnaissance devant ce même coin, aperçu sous un angle donné, à une fin de jour, dans une lumière spéciale, ou plutôt ne fait pas que son illusion dans ce cas soit fondée, que son faux souvenir apparent soit un souvenir vrai.

S’il en était autrement, si le fait d’avoir autrefois, sans le savoir, [p. 545] habité un lieu donné était une explication valable du sentiment de déjà vu, éprouvé en face de ce lieu, et jugé illusoire par celui qui l’éprouve, il faudrait que ce fait fût une condition nécessaire et suffisante du sentiment en question. Or 1° il n’en est pas une condition nécessaire, car il est certain que ce sentiment se produit en face de spectacles inédits ainsi Wigan l’éprouva « pendant qu’il assistait au service funèbre de la princesse Charlotte dans la chapelle de Windsor » ; 2° il n’en est pas une condition suffisante, car A. L. D. lui-même remarque qu’il revit une autre fois les mêmes lieux sans éprouver aucunement le même sentiment. Mais il ne songe pas qu’il est tenu de rendre compte de cette différence, qu’il a si bien notée.

Au retour, écrit-il, je vis une autre fois les mêmes lieux. Cette fois, les lampes voltaïques brillaient. A leur lumière je reconnus à peine le garage (sic) (1). Je ne le percevais pas maintenant comme une très vieille connaissance, mais comme une chose connue, parce qu’on vient de la voir pour la première fois, c’est-à-dire que la reconnaissance instantanée et foudroyante (2) de la première fois avait perdu toute son acuité en tant que perception, tous ses caractères frappants en tant que souvenir. C’était un état indifférent au point de vue émotif.

On ne saurait être plus net. Mais comment après cela peut-on dire que l’explication de la paramnésie est simple, qu’il suffit, pour en rendre compte, de faire surgir de l’inconscient un souvenir lointain, se rapportant à un fait réel et vécu ou simplement rêvé, et de projeter ce souvenir, sans qu’on sache pourquoi ni comment, sur une perception ou présentation. Quand il serait démontré qu’à l’origine de la paramnésie peut toujours se rencontrer un fait réel, qu’un tel fait se rencontre souvent et qu’il peut être supposé, alors qu’il échappe à l’observation, la paramnésie ne serait pas encore, selon nous, expliquée. Mais combien la réduction de la fausse reconnaissance à la vraie n’est-elle pas conjecturale il faut supposer, et en fait A. L. D. suppose, 1° que tous les souvenirs sans exception se conservent et peuvent renaître, ce qui est sans doute admissible à la rigueur, ce dont on ne saurait [p. 546] prouver la fausseté non plus d’ailleurs que la vérité, ce qui est donc incontrôlable et gratuit, 2° que cela est vrai des souvenirs, non seulement de la veille, mais du rêve, en sorte que cette hypothèse, aussi grandiose que dénuée de fondement, rend toute reconnaissance plausible et permet de voir dans toute pensée nouvelle une réminiscence. C’est là une vue sans doute poétique, philosophique et profonde, dont on peut s’enchanter, à la suite de Platon, mais qui s’applique au problème de la connaissance en général bien plus qu’à celui de la paramnésie en particulier. En effet, quand il serait vrai que la paramnésie est toujours ou peut toujours être supposée la réminiscence d’un fait de la veille ou d’un rêve, il resterait encore à dire pourquoi la paramnésie se distingue si fort de la réminiscence ordinaire. Celle-ci, en effet, par exemple dans le cas d’Helen Keller, que cite A. L. D., est un souvenir qui ne peut être reconnu, et fait l’effet d’être une invention, une création de l’esprit, ou une perception nouvelle, tandis que la paramnésie fait l’effet d’être un souvenir, quoiqu’elle ne soit, ou, (faisons cette concession à A. L. D.) quoiqu’elle paraisse n’être qu’une perception.

A. L. D. a donc bâti une théorie trop grandiose, si on considère l’humble fait qui lui sert de base, et pourtant, d’autre part, insuffisante pour rendre compte de toutes les particularités de ce fait. Mais ne nous en plaignons pas. C’est l’intérêt théorique qu’on prend aux anomalies mentales, comme la paramnésie, qui rend attentif à ces anomalies elles-mêmes, ou, pour mieux dire, c’est à l’occasion des théories, qu’on cherche pour les expliquer, qu’on observe les phénomènes et qu’on les décrit minutieusement. S’ils apparaissaient tels qu’ils sont sans mystère, sans dessous métaphysiques, on s’en détournerait avec dédain, on passerait à côté sans les voir, on les négligerait, et ce serait dommage. A. L. D. notamment, pour justifier une théorie risquée, paradoxale et, selon nous, inexacte, a réuni des observations précieuses et sur la paramnésie et sur les rêves. Après avoir combattu ses conclusions, c’est pour moi un plaisir de relever la justesse de quelques-unes de ses observations, comme celle qui est relative à l’hyperphantaisie dans le rêve.

Je suis, dit-il, un visuel très médiocre. Par contre, en rêvant, j’ai des [p. 547] images visuelles remarquables de netteté et de coloration. Je vois les images avec leurs contours et leurs couleurs aussi vives qu’à l’état de veille.

Je suis exactement dans le même cas. Mes visions de rêve sont même plus brillantes et plus nettes que celle de la veille, avec cette particularité d’être de dimensions réduites. Même cas, même particularité chez un de mes sujets H., lequel voit de petites silhouettes noires se détacher sur fond jaune, et chez Alfred Maury (Le sommeil et les rêves,. ch. IV, Des hallucinations hypnagogiques). « Ces images (hypnagogiques) sont beaucoup plus vives, beaucoup plus animées que ne seraient les peintures les plus vraies qu’on en pourrait exécuter. Elles sont généralement petites, surtout les figures d’hommes ou d’animaux. Les paysages mêmes sont fort réduits ; ce sont presque des miniatures ».

A. L. D. ajoute que ses rêves « sont fréquemment bien logiques et cohérents », et qu’il lui est arrivé de trouver en dormant la solution de problèmes mathématiques. On s’explique par là qu’il ait été frappé du rôle du rêve dans la vie psychique et qu’il en ait exagéré l’importance. Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur des traits précis qu’il a notés dans la paramnésie. Il nous apparaît donc comme un observateur pénétrant, égaré par des vues théoriques, les siennes, puisqu’il se déclare étranger aux théories suscitées par les faits qu’il étudie.

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II

J’ai analysé ici même (3) à plusieurs reprises la dépersonnalisation, la paramnésie et son contraire; aujourd’hui, laissant de côté leur description, je me propose uniquement de comparer ces anomalies psychiques, d’établir à la fois leur distinction et leur relation, de les opposer entre elles et de les éclairer les unes par les autres. J’ai pour guide un sujet E., en qui elles se trouvent réunies. Ce sujet est étranger aux études psychologiques, mais sait s’observer et m’inspire toute confiance. Selon lui, on ne saurait confondre la dépersonnalisation, d’une part, l’impression du « déjà vu » et celle de « entièrement nouveau », de l’autre on ne les éprouve point [p. 548] dans le même temps, et il semble qu’elles s’excluent. La première est un trouble grave, profond et senti comme tel ; les deux autres sont des perturbations psychiques légères, superficielles, fugitives, qui ne causent point d’émotion et n’inspirent qu’un intérêt de pure curiosité. C’est ce que confirme A. L. D. Il définit la paramnésie « une surprise très vive, peut-être sui generis », mais n’ayant, au premier instant du moins, « aucune tonalité affective. Je ne peux dire qu’elle fut agréable ou désagréable. » C’est après coup, quand on réfléchit sur le phénomène, que l’émotion apparaît, sous forme de curiosité déçue. « Une curiosité violente me prenait. En un temps très court, je crois avoir fouillé toutes mes expériences antérieures, pour y retrouver ou pour y encadrer le fait perturbateur. C’est dans cette exploration infructueuse du passé que je place le moment tout à fait désagréable du processus ». Ceci est fort bien observé. Aussi, quand la curiosité manque, comme il arrive chez beaucoup de sujets, la paramnésie n’a-t-elle aucun caractère affectif, est-elle un état indifférent. En tout cas elle est toujours distincte de la dépersonnalisation. « Je puis affirmer, dit A. L. D., qu’aucun phénomène d’automatisme ou dépersonnalisation ne s’esquissa. »

La dépersonnalisation est, du point de vue affectif, un état d’aphorie ou plutôt de dysphorie, analogue, sinon identique, à celui que les mystiques ont décrit sous le nom d’acedia, état de malaise, de désenchantement, d’indifférence morne, d’apathie douloureuse. Les impressions de « déjà vu » et d’ « entièrement nouveau » peuvent correspondre, ainsi chez E., à un état d’euphorie : elles ne s’accompagnent point d’anxiété, d’effroi ; le sujet regrette au contraire de ne pouvoir les produire et les fixer ; il est à leur égard comme on est à l’égard d’un songe agréable qu’on veut retenir et qui échappe ; suivant une expression, de Descartes, il « conspire avec ses illusions pour en être plus longtemps abusé ». Dans la dépersonnalisation, le moi sensitif est mort, éteint, ne vibre plus ; dans l’impression du « déjà vu », il y a, au contraire, parfois relèvement du ton émotif et toujours sensation nette, aiguë, intense.

Au point de vue intellectuel, les anomalies considérées ont ceci de commun qu’elles sont des troubles de reconnaissance. Mais le mot reconnaissance est équivoque. La paramnésie consiste à ne pas reconnaître les perceptions ou états de conscience présents comme [p. 549] présents, à les rejeter dans le passé, à les percevoir comme souvenirs la paresthésie (4) (j’appelle ainsi le phénomène inverse de la paramnésie) à ne pas reconnaître les perceptions ou états de conscience renouvelés, voire même fréquents, ordinaires, comme passés, comme faisant partie de l’expérience acquise, de souvenirs, à les percevoir comme nouveaux, inédits. La dépersonnalisation consiste à ne pas s’attribuer les sensations ou états de conscience qu’on éprouve, à ne pas les reconnaître comme siens.

Nous avons donc affaire à des troubles bien caractérisés et distincts, à savoir 1° à des erreurs contraires sur la localisation des états de conscience dans le temps, parmi ces états, les uns, qui se présentent pour la première fois, étant faussement reconnus comme passés, les autres, qui se répètent pour la centième fois, apparaissant faussement comme nouveaux ; 2° à une erreur bien plus grave, qui est le moi se détachant de ses états, leur devenant étranger, ou plutôt les états psychiques s’aliénant du moi, lui devenant étrangers et lui paraissant étranges, n’étant plus reconnus de lui comme étant à lui. Dans le dernier cas, le sujet, voyant ses états lui échapper, ne se reconnaît plus ; dans le premier (ou les deux premiers), il ne reconnaît plus ses états, l’ordre temporel, dans lequel ils lui apparaissent, étant dérangé.

Au point de vue volontaire ou moteur, la dépersonnalisation, la paramnésie et la paresthésie relèvent de l’automatisme psychologique, du jeu naturel des fonctions mentales, c’est-à-dire que la volonté n’a aucune prise sur ces phénomènes, ni pour les produire ni pour les empêcher. Or l’automatisme psychologique peut être conçu comme une simplification de la pensée ou un « rétrécissement de la conscience », ainsi qu’on l’a très heureusement défini.

Ainsi la paresthésie ou perception des choses anciennes comme nouvelles est une simplification de la perception ; elle constitue une anomalie par déficience. J’entends par là que le sentiment du nouveau ne s’ajoute pas dans ce cas à la perception, comme un surcroît d’intérêt, ne constitue pas pour elle un enrichissement, un gain, ainsi qu’il arrive lorsque, par un effort de réflexion ou par une [p. 550] intuition privilégiée, on découvre, on sent pour la première fois le charme des personnes ou des choses familières. Ainsi Lucrèce, Victor Hugo, lorsqu’ils décrivent l’enchantement des premiers jours du monde, la beauté unique de l’humanité naissante, novitas florida mundi, projettent le rayonnement de la poésie sur le cadre et les personnages qu’ils évoquent ; ils y ajoutent un élément de noblesse, de grandeur et de pureté sereine. Dans le phénomène que nous avons en vue, rien de tel ; les choses gardent leur aspect prosaïque, vulgaire, trivial. Qu’est-ce donc qui les fait paraître autres et et nouvelles ? Simplement ceci ; la chaîne des associations habituelles est rompue ; les souvenirs et images, qui font cortège à la sensation proprement dite, et forment avec elle la perception, font tout d’un coup défaut ; le mécanisme sensoriel joue seul, et les sensations alors, par le fait de leur isolement, prennent un éclat, un relief et un lustre inaccoutumés et, parce qu’on ne les a encore jamais perçus ainsi, on croit les percevoir pour la première fois. Mais j’ai tort d’expliquer les faits avant de les décrire. Mon explication doit paraître théorique, a priori et arbitraire ; elle m’est suggérée par les faits suivants.

En face de la maison, que E. habite depuis plus de quarante ans, est une tour. Un jour, cette tour lui apparaît comme il ne l’avait encore jamais vue, avec une luminosité, un relief saisissant, se détachant de tout ce qui l’environne, ou plutôt existant seule, annulant tout le reste ; E. à la lettre, découvre sa tour, la voit pour la première fois, et telle qu’il ne l’a jamais vue ; il la voit à part, en dehors des objets environnants, ou plutôt ne voit qu’elle ; il semble qu’il y ait rétrécissement du champ de la perception.

Autre cas. Le même sujet E. a sur sa cheminée deux vases qui ressemblent à des vases d’autel, en porcelaine blanche, avec dorures. Un jour, il lui semble voir ces vases pour la première fois ; jamais ils ne lui sont apparus ainsi, avec cet éclat particulier des objets qui font une irruption soudaine dans le champ du regard. Chose curieuse ! Il ne voit sur la cheminée que ces vases, il ne voit pas la pendule qui est au milieu ; il y a donc ici, plus nettement encore que dans le premier cas, rétrécissement du champ de la vision ou sélection involontaire des objets contemplés. Quand on regarde un paysage la tête en bas, il paraît tout autre, parce que les sensations n’ont plus leurs concomitants habituels. [p. 551] Ainsi, dans la paresthésie, par une particularité dont nous ignorons la cause, les sens ont rompu le charme des associations ordinaires ; la sensation n’est plus complétée par les souvenirs qui habituellement l’accompagnent, et c’est pourquoi les objets que nous avons sous les yeux nous font l’effet d’être nouveaux.

Inversement, dans la paramnésie, le mécanisme perceptif ou sensitif paraît inhibé ou fonctionne mal, celui de l’imagination et de la mémoire joue seuls d’une façon normale les impressions sensibles subsistent, mais revêtent la forme du souvenir. Comment s’explique cette métamorphose de la sensation en image mnémonique ? Je crois qu’il s’agit encore d’une illusion par défaut. Mais que manque-t-il ici aux sensations pour être acceptées comme telles, pour être regardées comme répondant à des objets réels et présents ? Ce n’est pas l’intensité. On ne peut pas dire qu’elles soient amorties, éteintes, comme baissées de ton, assimilables en cela aux images et souvenirs, que Hume et Spencer appellent des états faibles. Elles ont au contraire un relief, une netteté sui generis. Faut-il supposer qu’on éprouve une facilité particulière à former la perception des choses, facilité qui ne se rencontre que pour les souvenirs, et qui semble dès lors caractéristique du souvenir ? Pas davantage. La perception sensible paraît plutôt avoir cette particularité d’être détachée, indépendante, sans rapport avec les sensations antécédentes et à venir ; elle serait dès lors comme suspendue en l’air ; elle ne trouverait pas à s’insérer dans la trame des événements conscients, elle serait en dehors du temps, et du présent même, du présent surtout, elle serait détemporalisée, ou manquerait à être située dans le temps ; voilà pourquoi on serait porté d’instinct à la loger dans le passé, dans un passé d’ailleurs indéterminé, fait pour recevoir les « laissés pour compte », les événements non classés de la conscience. La paramnésie s’expliquerait donc par un défaut d’association, de synthèse perceptive.

Elle serait une illusion voisine de la paresthésie. Il ne faut donc pas s’étonner que la paramnésie et la paresthésie se rencontrent chez les mêmes sujets. Nous les avons observées à la fois chez E. et chez J. Ajoutons qu’elles se produisent dans des circonstances analogues, c’est-à-dire ordinaires, communes, absolument banales. Voici comment E. décrit un accès de paramnésie :

« J’ouvrais le tiroir d’un buffet pour y prendre des fourchettes ; au [p. 552] moment précis où je faisais ce geste, j’eus la sensation nette, saisissante, d’avoir accompli le même geste, dans des circonstances identiques ; mon cœur s’arrêta de battre ; j’attendis ce qui allait se passer, non pas anxieux, mais intéressé et légèrement ému. C’était une sensation délicieuse que j’aurais voulu prolonger, mais qui s’évanouit soudain comme elle était venue. »

Récit analogue chez J., mais où je trouve à noter en plus que l’illusion de fausse reconnaissance oscille, alterne avec des moments de perception normale, puis reprend de plus belle, lorsque J. vient à fixer les briques d’un toit, s’absorbant dans cette sensation isolée et sans intérêt, ce qui tend à prouver que la paramnésie, comme la paresthésie, a pour point de départ une sensation rétrécie, réduite, isolée, sans point d’attache, sans rayonnement d’associations, d’un mot, une perception déficiente.

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La dépersonnalisation est entièrement différente des phénomènes que nous venons de décrire. D’abord elle est un état qui se prolonge, tandis que l’illusion du « déjà vu » et celle du « jamais vu » sont essentiellement momentanées et fugitives. Ensuite elle se traduit par une émotion intense, un désarroi, une déroute générale. Elle se rattache enfin à des causes profondes et graves d’ordre physique autant que mental.

« Lorsque je me dépersonnalisai pour la première fois, il y a une vingtaine d’années, nous dit E., je venais de quitter la campagne pour la ville ; je manquais d’air, j’étouffais dans une chambre ; j’étais aussi sous l’influence fâcheuse d’un régime carné, nouveau pour moi. Je commençai par avoir des amnésies partielles : il y avait des trous dans ma vie, des heures de la journée dont je ne reconstituais pas l’emploi. La dépersonnalisation paraît avoir été un trouble consécutif à ces amnésies. Ce trouble disparut entièrement, mais, quelques années après, revint pour ne plus me quitter, j’entends pour réapparaître toujours par intervalles. Il est lié à un état de répression, de fatigue physique ou de chagrin, d’inquiétude et de tracas tournant à l’idée fixe. Toutes les fois qu’il me fallait, pour communiquer avec les autres, me secouer, sortir de mon abattement, m’arracher à mon chagrin, à mes idées fixes, la dépersonnalisation apparaissait. » [p. 553]

La dépersonnalisation serait donc une incapacité ou difficulté, sentie à l’état aigu, douloureusement consciente, d’adaptation à la vie présente. Chez notre sujet se forme et se développe, en marge de la vie extérieure et sociale, un état d’esprit personnel, intime et fermé ; quand cet état, devenu prédominant, entre en contact avec la vie extérieure, le conflit éclate et le désarroi commence. Le sujet est désorienté, affolé ; il ne se retrouve plus, ne se reconnaît plus ; il assiste à ses actes sans les comprendre, sans les vouloir, sans les rattacher à lui ; il se sent au-dessous de lui-même, désormais incapable d’affronter les hommes, de faire face à la vie ; il s’effraie des moindres actes à accomplir, résolutions à prendre, paroles à prononcer, surtout si ces actes comportent de l’imprévue (5) demandent de l’initiative et de la décision. Il pense trop d’avance à ce qu’il va faire ou dire, il à de l’obsession par anticipation. Quand le moment d’agir ou de parler est venu, le trouble ne cesse pas, mais s’accroit plutôt et change de nature le sujet se voit agir, s’écoute parler et s’étonne de ce qu’il dit, de ce qu’il fait; il est le témoin stupéfait de sa vie, de cette vie qui est la sienne et qu’il ne sent pas sienne, qui sort de lui et qui lui est étrangère.

Cependant il peut converser pendant des heures avec des gens qui ne se doutent pas du changement opéré en son esprit; mais cette conversation lui est pénible, lui coûte un effort très grand; il est alors dans un état de tension. Il n’aurait, semble-t-il, qu’à se laisser aller à son inspiration, à son propre mouvement ou, plus exactement, à l’automatisme psychologique qui, en fait, le meut et le gouverne; mais c’est justement ce qu’il ne peut pas, ou plutôt ce à quoi il ne consent pas, ne se résigne pas ; il souffre d’être ainsi agi, pour parler comme Malebranche. [p. 554 ]

D’ailleurs il n’est pas vrai de dire que le dépersonnalisé, quand il assiste à sa vie comme à un spectacle, au lieu de la diriger et de la prendre en main, se conduise exactement comme il ferait à l’état normal ; il est en réalité incapable dans ces moments-là de réagir contre ses impulsions, et il le sent ; il sent qu’il peut faire des gaffes, céder à une « envie », accomplir un acte ridicule. Il n’est donc plus tout à fait lui-même ; il n’a plus son bon sens, son jugement ordinaire ; il ne met plus les choses au point ; il grossit les petits événements, se fait des moindres difficultés ou obstacles des montagnes à franchir ; les personnes qui le connaissent bien, et qui ont le don d’observation, ne s’y trompent pas ; elles lui disent : Je ne te reconnais plus, ce n’est plus toi.

En somme la dépersonnalisation nous apparaît comme une disposition générale de l’esprit ou une forme de conscience, caractérisée par l’automatisme psychologique : le sujet assiste, étonné et saisi, au déroulement de sa vie qui lui échappe, qu’il ne conduit plus, dont il n’est plus maître ; il se sent submergé par le flot de ses sensations, de ses images, de ses mouvements et de ses actes et contemple du rivage, avec stupeur, ce flot qui l’emporte et le roule.

Si nous essayons de rattacher à la vie normale les anomalies psychologiques que nous venons de décrire, nous dirons qu’elles marquent les degrés de la prise de possession par le moi de ses états. L’esprit peut d’abord laisser échapper ou manquer à saisir tous ses états sans exception ; il les tient alors pour étrangers à soi ou comme extérieurs c’est la dépersonnalisation. Mais ce n’est pas toujours le système entier des états psychiques qui se détache ainsi du moi ; il peut y avoir rupture du système ; c’est alors une catégorie, un groupe défini d’états, soit les perceptions, soit les souvenirs, qui seuls ne trouvent pas entrée de la conscience, restent en dehors du moi, les autres groupes restant liés à la personnalité. Ainsi l’esprit ne relie plus par, exemple ses sensations au groupe de souvenirs dont elles font naturellement partie, dans lequel elles rentrent, ou elles s’insèrent et trouvent place ; il les pose à part, comme des faits sans précédents ; il a alors l’illusion du jamais vu ou de l’entièrement nouveau. Ou, inversement, l’esprit, entré dans la voie des souvenirs et images et laissant échapper les sensations présentes, n’accueille celles-ci que sous le déguisement du souvenir, [p. 555] qu’autant qu’elles revêtent le contour de l’image et qu’elles vont se perdre dans la brume indécise d’un passé lointain, indéterminé il a alors l’illusion du déjà vu. Dans ces deux derniers cas, l’esprit manque à saisir, soit les éléments anciens et familiers, soit les éléments nouveaux de ses perceptions ; il n’a plus soit que des « présentations » soit que des « représentations » ou souvenirs. En d’autres termes, si toute pensée ou conscience est une systématisation, la dépersonnalisation est la pensée tout entière s’échappant à elle-même, perdant son équilibre, se déplaçant de son centre, alors que la paramnésie et la paresthésie sont seulement une rupture du système des états psychiques, sont des fractions qui s’en détachent ou des centres partiels qui se forment de pensée ou de conscience, de pensée réduite, soit au souvenir, soit à la sensation. Les phénomènes décrits sont très différents en nature et en degré ; ils n’ont de commun que leur caractère anormal ou pathologique ; ce sont des troubles qui sont loin d’avoir la même gravité et la même portée ; une observation superficielle a pu seule les confondre. Les deux derniers pourtant, la paramnésie et la paresthésie, ont une analogie, une affinité de nature ; ils coexistent souvent, ils s’éclairent par le contraste et il y a lieu de croire que, si on tenait l’explication de l’un, on aurait celle de l’autre par là même. (6)

L. DUGAS.

 NOTES

(1) Je ne sais s’il faut lire paysage ou garage.

(2) Les mots soulignés le sont par l’auteur.

(3) L’impression de l’entièrement nouveau et celle du déjà vu .Rev. phil., 1894, II, 40. Un cas de dépersonnalisation, ibid., 1898, I, 500. Dépersonnalisation et fausse mémoire, ibid., 1898, II, 423.

(4) En d’autres termes, la paresthésie consiste à prendre pour des sensations nouvelles des sensations qui se reproduisent, la paramnésie, à prendre pour des souvenirs ou sensations renouvelées des sensations au contraire nouvelles.

(5) Ainsi, dit E., un jour, ayant à demander conseil à une personne, j’allai la voir ; quelqu’un se trouvait chez elle, sur qui je ne comptais pas ; me voilà affolé ; je dis que je repasserais ; j’errai sans but sur une route pendant une demi-heure, courant de côté et d’autre, sans arriver à me ressaisir, dans un état de somnambulisme.

Un autre sujet B., retenu longtemps par la maladie loin des camarades de son âge, pendant qu’il était enfant, était devenu d’une grande sauvagerie ou timidité quand il reprit la vie normale et revint en classe, il éprouva, toutes les fois qu’on lui adressait la parole en particulier, pour un fait qui ne louchait pas à la classe, un sentiment bizarre il s’étonnait de ses paroles, les entendait comme il eût entendu celles d’un autre. Cette dépersonnalisation, bien caractérisée et bien nette, a d’ailleurs été, chez lui, passagère; elle a disparu sans retour jusqu’ici.

(6) Je reçois, après avoir corrigé les épreuves de cet article, une note de J. qui, connaissant par expérience la fausse reconnaissance et la vraie, prétend qu’il est impossible de les confondre et, partant, de les ramener l’une à l’autre, comme A. L. D. l’a tenté.
II se fonde, pour l’établir, sur ce que ces deux états n’ont pas le même processus, ou plutôt suivent une marche précisément inverse l’un de l’autre. Supposons, dit-il, que l’on se trouve en présence d’un paysage que l’on a réellement vu déjà. On le reconnaît ; mais le sentiment du déjà vu est d’abord vague, sommaire, global ; puis il se détaille et se précise peu à peu. La reconnaissance est continue, progressive. Elle porte en premier lieu sur les grandes lignes du paysage, sur le cadre dans lequel vont se dérouler les souvenirs. On reconstitue ensuite les actions et événements qui se sont jadis passés dans ce lieu qu’on revoit et qu’on reconnaît : ici je me suis arrêté pour jouir du coup d’œil ; là je me suis assis. La perception du paysage qu’on a sous les yeux et le souvenir du même paysage autrefois contemplé vont de pair, s’évoquent l’un l’autre, empiètent même l’un sur l’autre, mais gardent cependant une indépendance relative, restent distincts ; on les compare, on ne les confond pas ; on remarque les changements, s’il y en a. On dira par exemple à la place de cette maison était un champ ; ici il y avait un bouquet d’arbres qui a disparu. La reconnaissance vraie se fait donc peu à peu, à mesure que la perception se déroule ; elle se fonde sur une comparaison entre le passé et le présent; elle n’est pas une identification du présent au passé, de la perception au souvenir.
Dans la paramnésie ou fausse reconnaissance, il n’en est pas ainsi. On reconnaît le paysage et la scène qui s’y déroule, non pas comme plus ou moins semblables, mais comme rigoureusement identiques à ce qu’ils sont actuellement ; la reconnaissance est immédiate, soudaine, complète, définitive, absolue. De plus elle est intégrale ; on reconnaît tout, jusqu’aux moindres détails, et non pas seulement ce qu’on voit, mais ce qu’on entend, ce qu’on perçoit par tous ses sens à la fois ; tout était tel que maintenant, même soi. Il n’y a pas simple comparaison du passé et du présent, mais fusion du présent dans le passé ; c’est le sentiment du passé dans la perception des choses présentes.
Enfin la reconnaissance vraie implique, la reconnaissance fausse exclut la localisation dans le temps. Plus la reconnaissance (vraie) d’un fait est précise, plus ce fait est exactement situé dans le passé ; il semble même qu’on ne reconnait un souvenir vraiment, j’entends d’une façon pleine, entière, qu’autant qu’on arrive à le situer dans sa vie, à le rapporter à une époque déterminée, à lui assigner une date ; la reconnaissance parait donc être en raison directe de la localisation. Au contraire, dans la paramnésie, où le sentiment du déjà vu, si illusoire qu’il soit, s’impose avec une force de conviction absolue, il est impossible de dire où et quand on a vu la chose qu’on se souvient, à n’en pas douter, d’avoir vue, et, quand on essaie de préciser le souvenir faux, de situer dans le passé la scène présente, on est comme quelqu’un qui se noie, on cherche en vain un point d’appui pour y accrocher son souvenir, cet effort qui n’aboutit pas, qui cause au sujet atteint de paramnésie une sensation d’angoisse, au moins de gêne, de malaise.

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1 commentaire pour “La dépersonnalisation, l’illusion du « déjà vu » et celle du « jamais vu ». Par Ludovic Dugas. 1913.”

  1. NatachaLe mercredi 8 avril 2015 à 14 h 26 min

    Intéressant, merci.