Jules Baillarger. De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil sur la production et la marche des hallucinations. Partie 2. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VI, 1845, pp. 168-195.

Jules Baillarger. De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil sur la production et la marche des hallucinations. Partie 2. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VI, 1845, pp. 168-195.

Article en deux parties, la première également en ligne sur notre site.

Jules Baillarger (1809-1890). Médecin aliéniste, élève d’Esquirol, il fut un des co-fondateur des Annales médico-psychologiques en 1843. Il a beaucoup travaillé sur les hallucinations et fut un des acteurs de la discussion de 1855 sur la nature de celles-ci. Mais il publia également d’importants travaux sur la mélancolie et la folie à double forme, appelée aujourd’hui troubles bipolaires.
Quelques publications :
— Fragments pour servir à l’histoire des hallucinations. Mémoire lu à la Société de médecine de Paris. Extrait de la « Revue médicale », 1842, cahier de janvier. S. l. n. d. [Paris, 1843]. 1 vol. in-8°, 16 p.
— Extrait d’un mémoire intitulé: Des Hallucinations, des causes qui les produisent, et des maladies qu’elles caractérisent. Extrait de… Paris, s. d. [1844]. 1 vol. in-4°, pp. 273-516.
— De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil su la production et la marche des hallucinations, (hallucinations-nations hypnagogiques). Mémoire lu à l’académie de médecine, in Mémoire de l’académie de médecine. Paris, 1846. Tome XII,
— Recherches sur l’anatomie, la physiologie et la pathologie du système nerveux. Avec trois planches. Paris, Victor Masson, 1847. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., XXXVI p., 424 p., 3 planches hors texte.
— Démonomanie provoquée par des hallucinations de l’ouïe. – Accès convulsifs démonomaniaques, raison apparente. Répertoire d’observations inédites. Observation parut dans la revue « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome quatrième, 1858, pp. 151-153. [en ligne sur notre site]
— Archives cliniques des maladies mentales et nerveuses ou choix d’observations pour servir à l’histoire de ces maladies. Recueil mensuel.2 année, 2 volumes [seuls parus]. Paris, Victor Masson, 1861 et 1862. 2 vol. in-8°.
— Application de la physiologie des hallucinations à la physiologie du délire considéré d’une manière  générale. Théorie de l’automatisme. Extrait des « Recherches sur les maladies mentales », (Paris) tome 1, 1890, pp. 494-500. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 168]

De l’influence de l’état intermédiaire
à la veille et au sommeil
sur la production et la marche
des hallucinations (1).
par

M. Baillarger,
Médecin de l’hospice de la Salpêtrière.

SECONDE PARTIE

§. Ier.

Examen et discussion des observations.

Les observations qui précèdent prouvent d’une manière incontestable l’influence que le passage de la veille au sommeil et du sommeil à la veille a sur la production des hallucinations, chez les sujets prédisposés à la folie, au début et dans le cours de cette maladie. Sur les trente faits que j’ai cités, onze sont empruntés à divers auteurs qui n’ont rien dit de la cause que je viens d’indiquer, et qui ne paraissent pas même l’avoir remarquée. Ces onze observations ne sauraient donc être suspectes, et si j’avais pu avoir quelques doutes sur celles que j’ai moi- même recueillies, cette circonstance les eût dissipés, C’est donc, je crois, désormais un point bien établi que cette influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil sur fa production des hallucinations dans la folie.

J’ai dit que la nuit avait déjà été signalée, dans plusieurs [p. 169] ouvrages, comme un moment de paroxysme pour les hallucinés ; mais on se bornait à énoncer le fait sans en rechercher la cause, ou bien on donnait des explications en dehors de la vérité. Voici, par exemple, comment s’explique Foderé dans son Traité du délire.

« Il est à remarquer, dit Foderé, que quoiqu’en général ces apparitions aient lieu le jour aussi bien que la nuit, cependant elles commencent ordinairement avec les ténèbres, et elles sont plus fortes pendant la nuit, parce qu’alors on a moins de moyens de s’informer de la véritable raison de ce qu’on croit voir ou entendre, et que d’ailleurs l’obscurité et le silence prêtent singulièrement au travail de l’imagination. »

Une explication analogue a été donnée par M. Calmeil, dont le travail est un des plus récents.

« Les hallucinations de l’ouïe, dit- il, présentent quelquefois le jour une sorte de rémittence ou même d’intermittence, et se réveillent ensuite au moment de la nuit ; soit que le mouvement, les occupations de la journée, exercent sur l’esprit une diversion heureuse, soit que l’obscurité, le silence, l’isolement contribuent, en concentrant l’attention sur un petit nombre d’objets, à exalter l’imagination et à égarer le jugement. Tel aliéné qui est calme et satisfait tant que le soleil est sur l’horizon, voit arriver la lin du jour avec une sorte d’appréhension, convaincu qu’il est que les scènes de la nuit précédente vont encore se renouveler jusqu’au lendemain. »

Les causes indiquées par Foderé et par M. Calmeil, pour expliquer les hallucinations qui ont principalement ou même uniquement lieu pendant la nuit, peuvent assurément avoir quelque chose de vrai ; mais on ne doutera pas, en lisant les observations qui précèdent, que la principale de ces causes n’ait échappé aux auteurs que je viens de citer. Cette cause est l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil, pendant lequel se produisent comme des rêves anticipés, accompagnés souvent d’hallucinations. [p. 170]

Le moment précis auquel le phénomène a lieu est d’ailleurs clairement indiqué par les malades eux-mêmes.

C’est avant de s’endormir et à son réveil que la mélancolique de Pinel (Obs. XV) éprouvait les hallucinations qu’elle décrit si bien.

C’est au moment où il allait s’endormir que l’aliéné dont parle M. Leuret entendait dans la tête ce singulier frappement (Obs. XI).

C’est encore avant le sommeil, et lorsqu’il s’éveillait, que cet ancien employé des finances, dont j’ai transcrit l’observation, entendait des voix ; c’est alors aussi qu’il avait des visions (Obs. XVI).

Le fait n’est pas moins bien indiqué dans les observations de MM. Cazauvielh et Moreau, ni dans celle de l’halluciné dont parle Bodin (Obs. XXI, XXII, XXIII, XXVII).

Je cite de préférence les faits empruntés aux auteurs, parce que les termes dont ils se sont servis ne sauraient être suspects. Ils prouvent que les malades que j’ai moi-même interrogés n’ont rien dit que ce qu’ils éprouvaient.

Il est important de ne pas confondre ces hallucinations, survenant alors que le besoin de sommeil se fait sentir, que les paupières se ferment , mais qu’on n’est point encore endormi, avec celles du sommeil proprement dit. La jeune fille qui voyait le diable, et qui peut-être est une de celles qui expliquent le moins nettement l’état dans lequel elle se trouvait, rue disait qu’en sortant de cet état, elle n’avait jamais conscience du réveil, il lui semblait qu’elle n’avait pas cessé de veiller ; quoique ses yeux se fussent fermés, elle avait continué à entendre tout ce qui se passait autour d’elle (Obs. XVII).

Il y a loin de là aux hallucinations des rêves. Quand on a rêvé et par conséquent dormi, on est éclairé au réveil sur le phénomène qu’on vient d’éprouver, et il n’y a rien de semblable chez les malades dont j’ai parlé.

— Est-il bien sûr que vous ne dormiez pas quand tout cela [p. 171] se présente à vous ? demande M. Leuret à l’aliéné qui fait le sujet de la seizième observation.

— Sûrement je ne dors pas, répond-il, car je vois très distinctement.

M. Leuret n’accepte pas cette réponse et démontre facilement qu’elle n’est pas rigoureuse, car on peut voir très distinctement dans un rêve. Cependant le malade était dans le vrai, il ne donnait pas ; il était seulement légèrement assoupi. Au reste, c’est un de ceux auxquels il suffisait, même pendant le jour, de fermer les yeux pour avoir des hallucinations de la vue. J’insiste sur ce point parce que c’est, je crois, une distinction qu’on devra faire désormais, que celle des hallucinations survenant dans l’état intermédiaire à la veille et au sommeil, et des hallucinations qui ont lieu pendant le sommeil. Ces dernières ont beaucoup moins d’influence sur l’esprit des malades, sont beaucoup moins dangereuses ; les autres, au contraire, affectent l’imagination bien plus vivement parce qu’ou ne dort pas. Comme le disent les malades, ce n’est pas un rêve ; on voit et on entend bien réellement. D’ailleurs, que de différence entre les unes et les autres sous le rapport de la gravité : les hallucinations dans les rêves sont sans doute un signe d’excitation cérébrale, mais elles peuvent exister longtemps sans qu’on ait à craindre l’invasion de la folie ; les autres, au contraire, qui se rapprochent sous ce rapport des hallucinations de la veille, ne tardent pas, pour peu qu’elles persistent, à devenir continues et à entraîner le délire.

Je dis que les hallucinations qui précèdent le sommeil deviennent bientôt continues et entraînent le délire ; c’est, en effet, ce qui a lieu le plus souvent. Cependant, les trois premières observations prouvent qu’il n’en est pas toujours ainsi, et que la folie peut ne survenir qu’après plusieurs années chez des sujets qui, tous les soirs, étaient tourmentés par des hallucinations au moment du sommeil. Je connais une dame, d’un esprit distingué et douée d’un excellent jugement, qui n’a [p. 172] jamais pu s’endormir sans une lumière, à cause des visions dont elle est assiégée dans l’obscurité. On devra surtout tenir compte de ce symptôme chez des sujets nés de parents aliénés, ou qui ont d’autres signes de prédisposition à ‘la folie. Des trois malades dont j’ai donné l’histoire, deux, en effet, ont fini par perdre la tête, et le troisième a été plusieurs fois dans l’imminence du délire. Les hallucinations au moment du sommeil devront donc être recherchées, chez les sujets prédisposés à la folie, comme un des traits de cette prédisposition.

L’étude des hallucinations qui précèdent le sommeil offre plus d’importance dans le prodrome et au début de la folie ; elle montre, en effet, dans beaucoup de cas, le point de départ el l’origine des fausses sensations qu’on observe pendant la veille. D’ailleurs, c’est après un temps variable que les hallucinations qui se sont d’abord produites uniquement au moment du sommeil deviennent continues. Ainsi, chez Alexandrine J … (Obs. IV), cela n’a eu lieu qu’après une douzaine de jours. D’abord il suffisait à la malade de sauter de son lit et d’avoir de la lumière pour retrouver le calme ; ce ne fut qu’après ces douze jours que, les hallucinations persistant malgré la lumière, la malade en tint à se disputer avec les voix et à se sauver dans les rues en appelant du secours. Dans d’autres observations le phénomène a persisté moins longtemps isolé. Dans la huitième, par exemple, le bruit survenu au moment du sommeil continue, dès la première fois, pendant toute la nuit ; chez la malade de la treizième observation, les hallucinations durent pendant six heures, dès le premier jour. Enfin, chez madame L… (Obs. XIV), un délire violent a suivi immédiatement ct n’a pas cessé depuis huit ans.

Les hallucinations qui surviennent au moment du sommeil, après être devenues continues, peuvent de nouveau, avant de se terminer complètement, revenir à leur point de départ, C’est ce qui a eu lieu spontanément dans la cinquième observation, et sous l’influence du datura dans les observations XXII et XXIII. [p. 173]

Cette espèce de marche décroissante pourra quelquefois faire reconnaître le point de départ des hallucinations, alors que les renseignements sur le début n’auront pas permis de l’établir bien nettement.

Quelle que soit l’origine des hallucinations, elles deviennent souvent plus fortes au moment du sommeil. On voit cette espèce de paroxysme indiqué par les malades eux-mêmes dans les observations XVI, XXVII, XX1X et XXX.

Il arrive assez souvent que des aliénés, hallucinés d’un ou de plusieurs sens pendant le jour, ont des hallucinations d’un autre sens dans l’état intermédiaire à la veille et au sommeil (Obs. XXIV. XXV, XXVI et XXVII).

Les fausses sensations qui précèdent le sommeil font quelquefois redouter aux malades le moment où ils vont s’endormir : c’est ce qui explique pourquoi celui-ci ne rentrait chez lui que le plus tard possible, ou même passait la nuit dans les rues (Obs. XII) ; pourquoi une autre ne s’est pas couchée pendant deux mois (Obs. XXVI); pourquoi, enfin, cette jeune fille chlorotique luttait contre le sommeil , dont elle avait, disait­ elle, si grand besoin (Obs. XXIX ). Quelque chose d’analogue avait lieu chez un fébricitant qui me demandait souvent, au milieu de la nuit, de ne pas cesser de lui parler, ou de lui faire une lecture pour le tenir éveillé, parce que, dès qu’il s’assoupissait, il avait des illusions fatigantes qu’il décrivait avec la plus grande précision.

Depuis que j’ai fait les observations qui précèdent, sur l’influence du passage de la veille au sommeil, j’ai rencontré plusieurs malades, non aliénés, qui ressentaient beaucoup plus vivement leurs douleurs quand ils s’assoupissaient. J’ai été consulté, entre autres, par une femme dont les douleurs névralgiques deviennent intolérables et se produisent quelquefois uniquement au moment du sommeil. Enfin, j’ajouterai gue l’influence du passage de la veille au sommeil doit être étudiée chez les épileptiques. Chargé provisoirement, pendant deux [p. 174] mois, du service de ces malades à la Salpêtrière, j’en ai vu une chez laquelle cette cause provoquait manifestement les accès. On sait que ceux-ci surviennent très souvent pendant la nuit, et il reste à rechercher quels rapports l’invasion peut avoir avec celle du sommeil ou avec le réveil.

Les hallucinations qui se produisent le plus souvent dans l’état intermédiaire à la veille et au sommeil sont celles de l’ouïe et de la vue. Ce sont aussi celles qu’on observe chez le plus grand nombre des malades dans l’état de veille. Cependant les hallucinations de la vue sont certainement ici relativement plus fréquentes. Dans plusieurs observations, il y a eu de fausses sensations du toucher et de l’odorat.

Il est des malades chez lesquels les hallucinations surviennent seulement au moment du sommeil (Obs. I, II, IV, VI, VII, IX, XI, etc.) ; c’est le cas le plus fréquent. Elles ont rarement lieu uniquement au réveil (Obs. XIII, XIV) ; il est plus commun, au contraire, de les observer immédiatement avant et après le sommeil : c’est ce qui existait dans les observations IIIe, Ve, VI1Ie, XVe, XVIe, XVIIIe, etc.

Les hallucinations qui se produisent sous l’influence du passage de la veille au sommeil sont souvent simples et confuses ; ce sont, par exemple, des bourdonnements d’oreilles, des bruits de différente nature. C’est un frappement qui s’opérait sur le tympan chez le malade de M. Leuret (Obs. II) ; pour d’autres, c’est un bruit de voix dans lequel les malades ne distinguent rien. Dans certains cas, il en est autrement, les paroles sont nettement prononcées ; ce sont des menacés, des injures, on annonce au malade des événements fâcheux. On demandait à une femme des messes pout l’âme de ses parents morts. Une autre entendait des assassins qui venaient la tuer ainsi que son mari.

Les hallucinations de la vue sont très variées. La malade qui fait le sujet de la neuvième observation voyait presque toujours des militaires. Une autre apercevait le diable chaque soir, [p. 175] toujours sons la même forme. Ainsi, on ne peut rien établir de général, et les hallucinations de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil ne diffèrent en rien, sous ce rapport, de celles qui ont lieu pendant la veille.

La comparaison des observations que j’ai citées me paraît faire ressortir, quant à l’étiologie, un fait de quelque intérêt.

Chez Alexandrine J…, (Obs. IV ) les hallucinations survinrent à la suite de la suppression des règles, et cessèrent après une application de sangsues qui les fit reparaître.

La femme L…, (Obs. V) avait, depuis quelque temps de la céphalalgie, des étourdissements, des bourdonnements dans les oreilles, Elle était très colorée et sous l’influence d’une congestion cérébrale permanente, qu’aggravaient encore des excès de boisson. Les hallucinations, après avoir cédé une première fois, revinrent à l’époque des règles,

Denise B … (Obs. VI) avait omis de se faire pratiquer une saignée à laquelle elle était habituée depuis plusieurs années ; ses migraines avaient augmenté, et elle était aussi très colorée.

Dans les septième et huitième observation, les malades étaient arrivées à l’âge critique ; l’une d’elles était forte, pléthorique et sujette à des étourdissements.

Chez la malade de l’observation neuvième, les règles, depuis quatre ans, avaient toujours été eu diminuant.

Dans l’un des faits empruntés à. M. Aubanel, le malade avait de la céphalalgie, la figure rouge, le front chaud. Les hallucinations cédèrent à une saignée que fit pratiquer M. Ferrus,

Dans tous les cas que je viens de rappeler, et dans d’autres encore, la congestion cérébrale paraît avoir joué le principal rôle pour la production des hallucinations. C’est un point qu’il faut constater, parce qu’il fournit des indications bien précises pour le traitement.

Le délire qu’entraînent les hallucinations survenant ou moment du sommeil est souvent de peu de durée. [p. 176]

La malade de la quatrième observation fut guérie quelques jours après son entrée à la Salpêtrière. Il en fut de même pour celle de l’observation septième. La femme qui entendit plusieurs nuits de suite la voix de ses parents qui lui demandaient des messes ne donna aucun signe de délire à l’hospice, et celui qui avait dû provoquer son entrée avait déjà cessé. Les malades des vingt-unième et vingt-deuxième observations furent aussi très promptement guéris.

Plusieurs auteurs, et Esquirol, entre autres, ont signalé l’analogie des rêves et des hallucinations, Cette analogie existe et les faits que j’ai cités me semblent surtout propres à la démontrer ; cependant ou a négligé de faire une distinction sur laquelle je crois devoir insister,

Il y a deux sortes de rêves : les uns sont simples et purement intellectuels, si je puis dire ; les autres sont accompagnés d’hallucinations véritablement sensorielles.

Les rêves simples sont les plus fréquents ; on se rappelle souvent des conversations qu’on a eues avec des personnages qu’on a pas vus, et de la voix desquels on n’a conservé aucun souvenir. Il se passe dans ce cas ce qui a lieu très souvent, mais avec conscience, dans l’état de veille, lorsqu’on est très préoccupé. Il arrive alors qu’on se parle à soi-même mentalement à la seconde personne, comme le ferait un interlocuteur. C’est ainsi que nous nous adressons des reproches et que nous nous faisons des objections auxquelles nous répondons, etc. Mais dans ces espèces de dialogues intérieurs il n’y a que des pensées formulées sans aucun bruit de voix. C’est un phénomène intellectuel indépendant de l’action des sens.

Ces rêves simples constituent aussi de fausses perceptions de l’ouïe, puisqu’on croit entendre des paroles ; mais ces paroles, on les entend sans bruit, elles sont tout intérieures, ce sont des hallucinations incomplètes et qui diffèrent des véritables hallucinations par l’absence des phénomènes sensoriaux.

Quelquefois on se l’appelle avoir vu certaines figures, [p. 177] entendu certaines voix pendant le sommeil ; ce qu’on a éprouvé est alors tout-à-fait identique avec ce qu’éprouvent les hallucinés pendant la veille, et une des observations que j’ai citées le prouve d’une manière évidente ; la malade entendait des voix avant de s’endormir et en se réveillant, mais, de plus, elle se rappelait les avoir entendues pendant son sommeil ; quelquefois même ces voix la réveillaient. Ainsi l’hallucination avait lieu avant, pendant et après le sommeil, et, dans tous les cas, elle était évidemment de la même nature.

Il importe donc, si ou compare les rêves aux hallucinations, de tenir compte de la distinction dont je viens de parler, et sur laquelle je vais bientôt revenir pour montrer qu’elle doit également être faite pour les phénomènes qu’éprouvent les hallucinés.

La nature des hallucinations est très diversement comprise par les auteurs ; les uns les considèrent comme un symptôme purement physique, dont le bourdonnement d’oreilles est le degré le plus simple ; les autres comme une espèce particulière de délire qui ne diffère des conceptions délirantes, en général, que par sa forme. Pour les uns, les hallucinés sont réellement impressionnés comme s’ils voyaient et entendaient, etc. ; pour les autres, au contraire, ces malades se trompent, et n’éprouvent rien de ce qu’ils disent. Les partisans de la première opinion préconisent surtout les moyens physiques ; ceux de la seconde, le traitement moral.

Les observations que j’ai citées me semblent de quelque intérêt pour la solution de la question. Elles fournissent un des arguments les plus solides à l’opinion, surtout bien défendue par M. Foville, qui fait des hallucinations un symptôme tout physique. C’est, en effet, d’une manière en quelque sorte mécanique qu’on les voit survenir au moment du sommeil. Elles sont alors évidemment le résultat du changement qui s’opère dans les centres nerveux, changement inconnu, mais qu’il est impossible de concevoir autrement que comme un fait purement organique. Le simple abaissement des paupières suffit pour [p. 178] provoquer chez quelques malades des hallucinations de la vue : ils aperçoivent alors des objets variés dont ils n’avaient pas la moindre idée un instant auparavant. La position horizontale paraît même contribuer beaucoup à la production des hallucinations. La mélancolique citée par Pinel cessait, dès qu’elle était assise, d’entendre la voix qui lui parlait. J’ai dans mon service une malade qui entend plus fortement le bruit de voix qui la tourmentent quand elle a la tête basse. Dans l’une des observations empruntées à M. Moreau, les hallucinations recommençaient dès que le malade posait sa tête sur l’oreiller, et il lui suffisait de se mettre sur son séant pour s’en débarrasser, Chez les femmes, c’est, dans beaucoup de cas, sous l’influence de la suppression des règles et de symptômes de congestion cérébrale que les hallucinations surviennent au moment du sommeil. Or, j’ai montré que ces hallucinations étaient souvent le point de départ de celles qui ont lieu pendant la veille. Elles doivent donc, au moins dans ce cas, être considérées comme un symptôme physique, et qui appelle surtout l’emploi des moyens physiques.

Les hallucinations qui précèdent le sommeil, pour peu qu’elles persistent pendant plusieurs jours, doivent éveiller l’attention du médecin, surtout s’il s’agit d’un sujet prédisposé à la folie, ou qui a déjà été aliéné. C’est, en effet, parce qu’elle permettra quelquefois de prévenir un délire imminent que l’étude des hallucinations de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil peut avoir quelque utilité pratique.

Il me reste à parler des faits que j’ai cités sous le rapport de la médecine légale.

Un paysan allemand, réveillé au milieu de la nuit, frappe d’un coup de hache un fantôme qu’il aperçoit devant lui. Cet homme immole ainsi sa femme, avec laquelle il avait toujours vécu en très bonne intelligence. Il n’avait donné jusque -là aucun signe de folie, et il n’en donna aucun après, Ce cas devait intéresser à un haut degré les médecins-légistes, et il provoqua [p. 179] une longue consultation, que Marc a traduite en entier et qu’il cite comme un modèle. Les auteurs de cette consultation, après avoir rappelé l’espèce de délire qui survient souvent au moment du sommeil et du réveil, déclarent que le meurtre a dû être commis dans un état intermédiaire à la veille et au sommeil. Chose singulière, cette opinion, étayée de l’autorité des plus célèbres physiologistes, ne s’appuie sur aucun fait emprunté à la pathologie mentale, Hoffbauer et Marc, dans les chapitres consacrés à l’examen de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil, sous le rapport médico-légal, ne citent non plus aucun fait observé chez les aliénés. C’est le silence d’auteurs si érudits qui m’a surtout engagé à publier les observations que renferme ce mémoire. Elles devraient, en effet, être invoquées dans le cas où des hallucinations seraient alléguées comme excuse d’un meurtre commis pendant la nuit par un homme qu’ou retrouverait le lendemain parfaitement sain d’esprit. On a vu les hallucinations provoquées par le passage de la veille au sommeil se continuer, dès la première fois, une partie de la nuit et cesser le matin (Obs. VII et XIII). Il y a donc là une cause de folie transitoire, dont il pourrait ne rester aucun signe. Il faudrait alors rechercher si le malade s’était couché, s’il avait eu un commencement d’assoupissement, ou si c’est au réveil que les hallucinations ont commencé, etc,

§. II.

Applications à l’étude physiologique des hallucinations,

J’ai reproduit le mémoire qui précède tel qu’il a été lu à l’Académie royale de médecine dans la séance du 14 mai 1843. Depuis lors j’ai continué à étudier cette question si curieuse et si complexe des hallucinations, et il m’a semblé que les faits contenus dans ce travail pouvaient offrir des applications importantes à l’étude physiologique de ce phénomène et à celle des diverses variétés de délire : c’est ce que je vais essayer de démontrer dans cet appendice. [p. 180]

Les hallucinations qui surviennent au moment du sommeil, alors que nous avons encore conscience de ce qui nous entoure, sont une sorte de rêve anticipé. Comme les rêves, elles sont évidemment dues à l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination. Le moindre effort d’attention les suspend immédiatement en ramenant la veille complète, en substituant un étal intellectuel actif et volontaire à l’état en quelque sorte passif dans lequel le sentiment de la personnalité commençait à s’effacer.

J’ai souvent éprouvé le phénomène des images fantastiques au moment du sommeil, et ces images ont constamment disparu toutes les fois que j’ai voulu fixer sur elles mon attention pour les bien étudier. On ne peut, en effet, prolonger cet état intermédiaire à la veille et au sommeil, et surtout les hallucinations qui l’accompagnent, qu’en s’abstenant de tout effort d’attention et en restant le plus possible spectateur passif.

Il y a donc une sorte d’antagonisme entre l’exercice actif de la volonté et de l’attention et l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination.

Lorsque l’esprit se repose, et, comme l’a dit Jouffroy, lorsqu’il abandonne les rênes, la mémoire ct l’imagination se meuvent de leur propre mouvement et selon leurs lois. Alors se produisent mille associations d’idées bizarres qui nous entraînent, comme cela a lieu dans les rêves.

C’est quand cette inertie du pouvoir personnel et cette indépendance des facultés commencent que les images fantastiques apparaissent au moment du sommeil. Elles cessent aussitôt que l’esprit reprend la direction des facultés, et qu’il fait acte de volonté et d’attention.

Les hallucinations des aliénés, comme les images fantastiques qui précèdent le sommeil, ont-elles toujours leur point de départ dans exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination ?

Ne sont-elles pas, au contraire, au moins dans quelque [p. 181] cas, comme on l’a prétendu, le résultat et pour ainsi dire le plus haut degré de la méditation ?

Suffit-il pour les suspendre de fixer plus ou moins fortement l’attention des malades ?

Je n’ai pas besoin d’ajouter que la solution de ces questions est d’un grand intérêt pour l’étude physiologique et même pour le traitement des hallucinations.

J’ai cherché à démontrer dans le travail que j’ai adressé à l’Académie pour le concours au prix Civrieux :

1° Que les hallucinations avaient toujours leur point de départ dans l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination, et qu’elles ne pouvaient point être produites directement, par un effort de méditation ;

2° Qu’on suspendait le plus souvent les hallucinations en fixant plus ou moins fortement l’attention des malades.

L’état intellectuel des hallucinés est d’ailleurs loin d’être toujours le même, et il y a sous ce rapport plusieurs degrés que je vais indiquer brièvement.

  1. On observe quelquefois, tout-à-fait au début de la maladie, des hallucinés chez lesquels le pouvoir personnel est complètement suspendu. Ces malades perdent la conscience de ce qui les entoure, et leur état est en tout point comparable aux rêves. Tel est l’exemple suivant :

Madame G., âgée de quarante ans, est depuis longtemps sujette aux migraines. Forcée depuis plusieurs mois de rester presque toute la journée dans une chambre au milieu du bruit que font un grand nombre de malades, elle a vu ses migraines augmenter. Le soir, elle sortait parfois avec la tête très lourde, et était comme étourdie. C’était pendant des chaleurs très fortes, en juin 1842, et cette cause paraissait contribuer encore à augmenter la céphalalgie.

C’est dans ces circonstances, le 14 juin, que madame G… eut avec trois personnes une conversation qui l’impressionna très vivement. Il s’agissait pour elle d’intérêts graves ; elle eut à [p. 182] lutter activement pour se défendre, et sortit de là très émue et très préoccupée,

Dès lors cette conversation est sans cesse présente à son esprit ; elle se la rappelle dans les moindres détails, et ne peut s’en distraire. Quelques jours après, elle éprouve les phénomènes suivants :

Quand elle est seule dans sa chambre et qu’elle se laisse aller à ses idées, elle sent, dit-elle, dans sa tête comme un ressort de montre qui se déroule tout-à-coup, et que rien ne peut arrêter. Alors une foule de choses lui passent dans l’esprit ; elle a comme un débordement d’idées qui se succèdent rapidement et malgré elle. A peine cela a-t-il duré quelques instants qu’elle perd en quelque sorte conscience de tout ce qui l’entoure : elle n’entend plus le bruit des personnes qui passent continuellement sous sa fenêtre ; si elle travaille, son ouvrage lui tombe des mains. Alors apparaissent à ses yeux les trois personnes avec lesquelles elle a eu la conversation dont j’ai parlé plus haut ; elles occupent les mêmes places, la malade entend et distingue leurs voix, elle répond à ce qu’ils lui disent, etc. L’une de ces trois personnes a une voix aigre qui fatigue, et madame G. ressent l’impression de cette voix criarde aussi vivement qu’elle l’a ressentie le 13 juin.

Combien cela dure-t-il ? la malade l’ignore. Elle sort de cet état quand on entre chez elle, quand on l’appelle ; alors elle éprouve une sensation particulière comme si elle se réveillait ; elle retrouve son ouvrage à terre, et le ramasse. Souvent, en revenant à elle, elle entend les derniers mots qu’elle a prononcés dans cette espèce de rêve.

Quelquefois elle a pu s’assurer qu’elle avait passé une demi­ heure, une heure, dans cet état d’hallucination, qui se renouvelait chaque jour plusieurs fois et presque constamment quand elle était seul, qu’elle cessait de s’occuper et se laissait aller ses idées.

Cet état se reproduisait en marchant, et madame G, n’avait [p. 183] alors nulle conscience des endroits qu’elle traversait, des personnes qu’elle rencontrait, etc.

Chose singulière, la malade ne sentait plus sa migraine quelque forte qu’elle fût, tant que duraient les hallucinations, mais les douleurs se faisaient de nouveau sentir dès qu’elle était revenue à elle-même.

Ces hallucinations ont duré pendant deux mois, puis elles ont cessé tout-à-coup à l’époque menstruelle.

Pendant tout ce temps, il n’y a pas eu trace de délire, et la malade a toujours apprécié parfaitement ce qu’elle éprouvait comme un phénomène pathologique.

Cette observation m’a paru des plus remarquables.

Madame G., en effet, en même temps qu’elle était prise d’hallucinations de la vue et de l’ouïe, tombait dans un état particulier qui offre la plus grande analogie avec l’état de rêve et que j’ai appelé état d’hallucination. Cet état était, en effet, caractérisé, outre les fausses perceptions :

1° Par la perte de conscience du temps, du lieu et des objets environnants ;

2° Par l’action toute spontanée et involontaire de certaines facultés que la malade ne dirigeait plus ;

3° Par la possibilité où était madame G. de sortir de cet état par une impression qui réveillait sou attention ;

4° Par le souvenir qu’elle conservait de ce qui s’était passé.

Le plus grand nombre des hallucinés, pendant la durée de leurs hallucinations, ont conscience de ce qui les entoure et assistent éveillés à l’espèce de rêve qui se produit involontairement dans leur cerveau.

Parmi ces malades, il en est qui peuvent suspendre leurs hallucinations en fixant leur attention, surtout lorsque des impressions externes vives leur viennent pour ainsi dire en aide.

Il en est d’autres, au contraire, chez lesquels le phénomène persiste malgré les efforts du malade. Les impressions externes [p. 184] les plus vives suspendent seules et pour un temps très court les fausses perceptions, ce sont comme deux degrés différents dont il est facile de trouver des exemples.

La suspension momentanée des hallucinations quand l’attention est fixée explique pourquoi les malades de nos hospices cessent si fréquemment d’entendre les voix pendant la visite du médecin. J’ai bien souvent remarqué cette suspension, dont les aliénés donnent des explications différentes, mais qui ne changent rien au fait lui-même, A peine a-t-on quitté l’halluciné, dont ou vient de fixer l’attention, qu’on le voit retomber dans ses fausses perceptions.

On sait que le préfet dont Esquirol a rapporté l’observation cessait d’entendre ses voix lorsque la conversation l’intéressait, c’est-à-dire lorsque sou attention était assez activement fixée.

L’état intellectuel des hallucinés varie ainsi à chaque instant, Sont-ils attentifs et plus ou moins vivement impressionnés, leurs hallucinations se suspendent.

Abandonnent-ils, au contraire, leur esprit à lui-même, les hallucinations reparaissent.

C’est ainsi qu’on peut, au moment du sommeil, interrompre et voir revenir à volonté les images fantastiques.

Les aliénés, chez lesquels les hallucinations persistent depuis longtemps avec une grande intensité, luttent en vain contre ce phénomène, qu’ils subissent malgré eux, et que des impressions externes très vives ne peuvent suspendre. Je connais un littérateur distingué, halluciné depuis plusieurs années, et qui explique très bien la lutte qu’il soutient contre ses hallucinations. Pendant que je cause avec vous, me disait-il un jour, j’entends une autre conversation qui tend à troubler ce que je veux vous dire. J’ai besoin d’un grand effort d’attention pour ne pas me laisser entraîner par cette conversation étrangère. Ce malade ajoutait que ses voix venaient se jeter à la traverse de tout ce qu’il voulait faire et lui rendaient le travail très difficile en l’empêchant de fixer son attention. [p. 185]

Dans ce degré extrême de la maladie, il y a un fait psychologique très curieux : c’est l’exercice simultané de l’intelligence dirigée par la volonté, et de cette même intelligence produisant des associations d’idées par suite de la seule excitation du cerveau.

On voit, d’après ce qui précède, que l’étude physiologique des hallucinations doit surtout avoir pour point de départ les rapports de la personnalité avec l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination.

On voit encore, si les hallucinations sont toujours dues à l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination, combien est grande l’erreur dans laquelle les auteurs sont tombés en regardant, au moins dans beaucoup de cas, l’hallucination comme le résultat du plus haut degré de la méditation. C’est cette idée que vient encore de reproduire M. Brierre de Boismont, comme le prouvent les passages suivants de son ouvrage :  « Lorsqu’un homme s’est longtemps livré à des méditations profondes, dit M. Brierre, il voit souvent la pensée qui l’absorbait se revêtir d’une forme matérielle ; le travail intellectuel cessant, la vision disparaît, et il se l’explique par les lois naturelles. » (Page 5.)

« Chez le penseur, l’hallucination est le plus haut degré de tension auquel puisse parvenir l’esprit, une véritable extase. » (Page 6.)

Ailleurs, le même auteur dit encore, en parlant de Loyola méditant la fondation de la Société de Jésus : « Plein de cette idée dont la réalisation doit raffermir le trône papal ébranlé, le catholicisme si vigoureusement attaqué, il se prépare au combat, En face de cette lutte immense, dont il saisit toutes les difficultés, tous les dangers, son esprit doit atteindre le plus haut degré d’énergie, de tension, c’est-à-dire l’état le plus favorable à la transformation de l’idée en signes sensibles, en images. »

Enfin, nous trouvons encore dans l’ouvrage de M. Brierre le [p. 186] passage suivant : « La sensation arrive inaperçue au cerveau, mais l’attention la fait reparaître d’autant plus visible qu’elle est plus forte, de telle sorte que, d’abord confuse, puis claire, elle finit par venir se placer devant les yeux. »

Il est évident que, dans l’opinion de M. Brierre de Boismont, l’hallucination peut être directement le résultat de la tension d’esprit, de la méditation, et qu’on peut ainsi, comme il le dit positivement dans plusieurs points, la produire à volonté.

Cette doctrine me paraît une erreur grave au point de vue de la physiologie des hallucinations.

Je pense que ce phénomène, loin d’être produit volontairement par un grand effort d’attention, est toujours le résultat de la détente de l’esprit ; qu’il ne commence que lorsque l’attention a cessé de s’exercer, comme cela a lieu au moment du sommeil et si fréquemment encore pendant la veille.

Il y a dans l’ouvrage de M. Brierre une observation bien précieuse pour l’opinion que je défends : c’ est celle du libraire Nicoiaï de Berlin. Voici, entre autres détails, ceux que le malade a donné lui-même sur ses hallucinations :

« J ‘essayai , dit-il, de reproduire à volonté les personnes de ma connaissance par une objectivité intense de leur image ; mais quoique je visse distinctement dans mon esprit deux ou trois d’entre elles, je ne pus réussir à rendre extérieure l’image intérieure, quoique auparavant je les eusse vues involontairement de cette manière, et que je les aperçusse de nouveau quelque temps après, lorsque je n’y pensais plus. »

On peut, en effet, en fixant fortement son attention sur une image, la rendre très distincte à l’esprit ; mais on ne parvient pas à la rendre extérieure, c’est à dire à avoir une hallucination.

L’hallucination ne se présente que quand a cessé de la poursuivre, et quand on abandonne l’esprit à lui-même. C’est pour cela que nous voyons dans nos rêves les objets de nos préoccupations, et qu’il y a tant de rapports entre les idées dominantes et les fausses perceptions des extatiques. [p. 187]

En résumé, les hallucinations des aliénés, comme celles qui ont lieu au moment du sommeil, sont dues à l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination.

Le plus souvent elles peuvent être suspendues par un effort d’attention, et c’est à tort qu’on croit que la méditation les produit quelquefois directement.

§. III.

Applications à l’étude physiologique des diverses variétés du délire.

Ces idées me paraissent complétement applicables à l’étude physiologique des diverses variétés du délire.

Le délire des fébricitants est le résultat de l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination. Lorsque ce délire est très intense, le malade né peut être rappelé à lui-même et reprendre la direction de ses idées, alors même qu’on sollicite son attention par des excitations externes. Quand il est plus léger, on parvient, au contraire facilement à le suspendre pendant quelques instant en fixant l’attention ; mais il reparaît de nouveau, aussitôt qu’on cesse, pour ainsi dire, de tenir le fébricitant éveillé. J’ai vu dans ces cas des malades demander qu’on leur parlât, parce qu’ils retombaient dans des hallucinations fatigantes dès qu’on les abandonnait à eux-mêmes.

Dans les simples rêvasseries, le fébricitant parvient souvent lui-même, et sans être aidé par des excitations externes, à fixer plus ou moins longtemps son attention.

Ainsi l’intensité du délire fébrile peut, jusqu’à un certain point, être apprécié d’après le degré de puissance que le malade conserve encore sur la direction des idées.

Il est très intense quand l’exercice de la mémoire et de l’imagination est complètement soustrait à l’empire de la volonté.

Il est moindre si le malade peut le suspendre, aidé par des excitations externes qui fixent son attention.

Il est très léger quand le fébricitant peut lui-même [p. 188] interrompre, par la seule force de sa volonté, l’espèce de rêve auquel il est en proie.

Sous ce rapport, la manie peut être assimilée au délire fébrile.

Elle est, en effet, aussi le résultat de l’excitation générale du cerveau et de l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination.

Au plus haut degré le malade est complètement entraîné par ses idées, et les excitations externes les plus vives ne peuvent le rappeler à lui-même. Ce sont des cas presque exceptionnels. Le plus souvent il est possible, comme on sait, de suspendre momentanément le délire en fixant l’attention, et on obtient ainsi quelques instants de lucidité et de raison,

Le temps pendant lequel on peut ainsi fixer l’attention du maniaque est le meilleur moyen de juger du degré d’acuité de la maladie.

Dans la stupidité, il y a un délire tout intérieur accompagné d’illusions des sens et d’hallucinations. Ce délire est souvent si intense, qu’il ne peut être suspendu même momentanément par des excitations externes.

C’est encore dans l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination qu’il faut chercher la source du délire des mélancoliques et des monomaniaques.

Il y a alors une série d’idées qui se reproduit toujours la même, que le malade souvent voudrait chasser, mais qui s’impose, pour ainsi dire, à son esprit.

Si on y réfléchit bien, on verra que, dans certains cas de mélancolie, l’influence de la volonté sur la direction des idées est aussi complétement abolie que dans la manie la plus aiguë.

Dans la manie, le malade est débordé par une foule d’idées et d’images qui se succèdent rapidement dans son esprit ; il est entraîné, subjugué, et l’influence de la volonté a plus ou moins complètement disparu.

Dans la mélancolie, l’esprit est occupé par une série d’idées [p. 189] toujours la même. Il n’est pas plus au pouvoir du mélancolique de remplacer cette série d’idées par une autre qu’il n’est au pouvoir du maniaque de fixer son attention sur un point déterminé.

Excitez fortement l’attention d’un mélancolique et vous l’arracherez, pour quelques instants, à ses idées fixes, de la même manière que vous suspendrez aussi, pour quelques instants, l’incohérence du maniaque.

Si l’excitation extérieure cesse, l’idée fixe reparaît immédiatement et le malade y retombe, comme par une pente fatale sur laquelle il ne peut se retenir.

Les hallucinations, le délire aigu, la manie, la stupidité, la mélancolie, etc., ont donc leur point de départ dans l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination, et le degré d’intensité de la maladie peut, dans tous les cas, être apprécié par la possibilité qu’on a ou non de fixer plus ou moins longtemps l’attention du malade et de le rappeler à lui-même.

Quand on parvient ainsi à suspendre le délire en fixant l’attention, on rend momentanément à l’aliéné le pouvoir qu’il avait perdu de diriger ses facultés ; on réveille l’action de la personnalité ; on substitue, pour quelques instants, un état intellectuel actif et volontaire à l’état pathologique dans lequel l’influence de la volonté avait complétement cessé.

C’est le réveil qui interrompt le rêve.

C’est l’homme qui reprend la place de l’animal.

§. IV.

Des lésions de l’attention chez les aliénés.

Esquirol a dit et plusieurs auteurs ont répété que les lésions de l’entendement, dans la folie, pouvaient être ramenées à celles de l’attention, et que cette faculté est essentiellement lésée chez tous les aliénés,

Malgré tout le respect que je conserve pour les idées et les doctrines de mon illustre maître, il m’a cependant semblé, après plus de réflexion, qu’il n’était pas complétement exact de [p. 190] rapporter ainsi les lésions de l’entendement à celles de l’attention,. Il m’a paru qu’il était au moins nécessaire de bien s’entendre sur ce point. Voyons, par exemple, ce qui a lieu dans la manie.

« Les impressions, dit Esquirol, sont si fugitives et si nombreuses, les idées sont si abondantes, que le maniaque ne peut fixer assez son attention sur chaque objet, sur chaque idée. »

Rien n’est plus exact ; mais ici est-ce l’attention qui est lésée ? L’attention n’est que la volonté appliquée.

Or qu’y-a-t-il de changé chez le maniaque, ou de lésé, si on veut ?

Est-ce le degré d’énergie avec lequel il peut appliquer son attention ?

Assurément non,

Ce qu’il y a de changé, c’est l’état de son cerveau surexcité qui engendre une foule d’idées que la volonté est impuissante à réprimer.

On ne peut pas dire d’un malade en proie aux convulsions que sa volonté est lésée parce qu’il ne peut plus, comme dans l’état normal, diriger ses mouvements.

Sa puissance de volonté, en effet, est restée aussi forte qu’auparavant, mais l’état des instruments sur lesquels elle s’exerce a changé. Il en est de même de la manie. Alors en effet, comme l’a dit Esquirol, « les pensées se présentent en foule, se pressent, se poussent pêle-mêle. »

La volonté est impuissante à les arrêter, à les diriger ; l’attention ne peut pas s’appliquer ; mais ce serait à tort qu’on prétendrait qu’elle est lésée.

On ne dit pas d’un homme qui porte habituellement un fardeau de cent livres que ses forces sont diminuées parce qu’il succombe à une charge deux ou trois fois plus grande.

Les forces de cet homme n’ont pas changé, mais l’objet auquel elles s’appliquaient n’est plus le même.

Dans son article si remarquable sur la manie, Esquirol a parfaitement bien caractérisé cette maladie en disant qu’elle [p. 191] résulte d’un défaut d’harmonie entre l’attention et les autres facultés ; or, ce défaut d’harmonie vient évidemment de la surexcitation de la mémoire, de l’imagination et des sens.

La lésion principale n’est donc pas celle de l’attention.

§. V.

Distinction de deux sortes d’hallucinations.

J’ai dit dans le mémoire qui précède que c’était à tort qu’on avait comparé d’une manière générale les hallucinations aux rêves. Il y a en effet des rêves sans hallucinations, ou plutôt ces hallucinations sont d’une autre nature que celles qu’on observe le plus souvent chez les aliénés. On se réveille quelquefois avec le souvenir d’une conversation qu’on a eue pendant le sommeil ; on se rappelle très bien ce qui a été dit, mais on ne conserve aucun souvenir d’un bruit extérieur, on est même certain que ce bruit n’a pas existé et qu’on a eu une conversation tout intérieure. Dans d’autres cas, au contraire, dans l’état de maladie, quand le cerveau est plus excité, on se souvient d’une voix extérieure qu’on a entendue, et dans ce cas seulement ou a eu un rêve avec hallucination,

L’hallucination, en effet se compose de deux éléments, l’un purement psychique et l’autre sensorial quand l’élément sensorial manque, il n’y a plus hallucination, ou bien cette hallucination est incomplète,

Cette distinction que l’étude des rêve conduit f-directement à faire me paraît devoir être maintenue pour les hallucinations des aliénés.,

Dns un travail adressé, il y a près de dix-huit mois, à l’Académie royale de médecine, j’ai essayé de démontrer qu’il y avait deux sortes d’hallucinations :

1° des hallucinations complètes et composées de deux éléments, l’un psychique, l’autre sensorial.

2° des hallucinations incomplète, constituées par un seul élément, l’élément intellectuel.

J’ai cherché à l’attacher à cette dernière classe d’hallucination [p. 192] incomplètes les malades qui entendent la pensée sans aucun bruit de paroles, qui conversent d’âme à âme, qui sont doués d’un sixième sens, le sens de la pensée, et qui entendent des voix secrètes, intérieures, etc. Ces malades jusqu’ici ont été confondus avec les hallucinés, et le phénomène qu’ils éprouvent, comparable aux rêves ordinaires, est si différent des véritables hallucinations qu’il mérite d’en être distingué.

Cette distinction, d’ailleurs, qui a échappé aux pathologistes, a été faite de la manière la plus nette par les auteurs mystiques, comme le prouve le passage suivant des Lettres sur l’oraison mentale.

« Il y a, dit l’auteur, des locutions et des voix intellectuelles qui se font dans l’esprit et dans l’intérieur de l’âme, il y en a d’imaginatives qui se font dans l’imagination, et il y en a de corporelles qui frappent les oreilles extérieures du corps. »

Les aliénés éprouvent parfois successivement ces deux sortes d’hallucinations, dont les unes appartiennent plus particulièrement à l’état aigu et les autres à l’état chronique.

Parmi les exemples d’hallucinations incomplètes qui me paraissent avoir été confondus avec les hallucinations proprement dites, je citerai particulièrement l’observation d’une malade de la Salpêtrière, nommée Clémence, et qui entendait la pensée de ses interlocuteurs sans qu’ils eussent besoin de remuer les lèvres (Leuret, Fragments psychologiques) ; et celle d’un halluciné de Bedlam, nommé Blake, dont l’histoire, publiée dans la Revue britannique, a été reproduite par M. Brierre de Boismont, et qui me parait appartenir à la même classe, au moins quant aux hallucinations de l’ouïe. Blake, en effet, conversait d’âme à âme avec les nombreux personnages qui venaient le visiter. C’est par intuition et par magnétisme qu’il leur parlait.

J’ai rapporté entre autres faits, dans le travail adressé à l’Académie, comme exemple d’hallucinations incomplètes, l’observation d’une dame qui tenait ainsi des conversations suivies avec des interlocuteurs éloignés à l’aide d’un sixième sens, le sens de la pensée. [p. 193]

On pourra se convaincre, si on interroge avec soin les hallucinés, si on leur fait bien préciser en quoi consistent les voix qu’ils entendent, que beaucoup d’entre eux n’éprouvent que le phénomène que j’indique ici, et qui consiste, non à entendre des voix extérieures, mais seulement la pensée formulée intérieurement en paroles distinctes.

Ces conversations, toutes mentales, tout intellectuelles, ont lieu en dehors de l’action des sens ; le malade, à son insu, fait les demandes elles réponses avec la conviction que les réponses seules viennent de lui.

Je donne dans ce moment des soins à une demoiselle de trente­six ans qui est devenue hallucinée à la suite de longs jeûnes et de pratiques religieuses exagérées. Elle entend dix ou douze voix qui lui parlent presque continuellement, mais elle explique très bien que ces voix se font sans bruit, qu’elles sont tout intérieures. Quelquefois même elle a eu conscience, en sortant de l’espèce d’état de rêverie dans lequel elle tombe pendant ses hallucinations, que c’était elle qui avait fait les demandes et les réponses.

Ces fausses perceptions sont très fréquentes, et on doit s’étonner que ces malades n’aient pas été distingués plus tôt des hallucinés qui entendent des voix extérieures avec bruit, des voix graves, sonores, qui semblent apportées par des porte-voix qui font croire aux malades qu’il y a autour d’eux comme un écho, qui viennent dans telle ou telle direction, etc.

Cette distinction, comme on l’a vu, a été faite par les auteurs mystiques, et l’étude des rêves y conduisait naturellement. Je n’insiste d’ailleurs pas davantage sur ce sujet, que j’ai longuement développé dans le travail adressé à l’Académie royale de Médecine en 1844, et qui paraîtra prochainement dans les mémoires de cette société.

§. VI.

Résumé et conclusions.

1° Le passage de la veille au sommeil et du sommeil à la [p. 194] veille à une influence positive sur la production des hallucinations chez les sujets prédisposés à la folie, dans le prodrome, au début et dans le cours de cette maladie.

2° Le simple abaissement des paupières suffit, chez quelques malades, et pendant la veille, pour provoquer des hallucinations de la vue.

3° Les hallucinations, survenant dans l’état intermédiaire à la veille et au sommeil, pour peu qu’elles persistent, deviennent le plus souvent continues et entraînent le délire.

4° La folie, précédée d’hallucinations au moment du sommeil, est principalement, et dès le début, caractérisée par des hallucinations.

5° Un accès de manie peut suivre immédiatement les hallucinations qui se produisent avant ou après le sommeil.

6° Les hallucinations qui ont commencé dans l’état intermédiaire à la veille et au sommeil, peuvent, après être devenues continues, et avant de se terminer complètement, revenir à leur point de départ.

7° Des hallucinations d’un ou de plusieurs sens ayant lieu pendant la veille, des hallucinations d’un autre sens se produisent quelquefois au moment du sommeil.

8° Les hallucinations qui existent pendant la veille deviennent souvent plus fortes immédiatement avant le sommeil et au réveil.

9° Le passage de la veille au sommeil a beaucoup plus d’influence sur la production des hallucinations que le passage du sommeil à la veille.

10° C’est souvent après la suppression d’une hémorrhagie qui a déterminé des signes de congestion vers la tête que se produisent les hallucinations au moment du sommeil.

11° Les hallucinations ne doivent pas être comparées aux rêves en général, mais seulement aux rêves accompagnés d’hallucinations.

12° L’influence du passage de la veille au sommeil et du sommeil à la veille prouve que, dans certains cas au moins, les [p. 195] hallucinations sont un symptôme tout physique, et qui appelle surtout l’emploi des moyens physiques.

13° Les hallucinations survenant dans l’état de demi-sommeil sont souvent, surtout chez les sujets prédisposés à la folie, ou qui ont déjà été aliénés, l’indice d’un délire imminent.

14° Les hallucinations qui précèdent où suivent le sommeil durent quelquefois, et dès le premier jour, pendant plusieurs heures, deviennent une cause de folie transitoire, et pourraient excuser des actes commis pendant la nuit par un sujet qu’on retrouverait le lendemain parfaitement sain d’esprit.

15° Les hallucinations ont toujours leur point de départ dans l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination, et elles ne peuvent être produites directement pat un effort de méditation.

16° On peut suspendre les hallucinations en fixant plus ou moins vivement l’attention des malades.

17° Il y a des hallucinés qui perdent complètement la conscience de ce qui les entoure, et qui tombent dans un état spécial analogue à l’état de rêve, et qu’on peut appeler état d’hallucination.

18° La manie, la mélancolie, sont, comme les hallucinations, le résultat de l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination, et on peut le plus souvent suspendre le délire en fixant fortement l’attention des malades.

19° Les lésions de l’entendement dans la folie ne sauraient être rapportées aux lésions de l’attention.

20° La lésion essentielle et surtout primitive chez les aliénés, c’est l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination produit et entretenu par un état cérébral inconnu.

21° Il y a deux sortes d’hallucinations : des hallucinations complètes et composées de deux éléments, l’un psychique et l’autre sensoriel ; des hallucinations incomplètes constituées par un seul élément, l’élément intellectuel.

LAISSER UN COMMENTAIRE