Joseph Capgras. Contribution à l’étude de la névrose d’angoisse. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), huitième série, tome dix-huitième, soixante et unième année, 1903, pp. 397-404.

Joseph Capgras. Contribution à l’étude de la névrose d’angoisse. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), huitième série, tome dix-huitième, soixante et unième année, 1903, pp. 397-404.

 

Article princeps de ce qu’on deviendra sous l’impulsion de Joseph Lévy-Valensi, le syndrome de Capgras, aussi dénommé parmanésie duplicative Des explication neuro-physiologiques sont données aujourd’hui. Nous renvoyons pour les lecteurs intéressés aux différent DSM…

Joseph Capgras (1873-1950). Il fut l’élève de Paul Sérieux (1864-1947), qui lui inspira sa thèse de doctorat « Essai de réduction de la mélancolie en une psychose d’involution présénile » (1900). Il arriva à la conclusion que cette affection mentale était un syndrome, qui, à l’âge avancé, n’était que le reflet mental des processus d’involution sénile liés à des modifications organiques. Il devint un collaborateur très proche de son maître et il écrivirent de très nombreux articles en commun en particulier sur le délire d’interprétation et la folie raisonnante, qui donna lieu à un ouvrage resté célèbre : Les folies raisonnantes, Le délire d’interprétation, Paris, Félix Alcan, 1909, in-8, (2), 392 p. Mais aussi :
— Une persécutée démoniaque. Article parut dans le « Bulletin de la Société de médecine mentale », (Paris), 4, 1911, pp. 360-372. [en ligne sur notre site]
— (Avec Terrien). Délire spirite et graphorrée paroxystique. Présentation de malade. Article paru dans la revue « Annales médico-psychologiques », (Paris), soixante-dixième année, dixième série, tome premier, 1912, page 595.[en ligne sur notre site]
— (avec J. Reboul-Lachaux) L’illusion des « Sosies » dans un délire systématisé chronique. Article parut dans le « Bulletin de la Société Clinique de Médecine Mentale », (Paris), tome onzième, année 1923, pp. 6-16. [en ligne sur notre site]
— (Avec Carette). Illusion des sosies et complexe d’Œdipe. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), dix-huitième année, 1924, pp. 393-394. [en ligne sur notre site]
— Le délire d’interprétation hyposthénique, délire de supposition. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 12esérie, tome II, novembre 1930, pp. 272-299) [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 397]

CONTRIBUTION À L’ÉTUDE
DE
LA NÉVROSE D’ANGOISSE

Par le Dr CAPGRAS
Médecin adjoint de l’asile de Lafond.

Freud décrivit en 1895, sous le nom de névrose d’angoisse, un syndrome distinct de la neurasthénie et caractérisé par les symptômes essentiels suivants : 1° irritabilité générale ; 2° attente anxieuse avec crises d’angoisse paroxystiques ou rudimentaires ; 3° vertiges ; 4° diverses phobies, En outre, cette névrose aurait une étiologie spécifique : toujours d’origine sexuelle, aussi bien chez la femme que chez l’homme, elle serait provoquée par « toutes les conditions qui contribuent à une accumulation de tension générique » : satisfaction incomplète des besoins génitaux, coït interrompu, suppression brusque d’habitudes d’onanisme, etc.

Hartenberg, en France, a consacré un travail remarquable à cette étude. Partisan de l’autonomie de la maladie de Freud, il n’admet cependant pas la spécificité du facteur sexuel et accorde une égale valeur à tout traumatisme émotionnel chez un sujet prédisposé. Cette dernière opinion est partagée par Pitres et Régis qui, contrairement au précédent auteur, se refusent à considérer la névrose d’angoisse comme une maladie spéciale. « C’est seulement un syndrome qui se greffe le plus [p. 398] habituellement, à titre transitoire ou permanent, sur un fond soit neuropathique, soit psychopathique… Il s’associe le plus souvent à la neurasthénie et à la mélancolie… mais peut survenir aussi dans toutes les autres névroses et dans nombre de psychoses (1). » Cette conception a prévalu au Congrès de Grenoble de 1902, à la suite du rapport de Lalanne sur les états anxieux. Néanmoins Hartenberg (2) a récemment maintenu « la légitimité de l’autonomie de la névrose d’angoisse ». La discussion est donc encore ouverte sur ce point. C’est pourquoi les observations suivantes nous semblent intéressantes à publier ; disons dès maintenant qu’elles nous paraissent corroborer la théorie de Pitres et Régis.

0bs. I. —F…, Jacques, cinquante-six ans, cultivateur, est interné à l’asile de Lafond le 19 mars 1903, à la suite de plusieurs tentatives de suicide. Sa maladie a débuté deux mois auparavant. Il fut à cette époque très affecté par l’état alarmant de sa femme. L’idée qu’il allait la perdre prochainement surgit dans son esprit, et dès lors ne cessa de l’obséder. Cette crainte, d’ailleurs justifiée, puisque sa femme mourait le jour même de son internement, s’accompagna bientôt d’accès, d’angoisse caractéristiques. Il était pris d’oppression, d’étouffements, de sueurs, avait la gorge serrée, ne pouvait tenir en place. A d’autres moments il courait se lamenter auprès de sa femme, criant que la vie lui était impossible sans elle, incapable de taire ses funestes pressentiments. On le fit étroitement surveiller, mais la présence d’étrangers qui suivaient tous ses pas eut pout résultat de l’exaspérer. L’angoisse devint plus fréquente, l’anxiété continue, et le malade, trompant Ia vigilance de ses gardiens, se jeta dans une citerne, se précipita dans un puits. On se décide alors à le conduire à l’asile.

A son entrée il est dans une anxiété profonde qui se traduit, [p. 399] non par des gémissements, mais par la congestion de la face, une respiration fréquente, des tressaillements et des larmes ; très concentré, il garde un mutisme à peu près-absolu. Dans la nuit il s’agite, cause seul, a des illusions de la vue et entend la voix de son fils qui l’injurie. Les jours suivants il se plaint de céphalée frontale, de douleurs dans la nuque et les épaule, il a une constipation opiniâtre. Il ne manifeste pas d’idées délirantes, mais vit sans cesse dans l’attente de la mort ; comment viendra-t-elle, il l’ignore, mais n’en est pas moins persuadé chaque soir qu’il ne passera pas la nuit : il envisage sans effroi cette perspective qui paraît lui faire abandonner ses idées de suicide. Cet état reste stationnaire un mois environ puis s’améliore peu à peu. Actuellement le malade ne conserve plus qu’une émotivité exagérée et une dépression constante.

Spontanément F…, nous demande un jour un entretien particulier et nous explique l’origine de son mal par l’histoire de sa vie intime, fort intéressante en effet.

Son père était un bon buveur, ce qui, pour un habitant de l’île de Ré, signifie qu’il prenait 5 ou 6 litres de vin blanc par jour ; il est mort d’une attaque d’apoplexie. Sa mère a succombé de la même manière. Un de ses frères est hémiplégique. Le malade s’est toujours bien porté. Encore que possesseur d’une fortune moyenne, il n’a reçu aucune instruction, ne sait ni lire ni écrire, mais n’est pourtant pas dénué d’intelligence. Dès son jeune âge il a présenté une émotivité qui n’a jamais disparu. Enfant, il fut sujet aux terreurs nocturnes et se cachait dès qu’un étranger entrait chez ses parents ; jeune homme, il tremble à la vue des gendarmes. Plus tard toute conversation avec « un bourgeois » l’intimide au plus haut degré : doit-il aller chez son notaire, il se répète nombre de fois les phrases qu’il prononcera, et arrivé à l’étude, ses idées se brouillent, il ne peut placer un mot. Dès l’âge de treize ans il s’adonne à la masturbation avec frénésie, à dix-sept ans il se masturbe au moins trois fois par jour. A vingt-trois ans il fait la connaissance d’une jeune voisine et, pendant deux ans, pratique le coït interrompu. Très épris de sa maîtresse, il l’épouse afin de mieux satisfaire ses désirs et a un garçon au bout de treize mois. Aussitôt sa femme, dans la crainte d’une seconde grossesse, l’oblige à reprendre les rapports antérieurs à leur mariage. Il ne tarde pas à oublier ces recommandations et la femme redevient enceinte. Dès lors, après la naissance d’une fille, elle se refuse absolument à l’accomplissement du devoir conjugal. Elle [p. 400] se contente de l’inviter à prendre certaines compensations et ils se livrent parfois à l’onanisme réciproque. Notre homme, qui aime trop sa femme pour chercher à la tromper, se répand en supplications toujours vaines. On le prie d’attendre jusqu’à trente-cinq ans ; mais alors, nouveau refus, il faut patienter dix ans encore. Des querelles surviennent, le mari essaye à maintes reprises de recourir à la force, toutes ses violences échouent ; la ménopause n’arrivant toujours pas, le dernier délai est dépassé et la paysanne demeure inflexible. F … n’en continuait pas moins à espérer des jours meilleure lorsqu’une maladie utérine se développe chez sa femme et s’aggrave peu à peu. C’est alors que F…, tourmenté par l’idée qu’elle va mourir et que c’en est fini de sa vie sexuelle, malgré sa virilité encore puissante, présente les accidents qui ont amené son internement.

Il s’agit dans cette première observation d’un grand émotif soumis à une continence forcée de trente années, malgré des désirs violents. Il présente de l’attente anxieuse avec accès d’angoisse à la suite d’une maladie grave de sa femme. Cet état le conduit, aux idées et aux tentatives de suicide, puis l’angoisse décroît et fait place à une mélancolie sans délire avec tædium vitæet rares hallucinations auditives.

La seconde observation concerne un ménage qui après neuf années de pratiques sexuelles irrégulières est frappé de troubles analogues à ceux qu’eût au début le malade précédent : phobies, accès d’angoisse, tentatives de suicide. Le mari guérit par la reprise du coït normal ; la femme devint épileptique.

OBS. II (3). —Les époux J… ont vécu en mauvaise intelligence dès le début de leur ménage :trois mois après le mariage la femme quitte le domicile conjugal et ne consent à Y retourner que sur les instances de sa mère. Mme J… est d’ailleurs [p. 401] manifestement une dégénérée ; israélite, issue d’une famille de névropathes ; une de ses sœurs s’est suicidée et elle-même eut à dix-huit ans des crises hystériformes (?) On n’a pas de renseignements sur les antécédents de M. J… dont la conduite suffit cependant à indiquer qu’on se trouve eu présence d’un amoral.

Après la naissance d’une fille Mme J… refuse tout rapport sexuel avec son mari, donnant pour prétexte qu’à chaque intromission du pénis de ce dernier elle est blessée, et que le coït devient par suite un véritable supplice. En revanche, elle accepte toutes les caresses et même, assure-t-elle, des manœuvres contre nature ? Un certain degré de perversion de l’instinct génital semble exister chez elle : elle se plait à préciser les détails le plus intimes. Après neuf années de ce régime, le mari présente le premier des troubles mentaux. Il devient obsédé, la phobie de la variole s’empare de son esprit. Bientôt surviennent des accès d’angoisse caractéristiques : oppression, sensation de constriction, d’étouffement. Cet état le désespère au point que pour en finir il se jette dans un des bassins de Rochefort. Sa femme peu après lui, est atteinte des mêmes phobies, mais avec phénomènes d’angoisse plus atténués : elle n’en fait pas moins deux tentatives de suicide.

Fatigué de cette existence, le mari se décide à prendre une maîtresse et l’installe chez lui auprès de sa fille, Mme J…, – indignée de ce procédé, d’autant plus que, malgré un flirt assidu, elle se vante d’avoir éconduit plusieurs amoureux, est prise d’une excitation maniaque telle qu’on est obligé de l’interner. Durant son séjour de six ans à l’asile de Lafond, elle traverse des périodes d’agitation plus ou moins marquée, et, fait important, elle a de grandes crises d’épilepsie à intervalles de plus en plus rapprochés. Peu à peu elle devient démente et meurt en état de mal à l’âge de 47 ans. Le mari n’a pas eu, à notre connaissance, d’autres accès d’angoisse,

Cette seconde observation est intéressante à plus d’un titre, On pourrait, à propos de la femme, indiquer les rapports des obsessions et de l’épilepsie, et se demander si l’accès épileptique n’est pas venu se substituer à l’angoisse. Naguère encore MM. Raymond et Pierre Janet [402], rappelant l’opinion ancienne de Griesinger et l’étude récente de Haskovec, ont montré les rapporta qui unissent « l’angoisse des scrupuleux et l’accès épileptique ». Mais notre observation est trop incomplète pour permettre la discussion, et d’ailleurs il semble que, dans la circonstance, les phobies de la femme ont été provoquées par celles du mari ; ce serait un cas de phobies à deux.

Quoi qu’il en soit, un fait certain pour les deux malades, c’est que l’éclosion et l’évolution de leur névrose est sous la dépendance étroite du facteur sexuel. Il ne faudrait pourtant pas conclure dès lors en faveur de la théorie de Freud : personne ne songe à contester le rôle possible d’une excitation génésique longtemps inassouvie dans l’apparition de la névrose d’angoisse. Toute la question est de savoir si d’autres causes n’ont pas le même résultat.

Sur ce point notre premier cas nous semble tout-à­ fait de nature à infirmer la théorie de l’étiologie sexuelle spécifique. Voilà une privation forcée, accompagnée, peut-on dire, d’un éréthisme génital quotidien, qui s’est prolongée trente années sans amener le moindre trouble ! Comment expliquer une pareille résistance, surtout chez un individu qui pour un motif futile, a des accès de timidité voisins de la confusion mentale ? S’il est vrai que le désordre des fonctions sexuelles ait pu préparer le terrain, ce rôle même apparaîtra comme accessoire à côté de l’affectivité morbide préexistante du sujet, indice- d’une prédisposition congénitale suffisante. La véritable cause de l’angoisse réside dans le choc émotionnel produit par l’imminence d’une séparation douloureuse : c’est lorsqu’il a deviné le pronostic fatal de la maladie de sa femme que cet homme a présenté les premiers accidents. Grâce à la coexistence chez un même malade de ces trois facteurs : prédisposition, continence, émotion, nous croyons pouvoir conclure avec Gilbert [p. 403] Ballet, après examen de chacun de ces facteurs : « La privation sexuelle ne joue qu’un rôle très secondaire dans la production de cette névrose. C’est surtout aux chagrins, aux peines morales qui succèdent aux ruptures affectives qu’il faut attribuer le rôle étiologique essentiel. En définitive c’est un traumatisme moral qui engendre cet état (5). »

Nos observations ne plaident pas davantage en faveur de la névrose d’angoisse, maladie autonome. En effet, les accès d’angoisse se sont montrés dans un cas au début d’une mélancolie présénile, dans un second ils ont précédé de grandes crises d’épilepsie. L’observation II semble être un cas de névrose d’angoisse pure ; il s’y est ajouté néanmoins un élément anormal : l’idée de suicide. Sans doute le suicide peut être déterminé par l’obsession, par l’angoisse ; ce n’est pourtant pas une réaction habituelle, et la présence de tentatives de suicide chez nos trois malades mérite une attention particulière. Ce symptôme commun permet de grouper ensemble des faits en apparence distincts. Il nous autorise à classer nos deux hommes dans une même catégorie ; cette similitude fut incontestable au débat de la psychonévrose : obsessions, angoisse, tentative de suicide se retrouvent avec des caractères identiques. Pour quelle raison l’évolution fut-elle si différente : guérison chez l’un, mélancolie chez l’autre ? Cette diversité de marche s’explique aisément par l’étiologie que nous venons d’exposer, et vient elle-même à l’appui de notre argumentation antérieure. Dans un cas, le mal étant d’origine sexuelle disparait lorsque sont repris des rapports normaux. Dans l’autre au contraire, le trouble produit par une émotion persistante ne peut que se développer, En conséquence [p. 404] cette association d’accès d’angoisse et d’idées de suicide doit être considérée comme « l’étape initiale » d’une mélancolie qui dans la première observation a suivi son cours normal, dans la seconde a en quelque sorte avorté ; Ainsi nous semble confirmée la conclusion de Lalanne : « La névrose d’angoisse constitue un état intermédiaire, un terme de passage, entre les névroses et les psychoses à base d’anxiété. »

 

Notes

(1) Pitres et Régis. Les obsessions et les impulsions, 1 vol. Bibliothèque de psychologie expérimentale, Paris, 1902.

(2) Hartenberg . Nouvelles observations de névrose d’angoisse. Arch. de neurologie, 1903, n° 83 (avec bibliographie complète de la question).

(3) Communiquée par le Dr Mabille, directeur-médecin en chef de l’asile de Lafond, et rédigée d’après les notes de M. Daigrier interne du service.

(4) Professeurs Raymond et Janet. Les Obsessions et la Psychasthénie. Paris, 1902.

(5) Gilbert Ballet. Discussion du Rapport Lalanne , Congrès de Grenoble, 1902.

 

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