Jules Baillarger. Démonomanie provoquée par des hallucinations de l’ouïe – accès convulsifs démonomaniaque, raison apparente. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VI, 1845, pp. 151-153.

Jules Baillarger. Démonomanie provoquée par des hallucinations de l’ouïe – accès convulsifs démonomaniaque, raison apparente. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VI, 1845, pp. 151-153.

Jules Baillarger (1809-1890). Médecin aliéniste, élève d’Esquirol, il fut un des co-fondateur des Annales médico-psychologiques en 1843. Il a beaucoup travaillé sur les hallucinations et fut un des acteurs de la discussion de 1855 sur la nature de celles-ci. Mais il publia également d’importants travaux sur la mélancolie et la folie à double forme, appelée aujourd’hui troubles bipolaires.
Quelques publications :
— Fragments pour servir à l’histoire des hallucinations. Mémoire lu à la Société de médecine de Paris. Extrait de la « Revue médicale », 1842, cahier de janvier. S. l. n. d. [Paris, 1843]. 1 vol. in-8°, 16 p.
— Extrait d’un mémoire intitulé: Des Hallucinations, des causes qui les produisent, et des maladies qu’elles caractérisent. Extrait de… Paris, s. d. [1844]. 1 vol. in-4°, pp. 273-516.
— De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil sur la production et la marche des hallucinations. Partie 1. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VI, 1845,  [en ligne sur notre site]
— De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil sur la production et la marche des hallucinations. Partie 2. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VI, 1845, pp. 168-195. [en ligne sur notre site]
— De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil su la production et la marche des hallucinations, (hallucinations-nations hypnagogiques). Mémoire lu à l’académie de médecine, in Mémoire de l’académie de médecine. Paris, 1846. Tome XII,
— Recherches sur l’anatomie, la physiologie et la pathologie du système nerveux. Avec trois planches. Paris, Victor Masson, 1847. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., XXXVI p., 424 p., 3 planches hors texte.
— Démonomanie provoquée par des hallucinations de l’ouïe. – Accès convulsifs démonomaniaques, raison apparente. Répertoire d’observations inédites. Observation parut dans la revue « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome quatrième, 1858, pp. 151-153. [en ligne sur notre site]
— Archives cliniques des maladies mentales et nerveuses ou choix d’observations pour servir à l’histoire de ces maladies. Recueil mensuel.2 année, 2 volumes [seuls parus]. Paris, Victor Masson, 1861 et 1862. 2 vol. in-8°.
— Application de la physiologie des hallucinations à la physiologie du délire considéré d’une manière  générale. Théorie de l’automatisme. Extrait des « Recherches sur les maladies mentales », (Paris) tome 1, 1890, pp. 494-500. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 151]

RÉPERTOIRE D’OBSERVATIONS INÉDITES

Démonomanie provoquée par des hallucinations de l’ouïe – accès convulsifs démonomaniaque, raison apparente.

En 1842, on amena â l’hospice de la Salpêtrière, dans le service de M. Mitivié, une dame R…, âgée de quarante ans, et que la police avait arrêtée dans la rue, poussant de grands cris et dans un état d’agitation extrême.
Nous la vîmes quelques beures après son entrée. C’est une femme brune, de petite taille, mais fortement constituée. Ses yeux, très noirs, sont vifs el brillants, et ont une expression particulière qui frappe au premier abord.
Nous trouvâmes la malade déjà occupée à travailler. Sa tenue était bonne, et les filles de service, interrogées, nous apprirent que, depuis son entrée, madame R. n’avait pas cessé d’être calme et raisonnable.
Nous fîmes à la malade diverses questions sur sa position, son pays, sa famille. A tous ces points, ses réponses furent parfaitement justes et sensées ; les causes seules de son entrée n’étalent pas clairement expliquées ; madame R. prétendit avoir été arrêtée dans la rue, sans motif, et il nous fut impossible de rien apprendre sur ce point.
D’ailleurs, elle reconnaissait qu’elle se trouvait parmi des aliénées et paraissait attendre avec résignation le jugement que les médecins porteraient sur sa raison. Ce jugement ne pouvait manquer de lui être favorable, et alors la liberté lui serait rendue. « On m’interrogera tant qu’ou voudra, disait-elle, et on verra si je suis folle.
Ainsi se passèrent les deux premiers jours. La malade, pressée de questions, par diverses personnes, ou plutôt elle semblait avoir été l’objet d’une méprise. On pouvait supposer encore qu’elle avait eu un de ces accès passagers de délire qui ne laisse point de trace, et dont madame R. ne voulait pas convenir.
Cependant tout cela n’était guère probable. A part l’expression de la physionomie, qui n’était pas naturelle, il y avait évidemment dissimulation,
Le troisième jour, enfin, survinrent des indices de délire.
Madame R. passa une partie de sa journée en prières et nous apprîmes qu’elle avait demandé, à plusieurs reprises, ce qu’on faisait aux personnes qui avaient des accès. On voulut savoir de quels accès elle prétendait parler ; elle refusa de s’expliquer mais elle annonça qu’à six heures elle aurait une attaque. Elle ajouta que d’ailleurs il ne faudrait pas s’effrayer, parce qu’elle ne frappait pas.
Ces renseignements devaient exciter tout notre intérêt. Nous allâmes trouver la malade, qui se promenait au fond d’une cour. Nous recommençâmes, avec précaution, les questions des jours précédents, et nous vîmes avec plaisir, que madame R… était enfin disposée à parler. Cependant, elle se fit en encore beaucoup prier. Elle craignait surtout qu’on ne se moquât d’elle quand on connaîtrait son secret. Enfin, elle se décida à se confier à nous; voici ce qu’elle nous raconta :
Depuis plusieurs années, il lui venait spontanément à l’esprit des idées, des impulsions singulières ; pendant longtemps elle était parvenue à se débarrasser de ces idées, de ces impulsions ; mais, depuis un an, sa raison avait succombé. Il lui fallait, malgré elle, obéir aux idées qui la poursuivaient. Elle s’affligeait de cet état, mais elle n’avait confié à personne ce qu’elle éprouvait, et n’en cherchait point l’explication.
[p. 152] C’est dans ces circonstances qu’on lui conseilla de voyager, et elle vint auprès de son fils qui habitait Paris. Bientôt elle apprit, par une lettre, que son mari était gravement malade. Son devoir était de partir, de retourner auprès de lui, mais le contraire arriva. Elle sentait ce qu’elle devait faire, mais elle ne put y parvenir et laissa son fils partir seul.
Peu de temps après, la malade commença à entendre une voix qui lui parlait très distinctement quand elle était seule. Elle fut très effrayée et raconta ce fait à plusieurs personnes, qui cherchèrent à la dissuader,
On était dans le carême, ct madame R…, qui est très religieuse, passait une partie de ses journées dans les églises. Enfin elle en vint à communier. Ici la malade s’arrêta, ne sachant si elle devait continuer. Ce qui lui restait â dire semblait lui coûter beaucoup ; pourtant elle se décida â une confidence plus complète.
« A peine, nous dit-elle, avais-je reçu 1’hostie, que je sentis tout-à-coup en moi une explosion subite, ce fut comme une défaillance, et bientôt quelque chose se déchaîna dans mon corps. Je crus entendre vingt chiens, qui tous aboyaient à la fois dans estomac.
Ces symptômes se calmèrent, mais la voix que la malade entendait depuis longtemps dans la solitude lui reprocha chaque jour la communion qu’elle avait faite.
Jusqu’ici madame R… n’était qu’hallucinée ; elle s’étonnait, s’effrayait de ses hallucinations, mais n’avait point encore essayé de les expliquer.
Un jour elle vint à penser que tout ce qu’elle éprouvait pouvait bien tenir à la présence du démon. Elle fut confirmée dans cette idée par le souvenir d’une fille de son pays, qui avait été possédée, et qui, vingt ans auparavant, lui avait fait baiser, dans une église, une image de la Vierge. Nul doute que ce ne fut le démon de cette fille qui s’était emparé d’elle.
Alors, de simple hallucinée la malade était devenue démonomaniaque, La voix qu’elle entendait depuis longtemps fut, pour elle, la voix du diable ; cette voix partait de la poitrine et lui parlait presque continuellement.
Mais les choses ne devaient pas en rester là. Le démon, à de certains moments se mit à crier avec la propre voix de la malade, qui, pendant ce temps, entrait dans un violent accès d’agitation. C’est dans un de ces accès, survenu dans la rue, qu’elle a été arrêtée et, par suite, conduite il à l’hospice.
Telle est, en abrégé, la confidence que nous fit madame R… Elle ajoutait d’ailleurs qu’elle pourrait faire passer le démon qui la possédait dans le corps d’une autre personne, mais qu’elle ne le ferait pas. Nous lui offrîmes de nous en charger, elle nous refusa nous priant seulement de faire venir un prêtre, pour interroger le diable.
Six heures allaient sonner ; nous essayâmes de changer de conversation, espérant distraire la malade de la prédiction qu’elle avait faite dans la journée. Nous lui parlions, depuis quelques instants, de plusieurs villes du Midi, qu’elle connaissait lorsqu’elle entra tout-à-coup dans un violent accès de fureur. Elle se mit à pousser des cris, à hurler avec tant de force, qu’on pouvait l’entendre dans tout l’hospice. Au milieu des mots sans suite qu’elle proférait, nous saisîmes les suivants : « Prends-moi, je me donne à toi, prends, Dieu vengeur. » Les yeux étaient hagards et tous les traits bouleversés. Après un instant, la malade se jeta sur nous sans nous frapper, et nous ne parvînmes à nous débarrasser d’elle qu’avec beaucoup de peine.
Tout cela avait à peine duré quelques minutes. Madame R…, épuisée par les efforts qu’elle venait de faire, [p. 153]. Avait la figure pâle et défaite ; elle était toute tremblante, son pouls était extrêmement agité.
« Eh bien, nous dit-elle, après un instant, vous l’avez entendu ; que vous a-y-t-il dit ? » Nous lui demandâmes si elle même elle ne se souvenait de rien ; elle nous dit n’avoir distingué que quelques mots ».
La malade avait la conviction intime et profonde que ce n’était pas elle qui venait de crier, que c’était le démon qui s’était servi de sa voix, que c’était lui qui s’était jeté sur nous. Elle eût commis un meurtre dans cet état, avec la conscience qu’elle n’avait rien à se reprocher.
Un quart d’heure s’était à peine écoulé, que l’accès recommença, plus violent. Madame R… la tête renversée en arrière pour crier plus fort, s’avançait menaçante vers les personnes qui l’entouraient, mais elle ne frappait pas. Au bout d’un instant elle se laissa tomber sur le sable, et resta, quelques moments en proie à de violentes convulsions.
Quanti on voulait la contenir, elle criait : « Laissez-moi, vous me faites souffrir ».
On fut obligé de la mettre en loge, et elle eut encore plusieurs accès pendant la nuit.
Le lendemain, on la trouva aussi calme, aussi raisonnable qu’elle avait été les premiers jours de son entrée. Elle nous dit, dès le malin, qu’elle pensait que ses accès ne reviendraient plus. Nous l’encourageâmes tant que nous pûmes dans cette croyance mais nous ne parvînmes pas à savoir ce qui lui avait donné cette conviction.
Quelques mots ont pu nous faire croire qu’elle avait l’idée que le démon l’avait abandonnée, pour passer dans le corps d’une autre malade qui, pendant la nuit, avait crié dans la loge voisine, et avec laquelle le démon, disait-elle, avait fait la conversation. Quoi qu’il en soit de cette supposition, ce que la malade annonçait arriva. Elle passa quinze jours à l’hospice et les accès ne revinrent pas. Elle fut constamment calme, raisonnable, travailleuse. Au bout de ce temps, un magistrat, qui connaissait sa famille vint la réclamer, et on lui accorda sa sortie. Madame R… avait promis de venir nous revoir, et de nous faire alors une confidence complète sur la cause de la cassation des accès, mais elle ne tint pas parole. Elle est revenue dans la maison, visiter une malade avec laquelle elle s’était liée, mais elle a refusé de nous rien dire, parce que son confesseur, qu’elle avait vu depuis sa sortie, lui avait défendu de parler de ce qu’elle éprouvait à des médecins.
Madame R… d’ailleurs, si elle n’avait pus d’accès, n’était cependant pas guérie. Un jour qu’elle nous renouvelait la promesse de venir nous voir après sa sortie, elle ajouta : « Je ferai mieux, je vous donnerai rendez-vous, et alors vous verrez tout de vos propres yeux.
Cette observation se distingue par une particularité qu’on retrouve chez les démonomaniaques du moyen âge, mais que nous avons vainement cherché dans les faits de démonomanie publiés par les auteurs modernes : nous voulons parler des accès convulsifs prédits à l’avance.
Nous aurions d’ailleurs bien d’autres remarques à faire sur la malade dont nous avons rapporté l’histoire : nous nous bornerons à faire remarquer que les hallucinations de l’ouïe ont précédé de trois mois la première idée de démonomanie. Le diable n’est intervenu que comme explication des phénomènes étranges que madame R… éprouvait.
Voilà ce qu’il nous importe de faire ressortir dans cette observation, parce que la démonomanie n’est ici qu’une variété de la monomanie sensorielle.

J. Baillarger.

 

 

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