L. Bélugou. Sur un cas de Paramnésie. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-deuxième année, LXVI, juillet-décembre 1907, pp. 282-284.

belugouparamnesie1Lucie Bélugou. Sur un cas de Paramnésie. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-deuxième année, LXVI, juillet-décembre 1907, pp. 282-284.

Lucie Bélugou. 

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes en bas de page ont été renvoyées en fin de texte. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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SUR UN CAS DE PARAMNÉSIE

Les faits de paramnésie doivent être assez fréquents ; plus d’un romancier ou poète en a tiré des effets littéraires parfois curieux ; par contre la psychologie de cet état singulier est encore très incertaine, faute de documents suffisamment nombreux. Une contribution nouvelle, pour si menue qu’elle soit, peut en provoquer d’autres plus importantes, et servir, lors même qu’elle ne résout pas le problème, à le déterminer d’un peu plus près.

Le cas que nous allons rapporter a le mérite d’être net, complet, parfaitement circonscrit, et l’observation a été notée pour ainsi dire séance tenante.

La chose eut lieu en Angleterre, pendant un bref séjour à Londres que je voyais pour la première fois et où je menais l’existence un peu bousculée du touriste. Un matin de novembre 1902 je m’étais rendu, vers les dix heures, à l’abbaye de Westminster. Je tombai en plein « divine service » : on connait ces services, et leur longueur monotone. Celui-ci me donnait d’autant plus d’énervement que j’avais accepté pour onze heures un rendez-vous, et que j’appréhendais d’être en retard. L’office enfin terminé, je me fais indiquer par le bedeau l’entrée des chapelles royales. Je me dirige vers la grille qu’il me désigne, et voici qu’en approchant, j’éprouve une impression nette, fuyante et atroce de déjà vu : il n’y a pas à en douter, je m’étais déjà trouvé à la même place, dans les mêmes circonstances, et le même bedeau m’avait, antérieurement, mais quand ? donné la même indication. Tout était identique, les bustes, les statues, les monuments commémoratifs que j’apercevais à droite, derrière la grille fermée à clef, et aussi mon attente un peu fébrile, devant la porte qui tarde à s’ouvrir. Tout cela brusque comme le flamboiement d’un éclair, un sentiment soudain et intense d’angoisse, de constriction dans la région du cœur et du diaphragme, un effort douloureux pour fixer et compléter cette image évanouie aussitôt qu’apparue, qui se montrait et me fuyait rythmiquement ; et malgré moi, à deux ou trois reprises, je murmurai d’une voix étranglée et altérée dont j’ai encore l’accent dans mon oreille : « C’est singulier ! c’est singulier ! »

A ce moment nous avons commencé la visite, et cet étrange accès a pris fin : mon souvenir faux s’est dégagé du sentiment d’angoisse [p.283] torturante pour devenir un simple événement intellectuel, je suis allé à mon rendez-vous, j’ai déjeûné avec des amis, dîné avec d’autres, et tant que j’étais en compagnie, forcé à la représentation, ou occupé et distrait, j’étais gai, d’une gaîté un peu verveuse et excitée ; mais dans les intervalles, ma mémoire ne cessait d’évoquer, et cela jusqu’à la minute de m’endormir, mille souvenirs fâcheux de maladresses ou d’indiscrétions commises, dont il est vraisemblable que j’exagérais l’importance pour leur donner la livrée de mon inquiétude présente, mais qui, chassés comme des mouches d’orage, étaient remplacés par d’autres aussi pénibles qui m’emplissaient de confusion et même de honte.

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 Alexander Nolan-The-Expuls.

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Si je veux raisonner ce cas, il me semble que le fait essentiel, ici, est l’état d’impatience énervée du début, et, comme conséquence de ce « being in a hurry » l’anticipation fiévreuse du futur. Arrivé à la grille, j’ai saisi d’un regard, comme fait une femme pour une toilette, tous les détails. II importe de noter cependant que j’avais, quelques jours auparavant, visité la cathédrale de Saint-Paul, dans des circonstances de hâte analogue, mais sans encombre. Or, l’intérieur de Saint-Paul a la même décoration de tombeaux et de monuments, dans les nefs et sur les murs, qui se retrouve à Westminster. On peut admettre alors que les images précédemment recueillies à Saint-Paul sont naturellement ressucitées à Westminster par l’effet d’une grossière similitude, sans pouvoir arriver, grâce au demi-aveuglement de l’impatience, à la précision et à l’achèvement du souvenir. En ce cas, l’élément intellectuel initial serait non pas une perception instantanée, mais un souvenir incomplet très probablement c’est un mélange des deux, intimement associé à l’élément affectif dont il reste à parler.

Avec ma hâte d’en finir, mon impatience s’accroissait du fait de la placidité du bedeau, qui disposait, méthodiquement et avec lenteur, sa pacotille de plans, de vues, de guides, de photographies, avant d’ouvrir la porte pour admettre le public c’est alors sans doute que le paroxysme d’irritation contenue a pris la forme de cette angoisse ultrapénibte, qui dans ma conscience se justifiait par cet effort vain de compléter un souvenir faux.

Cette variété de souvenir faux ne doit pas être confondue avec une autre que je connais fort bien aussi par expérience, je veux dire le souvenir faux qui surgit dans l’état de rêverie, de demi-distraction, quand on lit par exemple un livre machinalement, en songeant a autre chose ou sans songer à rien.

Il y aurait donc lieu de distinguer deux espèces de paramnésie : 1° Celle du rêveur, du distrait, qui se produit quand l’unité s’éparpille et se dissout : celle-ci n’est angoissante ni toujours, ni nécessairement. [p. 284]

2° Celle qui peut survenir dans les cas d’activité hâtive et brouillonne : c’est sous cette rubrique que se rangerait le cas dont j’ai donné la relation.

Dans le premier cas, un réveil fortuit de l’attention rallie des éléments épars ; c’est le travail ordinaire de classification et d’interprétation auquel nous nous livrons chaque matin au sortir du sommeil, quelques secondes d’incertitude, puis l’empire du réel. Ces phrases que je lisais avec distraction, ces lignes sur lesquelles glissait mon regard ne sont pas un événement nouveau, elles-ne sont pas non plus un événement ancien, au sens habituel du mot, du moins au premier instant ; il ne peut y avoir souvenir là où il n’y avait pas unité, organisation, d’où le désarroi momentané.

Dans le second cas, qui est celui des gens trop pressés, des énergumènes, des agités, il y a bouillonnement intérieur ; cette trépidation est un malaise qui s’accroît de lui-même et finalement aboutit à une explosion c’est à ce moment, quand il intervient, que se place le souvenir faux. Puis, après cette libération, rien ne reste qu’un état de vague dépression qui va s’atténuant par degrés, et qui, dans le cas cité, se traduisait dans la conscience par ces souvenirs désagréables qui ont cessé avec le sommeil.

L. BÉLUGOU.

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René Magritte.

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