Joseph Delboeuf. Le sommeil et les rêves. Partie 4. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), cinquième année, tome IX, janvier à juin 1880, pp. 413-437.

Joseph Delboeuf. Le sommeil et les rêves. Partie 4. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), cinquième année, tome IX, janvier à juin 1880, pp. 413-437.

Cité par Freud dans La Science des rêves.

Article paru en cinq parties : Juillet à décembre 1879, pp. 329-356. —  juillet à décembre 1879, pp. 494-520. —   février 1880, 9, 129-169.  —   avril 1880, 9, 413-437 . —   juin 1880, 9, 632-647. [en ligne sur notre ligne]

Joseph Rémi Léopold Delbœuf (1831-1896). Mathématicien, philosophe et psychologue. A laissé une grande quantité de travaux, dont beaucoup sur l’hypnotisme. Contemporain d’Hippolyte Taine, Jean Martin Charcot, etc… il prendra position (très controversée) de défendre la pratique de l’hypnotisme par des non-médecins. Il est fort probable qu’il ait rencontre Sigmund Freud. Son important travail sur les rêves est incontournable.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 413]

LE SOMMEIL ET LES RÊVES

(SUITE) (1)

LEURS RAPPORTS AVEC LA THÉORIE DE LA MÉMOIRE

Nous avons assigné à la mémoire conservatrice son origine. Il reste à nous occuper de la mémoire reproductrice.

Il ne suffit pas de savoir pourquoi une impression se perpétue, il faut encore expliquer comment elle peut se renouveler. L’âme est un miroir qui non seulement reflète les objets présents tout en con­ servant les marques de ceux qui l’ont antérieurement frappé, mais est en outre capable de renvoyer les images passées et de leur don­ ner la prépondérance sur les images actuelles. Ce point élucidé, il y aura à déterminer quelle est la part réservée à la mémoire dans les phénomènes du rêve. Mais comme, dans tout acte de reproduction, le passé redevient présent, ou encore, si l’on veut renverser les termes, comme l’être qui reproduit redevient partiellement et momentané .. ment ce qu’il a été, le problème de la mémoire reproductrice est dominé par une question préalable, celle de l’identité psychique permanente de cet être. Cette question sera examinée dans un premier chapitre. Le chapitre suivant traitera de la reproduction ; un troisième et dernier chapitre sera consacré au rêve.

L’IDENTITÉ PSYCHIQUE

L’identité psychique se distingue de l’identité substantielle et de l’identité formelle.

Nous disons de la cire fondue, qui n’a plus ni la consistance, ni la forme, ni la couleur, ni l’odeur de la matière constituant les rayons des abeilles, qu’elle est néanmoins cette même matière, dont le mode [p. 414] d’existence seul a changé. On conçoit, on ne constate pas l’identité substantielle.

Nous disons aussi d’une montre dont on a remplacé le ressort, que c’est toujours la même montre. Elle aurait été complètement renouvelée pièce à pièce que nous persisterions à le dire. Notre affirmation reposerait sur la conservation de la forme et la continuité de l’usage.

Mais ce n’est ni la permanence de la substance, ni la permanence de la forme qui nous fait croire que le papillon et la chenille sont un seul et même individu. Parlerons-nous de la forme ? Quel changement l’insecte n’a-t-il pas subi aussi bien dans son organisation que dans sa figure ? car ni la tête, ni les pattes, ni les nerfs, ni les muscles de la chenille ne se retrouvent chez le papillon. Et, quant à sa substance, elle a été presque tout entière enlevée au monde organique et, à part peut-être celle de l’œuf, renouvelée probablement plusieurs fois dans le cours de son existence.

Il y a plus : les modes successifs de la matière dite inerte s’excluent et se repoussent. L’eau peut se présenter à l’état solide, liquide ou gazeux ; mais, en tant que glace, elle n’est pas vapeur, et aucun de ces états n’est la cause d’un des deux autres. Chez l’être sensible, au contraire, il y a une condensation incessante de ses états successifs ; et rien de semblable ne se montre — du moins avec ce caractère et ce degré d’intensité — dans la nature inorganique. En un mot, l’histoire de la matière inintelligente n’est écrite que dans la matière intelligente et exclusivement à son usage. Le papillon contient la chenille, il est la chenille. Elle s’est incarnée en lui et lui a transmis les effets de ses joies et de ses douleurs passées. Mais combien plus encore cette transfusion serait manifeste si nous pouvions être assurés que le papillon se souvient d’avoir été- la chenille et qu’il parle d’elle comme étant lui-même ! Tant la mémoire est un signe éclatant de la permanence de l’être et de la persistance en lui des états passés.

Quelle est la raison de cette permanence ? quel est le siège de cette persistance ? Questions difficiles et obscures. Certes, elles ne le sont pas, elles cessent même d’être des questions pour celui qui admet qu’il existe des substances spirituelles distinctes des substances matérielles. Il n’a plus dès lors à rechercher l’origine de propriétés qu’il affirme être de l’essence propre des âmes et qui servent à la définir. Faute de mieux, l’on peut, sans doute, et l’on doit se contenter de ce semblant de solution. Il fut un temps où l’horreur du vide, aujourd’hui mise au rebut, était reçue dans la science. Naguère encore, le principe vital, maintenant menacé du [p. 415] même dédain y avait droit de cité. Mais, quoiqu’il ne soit pas défendu de penser qu’un jour viendra où la notion de l’esprit subsistant en soi sera reléguée parmi les vieilleries, en attendant, il n’en incombe pas moins à ceux qui, dès à présent, la rejettent, d’accepter et de résoudre le problème dans les termes précis où les spiritualistes l’ont renfermé.

  1. — L’organisme à organe adventice.

Un problème, quel qu’il soit, pour être abordé avec quelque chance de succès, doit être ramené à son expression la plus simple. Tâchons donc de nous expliquer la permanence individuelle d’un être chez qui la sensibilité serait à l’état rudimentaire.

Sous sa forme la plus réduite, l’animal est essentiellement constitué par une portion de matière douée de sensibilité générale et de motilité. La sensibilité générale est la simple faculté d’éprouver des sentiments non spécifiés de plaisir ou de peine. J’entends par motilité la faculté de se mouvoir en sachant qu’on se meut. En exerçant cette faculté, l’animal apprend que certaines de ses sensations sont le fait de sa volonté, d’où il conclut que les autres lui viennent d’un monde différent de lui-même. Cette distinction première est le point de départ de l’acquisition des notions ultérieures. Sans la motilité, il n’y a ni perception, ni intelligence, ni expérience, ni progrès possibles. De même que nous ne pouvons concevoir une éclosion de la sensibilité, nous ne pouvons non plus assigner de commencement à la motilité. Nous comprenons sans difficulté la soumission de la volonté à une règle, et, par conséquent, la transformation de mouvements primitivement libres en mouvements nécessaires ; il nous est impossible de nous figurer comment la liberté et la volonté peu­ vent sortir d’une combinaison de forces fatales.

Mais, si les propriétés essentielles de la substance animale ne nous semblent susceptibles ni de naissance ni de mort, l’individu, lui, nous apparaît limité dans le temps comme il l’est dans l’espace. Il y a là un mystère jusqu’aujourd’hui impénétré. Heureusement, nous pouvons, le laissant hors de notre chemin, essayer de nous représenter un individu tel qu’il serait à son entrée hypothétique dans la vie. En lui, point de trace d’organisation ou de différenciation quelconque ; point d’organe, point de fonction : il est homogène — autant que quelque chose peut l’être dans un milieu essentiellement hétérogène. Nul changement et, partant, nulle sensation, nulle volition, nul mouvement, ne se produiraient en lui si le milieu ne changeait pas. Mais il n’en sera plus de même dès qu’il se manifestera [p. 416] quelque part en dehors de lui une rupture d’équilibre. Le mouvement qui en sera la suite finira par atteindre sa périphérie et la frappera en un certain point. D’impressionnable qu’elle était, elle commencera à être impressionnée. Pendant un temps appréciable, l’impression restera localisée, car sa propagation, rencontrant des résistances dans la constitution primitive de la substance sensible, ne s’étendra pas instantanément à tous les points. Or, pendant tout ce temps, l’être sera à la fois dans l’état où il se trouvait avant l’entrée en scène de la cause impressionnante et auquel on peut déjà donner la qualification de passé, et dans l’état nouveau qu’elle fait naître en lui et qu’on peut appeler présent. J’ai donné à cet endroit où se fait d’abord sentir l’action de la cause extérieure, le nom d’organe adventice instantané de sensation (2).

Les animaux placés au plus bas de l’échelle des organismes, les monères par exemple, n’ont pas d’autres organes. Comme le milieu dans lequel ils vivent n’est naturellement jamais en repos, on peut dire de leur périphérie qu’elle est le siège d’une formation incessante d’organes instantanés de sensations. Deux mots d’éclaircissement. Voici un être sensible à la chaleur. Cet agent, pour la perception duquel nous n’avons pas d’organe spécial, est bien propre à nous faire saisir le caractère et le rôle de l’organe adventice. Représentons-nous cet être plongé dans un milieu d’une température uniforme : il n’éprouve aucune sensation. Un foyer de chaleur s’allume dans son voisinage : sa périphérie va en être affectée. Cependant, toutes choses égales, la modification se fera d’abord sentir au côté tourné vers le foyer. Il faudra du temps pour que la rupture d’équilibre qui en est le signe, gagne de proche en proche toutes les molécules et leur fasse prendre un arrangement définitif répondant de tout point à la constitution du milieu. Pendant tout l’intervalle qui s’écoule entre le commencement et la fin de ce processus, l’être est soumis à un contraste, et c’est ce contraste même qui sert de mesure à la sensation. La loi logarithmique de Fechner, interprétée psychologiquement, nous montre en effet que la sensation est l’expression d’un rapport entre l’état actuel de l’organe et l’état immédiatement précédent (3).

Ce n’est pas tout de sentir ; il faut savoir diriger ses mouvements ensuite d’un jugement sur la constitution du milieu. Les organes adventices servent de guides à la volonté ; leur fonction est ainsi intimement liée à cette faculté qu’on a appelée l’instinct de [p. 417] conservation, et cela de deux façons. D’abord, ils donnent leurs avertissements en temps utile, c’est-à-dire avant que l’altération, survenue dans le milieu, envahisse tout l’organisme. De plus, grâce à eux, l’animal, que cette altération — agréable ou désagréable — invite à changer de place, finit par trouver dans quelle direction est le but de ses désirs. Ils sont donc pour lui des instruments momentanés d’expérience ou, plus exactement, d’exploration. C’est ainsi que, si vous êtes plongé dans un bain et que le robinet à eau chaude soit ouvert, la partie de votre corps la plus rapprochée du jet vous fait continuellement parvenir des indications précises que vous ne manquez pas de mettre à profit.

La remarque a été faite qu’il faut demeurer identique à soi-même pour juger que quelque chose change. On voit qu’elle est vraie, mais incomplète. Si l’animal ne changeait pas, il ne pourrait avoir la notion du changement, Mais, attendu que le changement en lui commence par être localisé, sa vie consiste dans une succession ininterrompue de jugements de comparaison ; chaque moment y est ainsi intimement relié à celui qui précède, et la formation incessante des organes adventices, associant incessamment les impressions présentes aux impressions passées, est, par cela même, la raison unique et suffisante de l’individualité psychique permanente des animaux, même les plus simples (4).

  1. — L’organisme à organe permanent.

L’expérience que peut acquérir un animal, pourvu uniquement d’organes adventices, est toujours relative à sa situation présente ; du passé il ne peut tirer des leçons pour l’avenir. Les états successifs sont reliés en lui par continuité, mais non par pénétration. Chaque instant de son existence est relié directement à celui qui le précède immédiatement et non aux autres instants plus éloignés. On peut dire que pour lui le passé lointain n’existe plus.

Il n’en va pas de même si aux organes adventices, dont la formation incessante est entretenue par la seule nature des choses, vient s’adjoindre un organe permanent. Qu’est-ce qu’un organe permanent ? C’est tout endroit de la périphérie doué d’une sensibilité plus vive que les points qui l’avoisinent.

Comment se forme l’organe permanent ? Comme tout ce qui est [p. 418] permanent, par l’action continue, si faible qu’elle soit, d’une même cause (5). L’organe adventice, on l’a vu, est le produit d’un changement momentané dans un endroit de la périphérie de l’animal. Si la cause du changement disparaît, cet endroit tendra à reprendre son état primitif. Mais, nous le savons, il n’y parviendra pas. En vertu du principe de la fixation de la force, il lui restera une trace quelconque de l’action à laquelle il aura été soumis. L’altération qu’il a éprouvée a modifié sa constitution de manière à lui laisser une certaine aptitude à recevoir cette altération, si bien que, quand il est frappé une seconde fois de la même manière, il hésitera moins longtemps à répondre à l’action de la cause impressionnante. Celle-ci multipliant ses coups à la même place, les molécules finiront par y adopter un arrangement propre à les mettre sans effort et immédiatement à l’unisson avec elles. C’est ainsi qu’un barreau d’acier soumis à l’influence d’un aimant acquiert des propriétés magnétiques de moment en moment plus puissantes.

Si donc, par une raison quelconque, un certain endroit de la périphérie est exposé à être mis plus souvent en contact avec un agent déterminé, cet endroit se montrera de plus en plus apte à en accuser la présence, et, d’organe adventice qu’il était au début, il se transformera insensiblement en organe permanent. Voilà pourquoi, si un certain côté de l’animal est exposé aux chocs — ce qui arrivera, par exemple, quand l’animal aura pris le pli de se mouvoir toujours dans un sens de prédilection — ce côté finira par se munir d’antennes, de tentacules, de bras, qui lui serviront à se conduire en évitant les obstacles. De là vient aussi que les organes de la vue sont situés du côté tourné habituellement vers la lumière. Bien mieux, les jeunes turbots, on ne sait, ont une conformation symétrique ; en avançant en âge, ils prennent l’habitude de s’incliner sur le flanc, et on observe alors chez eux le déplacement graduel de l’un des yeux, qui vient se ranger sur la face supérieure, soit en contournant le crâne, soit même en le traversant de part en part (6).

La transformation, toute physique dans sa cause, de l’organe adventice en organe permanent, a des conséquences psychologiques importantes. Toutes les propriétés de l’organe adventice, l’organe permanent les possède ; mais il en a d’autres qui n’appartiennent qu’à lui. Tandis que le premier ne prend et ne peut prendre aucune initiative, que son rôle est celui d’une sentinelle qui lance le [p. 419] qui vive ! quand quelque chose de suspect frappe son oreille ou ses regards, l’organe permanent a une mission plus élevée : il se porte aux avant-postes, il bat le terrain, prévient le danger, va à la découverte de positions avantageuses, et acquiert pour ces fonctions une habileté de jour en jour plus consommée. Voyez ce que sont aujourd’hui l’aile de la chauve-souris, l’oreille du chat, le nez du chien, l’œil du condor. L’organe permanent, par cela même qu’il est permanent, se perfectionne ; l’organe adventice est forcément stationnaire. Qu’est-ce, au fond, que se perfectionner, sinon mettre à profit l’expérience. A cet effet, il faut être doué de mémoire et savoir relier au présent, non pas le passé immédiat seulement, mais tout le passé. C’est ce que fait l’organe permanent. Il est le siège de la persistance des impressions, il est le pivot sur lequel tourne l’existence psychique de l’être, il est la raison de son unité dans le temps.

Là ne s’arrêtent pas les effets de la création d’un organe permanent. Sa naissance est le premier pas de l’organisme dans la voie de la division du travail. L’organe, en effet, vise à appeler à lui la plus grande part de la sensibilité auparavant disséminée dans toute la substance corporelle — l’œil, l’oreille sont cause que le reste de la périphérie est devenu presque totalement insensible à la lumière, au son ; — il acquiert ainsi une grande prépondérance, et il finit par soumettre à sa discipline le corps entier. Déjà, certes, l’organe adventice, qui a été suscité par un changement survenu dans le milieu et qui est attiré ou repoussé dans un certain sens, entraîne après lui les molécules voisines, qui, si j’ose le dire, ne savent encore de quoi il s’agit ; et, de proche en proche, il range sous son autorité toute la substance sensible. Mais ce rôle de chef qu’il usurpe pendant un instant, il l’abandonne bientôt et le passe à un autre. Il est l’élu des circonstances ; viennent-elles à cesser, il rentre dans l’obscurité et l’insignifiance d’où elles l’avaient tiré. L’organe permanent occupe une position stable. En vertu de sa plus grande irritabilité, les tiraillements qu’il exerce autour de lui sont bien autrement étendus et efficaces ; les molécules sont continuellement et vivement sollicitées à obéir à ses injonctions réitérées, et elles finissent par nouer avec lui des relations constantes. A la longue, son ascendant devient tel, qu’il lui suffit d’un signe pour être compris dans tous les rangs. Elles arrivent même à pressentir sa volonté et à exécuter ses ordres avant qu’il les donne. C’est ainsi que les paupières se ferment d’elles-mêmes pour s’opposer à l’entrée d’un grain de poussière qu’on n’a pas eu le temps de voir. Il y a donc, par son fait, des liens puissants établis entre tous les éléments sensibles. Ces liens, résultat d’actions répétées, constituent des habitudes, et à chaque excitation [p. 420] de l’extérieur correspond une attitude spéciale et appropriée de l’être. L’orchestre fait entendre ses invitations à la valse, et à l’instant les jambes de mille danseurs se meuvent en cadence. Une série de taches noires viennent se peindre sur l’œil du pianiste, et ses doigts se livrent sur le clavier aux évolutions les plus compliquées. Des sons frappent l’oreille du sténographe, et sa main trace certains signes.

Des développements qui précèdent on peut déduire les lois de la mémoire reproductrice. Cependant, avant d’aborder ce sujet, je demande à ajouter quelques mots sur les organes des sens.

Félix Vallotton.

Les animaux qui n’ont qu’un sens doivent être placés vers le bas de l’échelle psychologique. Ils s’élèvent sur cette échelle à mesure qu’augmentent le nombre et la perfection naturelle ou artificielle de leurs sens. Celui qui n’a qu’un sens reçoit des sensations sans qualité, c’est-à-dire qui ne se distinguent entre elles que par l’intensité. Il éprouve plaisir ou peine, rien au delà. Il ne sent pas qu’il a chaud ou qu’il a froid, mais uniquement qu’il est bien ou qu’il est mal. Une fois muni de deux sens, il a l’idée de la qualité de la sensation. Il fera, par exemple, la différence entre une sensation de température et une sensation de goût. Il n’y a couleur qu’à la condition qu’il y ait au moins deux couleurs.

La formation successive des divers organes des sens est le résultat d’une évolution progressive et lente, tellement que, si nous refaisons par la pensée toute l’histoire d’un mammifère depuis l’aurore hypothétique de la vie jusqu’à notre époque — histoire dont sa vie embryonnaire est l’abrégé — et si nous représentons, comme nous l’avons déjà fait, la suite de ses progrès par une série de couches concentriques, nous pourrions figurer les organes des sens sous la forme de rayons qui, émergeant de couches plus ou moins profondes, selon qu’ils remontent à une antiquité plus ou moins reculée, traverseraient et feraient communiquer entre elles toutes celles qui suivent jusqu’à la plus récente. La partie centrale où ne pénétreraient pas les rayons, serait l’image de ces temps primitifs où la sensibilité n’était servie que par des organes adventices. Dans cette partie, les couches ne seraient mises en communication que par des points de contact disposés sans ordre.

LA REPRODUCTION

Quand on copie un objet, on dit de lui qu’il est reproduit, et l’on dit de la copie qu’elle en est la reproduction. En psychologie, —  et la remarque est de la dernière importance, —  le terme de reproduction [p. 421] s’applique au modèle. Si, dans une de mes lectures, mes yeux fussent tombés sur le nom de l’Aspleniumsans que je me souvinsse de l’avoir vu autrefois, il y aurait eu une seconde édition d’une même image, mais il n’y aurait pas eu de reproduction, dans le sens psychologique du mot. Pour être qualifiée telle, la reproduction doit surgir du fond même de la sensibilité ; c’est l’ancienne image qui doit se revivifier et reprendre au moins une partie de son éclat primitif.

Comment la reproduction est-elle possible ? — voilà un premier point à résoudre. Mais cela n’est pas suffisant. Il faut encore déterminer d’après quel caractère nous jugeons que les impressions ravivées appartiennent à notre passé. Parfois, dans une étoffe, d’anciennes taches reparaissent ; qu’est-ce qui nous permet de dire qu’elles sont anciennes ? De là un double problème : celui de la réapparition pure et simple ou de la réminiscence ; celui de la reconnaissance ou du souvenir, la reconnaissance étant ce jugement par lequel on rapporte au passé la formation de l’image reproduite. Dans mon rêve, le mot Aspleniumfut l’objet d’un acte de réminiscence. A mon réveil, en tant que je le replaçai dans mon rêve, il fut l’objet d’un premier acte de souvenir ; seize ans plus tard, il donna lieu à un second acte de souvenir, quand je le revis dans l’herbier.

  1. — De la réminiscence.

Depuis toujours, les penseurs se sont préoccupés du mécanisme de la reproduction. Ils ont remarqué que les idées ont une tendance à s’associer d’après certaines lois. Ils ont découvert et la loi de simultanéité, en vertu de laquelle sont reliées les impressions qu’on a reçues en même temps et qui appartiennent ainsi à un même tableau, — celui qui entend le sifflet de la locomotive songe à la machine, — et la loi de succession qui rattache l’une à l’autre les impressions formant une série et faisant partie d’un même événement, — c’est ainsi que l’on retient tous les incidents d’une longue maladie. A ces deux lois, on ajoute encore celle de la ressemblance, qui fait que le semblable rappelle le semblable — le portrait évoque l’original — et celle du contraste qui associe les extrêmes — tels que le jour et la nuit, le froid et le chaud, le plaisir et la douleur.

Occupons-nous d’abord des associations par voie de simultanéité et de succession.

Nous avons vu comment, dès que les organes des sens reçoivent une impression, les molécules sensibles et musculaires, ébranlées [p. 422] par influence, se disposent dans un ordre déterminé. Les liens sont si puissants, que l’inspection d’une seule molécule permettrait le plus souvent de deviner la position de toutes les autres et de reconstituer ainsi l’état affectif général. De là cette conséquence : si une circonstance, qui peut même ne pas intéresser directement les organes en cause, donne à une molécule une attitude qu’elle avait déjà prise antérieurement, les autres molécules seront sollicitées à se ranger dans l’ordre déterminé correspondant et iront jusqu’à céder à cette sollicitation, selon le plus ou le moins de force de l’habitude. Alors se reformera un état subjectif qui n’aura pas sa cause dans un état objectif adéquat. Quand le sifflet de la locomotive vous la met, pour ainsi dire, devant les yeux, c’est en réalité l’ouïe qui vient agir sur votre appareil optique en vertu d’une connexion périphérique antérieurement établie. Une connexion analogue fera que la vue des caractères du mot locomotive éveillera peut-être chez le lecteur une foule de sensations ; non seulement il entendra le souffle de la machine, mais il verra le train, il en sentira les trépidations, il deviendra affairé, il sera bien près d’éprouver toutes les émotions d’un voyage. La mnémotechnie n’est que l’application des propriétés de la loi de simultanéité.

Si cette loi a sa raison d’être dans l’état périphérique, la loi de succession s’explique par la permanence des organes qui, en leur qualité de centres d’arrangement pour la matière des couches, les rattachent l’une à l’autre. L’excitation, même indirecte, d’un organe ressuscite immédiatement tout son passé et ébranle l’animal à la fois en surface et en profondeur. Ce que l’on voit renouvelle ce que l’on a vu : un fragment d’air fait revenir toute une mélodie : une phrase, un mot nous remet en tête tout un roman. La réminiscence est ainsi une faculté propre aux animaux pourvus d’organes permanents. A ce titre, puisque ces organes doivent leur origine à des causes physiques, elle a sa racine dans ces mêmes causes.

Notre âme est un tissu compliqué de connexions formées dans tous les sens. Chez elle, il n’y a plus rien de simple. Le moindre ébranlement agite tout un monde. Toute sensation présente, toute impression même d’une nature nouvelle, est nécessairement accompagnée de la réapparition d’impressions anciennes, qui parfois se mettent au premier rang et relèguent à l’arrière-plan la cause qui les a réveillées. Il vous arrive souvent alors de croire qu’elles viennent pour la première fois au jour, et ce ne sont pourtant que des réminiscences. M. Maury avait perdu un manuscrit et avait renoncé à publier son travail. Un jour cependant, on le prie de le reprendre. Il imagine, il le croit du moins, un nouveau début. Un hasard lui fait [p. 423] retrouver sa première rédaction. Quelle n’est pas sa surprise de reconnaître presque mot à mot, et avec les mêmes phrases, ce qu’il croyait avoir récemment inventé (7) ! Chaque jour, pareille chose m’arrive. J’ai oublié que j’ai déjà développé un point qui s’offre de nouveau à mon esprit, et, sans m’en douter, j’écris pour la seconde fois la même page. Que de réminiscences se cachent sous les idées en apparence les plus originales !

Le sentiment affectif qui répond à une disposition moléculaire donnée, c’est l’idée, c’est-à-dire l’image intérieure de l’ensemble des causes externes qui ont amené les connexions périphériques. Quelle que soit l’opinion que l’on professe sur les rapports du physique et du psychique, que l’on consente ou que l’on se refuse à y voir un seul et même ensemble de phénomènes considérés sous deux aspects différents, l’aspect externe et l’aspect interne, toujours est-il que ces rapports sont extrêmement étroits.

D’abord, quant aux idées sensibles, telles que celles de froid ou de chaud, de son, de forme, de couleur, un peu d’attention vous permet de remarquer qu’elles répondent à une manière d’être du corps. L’idée d’une chute en plein hiver dans une rivière glacée vous fait courir un frisson dans le dos. L’idée d’un mets succulent vous fait venir l’eau à la bouche ; vos mâchoires cessent d’être oisives : et, si vous accentuez ces mouvements en quelque sorte instinctifs, vous donnerez à l’idée plus de relief et de vivacité. Rappelez-vous un ut de poitrine, et le larynx fait un effort comme pour élever la voix. Représentez-vous un dessin, et l’œil en suit fictivement les contours. Pensez à une vive lumière, et la pupille se contracte. L’expérience a établi que l’idée continue d’une couleur brillante fatigue le nerf optique.

On opposera les idées abstraites. La même définition leur est applicable. Avec le temps, l’homme a substitué le signe à l’idée, et les mots sont devenus les véhicules de ses pensées. Or les mots sont exprimés par des sons ou par des caractères ; de sorte que l’idée, par exemple, du devoir, est associée à certains mouvements du larynx, et ces mouvements sont eux-mêmes associés à toutes les dispositions où je me trouvais chaque fois que l’on m’a parlé du devoir. L’idée tient donc à des relations périphériques déterminées et à des liaisons entre les diverses couches périphériques. C’est, en tout état de cause, une sensation vive, si l’objet est présent, plus ou moins affaiblie, si l’objet est absent.

Réciproquement, l’attitude du corps provoque dans l’âme un [p. 424] sentiment déterminé. Donnez à vos traits l’expression de la colère, et vous éprouverez vaguement de la colère ; imprimez-leur une apparence triste, et vous vous sentirez porté à la tristesse. On a fait, sur les hypnotisés et les somnambules, des expériences qui mettent cette corrélation hors de doute. « Ainsi, par exemple, dit M. Richet (8), à un individu hypnotisé, si l’on ferme le poing droit et si l’on étend le bras, aussitôt la figure prendra l’expression de la colère, de la menace et tout le corps se conformera à cette attitude générale de colère ou de menace. Si l’on lui fait joindre les mains, les traits prendront une expression suppliante ; il se mettra à genoux et semblera par toute son attitude implorer humblement la pitié. » — « En lui mettant (à une hystérique qui est dans le service de M. le professeur Charcot) la main droite à la bouche, comme si on lui faisait envoyer un baiser, aussitôt elle se met à sourire, et sa figure prend une expression amoureuse. » Détail très remarquable, ces sortes de suggestions peuvent être localisées à un côté du corps, « en sorte qu’en faisant avec le poing gauche le geste de la menace, et avec la main droite je geste d’envoyer un baiser, les traits prennent à gauche l’aspect de la colère, et à droite celui de la tendresse amoureuse. » De ces faits et d’autres M. Richet tire cette conclusion générale : « Chaque mouvement, soit volontaire, soit réflexe, soit communiqué, retentit sur les centres nerveux et modifie le cours de nos idées et de nos sentiments. »

Les réminiscences sont donc des suggestions, et ce sont des suggestions qui fournissent au rêve ses données principales. Les sensations de chaud, de froid, de bruit, de lumière, etc., sont une des sources des images qui surgissent dans l’esprit de l’homme endormi. Les attitudes que nous prenons et l’état physiologique de nos viscères donnent de leur côté un cours fatal à nos idées. D’autre part, les idées communes et les mots jouent un rôle considérable dans les complications embrouillées de nos rêves. Arrêtons un instant notre attention sur ces deux facteurs.

Il s’est élevé un débat à l’occasion des idées communes. Sont-elles ou ne sont-elles pas des abstractions ? Je n’ai pas ici à prendre parti entre Locke et Berkeley ; il me suffit de faire observer que ridée commune est de sa nature une idée vive et puissante.

La vivacité d’une idée peut dépendre de deux causes : de la force de l’impression, de la répétition de la même impression. L’idée que j’ai de mon chien est plus nette, plus vivante que celle que j’ai du [p. 425] chien de mon voisin, et cela, entre autres raisons, parce que je le vois tous les jours. L’idée d’un chien que je n’aurais vu qu’une fois pourrait cependant avoir un relief égal si, par exemple, ce chien m’avait mordu. Cela provient, dans ce cas, de l’attention que je lui aurai accordée au moment où elle s’est produite. Au fond, cette cause agit de même façon que la précédente. Faire attention, c’est accumuler dans un court espace de temps des répétitions nombreuses de la même impression. Celui qui considère attentivement un tableau pendant quelques minutes le grave aussi nettement dans son esprit que celui qui viendrait plusieurs jours de suite y jeter un simple coup d’œil.

Or l’idée commune se forme, pour ainsi dire, mécaniquement, par la répétition des impressions identiques. Les caractères par lesquels tous les chiens se ressemblent se sont imprimés dans la mémoire chaque fois qu’on a vu un chien, et c’est ainsi que l’idée commune chien a un relief singulier, bien qu’il soit impossible de se représenter un chien en général. Par l’intermédiaire de l’idée commune, une image particulière peut éveiller un nombre incalculable d’autres idées particulières. La vue de la cathédrale de Strasbourg peut vous mettre devant les yeux toutes les villes remarquables par leurs cathédrales, et tous les incidents de vos voyages, si vous les avez visitées. L’idée commune joue un rôle analogue à celui de l’organe (9). [p. 426]

Tous les animaux ont des idées communes. La conservation de leur vie est à ce prix.

Le langage semble être particulier à l’homme, ou plutôt nous sommes tentés d’appeler homme tout animal qui saurait parler, Les mots, je viens de le dire, ne sont autre chose que des combinaisons de mouvements musculaires, du larynx principalement, que nous avons appris à associer à certaines impressions. Les impressions et les mots s’appellent ainsi mutuellement. Cette propriété s’étend jusqu’aux syllabes et aux sons. Qui ne connaît les observations curieuses, recueillies par M. Maury (10), sur l’influence des syllabes identiques, qui le faisaient passer de l’idée de pelleà celle de pèlerinage et de Pelletier, de l’idée de jardinà celle de Chardinet de J. Janin ? L’autre jour, étant sur le point de m’endormir, je passai brusquement de l’image de la façade d’une maison de Nuremberg à la cascade du Niagara. Je fus assez heureux pour ressaisir la transition. M’adressant à un interlocuteur fictif, j’avais voulu prononcer mentalement le bout de phrase : Quelle gracieuse façade ! Mes organes engourdis et mal gouvernés avaient articulé le mot cascade. Il n’en fallut pas davantage pour m’envoyer d’un trait de Bavière en Amérique.

Dans l’article précédent, j’ai comparé l’âme à un atlas. Je puis maintenant développer ma comparaison. Chaque feuille de l’atlas représente la même contrée, mais avec des détails différents. Sur les premières feuilles, il n’y a que peu d’indications, qui se retrouvent pour la plupart dans toute la série. Ce sont les grands cours d’eau, les hautes montagnes, les capitales. Des détails imprimés sur les feuilles suivantes, quelques-uns reparaissent souvent, d’autres ne se lisent qu’une fois. Si l’on suppose maintenant que toutes ces cartes soient gravées sur du papier transparent et qu’elles soient exactement superposées, on pourra se faire une idée juste du travail successif de l’artiste auquel on doit le volume, en regardant par-dessus la dernière feuille. C’est la gravure de celle-ci qui apparaît avec le plus de netteté, cela va de soi ; certains détails dessinés sur les cartes inférieures seront à peine visibles, s’ils ne se rencontrent que sur une [p. 427] ou deux cartes, ou s’ils ne sont marqués que sur les premiers feuillets. Les capitales, les fleuves, les hauts sommets auront un relief extraordinaire, puisqu’ils se trouveront à chacune des pages, et, en première ligne après eux sous le rapport de l’éclat, viendront les accidents que l’artiste aura le plus souvent ou le plus récemment reproduits.

Résumons maintenant dans un exemple tout ce qui vient d’être dit.

On me pardonnera de le puiser dans mon expérience personnelle. Quand j’étais petit, ma mère, pour m’empêcher de souiller mon oreiller, me fixait sur la tête, avant de me mettre au lit, un bonnet qu’elle m’attachait solidement sous le menton. Elle prétendait que, sans cette précaution, comme je me remuais beaucoup, le bonnet ne tiendrait pas. Je ne souffrais pas cet affreux bonnet, ni ses cordons, et vers l’âge de douze ans, ce me semble, je parvins à m’en affranchir et à me coucher tête nue. Or aujourd’hui, après plus de trente ans, quand j’ai la tête sur l’oreiller, s’il m’arrive de sentir sur mes joues une pression d’un certain caractère, le souvenir de mon ancien supplice surgit tout d’un coup : un double cordon se noue sous mon menton, et une calotte s’applique et vient peser sur mon crâne. La reproduction d’un fragment d’un état périphérique reconstitue le tout. Il y a quelque dix-huit mois, j’étais à Bruges. Cette impression s’étant renouvelée une ou deux fois, je songeai à utiliser le fait pour le présent travail : Il m’était néanmoins complètement sorti de la tête. Dernièrement, relisant dans la Revue scientifiqueun article de M. Romanes sur L’intelligence des animaux, j’arrive à cette phrase : « L’homme lui-même, dans la courte existence de sa vie individuelle, acquiert l’instinct, par exemple, d’ajuster son bonnet de nuit (11). » Ces mots me remettent à l’instant en mémoire mon bonnet d’enfant, — voilà l’influence du mot ; — mais, en même temps, je songeai à Bruges et à mon ouvrage ; puis je me laissai dériver par le courant des souvenirs.

Que de matières à réflexion, dans cet événement si ordinaire !

Voyez ce qu’a fait un mot. Les six caractères qui le composent imprimés en noir sur du blanc ont été comme une étincelle tombant sur une traînée de poudre. Cette traînée de poudre, ce sont les connexions tant en profondeur qu’en superficie. Le mot associé à une image, l’image associée à l’activité des organes du toucher disséminés dans le derme de mes joues et de mon cou, cette même activité associée à des impressions plus récentes : la vue du mot [p. 428] réveille tout cela à la fois. L’étincelle, comme le fluide électrique, a suivi les lignes de moindre résistance, guidée sans doute aussi par certaines influences qu’il est impossible non seulement de calculer, mais de saisir. Tous les endroits qui se sont trouvés sur son passage à travers les feuillets de l’atlas se sont illuminés, et enfin toute une carte a été en un certain moment inondée de lumière.

  1. — Le souvenir.

Examinons maintenant comment l’état passé peut se reproduire comme passé. Ce point est capital. Le nom de l’Aspleniums’était ravivé dans mon esprit. Au premier instant, je crus y voir un produit de ma faculté créatrice. J’aurais pu m’en tenir à cette opinion, même quand j’ai su que le nom était réel. La coïncidence eût été des plus singulières ; mais la chose n’est pas absolument impossible. Je fus certain du contraire quand j’eus découvert la source d’où il m’était venu. Tout souvenir implique donc la reconnaissance du passé comme tel ; c’est en quoi il diffère de la réminiscence. « Il ne suffit pas pour nous ressouvenir de quelque chose, dit Descartes, que cette chose se soit autrefois présentée à notre esprit, qu’elle ait laissé quelques vestiges dans le cerveau, à l’occasion desquels la même chose se représente derechef à notre pensée; mais, de plus, il est requis que nous la reconnaissions lorsqu’elle se présente pour la seconde fois. Ainsi, souvent il se présente à l’esprit des poètes certains vers qu’ils ne se souvenaient point avoir jamais lus en d’autres auteurs, lesquels néanmoins ne se présenteraient pas à leur esprit s’ils ne les avaient pas lus quelque part » (12).

Sur ce point, il n’y a pas de doute. Mais il n’est pas aussi facile de faire voir en quoi consiste la reconnaissance et comment elle est possible. Il faut lire dans Garnier le chapitre (13) qu’il consacre à ce sujet : « Pour reconnaître un objet, dit Descartes, il faut que, lors de la « connaissance primitive de cet objet, j’aie jugé qu’il était nouveau. » Mais, pour juger qu’un objet est nouveau, continue Garnier, il faut qu’on le compare à d’autres qui sont jugés avoir été déjà connus. Or la question est précisément de savoir comment nous jugeons qu’un objet nous a été déjà connu. » Il dirige ensuite sa critique victorieuse contre Condillac et Hume, qui « ont voulu expliquer la différence de la connaissance primitive et de la mémoire par une différence de vivacité entre les deux phénomènes… Mais Condillac se [p. 429] réfute lui-même lorsqu’il dit : « Le sentiment d’une sensation actuelle peut être moins vif que le souvenir d’une sensation qui n’est plus. » D’ailleurs, pourquoi le sentiment faible serait-il placé dans le passé plutôt que le sentiment vif ? Nos perceptions actuelles sont plus ou moins vives, et nous ne les rangeons pas dans l’ordre des temps, suivant le degré de leur vivacité. » Garnier met à néant quelques autres tentatives faites pour expliquer la reconnaissance, et finit par se ranger à l’avis de Thomas Reid, qui y voit un fait simple, un fait indécomposable. Cette conclusion n’est pas justifiée, Garnier aurait dû se contenter de dire que c’était un fait indécomposé. Sa critique autorisait cette négation ; mais, dans le terme indécomposable, il y a en outre une affirmation qui n’est nullement prouvée.

C’est que Garnier, lui aussi, est tombé, comme beaucoup d’autres psychologues, dans une erreur assez naturelle, mais très grave. Il pense qu’une image passée peut revenir à l’occasion de la perception de la même image. « Cette reconnaissance, dit-il (14), peut accompagner une conception, si celle-ci est la représentation d’un objet que nous ayons perçu autrefois; mais elle peut aussi s’en séparer ; il peut y avoir conception sans reconnaissance, comme dans l’exemple du musicien (qui conçoit quelquefois une mélodie qu’il croit nouvelle, sans reconnaitre qu’il l’a déjà entendue), et reconnaissance sans conception, comme lorsque en présence d’une seconde perception du même objet, il m’arrive de le reconnaître. » Dans plusieurs traités de psychologie, on donne le nom de souvenir simple (que l’on distingue du souvenir par association) à cet acte par lequel on reconnaît avoir eu autrefois la perception actuelle. La même erreur git au fond de la loi dite de ressemblance, en vertu de laquelle le semblable rappellerait le souvenir du semblable. Ainsi, un portrait vous fait songer à l’original ; à plus forte raison, conclut-on, le fera l’original lui-même. S’il en était ainsi, comme tout souvenir est une conception, il s’ensuit qu’on devrait avoir en même temps la perception et la conception du même objet. Or c’est ce que nous avons démontré être impossible (15). La perception efface complètement, en l’absorbant, la conception.

Cependant on ne peut nier que le portrait ne rappelle l’original. Mais, pour peu qu’on y réfléchisse, on voit qu’il rappelle de l’original non les traits qu’il retrace, mais précisément ceux qu’il ne retrace pas. Par exemple, comme le portrait est immobile et muet, l’on dira qu’on s’attend à le voir gesticuler, à l’entendre parler. Il arrive tous [p. 430] les jours que mis en présence d’une personne pour la seconde fois vous vous souvenez de l’avoir vue une première fois. A parler exactement, vous vous souvenez de la première fois que vous l’avez vue. En effet, l’objet propre du souvenir, ce sont les circonstances où vous l’avez jadis rencontrée, en tant que différentes de celles où vous la rencontrez aujourd’hui. Vous vous rappellerez le salon où elle était, les personnes avec qui elle causait, la toilette qu’elle avait mise ; vous remarquerez qu’elle était plus jeune, ou plus maigre, ou mieux portante. Bref, vous ne vous remémorerez en aucune façon les traits ou les circonstances identiquement semblables. Comment d’ailleurs pourriez-vous le faire, puisque vous les avez devant les yeux ?

Vous êtes allé au Louvre contempler la Joconde. Vous y retournez avec l’intention de la revoir. Pendant le trajet, son image vous accompagne. Mais cette image, si fidèle que vous la supposiez, ne vous fournit tout au plus que ce que vous avez remarqué dans le tableau, tandis que l’œuvre elle-même contient cela et encore autre chose, capable de vous replonger dans une nouvelle admiration. Or, quand vous serez devant elle, vous ne pourrez faire revivre l’image qui tantôt hantait votre imagination qu’en fermant les yeux, et rien au contraire ne vous sera plus facile que de vous représenter certaines particularités de votre première visite, la saison, l’heure, le soleil ou la pluie, la foule ou la solitude. En un mot, vous replacerez la Joconde dans son ancien entourage, et c’est cet entourage, en tant que différent de l’entourage actuel, dont, à proprement parler, vous pouvez dire que vous vous souvenez.

Je résume et tire une première conclusion. La perception d’une chose que vous avez perçue antérieurement met en branle un ou plusieurs états périphériques antérieurs qui, dans les points où ils se distinguent de l’état périphérique actuel, donnent lieu à des conceptions. L’esprit juge que les objets de ces conceptions sont absents, parce que les images en sont ternes, comparées’ avec celles des objets présents entourant la chose qui provoque le souvenir. Telle est l’exacte signification des lois de ressemblance et de contraste que certains psychologues font à tort figurer parmi les lois d’associations. La ressemblance suscite le souvenir des différences. L’image présente, en tant qu’identique à l’image passée, fait reparaitre l’ancien cadre en tant que différent du nouveau (16).

Mais voici une deuxième conclusion : cet’ ancien cadre, c’est [p. 431] tout simplement un lieu et une date. Se souvenir, c’est replacer une image présente dans un autre temps et dans un autre milieu ; rien de plus, rien de moins. C’est retrouver dans l’atlas le feuillet et rendrait exact où elle est gravée.

Parfois, des profondeurs du passé surgit dans l’esprit une image isolée. C’est un visage, un site, une scène. Pour le moment, par exemple, j’ai depuis quelques jours devant les yeux un grand chariot tout chargé de poissons séchés liés en bottes. Je dois l’avoir vu quelque part. Il me semble bien que c’est à Gand. Je vois les hautes et misérables maisons badigeonnées en jaune qui bordaient la rue où il stationnait, car il stationnait. Toutefois j’éprouve une certaine perplexité : n’ai-je pas rêvé de ce chariot ? ne l’ai-je pas vu en gravure ? n’ai-je pas lu une page où il en serait fait mention ? Toutes ces questions tiennent mon esprit en suspens, et je me sens incapable d’y répondre. Qu’est-ce donc qui me manque ? Je vois mon chariot par transparence ; mais je ne sais sur quelle carte il est peint. Il est là comme flottant dans le vide, sans aucune attache avec le passé, sans aucune attache avec le présent. Pour l’aller retrouver, je n’ai ni guide ni boussole. Mais supposez que je me rappelle que j’étais avec un ami quand je l’ai vu, tous mes doutes seront levés. Je pourrai alors compléter la chaîne de mes souvenirs. Je saurai où et pour quoi cet ami m’accompagnait, et ainsi je reviendrai au moment présent par des routes connues et déterminées. Je ferai acte de reconnaissance. Ce qui me manque, c’est un lieu et c’est une date (17).

« Il suffit de voir une personne pour la connaître de quelque manière, dit M. Tiberghien 18) ; la reconnaitre, c’est se rappeler qu’on l’a déjà aperçue: le souvenir est net ou vague si l’on sait ou si l’on ignore en quel temps, en quel lieu et en quelles circonstances la première rencontre s’est faite ; mais il y a souvenir, pourvu qu’on ait conscience d’une rencontre. » On vient de voir combien cette remarque est juste dans sa brièveté. Appliquons-la au cas de l’Asplenium.

L’Aspleniuma été chez moi l’occasion d’une réminiscence et d’un double souvenir. D’une réminiscence : sous l’action d’une excitation restée inconnue, l’image de ce nom, que j’avais lu autrefois dans un herbier, reprend une belle nuit éclat et vigueur et s’impose à mon attention. D’un premier souvenir : le lendemain, à mon réveil, je savais que ce nom m’avait été fourni par mon rêve. [p. 432]

Il n’y a là aucune difficulté. Mais le second acte de souvenir réclame une analyse un peu détaillée. D’où ce mot m’est-il venu dans mon rêve ? Comme il est réel, je soupçonne que j’ai dû le rencontrer quelque part ; mais, suivant l’expression de M. Tiberghien, je n’ai pas conscience de cette rencontre. S’il était dans mes habitudes de feuilleter des herbiers ou des livres de botanique, j’aurais pu me contenter de ce soupçon ; mais le mystère, pour moi, se trouvait tout autant dans l’étrangeté de la réminiscence que dans le fait que je ne me souvenais ni de livre de botanique ni d’herbier quelconque. L’Aspleniumétait non seulement dans le vague, mais dans le vide absolu. Cependant — et ceci montre bien la vérité de la théorie que j’ai avancée sur l’objet propre du souvenir — le mot lui-même ne me rappelait pas le mot ancien, le mot lu autrefois, et néanmoins r étais certain à priori que ce dernier était le même que celui que je tenais maintenant. Ce que je voulais, c’est que ce mot me remit en mémoire les circonstances où il m’avait frappé les yeux, c’est-à-dire un lieu et une date, peu importe d’ailleurs le degré de précision de ce lieu et de cette date. Mon désir visait donc à autre chose qu’au rappel du mot. Or ce que le mot n’avait pu faire ; la vue de l’album le fit. Si, à l’occasion de mon rêve, j’avais songé à cet album, j’aurais fait acte de reconnaissance. Cet acte se produisit par un procédé inverse. C’est l’album qui me rappela mon rêve. Dès lors, je me sentis comme soulagé ; j’avais un lieu et une date ; je pouvais remonter par des routes connues jusqu’à la carte mentale où se trouvait inscrit à côté d’une plante desséchée le nom de l’Asplenium.

On pourrait, à l’occasion de la mémoire, rechercher comment se forme en nous l’idée du temps, et par suite celle du passé et de l’avenir. Mais ce sujet réclame une étude à part.

III. — Les habitudes.

Nous venons de traiter des associations d’idées et de la manière dont les impressions anciennes passent de l’état latent à celui de réminiscences et de souvenirs. Parmi les associations, il en est qui se distinguent par une puissance particulière et auxquelles pour cette raison on a réservé le nom d’habitudes. Au fond, toute association, même la plus faible, est un commencement d’habitude. Les habitudes sont en repos ou en exercice. En écrivant ces lignes, il y a certaines règles d’orthographe que j’applique, il y en a beaucoup d’autres que je n’ai pas l’occasion d’appliquer. A l’égard des premières, les habitudes sont en exercice ; à l’égard des secondes, elles sont en repos. Ces quelques mots font voir que les habitudes rentrent dans [p. 433] les faits de mémoire, puisque ce sont des renouvellements d’un savoir autrefois acquis. Mais elles en diffèrent en ce que la réminiscence et le souvenir sont l’objet de l’attention, tandis que les actes habituels tendent à passer et passent souvent inaperçus. La distinction entre les uns et les autres a donc sa raison d’être, non dans une réalité, mais dans une circonstance extrinsèque.

Le lecteur n’a pas oublié la distinction faite par M. Stricker entre le savoir potentiel et le savoir actuel. Le savoir potentiel comprend toutes les choses que l’on sait et que l’on peut retrouver au besoin ou à l’occasion. Le savoir actuel, c’est ce à quoi l’on pense présentement, c’est ce qui est l’objet de l’attention. Il ne forme qu’une faible partie du savoir potentiel. Le mathématicien, même quand il calcule, ne peut jamais appliquer sa pensée, dans un moment donné, que sur un très petit nombre des formules qu’il connaît.

Au lieu des termes attention et inattention, on se sert parfois de ceux de conscience et d’inconscience, et l’on dit que le savoir actuel est conscient et que le reste du savoir potentiel est inconscient. Cette confusion de termes n’est pas sans offrir certains inconvénients, la conscience dont il s’agit ici n’étant pas le sentiment explicite de la réalité du monde extérieur (19). Ces mots conscient, inconscient ne désignent pas de nouveaux attributs de ces deux espèces de savoir ; ils expriment au fond exactement la même chose que les termes d’actuel et de potentiel ; mais, dans la forme, ils énoncent une opposition et impliquent une évaluation comparative.

Or, entre l’attention et l’inattention, il n’y a pas une opposition radicale. On ne peut dire où s’arrête l’une, où commence l’autre. Elles sont toutes deux susceptibles de plus et de moins, A parler rigoureusement, l’inattention devrait être le zéro d’attention ; or il est contestable que ce zéro existe, et, pour ma part, je ne le crois pas. En ce moment, par exemple, je pense et je cherche à donner à ma pensée une forme claire et précise. Cet objet est certainement au premier plan et attire tout particulièrement mon attention. Mais, en même temps, ma plume court sur le papier, je conduis ma main, je forme mes lettres, et j’applique les règles de la grammaire française. Toutes ces actions sont au second plan, et pourtant elles sont bien présentes à mon esprit. Il y a plus : je reste en communication avec le monde extérieur ; j’entends le roulement des voitures dans la rue, le tintement de la sonnette qui annonce une visite, des bruits au-dessus et au-dessous de moi, le tic-tac de la pendule. Je sens aussi de petites gênes dans mes muscles : tantôt je croise les jambes, tantôt je les [p. 434] ouvre ou je les allonge ; je perçois des sensations internes, peut-être les battements de mon cœur, peut-être les pulsations de mes artères. Ces sensations peuvent même devenir fortes au point de me distraire et de détacher mon attention de la chose que je fais. Quels sont donc les phénomènes internes dont je n’ai nulle conscience ? les mouvements de circulation, de sécrétion, d’élaboration, de rénovation ? Soit ; mais un état maladif suffira souvent pour que j’en aie le sentiment, sinon la perception. Changeraient-ils subitement de nature ? Le mot attention n’a pas, on le voit, une signification absolue, précise et déterminée. Il y a tous les degrés imaginables entre l’attention et l’inattention. Dans un tableau, l’œil se sent attiré par les clairs, mais il distingue aussi plus ou moins bien les demi-teintes et les obscurs.

L’attention est donc le résultat d’un état différentiel. Elle est plus ou moins attirée sur les impressions d’après leur degré comparatif de vivacité. Le roulement d’une voiture dans le lointain passera pour vous inaperçu au milieu des bruits du jour ; il vous fera dresser l’oreille dans le silence de la nuit. Cependant la vivacité d’une impression ne tient pas toujours, comme dans cet exemple, à des causes physiques ; elle peut dépendre de causes psychiques qui ont toutes leur principe dans la volonté. La nature de mon sujet ne m’invite pas à traiter longuement de l’influence de ce facteur. Je dois pourtant en dire quelques mots.

C’est involontairement que notre attention est provoquée par l’éclat du tonnerre ; mais c’est volontairement que le médecin dirige la sienne sur les souffles de la poitrine du malade, si peu perceptibles aux profanes. L’attention est une espèce d’instrument qui rapetisse les grandes choses et grossit les petites. Voyez cet accordeur de piano. La pièce où se trouve l’instrument est pleine de monde ; c’est l’heure du repas ; les parents causent, les enfants rient, la servante entre, sort, apporte ou enlève les plats ; c’est à peine si l’on se comprend d’un bout à l’autre de la table. Lui cependant est là attaché à son clavier ; il en fait résonner les cordes chacune à son tour, et il n ‘entend que le son qu’elles rendent ; il l’analyse, l’évalue, le hausse, le baisse jusqu’à ce qu’il soit au diapason. Son oreille, si sensible, si fine, si délicate, est fermée au tapage assourdissant qui se fait à deux pas de lui. Parlerai-je de ses autres sens ? Ils sont, pour ainsi dire, oblitérés : son âme a concentré sur un seul point toute sa sensibilité (20). [p. 435]

L’attention volontaire a none pour effet d’aviver les puissances sensitives dans une direction déterminée. C’est là un fait indéniable, quoique mystérieux. Elle est souvent provoquée par l’attention involontaire. Au milieu de la nuit, un bruit subit vous réveille, et vous vous mettez à écouter. Quel est le mécanisme de cette faculté ? Je crois qu’il serait actuellement bien difficile d’émettre à ce sujet même une simple conjecture. Il me suffit d’avoir indiqué qu’elle aboutit, en dernière analyse, à augmenter l’importance d’une impression donnée comme le ferait un renforcement dans l’action de l’agent extérieur, ou un accroissement de la sensibilité. Passons à l’attention involontaire.

La force extérieure ne nous impression ne qu’à la condition de déranger l’équilibre des molécules corporelles. Elle y détruit peu à peu les résistances qui l’arrêtent, jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre s’établisse. L’attention est le signe du retentissement interne de cette lutte de l’extérieur contre la substance sensible. De plus, toute impression nous affecte agréablement ou désagréablement, et nous inspire de l’attrait ou de la répugnance pour l’objet qui en est la cause, ensuite de quoi le sujet fait des efforts pour s’en rapprocher ou pour s’en éloigner. Cette réaction de la sensibilité contre l’extérieur est aussi accompagnée d’attention. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’attention se confond avec le sentiment de la résistance ou de l’effort ; ce n’est, en résumé, que l’aspect psychique, soit de la fixation au dedans d’une force externe, soit de l’application au dehors d’une force interne ; elle est le corollaire de tout effort ou de toute résistance.

La résistance diminuant, l’attention s’affaiblit. L’agent extérieur dans son action sur la sensibilité suit la ligne de moindre résistance, et son passage même atténue encore cette résistance. De même aussi, le mouvement voulu assouplit l’appareil qui sert au mouvement, [p. 436] je dirai, pour fixer les idées, l’appareil-musculaire. Il suffit de se rappeler comment on a appris à lire et à écrire. Il résulte de là que la répétition émousse la sensation et facilite l’action musculaire ; elle amoindrit ainsi la vivacité de l’image ou le sentiment de l’effort. Vous parcourez une route habituelle sans remarquer ni les détours qu’elle fait, ni les arbres ou les maisons qui la bordent. On accomplit parfois sa besogne si machinalement qu’on oublie l’instant d’après qu’on l’a faite. A qui n’arrive-t-H pas de lire des yeux : seulement plusieurs pages de suite sans la moindre participation de l’esprit ?

Mais la répétition permet aussi d’obtenir avec le même effort un mouvement beaucoup plus considérable, comme cela arrive dans les machines bien faites ; et cette amplitude dans le mouvement donne à l’idée sa netteté. L’habitude que j’ai de voir mes enfants peut être cause qu’il ne me souvienne pas en ce moment si je les ai vus aujourd’hui, ni quels habits ils ont revêtus ; mais, d’un autre côté, elle me donne le moyen de me remémorer leurs traits exactement et facilement. Tantôt donc elle a pour résultat de me rendre indifférent ou même insensible à leur présence, tantôt de m’en donner une reproduction plus vive et plus fidèle. La diminution de la résistance conduit ainsi à deux effets en apparence contradictoires, mais qui s’expliquent sans peine.

Dans les altérations produites par la répétition sur les sensations et les mouvements, on peut distinguer quatre moments principaux. La sensation est effective, quand on en connait et la nature et la cause ; elle est réminiscenceou souvenir, quand on en connaît la nature et non la cause ; elle est vague, quand on n’en connait ni la nature ni la cause ; enfin elle est inaperceptible, quand elle n’est l’objet d’aucun acte de connaissance.

Le mouvement, à son tour, est volontaire,habituel, instinctif, réflexeou automatique. Il est volontaire, quand on sait comment et pourquoi on le fait ; habituel, quand on le fait sans savoir comment ; instinctif, quand on le fait sans savoir ni comment ni pourquoi ; réflexe, quand on le faitsans le savoir. Plusieurs font dériver des mouvements réflexes la faculté de faire connaître. Je suis d’un avis contraire : la connaissance a illuminé les débuts de la vie animale, et c’est ainsi que s’explique au mieux l’admirable finalité des mouvements réflexes. Dans cette hypothèse, l’instinct et l’automatisme sont des habitudes transmises par voie de génération.

Or voici où j’en voulais venir. Si l’on réunit sous le nom générique d’habitudestoutes les dispositions acquises ayant pour effet de diminuer l’effort et, partant, l’attention, on peut dire que les habitudes, [p. 437] en tant qu’habitudes, font toujours partie du savoir actuel ; en repos comme en exercice, elles sont toujours au service du sujet ; bref, elles ne s’endorment pas (21). J’ai ajouté « en tant qu’habitudes » parce que, généralement parlant — et c’est ce qu’il ne faut pas perdre de vue — l’exercice des habitudes, même très invétérées, nécessite cependant une certaine dépense de force qui explique comment il est perçu par l’attention.

Nos habitudes font ainsi partie de nous-mêmes, les plus récentes aussi bien que les plus anciennes. Elles nous accompagnent dans tous nos états. Que nous soyons éveillés, ou plongés dans la rêverie, ou sous l’empire du sommeil, elles s’entrelacent à toutes nos pensées et à tous nos gestes. En conséquence, dans tous nos sentiments comme dans toutes nos actions, il y a toujours quelque chose de fortuit et quelque chose de nécessaire. Le fortuit, c’est telle ou telle impression, venue du dehors, qui met en jeu notre sensibilité et notre activité ; le nécessaire, c’est la marche que suit cette impression dans l’organisme et l’excitation des habitudes qu’elle rencontre sur son chemin. Dans les boîtes à musique, le mécanicien a disposé en un certain ordre des pointes sur un cylindre. On pousse un bouton, la boîte joue une mélodie ; un autre bouton, elle en joue une autre. L’âme est cette boîte à musique ; nous l’avons dit précédemment, c’est un cahier de feuilles phonographiques. Les agents extérieurs en tirent sans relâche tantôt des airs entiers, tantôt des fragments d’airs. Ces airs qu’elle chante, ce sont les habitudes qu’elle a prises. Enfin, les illusions elles-mêmes dont elle est si souvent la victime, que sont-elles, sinon les effets inévitables de ses habitudes ?

Les principes que nous venons d’exposer, vont nous servir à caractériser et à expliquer le rêve.

J. DELBŒUF.

Notes

(1) Voir le numéro de Février dernier.

(2)Théorie générale de la sensibilité. Liège et Bruxelles, 1875.

(3) Voir Revue philosophique, mars 1877, janvier et février 1878.

(4) M. Kleinenberg (professeur à Messine) a démontré que chez l’hydre d’eau douce les mêmes éléments cellulaires servent à la fois à la sensation, à la perception, à la volition et à l’excitation musculaire, et que chaque élément musculaire lui-même n’est qu’une partie de chacune de ces cellules. (Hydra, eine anatomisch-entwickelungsgeschchiche Untersuchung, 1872.)

(5) Voir mon article sur Une loi mathématique applicable à la théorie du transformisme, dans la Revue scientifiquedu 13 juillet 1877.

(6) Voir Revue des sciences naturelles, VI, sept. 1877, mémoire Agassiz et note de A. Giard.

(7) Ouvr. cité. note D, p. 131.

(8)Revue philosophique, décembre 1879, p. 611 et suiv. M. le docteur Richet a traité plus longuement le même sujet dans la Revue des Deux Mondes(janvier et février 1880).

(9) Je lis dans la Bibliothèque universelle(nov. 1879, p. 354) le résumé suivant d’expériences très curieuses faites par M. Francis Galton à l’Institution royale :
« Lorsqu’on a considéré successivement un certain nombre d’objets de même nature ou un certain nombre de personnes ayant en commun quelques traits caractéristiques, une série de feuilles d’arbre ou plusieurs hommes appartenant à une nation étrangère, des Italiens par exemple, l’image qui nous reste dans l’esprit n’est pas celle de telle ou telle feuille d’arbre ou de tel ou tel Italien, mais celle d’une feuille ou d’un Italien en général ; c’est ce que M. Francis Galton appelle une image générique. Les caractères particuliers ou individuels se sont effacés. Les caractères communs par leur répétition ont produit une impression plus durable et restent seuls gravés dans l’esprit. C’est là l’opération intellectuelle qu’on désigne sous le nom d’abstractionet grâce à laquelle nous pouvons nous élever à la notion du type.
« M. Galton s’est efforcé d’arriver à un résultat analogue par des procédés purement mécaniques, en combinant plusieurs portraits de manière à former ce qu’il appelle un portrait générique ou typique. Il projette plusieurs portraits distincts sur le même écran, au moyen de lanternes magiques disposées de façon que les images se superposent exactement. On pourrait croire qu’on n’a ainsi qu’un barbouillage confus. Point du tout : les traits communs se renforcent si bien que les autres disparaissent ; et l’image obtenue est très nette. Il s’y prend encore d’une autre façon. Il photographie sur la même plaque une série de portraits, en ayant soin de ne laisser agir la lumière sur chacun d’eux que pendant un temps très court, et il a une photographie qui est la moyenne ou la résultante des divers portraits. Chose curieuse, ces photographies ont un caractère individuel très marqué, et en même temps une pureté de formes qui les rend plus agréables à voir que les portraits primitifs. Il [p. 426] a combiné ainsi les traits de six femmes romaines qui lui ont donné un type d’une beauté singulière et un charmant profil idéal. Il a obtenu un Alexandre le Grand, d’après six médailles du British Museum qui le représentaient à différents âges, et une Cléopâtre, d’après cinq documents. Cette Cléopâtre était beaucoup plus séduisante que chacune des images élémentaires. N’est-il pas intéressant de voir le procédé de l’abstraction passer du domaine subjectif dans le domaine objectif et fournir ainsi une sorte de traduction sensible des lois mystérieuses de la persistance ou de l’effacement graduel des visages dans la mémoire ? »

(10)Le Sommeil et les Rêves. Chap. VI, p. 115 et suiv.

(11) Voici la fin de la phrase : « instinct qui peut devenir assez prononcé pour s’affirmer même dans l’état profondément inconscient du coma apoplectique, n° du 4 Janvier 1879.

(12)Œuvres philosophique, éd. Ad. G., t. IV, p. 204.

(13)Traité des facultés de l’âme, 2e édit. Hachette, 1865. Lib. VI, chap. VI, tome 2e, page 152 et suiv.

(14) p. 155.

(15) Novembre 1879, p. 476/

(16) J’ai cru plusieurs fois trouver cette idée dans M. A. Bain (L’esprit et le corps, p. 90, 235, etc.), qui parle souvent de la conscience « de la ressemblance au milieu de la différence » ; mais les développements font défaut. Voir aussi dans le n° précédent, l’article de M. Brochard, notamment p. 264.

(17) Dans l’article précédent, j’ai cité un souvenir incomplet de M. Tannery. Ce que cherche M. Tannery, c’est un lieu et une date.

(18) La science de l’âme dans les limites de l’observation, par G. Tiberghien professeur à l’université de Bruxelles. Bruxelles, 1862. Page 391.

(19) Voir 1ere et 2eme partie, oct. et nov. 1879, pp. 334, et 497.

(20) J’ai déjà pensé à mesurer le pouvoir de la volonté par ses effets sur l’attention ; mais le temps et la décision m’ont manqué jusqu’ici. On installerait, par exemple, à une certaine distance l’un de l’autre et dans des conditions [p. 435] identiques de sonorité deux métronomes dont le tic-tac aurait exactement la même force. L’expérimentateur, se plaçant sur la droite qui les relie, se rapprocherait tantôt de l’un, tantôt de l’autre. Il est clair que par ses déplacements il fait varier les intensités respectives des sons qui frappent ses oreilles, et l’on conçoit sans peine qu’il peut se placer là où spontanément son attention soit attirée tout entière par l’un des deux instruments. Mais la volonté peut modifier cette relation ; elle peut tourner son attention vers le son le plus faible, de manière à le lui faire percevoir et à ne pas laisser le plus fort parvenir jusqu’à l’âme. On déterminerait le maximum d’effet que peut obtenir la volonté ; puis, par un calcul fondé sur la loi du carré des distances, on mesurerait ce maximum. On trouverait ainsi facilement dans quelles limites l’attention peut renforcer ou amoindrir un bruit. Bien souvent il m’est arrivé pendant la nuit d’entendre le tic-tac de ma montre et de ne pas entendre celui de mon réveil, qui est cependant beaucoup plus fort. Puis tout à coup j’entendais celui-ci, et alors j’étais dans l’impuissance de ressaisir celui de la montre.

(21) Voir 2e partie, nov. 1879, p. 201.

 

 

 

 

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