Joseph Capgras. Le délire d’interprétation hyposthénique, délire de supposition. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 12esérie, tome II, novembre 1930, pp. 272)

Joseph Capgras. Le délire d’interprétation hyposthénique, délire de supposition. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 12esérie, tome II, novembre 1930, pp. 272-299)

 

Joseph Capgras (1873-1950). Il fut l’élève de Paul Sérieux (1864-1947), qui lui inspira sa thèse de doctorat « Essai de réduction de la mélancolie en une psychose d’involution présénile » (1900). Il arriva à la conclusion que cette affection mentale était un syndrome, qui, à l’âge avancé, n’était que le reflet mental des processus d’involution sénile liés à des modifications organiques. Il devint un collaborateur très proche de son maître et il écrivirent de très nombreux articles en commun en particulier sur le délire d’interprétation et la folie raisonnante, qui donna lieu à un ouvrage resté célèbre : Les folies raisonnantes, Le délire d’interprétation, Paris, Félix Alcan, 1909, in-8, (2), 392 p. Mais aussi :
— Contribution à l’étude de la névrose d’angoisse. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), huitième série, tome dix-huitième, soixante et unième année, 1903, pp. 397-404. [en ligne sur notre site]
— Une persécutée démoniaque. Article parut dans le « Bulletin de la Société de médecine mentale », (Paris), 4, 1911, pp. 360-372. [en ligne sur notre site]
— (Avec Terrien). Délire spirite et graphorrée paroxystique. Présentation de malade. Article paru dans la revue « Annales médico-psychologiques », (Paris), soixante-dixième année, dixième série, tome premier, 1912, page 595.[en ligne sur notre site]
— (avec J. Reboul-Lachaux) L’illusion des « Sosies » dans un délire systématisé chronique. Article parut dans le « Bulletin de la Société Clinique de Médecine Mentale », (Paris), tome onzième, année 1923, pp. 6-16. [en ligne sur notre site]
— (Avec Carette). Illusion des sosies et complexe d’Œdipe. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), dix-huitième année, 1924, pp. 393-394. [en ligne sur notre site]
— Le délire d’interprétation hyposthénique, délire de supposition. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 12esérie, tome II, novembre 1930, pp. 272-299) [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
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[p. 272]

LE DELIRE D’INTERPRÉTATION
HYPOSTHÉNIQUE (1)
DÉLIRE DE SUPPOSITION

Par J. GAPGRAS

Assemblage d’erreurs de jugement nombreuses, d’interprétations proliférantes, exogènes ou endogènes, le délire d’interprétation a pour substratum une constitution spéciale dont il n’est que l’hypertrophie et que l’on désigne habituellement sous le nom de constitution paranoïaque laquelle, comme l’a récemment schématisé Genil Perrin, est caractérisée par l’orgueil, la méfiance, la fausseté de jugement, l’inadaptabilité sociale. De ces éléments caractéristiques on retient surtout le dernier auquel on tend de plus en plus à donner le sens d’agressivité, de combativité, de lutte acharnée contre la société si bien, que le mot paranoïaque, hermétique autrefois, se vulgarise maintenant et devient synonyme de persécuté-persécuteur, de revendicateur. Tendance regrettable et qui risque de fausser encore la terminologie psychiatrique.

L’interprétateur, en effet, n’est pas toujours un paranoïaque au sens actuel du mot. Psychose constitutionnelle et, par suite, psychose essentiellement affective, expression d’un caractère le plus souvent complexe, le délire d’interprétation, comme toutes les psychoses affectives, peut germer chez un hypersthénique ou chez un hyposthénique. Le premier seul est un persécuteur, un imaginatif aussi, qui élabore des romans compliqués, et soutient obstinément des prétentions ambitieuses. Le [p. 273] second, tout en étant, également un interprétateur au premier chef, n’est pas du tout un revendicateur. Loin de poursuivre les autres il préfère s’accuser lui-même ; il réagit par le suicide plus que par le meurtre.

C’est de ce persécuté mélancolique que je voudrais aujourd’hui compléter la description. Nous l’avons déjà signalé. Sérieux et moi, comme une variété de délire d’interprétation sous le nom de délire de supposition parce qu’il s’exprime par des soupçons, des hypothèses, et non par des affirmations. J’ai repris son étude, il y a quelques années, avec Xavier Abély et, par comparaison avec l’obsession interrogative dont il se rapproche par certains côtés, nous l’avons alors appelé délire interrogatif. Il procède en effet surtout par interrogations délirantes plus que par interprétations précises, et il n’aboutit pas à la conviction : c’est le délire des hyper­émotifs des inquiets, des douteurs, des asthéniques.

Les éléments de ce délire de supposition ont été aperçus depuis longtemps, mais ils ont tous été rapportés il la mélancolie, On sait combien était compréhensive la vieille lypémanie d’Esquirol que l’on’ a scindée en mélancolie proprement dite et en délire de persécution. Le délire mélancolique reste cependant mal défini encore. Pour être vraiment autonome il ne devrait contenir que des équivalents d’accès périodiques de psychose maniaque dépressive ; mais en réalité sous cette même épithète on groupe d’autres formes disparates, liées, soit à l’hébéphrénie, soit à l’involution sénile, soit même à certaines encéphalopathies toxiques ou infectieuses.

De cette mélancolie hétérogène, il convient d’extraire, entre autres psychoses, le délire de supposition pour le rattacher au délire d’interprétation. Lasègue qui, le premier, sépara le délire de persécution de la lypémanie, Lasègue a remarquablement analysé, dès 1881, dans son mémoire sur la mélancolie perplexe, les caractères de ces douteurs délirants. II a noté l’indécision anxieuse « qui ne laisse pas de repos, qui accumule confusément les incertitudes et les angoisses ». Il montre ces malades « condamnés à une perpétuelle oscillation entre le pour et le contre, à des délibérations vagues, constamment renouvelées à ces élaborations heurtées, contradictoires [p. 274]d’une idée, qui, par son point de départ, tient à une donnée positive et qui de là se perd dans d’insaisissables à peu près ».

Plus tard, on appela persécuté mélancolique, tout psychopathe présentant à la fois des idées de persécution et des idées de culpabilité et de suicide. C’est le persécuté auto-accusateur de Séglas ; ce sont encore certaines variétés de délires systématisés secondaires d’Anglade. Magnan distinguait déjà de la mélancolie simple, ces formes atypiques et les classait dans la dégénérescence mentale. Régis et Lalanne en font une psychose mixte « faite à la fois de psychose généralisée et de psychose systématisée », une psychose combinée, précisera Masselon, association de paranoïa et de psychose maniaque dépressive ; conception intéressante, certes, mais qui risque de conduire avec Specht, à la fusion de la paranoïa et de la psychose périodique, alors que ces deux maladies se différencient nettement.

Cette différenciation, Arnaud l’affirma en 1908 au Congrès de Genève, dans sa description du délire psychasthénique. « Si ces malades, dit-il, présentent les idées d’auto-accusation et de suicide des mélancoliques, ils n’en ont pas l’état général. Leur délire n’a ni la même fixité, ni la même monotonie ; leur activité d’esprit s’oppose à la gêne des opérations mentales du mélancolique… On y retrouve, par contre, cette débauche de raisonnement, ce besoin de pousser toujours plus loin une idée ou une appréhension angoissante cette manie de logique, commune à tous les psychasthéniques », et, pourrait-on ajouter, à tous les interprétateurs.

Ces malades sont des persécutés inquiets. Devaux et Logre l’ont indiqué dans leur livre sur les anxieux, la méfiance, qui figure à l’origine des idées de persécution, renfermant certains éléments d’attente pénible et d’insécurité, de doute et de suspicion. Ils ont noté chez les émotifs, plutôt qu’un délire de persécution ou de grandeur, un délire d’importunité, d’intervention étrangère qui s’observe en effet souvent dans le d’élire de supposition : on lui veut peut-être du bien, dit le malade, mais on l’excède par des taquineries, des allusions, des conseils, des conversations fatigantes. [p. 275]

Sous le nom de paranoïa abortive, de paranoïa rudimentaire, Friedmann d’abord, Gaupp ensuite ont décrit des formes asthéniques opposées aux formes quérulantes, apparaissant le plus souvent chez les vieilles filles et caractérisées par la prolifération abondante d’interprétations pendant deux ou trois ans, puis par un apaisement complet sans rectification des idées délirantes. Plus récemment, Kretschmer a repris des observations analogues et les a réunies sons le nom de Sensitiver Bezielchungswahnque l’on peut traduire délire d’interprétation sensitif. « Ces malades, dit Kretschmer, sont doux, timides, très impressionnables, faibles, et, d’autre pari, ils font preuve d’entêtement et d’ambition ; très intelligents, scrupuleux, sans défense devant les difficultés de la vie, ils se complaisent dans une auto-observation de tous les instants. Leur psychisme est pour ainsi dire déchiré par des tendances contradictoires : à la fois fiers d’eux-mêmes et désemparés, modestes et orgueilleux, faibles et d’un rendement professionnel supérieur, épris de vie intérieure et en même temps enclins à s’épancher. »

*
*    *

Tous ces persécutés émotifs décrits sous des étiquettes diverses sont avant tout des interprétateurs. Leur délire, dépourvu de tout élément hallucinatoire proprement dit, repose exclusivement sur des erreurs de jugement à propos d’incidents futiles, de coïncidences banales, d’événements fortuits ou bien de lectures incomprises, de conversations déformées, de mots ou de gestes symbolisés. Comme tous les interprétateurs, ils croient qu’on les regarde de travers, qu’on les dévisage, qu’ou les nargue, qu’on les méprise ; on leur parle par sous­ entendus, par allusions, par jeux de mots : dans les journaux, dans les annonces, dans les affiches ils découvrent des insinuations blessantes ou de secrets outrages ; bref, aux moindres faits ils attribuent une signification personnelle. C’est là le caractère égocentrique essentiel du délire d’interprétation sur lequel il serait superflu d’insister. Par contre il importe de souligner quelques signes qui donnent au délire de supposition son originalité. [p. 276]

Le plus apparent de ces symptômes, celui qui frappe le plus le sujet, c’est l’impression de mystère et d’obscurité qu’il éprouve. Signalé par Revault d’Allones dans plusieurs psychoses, ce sentiment de mystère n’est nul autre part aussi constant, aussi profond. Contrairement à la forme hypersthénique du délire d’interprétation où brille la clarté de l’évidence, tout n’est ici que ténèbres, tout semble singulier, bizarre, étonnant, énigmatique, équivoque, incompréhensible. Tout est drôle pour ces malades : on les regarde d’une drôle de façon, on leur pose de drôles de questions, ils voient, ils entendent et il leur arrive de drôles de choses. A leur sens rien de naturel, point de hasard, point de coïncidences, mais partout comédies préparées, mystifications arrangées pour les troubler, les induire en erreur, les faire tomber dans un piège. Ils méconnaissent ou dénaturent les persécutions, même réelles, qu’ils subissent. Ce mystère effroyable, Jean-Jacques Rousseau ne cesse de s’en plaindre dans toute sa correspondance. Nous avons étudié, Sérieux et moi, son délire dans notre livre sur les folies raisonnantes (1910). J’en reproduirai néanmoins quelques extraits caractéristiques, car je ne trouverais pas plus magnifique exemple de délire de supposition.

Depuis le 9 février 1770, Jean-Jacques Rousseau commence la plupart de ses lettres par ce quatrain :

Pauvres aveugles que nous sommes !
Ciel démasque les imposteurs,
Et force leurs barbares cœurs
A s’ouvrir aux regards des hommes.

Enlacé de sourdes trames, dont il sent l’effet sans parvenir à les démêler, après mille efforts inutiles pour expliquer ce qui lui arrive dans toutes les suppositions, il ne peut percer le sombre voile du complot inouï dont il est enveloppé. Livré à la haine publique sans pouvoir en conjecturer au moins la cause, environné des plus noires ténèbres à travers lesquelles il n’aperçoit que de sinistres objets, il découvre dans le langage de ses connaissances un ton bizarre, des tournures singulières, une affectation de réserve, d’équivoque et d’obscurité ; il entend rabattre à ses oreilles des propos mystérieux ; le labyrinthe obscur du cœur des hommes lui devient impénétrable ; sa tête s’affecte [p. 277] de tant d’effrayants mystères dont on s’efforce d’augmenter l’horreur par1’obscuritè… « Quoique ma pénétration naturellement très mousse, écrit-il, mais aiguisée, à force de s’exercer dans les ténèbres, me fasse deviner assez juste des multitudes de choses qu’on s’applique à me cacher, ce noir mystère est encore enveloppé pour moi d’un voile impénétrable. J’ai vu Grimm et Diderot commencer, il y a plus de dix-huit ans, des menées auxquelles je ne comprenais rien, mais que je voyais certainement couvrir quelque mystère… A quoi ont abouti ces menées. Autre énigme non moins obscure… Pour parler de ma destinée, note-t-il ailleurs, il faudrait un vocabulaire tout nouveau qui n’eût été composé que pour moi » et il découvre le mot « hyperbolique ».

Au sentiment de mystère, d’étrangeté, d’embrouillement s’ajoute en effet celui de phénomène extraordinaire, inouï, unique ; surnaturel même. Fruits de la méfiance et de l’orgueil paranoïaque, ces derniers sentiments aggravent encore les anomalies primitives et donnent l’impression de vivre dans un mode irréel créé par l’imagination. Amiel, ce maître écrivain dont l’inquiétude maladive et les méditations quotidiennes nous ont valu le Journal intime, ce paranoïaque asthénique, incapable de forger un système délirant et qui, comme l’a remarqué Albert Thibaudet, haïssait surtout « cet ennemi particulier des faibles et des renfermés qu’est le pronom on », Amiel a dit : tout paysage est un état d’âme et en effet ces interprétateurs hyperémotifs ne voient dans les choses que ce qu’y projette leur esprit et leur humeur.

« Je vis dans l’illogisme et dans la perplexité, écrit une femme. Je bataille dans l’irréel, je passe mes nuits à chercher la clef du mystère. C’est une sarabande dans ma tête, un tourbillon dans ma pensée ; on dirait un Kaléidoscope. Il me semble que tout ce que je pense se réfléchit dans tout ce qui se passe. Tout ce qui se passe ici n’est pas naturel, C’est singulier. Je mc demande si je suis dans la vie vraie. »

Ce sentiment d’étrangeté ne résulte pourtant pas d’un état d’obnubilation ou de rêve, d’un trouble primitif des perceptions, d’une perte de la vision mentale comme dans la confusion ou la mélancolie. Il ne s’accompagne [p. 278] pas souvent de fausses reconnaissances. Il est simplement le reflet de l’état fondamental de doute, d’hésitation, d’incertitude, de perplexité, de recherche incessante. Cc délire est constitué par des doutes délirants ; selon l’expression de Tanzi : un fait incroyable apparaît comme possible seulement, il n’apparaît jamais comme certain. Les douteurs délirants n’émettent donc que des hypothèses, des suppositions ; ils ne dépassent que rarement la période du soupçon. Quelquefois cependant ils découvrent l’énigme qui les oppresse et construisent vite un délire qui se tient, mais tôt ou tard un nouveau doute démolit tout ou partie de l’édifice hâtivement bâti, Ainsi fit Jean-Jacques Rousseau après s’être cru persécuté par les Jésuites. « Il est étonnant, écrit-il, quelle foule de faits et de circonstances vint dans mon esprit se calquer sur cette folie et lui donner un air de vraisemblance, que dis-je ? et m’y montrer l’évidence et la démonstration… Je ne voyais partout que les Jésuites… » Ces illuminations fugitives épaississent ensuite les ténèbres.

Cette incertitude perpétuelle n’empêche pas les raisonnements subtils, les déductions habiles ; elle s’associe à une made de logique, selon l’expression d’Arnaud, qui se retrouve ici autant et plus peut-être que dans le délire d’interprétation hypersthénique. Mais, point capital, les syllogismes de l’asthénique ne s’expriment que sous forme interrogative ou dubitative. Leurs idées successives ne se lient pas entre elles. Leurs raisonnements avortent ; ils ignorent la dialectique serrée des grands interprétateurs. Veut-on les obliger à nouer ce lien qui manque, ils se dérobent ou déclarent : je ne sais pas, je n’y comprends rien. « Pourquoi ceci, pourquoi cela ? répètent-ils. Qu’est-ce qui se passe ? » Ils emploient souvent les mots : sans doute, peut-être, j’ignore, je crains, je tremble, je conjecture, je soupçonne, je me creuse la tête. Ils parlent d’énigmes, d’embrouillamini, de truquage, de mêli-mêlo, De quoi m’accuse-t-on, dit l’un, que me veut-on, que cette comédie finisse, on me fait tourner en bourrique. Quel est donc ce secret, dit un autre, qu’on s’explique, je n’y comprends rien, sinon que tout cela cache quelque chose. Je fais un tas de [p.279] suppositions, toutes les hypothèses possibles et imaginables. J’en ai assez de tous ces bateaux, de toutes ces histoires. C’est affolant.

Le besoin de clarté et de certitude qui assaille tous ces inquiets et commande leurs interprétations, s’exagère chez ceux d’entre eux —et ils sont nombreux, —qui, scrupuleux, minutieux, méticuleux, ont un souci de précision pour les moindres détails. Rien de futile à leurs yeux, rien de négligeable ; ils regardent tout à la loupe. Une virgule déplacée, une lettre mal formée, un paraphe quelque peu changé, un rien prend une valeur capitale, éveille les soupçons. Pour un point oublié sur un i une mère hésite à reconnaitre l’écriture de son fils. Et dès lors se multiplient les interrogations, les questionnaires numérotés, les demandes de renseignements. Et ces questionnaires exigent des réponses précises. Un mot vague, une phrase évasive, une expression impropre les déçoit et les irrite. Oublie-t-on un détail, change-t-on un des termes qu’ils ont employé et qui paraissait insignifiant, ils s’en offensent et l’interlocuteur perd entièrement la confiance qu’Ils lui accordaient.

Mieux vaut, pour plaire à ces douteurs, affirmer catégoriquement une erreur qu’émettre mollement une vérité ou laisser percer une indécision. Comme les obsédés, en effet, ils sollicitent non pas une explication qui les satisfasse—c’est chose à peu près impossible —mais une fermeté qui les tonifie. Pour les persuader rien ne sert d’agir sur leur intelligence, il faut atteindre leur sensibilité, le raisonnement le plus habile les déçoit s’il manque de vigueur. Quand une énergie assez forte se substitue à leur volonté défaillante, l’inquiétude s’apaise et les questions s’interrompent. Pendant quelque temps ils oublient leurs tourments habituels.

Mais ce besoin de clarté, cet appel aux lumières d’autrui a de telles exigences qu’on parvient difficilement à le soulager. A peine une réponse précise ou pleine d’assurance paraît-elle acceptée que bientôt surgit une objection ou une nouvelle question à propos d’une futilité. Ces interrogateurs, en effet, loin d’avoir une obnubilation qui se dissiperait peu à peu, gardent une [p. 280] lucidité et une attention toujours à l’affût, Cette vigilance, fille de leur inquiétude ombrageuse, parfois s’accompagne d’une excitation intellectuelle qui aiguise leur pénétration naturelle, active leurs associations d’idées, stimule la mémoire, éveille les réminiscences. Alors se développe une hypermnésie qui suscite des évocations intempestives et troublantes, provoque mille hésitations, étonne et empêche d’y voir clair.

« Je m’interroge à propos de tout ce que je vois, dit une femme de 39 ans et tout ce que je vois me semble étrange, tout ce que je vois me rappelle des souvenirs. On dirait que tout est fait pour me frapper et ce n’est pourtant pas vrai. Je trouve tout extraordinaire et tout est naturel. Cela rue poursuit depuis trois ans. C’est comme si j’avais des ennemis autour de moi. On dirait qu’on cherche à me faire du mal. Je ne peux pas voir des roses, ça me rend malade, parce qu’après mon divorce j’avais dit que je serais heureuse et que je marcherais sur un lit de roses. Ensuite, partout où j’allais, je voyais des roses ; encore ici, une jeune femme avait un peignoir avec des roses ; une infirmière avait des roses sur son chapeau. Tout cela m’énerve, me rend folle. Tout ce que je vois en double ou plusieurs fois m’horripile et me rappelle des choses que j’ai vues depuis trois ans. Quantité de gestes me rappellent ceux que j’ai faits. Je trouve drôle qu’une personne ait une boîte de cacao comme moi. Pourquoi ? Une infirmière passe avec un bidon de pétrole : je me rappelle qu’il y a un an j’allais chercher du pétrole. Qu’est-ce que ça peut faire ?… Pourquoi toutes ces ressemblances… C’est affolant… Mes enfants m’écrivent des lettres auxquelles je ne comprends rien ; leur écriture m’en rappelle une autre que j’ai vue je ne sais où. Les journaux parlent de moi. C’est fantastique… » Et désespérée de ne pouvoir résoudre toutes ces énigmes, un jour, cette femme se suicida.

Dans d’autres cas, au contraire, et principalement chez les préséniles, à la place de l’hypermnésie c’est la dysmnésie, l’effacement des images mentales qui suscitent le doute et l’interrogation.

Une persécutée mélancolique de 18 ans, après avoir été obsédée par des doutes sur de menus faits de sa vie passée, se demande si elle est bien mariée : « Pourquoi, dit-elle, [p. 281] est-ce que je ne me souviens plus de la cérémonie à la mairie et à l’église ? Il me semble avoir entendu dire que le jour de mon mariage, il y avait un enterrement ; on ne se marie pas à l’église un pareil jour. Plus tard, elle se demande si l’on n’aurait pas célébré deux mariages à la fois ; elle aurait pu confondre d’autant mieux qu’elle connaissait à peine son fiancé ; n’y aurait-il pas un homme qui se fait passer pour son mari et qui la poursuit ? Un jour, en, effet, elle a croisé par hasard son mari au bois de Boulogne : surpris tous deux, ils causent un instant, puis se séparent. Cet homme était-il son mari ? Dès lors, ne l’a-t-elle pas trompé avec un individu qui lui ressemblait ? Des suppositions analogues la poussent à se demander si ses enfants n’ont pas été changés en nourrice.

De l’incertitude naît la crainte qui noircit l’avenir. Les grands anxieux, on le sait, ont un délire d’attente effroyable : ils clament la peur des châtiments, l’horreur des tortures, la hantise de la guillotine, ils fléchissent sous l’épouvante de l’enfer. L’interrogateur n’a pas de pareilles crises, mais il se complaît à prédire, il supposer tous les maux qui vont l’assaillir. Contrairement à d’autres persécutés qui, eux, vivant surtout dans le passé, interprètent des souvenirs déformés et fabriquent un délire rétrospectif, lui, vit davantage dans le futur et souvent ébauche un délire d’anticipation qu’une série d’interprétations ultérieures finit par réaliser. Ce délire d’anticipation, Jean-Jacques Rousseau nous en fournit un bel échantillon dans la lettre à Saint-Germain où il annonce les malheurs qui l’accableront plus tard.

« Pour me forcer de boire la coupe amère de l’ignominie, écrit-il, on aura soin de la faire circuler sans cesse autour de moi dans l’obscurité, de la faire dégoutter, ruisseler sur ma tête afin qu’elle m’abreuve, m’inonde, me suffoque, mais sans qu’aucun trait de lumière l’offre jamais à ma vue et me laisse discerner ce qu’elle contient. On me séquestrera du commerce des hommes, même en vivant avec eux ; tout sera pour moi secret mystère et mensonge ; on me rendra étranger à la société, sans paraître m’en chasser ; on élèvera autour de moi un impénétrable édifice de ténèbres ; on m’ensevelira tout vivant dans un cercueil…

Non, je ne serai point accusé, point arrêté, point jugé, [p. 282] point puni, en apparence ; mais on s’attachera, sans qu’il y paraisse, il me rendre la vie odieuse, insupportable, pire cent fois que la mort : on me fera garder à vue ; je ne ferai pas un pas sans être suivi ; on m’ôtera tous moyens de rien savoir et de ce qui me regarde et de ce qui ne me regarde pas ; les nouvelles publiques les plus indifférentes, les gazettes même me seront interdites ; on ne laissera courir mes lettres et paquets que pour ceux qui me trahissent, on coupera ma correspondance avec tout autre, la réponse universelle à toutes mes questions sera toujours qu’on ne sait pas ; tout se taira dans toute assemblée à mon arrivée ; les femmes n’auront plus de langue, les barbiers seront discrets et silencieux ; je vivrai dans le sein de la nation la plus loquace comme chez un peuple de muets… »

L’hyperémotivité de ces inquiets, leur attente anxieuse peut provoquer, dans quelques cas, l’apparition d’un symptôme relativement rare, mais dont l’existence rend le diagnostic hésitant et fait craindre un début d’automatisme mental : ce symptôme inconstant c’est l’hallucination auditive ou plutôt la pseudo-hallucination. Pour Kretschmer, contrairement à mon opinion, ces pseudo­hallucinations seraient fréquentes dans la paranoïa sensitive. Leur pathogénie prête à discussion.

Que sont en effet ces hallucinations ?

Elles peuvent résulter d’une cause toxique surajoutée. J’ai connu un persécuté mélancolique qui, tout d’abord, avait voulu se suicider avec une maîtresse phtisique et qui, après la mort de celle-ci, se crut l’objet de médisances, de propositions malhonnêtes, de filatures inexplicables. En outre, il commit des excès de boisson, s’enivra un jour, tira des coups de revolver et fut condamné â un mois de prison. Sur son délire de supposition se greffa au cours de sa détention, un délire hallucinatoire, d’origine alcoolique et pénitentiaire : il entendit des voix menaçantes, se sentît hypnotisé et brûlé aux rayons ultra-violets. Ce délire hallucinatoire guérit en quelques semaines ; seules persistèrent les idées de persécution et les velléités de suicide. En pareille circonstance, il n’existe véritablement aucun lien entre la psychose constitutionnelle et l’épisode toxique.

Plus caractéristique est l’hallucination, que l’on pourrait appeler psychogène, étroitement subordonnée [p. 283] au processus interprétatif et hyperthymique. Tantôt l’émotion prolongée, la fatigue et l’inappétence qu’elle engendre, les modifications humorales qui l’accompagnent provoquent un léger état confusionnel. Tantôt c’est le seul excès d’attention et d’attention élective qui détermine soit une distraction, soit une auto-suggestion source d’illusions nombreuses comme on le voit dans certains délires passionnels interprétatifs et notamment dans le délire de jalousie. Le jaloux flaire le linge de son conjoint avec la crainte d’abord, la certitude ensuite, d’y trouver la preuve de son infortune et presque toujours il finit par sentir l’odeur révélatrice. Est-ce là une de ces hallucinations de l’odorat si fréquentes au début de l’automatisme mental ? Assurément non, c’est tout simplement une illusion. De même le persécuté inquiet : il croit que partout l’on parle de lui, il écoute les conversations, il les comprend mal car tout lui parait drôle ; ces conversations il les perçoit comme un bruit confus et inarticulé où, des mots isolés, des phrases même surnagent avec une netteté particulière et troublante, et ces mots, ces phrases qu’il retient sont exclusivement ceux qui ont un rapport plus ou moins étroit avec ses préoccupations. Raconte-t-il ensuite le phénomène, il s’exprime comme un halluciné et lui-même parfois se demande s’il n’entend pas des voix, question que ne se pose jamais le véritable paraphrénique.

J’ai observé au Dispensaire de Prophylaxie mentale un bel exemple de ces pseudo-hallucinations ou plutôt de ces illusions auditives.

Un artiste de 44 ans, d’aspect présénile, scrupuleux et timide, se laisse séduire par une jeune fine de 16 ans, laquelle veut ensuite, croit-il, lui faite endosser une paternité d’ailleurs imaginaire. Il en est bouleversé. « Mon esprit, écrit-il plus tard, restait tendu à toutes sortes de conjectures. Je ne pouvais plus manger et j’avais une angoisse terrible depuis l’aventure. Le 12 décembre, je déjeune au restaurant habituel. J’entends trois jeunes gens parler de mon affaire. Très distinctement, ils disent : « La petite est enceinte, partie de Nice, la mère doit être malheureuse, si ce n’était pas un mutilé, je lui casserais la gueule, il faut le filer, etc… » J’étais affolé. Un camarade d’atelier me dit : change de restaurant. Le lendemain, je fus dans un autre, Où [p. 284] je n’avais jamais mangé. Je n’avais pas commencé à manger que trois femmes et un homme se mirent à converser sur mon affaire, et parmi leurs paroles, celles-ci : « Il croit que c’est fini, il n’a qu’à travailler le dimanche, c’est un vicieux, il a 44 ans. » Je rentrai à l’atelier très accablé et le soir, en prenant le métro, je vis des gens qui me suivaient. Une bande de jeunes gens disaient : « Il a qu’à dire s’il a des intentions pour elle. » Pour les semer, je pris des ruses de Peaux-Rouges. Pendant une heure, je fus suivi. Je rentrai chez moi éperdu… » II croit alors que la franc-maçonnerie blanche et le communisme se liguent contre lui. On veut l’escamoter. A l’hôpital malades et médecins sont de faux malades, de faux médecins, en vérité des espions déguisés. Cependant, quelques jours de repos l’améliorent vite, il hésite encore, il conserve des craintes vagues, des remords, des idées de culpabilité, mais il peut sortir ; ces jours-ci, entendant deux femmes crier très fort dans le métro, il est descendu par crainte de prendre des mots pour lui.

Plus rarement et toujours à l’acmé d’un paroxysme anxieux, on voit ces inquiets déclarer qu’on répète ou qu’on prend ou qu’on devine leur pensée. Là encore il ne s’agit pas de désagrégation mentale. Ou bien c’est la constatation d’un geste fortuit coïncidant avec une pensée présente ou s’adaptant à une pensée antérieure, ou bien ce sont des allusions supposées à la vie intime qui équivalent à cette énonciation de leurs actes dont parlent les hallucinés, ou encore c’est l’interprétation d’une hyperendophasie passagère. Sous l’influence de l’anxiété, du monoïdéisme envahissant, la conscience s’obnubile plus ou moins, les perceptions extérieures s’effacent graduellement tandis que l’idée angoissante acquiert la netteté des perceptions extérieures ; le malade entend alors sa propre pensée et l’extériorise un instant. Phénomène exceptionnel d’ailleurs dans le délire de supposition.

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Ces malades, ai-je déjà dit, sont des persécutés mélancoliques. Donc, à côté des conceptions délirantes communes à tous les interprétateurs, ils élaborent ce délire mélancolique par excellence qu’est l’auto-accusation. [p. 285]

Selon Kretschmer le sentiment de culpabilité aurait un, rôle primordial dans la genèse du délire d’interprétation sensitif, mais il ne s’extériorise pas d’une manière évidente par l’auto-accusation. Le refoulement de l’érotisme peut donner naissance à un délire de compensation ou à un délire d’auto-punition dont la psychanalyse seule permet de découvrir le sens véritable. Kretschmer décrit dans cette catégorie le délire, des masturbateurs obsédés par le remords de leur vice. Les vieilles filles, surtout, se réfugient dans un délire de persécutions et de grandeurs qui cache le souvenir de rêves libidineux, de lectures romanesques ou bien le ressentiment de déceptions anciennes. Nombre de fois, cependant, les combats intérieurs entre les principes d’éducation religieuse et les désirs sexuels se manifestent plus franchement : tiraillée d’un côté par la crainte de Dieu, de l’autre par les tentations du démon, la dévote se croit poursuivie par des amoureux de religion différente qui la tourmentent, ou bien par des sectes opposées qui les unes la poussent au couvent, les autres au mariage. Enfin tendances et doutes peuvent ajouter aux idées de persécution un délire de disculpation plus ou moins occulte. Tantôt révoltée par les images voluptueuses qui émergent de son subconscient, cette persécutée soupçonne des intentions malhonnêtes, des outrages, voire même des tentatives de viol durant son sommeil. Tantôt partagée entre ses scrupules et son érotisme elle croit qu’on l’accuse de tromper son mari et s’en indigne, ignorant ses secrets désirs. L’une d’elle suppose même qu’on lui attribue peut-être les dévergondages d’une prostituée qui aurait mêmes yeux et même visage qu’elle, alors que la ressemblance est toute morale, mais inconsciente.

L’auto-accusation succède quelquefois à une préoccupation hypocondriaque obsédante. Contrairement à l’hypocondriaque hypersthénique qui devient facilement un persécuteur et un revendicateur, l’asthénique craint de contaminer l’entourage et se croit l’objet de surveillances et de persécutions. Des syphilophobes notamment et nombre d’inquiets qui, à tort ou il raison, se croient atteints d’une maladie contagieuse, de [p. 286] préférence une maladie vénérienne, interprètent le moindre-malaise, ou le moindre regard. Les uns, honteux de leur sort, convaincus qu’on les prend pour des pestiférés, se cachent et fuient la société. D’autres deviennent plus franchement persécutés et englobent dans leurs soupçons la plupart des personnes qui sont en rapport avec eux. Comme tous les persécutés de cette catégorie, ils n’affirment pas, se laissent assez facilement persuader, mais retombent vite dans leurs craintes et parfois harcèlent de questions ceux qui entreprennent de les guérir.

J’ai vu plusieurs syphilophobes persécutés au Dispensaire de Prophylaxie mentale et j’en observe un autre dans mon service de l’Asile Sainte-Anne. C’est un professeur de lycée, âgé de 37 ans, homme doux, timide, sans volonté, sans ambition, aimant la solitude. Il contracta la syphilis à 25 ans, assure-t-il, et se soigna plusieurs années, malgré un Wassermann négatif. Une fois marié il ne pratiqua que le coït interrompu pour ne pas avoir d’enfants. Une nièce qui mangeait à sa table ayant eu de l’acné au menton, il crut l’avoir contaminée, et bientôt après il remarqua qu’on le suivait dans la rue. Il devint anxieux et demanda un congé en décembre 1928. Les Docteurs Dumas et Borel constatent à cette époque un état de dépression psychique avec des manifestations anxieuses transitoires et des interprétations paranoïaques liées à des idées hypocondriaques, mais quelques mois après ils l’autorisent à reprendre son service en raison « de la manière dont il accueille arguments et conseils ». Revault d’Alloues qui le voit ensuite, diagnostique, débilité mentale en raison de sa pusillanimité. C’est cependant un bon professeur. Et, d’ailleurs, s’il est incapable de soutenir son délire, de répondre aux objections, il n’en continue pas moins à le développer. Il s’imagine alors que sa nièce a contaminé la fille d’un employé du Bon Marché et que l’administration de ce magasin le fait suivre par une agence de police privée. En novembre 1929, il va se plaindre à la Préfecture de police où on l’engage à tenir au courant le chef de service. Dès lors, pendant près d’un mois, il écrit presque tous les jours une lettre pour signaler les individus qui le filent, leurs attitudes, leurs gestes, leurs costumes, et, en même temps il voit que ces individus sont eux-mêmes surveillés par des agents… La surveillance de la police privée d’une part, écrit-il, la protection de la Préfecture de police d’autre [p. 287] part, font partie de ma vie d’homme dans la rue. Je m’y suis résigné. » Il craint cependant un mauvais coup, il suspecte le concierge et les voisins qui écoutent ses conversations, il a une altercation avec un ouvrier arrêté devant sa porte, il suppose qu’on veut l’impressionner et le rendre fou. Il soupçonne aussi ses collègues et ses supérieurs, il change deux fois de lycée sur sa demande. Son inquiétude augmente. L’internement l’apaise. Il ne corrige pas ses erreurs, se croit toujours syphilitique et, pour cette raison, méprisé par ses supérieurs et filé par une police privée, mais il admet qu’il a pu commettre des jugements téméraires et il s’en excuse.

Le comportement, les réactions de ces malades dérivent de leur caractère. Asthéniques et hyperémotifs incapables de prendre une décision et de la tenir, ils cherchent appui et conseils autour d’eux, demandent la protection de la police et quelquefois acceptent de se laisser soigner ou même interner. Ils menacent rarement. Il peut leur arriver d’injurier ou de frapper dans un paroxysme de crainte ou de révolte, mais jamais ils ne préméditent un crime. Ils ont plutôt des velléités de suicide.

Généralement ils préfèrent se défendre par la plume. Ils aiment écrire et leurs écrits abondants n’ont pas la monotonie des écrits mélancoliques. Semblables aux autres paranoïaques, atteints d’exhibitionnisme mental, selon le mot de Génil-perrin, ils éprouvent un soulagement à exposer leur vie ou à s’analyser. Les uns rédigent des confessions ou un plaidoyer, d’autres se contentent de tenir un journal intime.

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L’évolution de ce délire de supposition ne diffère pas essentiellement de celle du délire d’interprétation. On peut schématiquement d’écrire trois périodes. La première période d’inquiétude, n’est que l’exagération du caractère antérieur. Elle prépare la seconde qui ne débute guère ayant la quarantaine, parfois même beaucoup plus tard, période proprement interprétative, celle des recherches infructueuses, de la lutte contre les manœuvres souterraines, extrêmement longue et sujette [p. 288] à de nombreuses oscillations. La troisième enfin, période terminale caractéristique du délire de supposition, peut être appelée période de résignation : la sensibilité s’émousse, les protestations cessent, l’inquiétude s’atténue. Le mystère subsiste mais ne préoccupe plus ; une sorte de sérénité annonce le crépuscule de la vieillesse. C’est pour Jean-Jacques Rousseau, après tant de migrations, l’heure des Rêveries du promeneur solitaire. Il faut citer le début de ce chef-d’œuvre pour admirer comment un écrivain de génie a su décrire cette dernière phase de la psychose à la fin de sa vie, alors que le destin qu’il prévoyait s’accomplit.

« Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. Depuis quinte ans et plus que je suis dans cette étrange position, elle me paraît encore un rêve… Je me suis débattu longtemps aussi violemment que vainement. Sentant enfin tous mes efforts inutiles, et me tourmentant en pure perle, j’ai pris le seul parti qui me restait à prendre, celui de me soumettre à ma destinée … J’ai trouvé dans cette résignation le dédommagement de tous mes maux par la tranquillité qu’elle me procure et qui ne pouvait s’allier avec le travail continuel d’une résistance aussi pénible qu’infructueuse… Les maux réels ont sur moi peu de prise ; je prends aisément mon parti sur ceux que j’éprouve, mais non pas sur ceux que je crains. Mon imagination effarouchée les combine, les retourne, les étend et les augmente. Leur attente me tourmente cent fois plus que leur présence et la menace m’est plus terrible que le coup. Sitôt qu’ils arrivent, l’événement leur ôtant tout ce qu’ils avaient d’imaginaire, les réduit à leur juste valeur. Je les trouve alors beaucoup moindres que je ne me les étais figurés ; et même, au milieu de ma souffrance, je ne laisse pas de me sentir soulagé. Dans cet état, affranchi de toute nouvelle crainte et délivré de l’inquiétude de l’espérance, la seule habitude suffira pour me rendre de jour en jour plus supportable une situation que rien ne peut empirer… Voilà le bien que m’ont fait mes persécuteurs, en épuisant sans mesure tous les traits de leur animosité. Ils se sont ôté sur moi tout empire, et je puis désormais me moquer d’eux. »

Ce rôle capital de la crainte et de ses oscillations, si éloquemment analysé par Jean-Jacques Rousseau, [p. 289] fait comprendre les caractères spéciaux qui s’observent dans la marche du délire de supposition. Le persécuté, toujours hésitant et enveloppé de mystère, ne trouve jamais l’explication décisive et par suite ne systématise pas ses multiples interprétations. Les soupçons se juxtaposent autour d’un sentiment inébranlable de persécution ; ils se multiplient dans les paroxysmes d’inquiétude, ils s’affirment un instant mais cèdent vite au moindre doute, ils restent des soupçons… Sans avoir rien d’incohérent, les hypothèses émises ne cristallisent pas autour d’elles toutes les interprétations. Le lien qui les unit ne s’exprime pas ; l’association d’idées qui les commande reste subconsciente et n’aboutit pas il la dialectique serrée des grands interprétateurs. Leur coordination reste lâche et fragile ; elle ne crée pas un roman, dont on peut suivre l’enchaînement des chapitres.

L’interprétateur hyposthénique n’a donc pas la rigidité du paranoïaque, cette rigidité sur laquelle a très judicieusement insisté Montassut, il n’est pas l’homme d’une seule idée, il passe au contraire quelquefois d’un thème à un autre ; loin de suivre, tête baissée, la ligne droite, comme le persécuté hypersthénique, il zigzague et quelquefois même change de direction, remplaçant par exemple un délire de jalousie par un délire de persécution ou des conceptions mystico-politiques comme on le verra dans un instant à propos de Strindberg.

Enfin, dernier caractère évolutif Important, ce délire de supposition n’a pas, comme d’autres psychoses, une marche régulièrement progressive ; il est au contraire essentiellement rémittent et parfois même intermittent. A vrai dire tous les délires d’interprétation, quels qu’ils soient, procèdent par poussées successives, par bonds liés à des phases hyperthymiques. Malgré sa rigidité, le paranoïaque le plus franc reste soumis aux oscillations de l’humeur ; il a dans sa vie des exaltations et des accalmies, mais ces variations de l’affectivité ne modifient guère la ligne générale du, délire. Chez l’hyperémotif au contraire il y a des périodes d’anxiété, des paroxysmes interprétatifs séparés par de longues périodes d’apaisement ; pendant des mois on pourrait croire [p. 290] que le malade s’avance vers un délire chronique à évolution systématique, on pourrait croire qu’il se trouve à cette première phase d’inquiétude et d’interprétation qui caractérise le délire chronique de Magnan et que d’un jour à l’autre va surgir l’hallucination pathognomonique ; point du tout, le délire avorte, l’anxiété s’apaise, les interprétations se raréfient, le doute seul subsiste jusqu’au jour où une nouvelle crise ranimera la flamme à demi-éteinte.

Cette paranoïa abortive, rémittente ou intermittente, n’en est pas moins une paranoïa chronique et extensive dont les ondulations de surface ne changent pas le fond. D’accès en accès le capital délirant s’enrichit. le nombre des suppositions s’accroît, les interrogations se multiplient, encore que l’énigme reste indéchiffrable et le mystère aussi profond. Jean-Jacques Rousseau n’a jamais réussi à percer le voile impénétrable du complot inouï dont il était enveloppé, mais le nombre de ses ennemis augmentait d’année en année et de quelques persécutions réelles il a déduit l’hostilité universelle. Il suffit de lire sa Correspondance, ses Confessions, ses Dialogues, ses Rêveriespour réfuter la thèse récente d’un urologue, Elosu, qui réduit la maladie mentale de Jean-Jacques à des crises d’anxiété avec bouffées interprétatives liées aux crises de rétention d’urine avec azotémie. Assurément on peut admettre l’influence de cet important facteur organique sur les paroxysmes, mais il n’explique pas la persistance et le développement du délire d’interprétation.

L’évolution du délire de supposition, son étroite subordination au caractère du sujet, ses variations de surface, ses crises, ses accalmies et son apaisement final sans abdication ni rectification, cette évolution se retrouve dans la vie de l’un des plus grands écrivains de la fin du XIXe siècle, le romancier suédois Strindberg. De lui, comme de Jean-Jacques Rousseau on a dit que c’était un schizophrène. Mais alors schizophrénie ne signifie pas démence précoce, ce terme devient synonyme de déséquilibre mental. Un homme de génie peut perdre le contact avec la réalité ; selon l’expression de Jean-Jacques Rousseau, on le rend étranger à la [p. 291] société ; il peut s’isoler de plus en plus, s’évader même dans le mysticisme et l’occultisme, comme Strinberg ; il n’est jamais un dément, sa personnalité ne se désagrège pas, il reste ce qu’il a toujours été ; un déséquilibré et un interprétateur.

Paranoïaque, mystique et instable, Strindberg fut, en effet, comme Jean-Jacques Rousseau, un déséquilibré de génie, un hyperémotif prompt aux enthousiasmes et aux découragements, toujours enclin à se croire persécuté, prêt « à donner à tous les événements une signification personnelle », comme le remarquait un de ses compatriotes. Enfant il se montra susceptible, irritable, s’abandonnant très tôt à des explosions de révolte contre ses oppresseurs ». Fils d’un commerçant et d’une servante d’auberge, il souffrit beaucoup de cette origine, s’imaginant qu’on le bafouait.

A 18 ans il commença des études supérieures à l’Université d’Upsal. Il les interrompit faute d’argent et surtout en raison de son instabilité et d’un conflit avec ses professeurs. Dès lors il fut, tour à tour, maître d’école et acteur, télégraphiste et journaliste, médecin et peintre, prédicateur et précepteur, bohème et bibliothécaire d’Etat. Brûlé du désir de tout savoir, mais incapable de se fixer et foncièrement insociable, il se spécialisa momentanément dans les branches les plus diverses depuis la puériculture, la botanique ct la chimie jusqu’à la langue chinoise et aux textes ésotériques du Thibet. Il prêcha et combattit successivement, avec le même fanatisme, les doctrines les plus diverses, s’enthousiasma de Rousseau, de Swedenborg, de Nietsche. Torturé par une inquiétude qui, au cours de sa vie prit les aspects les plus divers, il interprétait ses lectures à travers ses rancunes et ses désillusions. Une contrariété ou une joie le transformaient. »

Il a laissé une autobiographie en huit volumes d’une précision et d’une franchise aussi complète que celle de Jean­Jacques Rousseau. Il s’y révèle paranoïaque jusqu’à la fin de sa carrière, jusqu’à ce Discours à la nation suédoise, où, blessé dans son orgueil, il invectiva les plus illustres de ses compatriotes. De cette longue confession, le Plaidoyer d’un fou, 1887, et Inferno, 1897, sont les deux volumes les plus caractéristiques, l’un exposant un délire de jalousie, l’autre extériorisant le persécuté mystique.

Adolescent, Strindberg éprouva une violente émotion en face des réalités sexuelles : ses premières masturbations lui laissèrent un sentiment de culpabilité dont il chercha à se [p. 292] délivrer par un ascétisme rigoureux. Vers l’âge de 21 ans, à la suite d’un échec au théâtre, il tenta de se suicider. A 27 ans il devint l’amant d’une femme mariée qui divorça et qu’il épousa (il s’est lui-même marié trois fois et a trois fois divorcé). Dès avant le mariage la jalousie s’éveilla en lui. Craignant le mépris à cause de sa fausse situation il trouve que la foule le regarde avec dédain dans les jardins publics et il reproche à sa maîtresse de porter intentionnellement des toilettes trop voyantes on de mettre des objets appartenant à son mari pour l’avilir aux yeux du monde. Ses soupçons, sa vieille défiance, ses doutes atroces se l’éveillent il l’occasion de mille bruits, de sous-entendus, de brocards sournois. Des inquiétudes féroces le talonnent. Pendant un voyage sa femme a l’air distrait : elle pense à l’amant. Après sa guérison inespérée d’une maladie grave, il lui trouve la mine déconfite. Il a des crises de désespoir, est repris de ses remords, du besoin de confesser ses fautes, de s’humilier, il a envie de se suicider. Dans un album il trouve son portrait orné d’une corne sournoisement formée par une mèche de cheveux ; donc l’infidélité de sa femme est notoire. Dans un récit d’adultère il flaire diverses allusions à son infortune ; il multiplie le nombre des amants, il gille sa femme, la force à s’agenouiller, se croit empoisonné.

En 1894, âgé de 45 ans, Strindberg, pendant un séjour à Paris, se passionne pour l’alchimie et l’occultisme et en même temps s’alcoolise. Il écrit alors son œuvre la plus remarquable, tant au point de vue littéraire qu’au point de vue psychiatrique : Interno. Il y décrit les nombreux paroxysmes interprétatifs d’un délire spirite qu’il serait trop long de reproduire. Je n’en citerai que quelques extraits. Contre lui, dit-il, se dressent à la fois les hommes et les puissances surnaturelles. Au cours d’une promenade il est bouleversé par le nom des rues : « Rue Dieu ! Pourquoi Dieu, alors qu’il est aboli par la République… Rue Beaurepaire ! le beau repaire de malfaiteurs… Rue de Bondy ! Est-ce le démon qui me guide ?… Je cesse de lire les écriteaux, je m’égare… Des individus suspects me frôlent lançant des mots grossiers… Des filles me barrent le chemin, des voyous me huent… Qui donc me prépare ce guet-apens ? Il y a quelqu’un qui m’a fait tomber dans ce piège ? Où est-il ?… Réfléchissant sur mon sort je reconnais la main invisible qui me châtie, me pousse vers un but que je ne devine pas encore. »

Il découvre ensuite un complot organisé par des dames scandinaves dans l’hôtel qu’il habite : trois pianos fonctionnent à la fois, on frappe sur un clou dans la chambre [p. 293] voisine à côté de son lit ; un fracas se rait entendre au-dessus de son alcôve, le plâtre du plafond lui tombe sur la tête. Une sourde hostilité se manifeste contre lui par des regards obliques et des mots sournois, De guerre lasse il change d’hôtel. Dès le lendemain il ne voit de sa fenêtre que lucarnes de cabinets et le garçon pose le plateau du déjeuner sur la table de nuit qui renferme le pot de chambre. Il comprendra plus tard qu’il se trouvait condamné par les puissances à l’Enfer excrémentiel de Swedenborg. Il se passe, en outre, à l’hôtel des choses qui l’inquiètent : lettres placées d’une façon provocante, noms travestis rappelant ceux d’ennemis personnels, il se trame une intrigue ; la menace perpétuelle d’une vengeance le torture pendant six mois… Une couverture est étendue sur une corde pour cacher quelque chose… ; deux ouvriers montés sur au toit visent sa fenêtre avec des objets qu’il ne discerne pas… La nuit il a des crises d’angoisse, on tousse dans la chambre adjacente à la sienne, et, de l’étage supérieur une petite toux répond ; signaux évidents. Affolé il s’enfuit à Dieppe où ses ennemis le suivent… Il rentre en Suède chez un ami qui lui devient vite suspect par des manœuvres louches ; on veut l’empoisonner ou le rendre fou… Il va rejoindre sa femme sur les bords du Danube. Là il s’aperçoit que le paratonnerre de sa villa est fixé juste au-dessus de son lit ; dans le grenier il découvre douze rouets et un coffre ne contenant que cinq bâtons noirs. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il commence à soupçonner les adeptes de la magie de le persécuter à cause de la synthèse de l’or qu’il croit avoir découverte. Un orage reste sur place au-dessus de mon village deux heures durant, écrit-il, alors que d’habitude un orage s’épuise en peu de temps et s’éloigne : je considère cela comme une agression personnelle ; mais chaque éclair me vise sans m’atteindre. »

Plus tard, Strindberg ne s’en prend qu’aux femmes qui, en lui, ont voulu tuer Orphée. De retour en Suède il découvre encore de nouvelles inventions pour le rendre fou. Puis il lit Swedenborg et c’est une révélation. Interprétant les souvenirs de son enfance, il la voit déjà organisée comme une chambre ardente et dans la description de l’Enfer il retrouve les souvenirs de Paris. Cependant cette lecture de Swedenborg le conduit à un mysticisme dont les idées de persécution s’éliminent. A la fin de sa vie, rongé par un cancer, il s’apaise, s’isole, évite même ses amis et n’entretient avec eux que des rapports télépathiques. Il meurt à 63 ans, tenant une Bible serrée sur Sa poitrine.

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[p. 294]

L’observation de Strindberg, jointe à celle de Jean­ Jacques Rousseau et à nombre d’autres, dépourvues de tout artifice littéraire, mais non moins caractéristiques, ne laisse aucun doute sur l’origine de cette variété de délire d’interprétation. On discutait autrefois sur le point de savoir si la paranoïa résulte d’une déviation intellectuelle ou d’une hyperesthésie affective. Ici toute discussion serait vaine. Le délire de supposition a une hase affective : l’inquiétude ou, mieux, la lutte entre deux éléments contraires « un soupçon qui voudrait se fixer, un doute qui ne peut se détruire » (Dugas). Ce doute perpétuel conduit à des paralogismes. « L’habitude d’envisager toujours les possibilités, dit Sellier, finit par amener une sorte d’équivalence entre l’imaginaire et le réel, entre cc qui pourrait être et ce qui est. »

Ces paranoïaques, soupçonneux et douteurs sont essentiellement des asthéniques ; leur passé, leur genre de vie modeste et solitaire le démontre ainsi que leurs scrupules et leur timidité. Leur délire dépressif s’oppose au délire expansif des persécuteurs, des imaginatifs mégalomanes et hypersthéniques. Opposition plus apparente que réelle, car les formes simples, les individus tout d’une pièce n’existent guère. Chez tout asthénique il y a, pour parler comme Kretschrner, un noyau sthénique. Ces abouliques, ces humbles sont aussi des orgueilleux, voire même des mégalomanes embryonnaires, il en est qui ébauchent un délire de filiation ambitieux. C’est du conflit entre ces deux tendances continuellement présentes et continuellement affrontées que sort le thème délirant.

Il ne faut donc pas envisager d’un point de vue statique cette constitution complexe d’où émane le délire, mais comme l’a souligné Mlle Pascal, d’un point de vue dynamique. Cette constitution, en effet, n’a point des caractères immuables : elle se sensibilise sous l’influence des impressions extérieures, dont l’action varie suivant l’émotivité du sujet, sa spontanéité ou sa suggestibilité, sa capacité de retenir ou d’oublier les souvenirs affectifs, la puissance de ses associations d’idées, [p. 295] son énergie ou sa faiblesse. « La paranoïa, écrit Mlle Pascal, —et c’est surtout vrai du délire de supposition, —apparaît comme un syndrome de choc émotionnel qui nait et évolue sur un fond d’éréthisme affectif spécial. Ce fond révèle une tare psycho-organique, non fixée et permanente d’emblée, mais en état d’équilibre instable qui présente des réactions dynamiques modifiables et mouvantes. Le terrain rend possible la maladie, la cause déterminante est exogène : c’est le choc émotionnel. »

Il y a donc dans la paranoïa, et particulièrement dans la paranoïa sensitive, liaison étroite entre le caractère individuel, les chocs émotionnels et, par suite, le milieu. L’interprétateur, très différent du schizophrène qui s’isole dans son autisme et se désinsère du réel, reste toujours solidaire de l’ambiance. Pour germer il faut à sa psychose un bouillon de culture approprié. Les circonstances environnantes, de l’enfance à la vieillesse, en gouvernent le développement, en commandent les fluctuations, l’apaisent ou l’exaltent. Education, lectures, fréquentations jouent un rôle important. De faux aiguillages, remarque Flournoy, de mauvais plis, s’ils ne sont pas corrigés finissent par produire un désaccord progressif et enfin une incompatibilité avec la vie sociale. De fréquents conflits mettent aux prises avec leur entourage ces déséquilibrés qui ne sont pas de leur siècle. Toutefois il ne conviendrait pas, à leur endroit, de généraliser la formule lapidaire de Tanzi : les paranoïaques sont des anachronismes vivants. Que leur mysticisme, notamment chez les débiles, soit l’explosion téméraire et individuelle d’une pensée en régression, on ne saurait le nier, mais il est, par contre, des, dégénérés supérieurs, tel Jean-Jacques Rousseau, dont la pensée fut celle d’un précurseur et d’un animateur qui resplendit sur la postérité. De toute façon c’est bien du désaccord progressif entre leurs conceptions et la vie sociale et des conflits inévitables qui s’ensuivent que sort le délire. Cependant l’hyposthénique, scrupuleux et timoré, n’entre pas en lutte ouverte, comme le revendicateur, contre les lois de son pays. Les dissentiments, [p. 296] les querelles surviennent plutôt avec la petite société de son village, de son quartier ; de sa maison, avec ses voisins et ses amis et, par-dessus tout, avec ses parents.

Comment ne pas citer à ce propos les imprécations d’Amiel : « Oh ! la famille ! Si la superstition pieuse et traditionnelle dont on entoure l’institution laissait dire la vérité vraie sur les choses, quel compte elle aurait à régler ! que de martyres sans nombre elle a sournoisement et inexorablement fait subir ! que de cœurs étouffés, déchirés, navrés par elle ! que d’oubliettes, que d‘in pace, que de cachots, que de supplices abominables dans ses annales, plus sombres que l’Inquisition d’Espagne ! On remplirait tous les puits de la terre avec les larmes qu’elle a fait verser en secret ; on peuplerait une planète avec les êtres dont elle a fait le malheur, et on doublerait la moyenne de la vie humaine avec les années de ceux dont la famille a abrégé les jours… La famille s’arroge l’impunité des vilenies, le droit des insultes et l’irresponsabilité des affronts… Par qui est-on méconnu, rejeté. Jalousé, vilipendé, plus que par sa famille ? Où peut-on faire le mieux le dur apprentissage de la moquerie et de l’ingratitudes sinon dans la famille ? —Le moraliste sérieux, comme le romancier sincère, doivent, être des justiciers et arracher le masque à cette idole, parfois atroce dans son hypocrisie. »

Ces conflits inéluctables entre l’asthénique hyperémotif et son entourage le plus proche, Kretschmer en a finement analysé l’influence sur le développement du délire d’une vieille fille : d’une part instituteur admiré et secrètement aimé, d’autre part sœurs bigotes, voisines mesquines, potins de petite ville, étroitesse des idées, souci de la respectabilité, terreur de déchoir en laissant percer le plus léger indice d’un sentiment tendre pour l’instituteur. Interviennent aussi les conditions d’existence infligées à la jeune fille par la société, du moins par la société d’hier : mineure perpétuelle, contrainte de supporter le contrôle de tous sur sa vie privée, exposée à mille petites vexations, obligée de rester constamment sur la défensive, elle développe sa méfiance, son amour-propre, et son orgueil et s’évade dans le délire pour y trouver liberté et bonheur qui manquent. [p. 297]

Même étiologie pour ce délire des gouvernantes, à thème de persécution et de grandeur, décrit par Ziehen, et ou s’extériorisent d’une part les soucis matériels et les humiliations de chaque jour, d’autre part le sentiment d’une supériorité Intellectuelle très réelle.

J’ai soigné une receveuse des postes d’un village d’Auvergne qui, harcelée par des querelles de clocher, finit par sombrer dans le délire de supposition le plus caractérisé. Asthénique et scrupuleuse, mais non point dénuée d’orgueil, elle fut, à 37 ans, très tourmentée par les difficultés qu’elle rencontra, pour l’obtention d’un poste auquel elle avait droit mais que ses supérieurs auraient préféré donner à une autre employée. Une fois nommée dans ce village elle fut mêlée à des campagnes politiques, des rivalités d’autobus qui l’inquiétèrent. On l’engageait à commettre des indiscrétions, à décacheter des lettres.

Affolée par ces tiraillements elle écouta les propositions d’on jeune paysan sans Instruction, et l’épousa pour avoir un protecteur, dit-elle, Le mariage ne fit qu’aggraver les discussions : les deux beaux-frères, de partis opposés, soutenaient des autobus différents. Ce fut un tel embrouillamini qu’elle finit par n’y rien comprendre. Les conseils qu’on lui donne augmentent son inquiétude. Une erreur de caisse, constatée par un inspecteur, l’épouvante. Les facteurs lui demandent en riant si elle est contente ; elle les soupçonne de la compromettre. La concurrence des autobus s’envenime à la suite de la perte de sacs de dépêches. Par moments le télégraphe fonctionne mal, mais il marche à merveille quand vient l’inspecteur. Elle est toute désemparée. On l’accuse d’avoir des faveurs pour le maire ; plusieurs personnes lui répètent que la précédente receveuse ouvrait les lettres. Elle est complètement ahurie. Viennent les élections sénatoriales. La distribution des circulaires est une nouvelle source d’ennuis ; on lui pose des questions indiscrètes, On lui demande des complaisances dangereuses, on la pousse encore à décacheter des lettres. L’espionnage se resserre autour d’elle. Finalement, dans une crise d’anxiété, elle tente de se suicider.

On saisit là, sur le vif, l’influence du milieu et de petits chocs émotionnels constamment répétés qui sensibilisent un sujet prédisposé et dont la sommation déclenche le délire. [p. 298]

Faut-il en outre accorder un rôle capital au facteur sexuel. C’est évidemment l’opinion de Freud. Pour lui, la paranoïa, tout comme la mélancolie, est une psychose narcissique, c’est-à-dire à base d’auto-érotisme. Freud a constaté de plus que le persécuté prend en général pour ennemi une personne du même sexe, souvent celle qu’il aimait le plus avant sa maladie. Il en conclut que le délire de persécution est une psychose dans laquelle l’individu se défend contre une tendance homosexuelle devenue trop forte. Il me paraît difficile de généraliser pareille théorie qui ne s’appuie que sur des faits en réalité exceptionnels. Par contre il est certain que les chocs émotionnels, d’ordre érotique s’observent souvent : déceptions amoureuses, amours contrariés, désirs refoulés, et on peut admettre qu’en pareil cas le délire n’est que le transfert émotionnel d’un érotisme inassouvi.

En somme le délire de supposition apparaît comme une sorte de type mixte ou plutôt une forme de transition entre la psychasthénie et la paranoïa. De l’obsession au délire il n’y a pas un abime, comme d’aucuns l’ont cru jadis ; nombre de phobies conduisent aux idées de persécution.

J’ai connu un émotif, méfiant et susceptible, atteint depuis sa jeunesse d’éreutophobie, puis de phobie du nombre 13 qui découvrit peu à peu dans les conversations de ses camarades des allusions à cette obsession. Ensuite il remarqua qu’on le regardait ostensiblement dans la rue pour le faire rougir. Supposant enfin que l’on connaissait maints détails de la vie et que l’on enregistrait ses gestes, ses paroles, ses actes, ses troubles il s’en préoccupa et vint demander à la consultation un traitement pour retrouver son état normal.

Raymond Mallet, dans son livre sur Les Obsédés, cite des cas analogues : « Au point de vue moral, dit un de ses malades, je vois faux, je m’imagine qu’on me juge, qu’on me critique, qu’on me considère comme n’ayant pas ma raison. Tout ce que j’entends autour de moi je suppose qu’on le dit à mots couverts, pour me critiquer et pour me juger. Des fois je prends un mot [p. 299] pour un autre. A ces moments-là, mon esprit est complètement faussé. Je ne vois plus les choses comme elles sont… »

Un pas de plus et l’interprétation se fixera, l’auto­critique s’atténuera ; l’obsession consciente deviendra l’idée délirante aveugle. Le douteur obsédé et le douteur délirant, quelles que soient leurs différences habituelles, peuvent avoir des traits communs de caractère. L’obsédé a-t-il l’esprit faux il s’abandonne aux interprétations ; le persécuté est-il un asthénique inquiet, il doute de son délire. Chez l’obsédé peut exister un rudiment de paranoïa qui se développe plus ou moins selon les circonstances. Chez l’interprétateur peut grandir un élément d’hyperémotivité et d’anxiété contraire â l’élaboration de la certitude. Les constitutions simples sont l’exception, comme l’ont dit Achille Delmas et Boll ; plus fréquentes les constitutions, et par suite les psychoses, complexes.

Le pronostic du délire de supposition, paranoïa rudimentaire ou abortive, est moins grave que celui du délire d’interprétation sthénique, non point qu’il guérisse complètement, mais il est moins rebelle à la psychothérapie, moins irréductible, et il présente enfin de longues rémissions compatibles avec la vie sociale. Il ne nécessite pas l’internement. C’est pour le traitement de ces psychoses atténuées que la création de services ouverts, d’hôpitaux psychiatriques fut une œuvre utile et bienfaisante.’

Note

(1) Conférence faite à l’Institut de Psycjiâtrie (amphithéâtre Magnan de l’hôpital Henri Rousselle) et remaniée.

 

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