Jean Filliozat. Le sommeil et les rêves selon les médecins indiens et les physiologues grecs. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), 40eannée, n°3, juillet-septembre 1947, pp. 326-346.

Jean Filliozat. Le sommeil et les rêves selon les médecins indiens et les physiologues grecs. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), 40eannée, n°3, juillet-septembre 1947, pp. 326-346.

 

Jean Filliozat (1906-1978). Indianiste, titulaire de la chaire de langues et littératures de l’Inde de 1952 à 1978 au Collège de France. Quelques ouvrages et de nombreuses publications, toutes plus intéressantes les unes que les autres :
La théorie grecque des humeurs et la médecine indienne, Revue Hippocrate, 1933
— Étude de démonologie indienne. Le Kumâratantra de Râvana et les textes parallèles indiens, tibétains, chinois, cambodgiens et arabes. Paris. Cahiers de la Société Asiatique, IV, 1937.
— Magie et médecine. Paris. Presses Universitaires, Collection Mythes et Religions, 1943.
— L’interprétation occidentale de la pensée indienne, Revue Éducation, 1949
— La doctrine classique de la médecine indienne. Ses origines et ses parallèles grecs. Paris, Imprimerie Nationale, deuxième édition, EFEO, 1975.
— Les philosophies de l’Inde. Paris, PUF, vol. 932, 2006.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 326]

LE SOMMEIL ET LES RÊVES
SELON LES MÉDECINS INDIENS
ET LES PIIYSIOLOGUES GRECS
.

Les grands traités de médecine sanskrits contiennent des doctrines qui sont au premier rang de celles que nous a laissées l’Antiquité. Elles doivent être considérées comme scientifiques dans la même mesure que celles des meilleurs traités hippocratiques ou des écrits de Galien, voire d’ouvrages beaucoup plus modernes. Elles représentent, en effet, un effort cohérent pour comprendre rationnellement les phénomènes vitaux normaux et. pathologiques. Les résultats sont, en général, tels qu’on pouvait les attendre des moyens, encore bien insuffisants, qu’on employait pour les atteindre. Mais l’effort accompli dans la recherche est digne du plus grand intérêt. Son existence, son ampleur et sa continuité dans l’Inde sont des caractères majeurs de la civilisation de ce pays et des laits essentiels dans l’histoire générale de la science.

Les traités en question datent des premiers siècles de l’ère chrétienne avec des additions un peu plus récentes et un fonds commun d’enseignements plus ancien, les grandes lignes des doctrines essentielles remontent même jusqu’a la période védique, antérieurement à 500 avant J,-C,. ils expriment bien, en tout cas, les doctrines reçues dans l’Inde aux premiers siècles de notre ère. Les principaux sont ceux dits de Suçruta et de Caraka (1) d’après les noms de leurs éditeurs anciens. Bien qu’ils soient fort volumineux, en raison de la richesse de leur contenu qui embrasse toutes les branches de la médecine théorique et pratique et les sciences annexes, leurs exposés sont en général très condensés. La concision est d’ailleurs [p. 327] un souci constant du didactisme indien. Les questions de psycho­ physiologie y sont donc, comme les autres, très brièvement traitées. Celle du sommeil ct des rêves est présentée en quelques lignes, mais fournit un témoignage assez typique des conceptions psychologiques de la science indienne classique.

La doctrine de Suçruta s’apparente à la spéculation brahmanique dite de « dénombrement » (sânkhya) qui se donne pour tâche d’inventorier les essences constitutives de l’univers et des corps. Le sûnkhya, dans sa forme la plus populaire, celle qui est répandue dans les grandes sommes de savoir traditionnel dites « Purâna », et non dans sa forme scolastiquement systématisée à part (Sânkhyakârikâ), distingue d’abord l’« Homme » (Purusha), qui est l’Être fondamental éternel, et la « Nature » (Prakyti), qui est pour l’Homme le monde des formes changeantes, ou la grande « Illusion » (Mâyâ). Chaque humain est réplique et partie de l’Homme cosmique. Il cet plongé dans l’Illusion qui se manifeste pour lui par la représentation qu’il a du monde phénoménal. Dans l’ensemble des êtres et des choses, l’Illusion recouvre à des degrés divers les parcelles de l’Être. C’est ce qu’exprime le sûnkhya en disant que les êtres et les choses peuvent. être affectés de trois qualités ou propriétés (guna) : Réalité nue (sattva), Poussière (rajas), et Obscurité (lamas). Suçruta distingue, en conséquence, chez les hommes. des tempéraments où prédominent respectivement la bonne sérénité de l’Être pur, la poussière troublante soulevée par l’activité passionnée, et les lourdeurs inertes qui recouvrent du voile le plus opaque l’essence de l’Être. Il distingue de même dans les aliments et dans les éléments corporels ceux qui contribuent plus particulièrement à produire les trois tempéraments.

Sa théorie du sommeil est dominée par cette classification. Il admet en outre, dans sa doctrine proprement médicale, que trois éléments du cosmos, le veut, le feu et l’eau, se retrouvent dans le corps pour en assurer la vie. Le vent, moteur dans la nature, est le moteur essentiel du corps, il produit le mouvement et la sensation et circule, poussant tous les fluides, par des canaux ayant pour centre le cœur, siège l’esprit (manas). Ce dernier est l’organe de centralisation des sensations et autres phénomènes psychiques, le connecteur de tous les sens et facultés. [p. 328]

Ceci admis, Suçruta présente la théorie suivante du sommeil (2) :

29 …. C’est le cœur qui est spécialement le siège de la conscience, aussi, quand il est enveloppé d’Obscurité, tous les êtres s’endorment-ils.

Et, il y a à ce sujet, ce vers :

  1. « Ressemblant à un lotus blanc qui serait tourné vers le bas, le cœur, chez le sujet éveillé se dilate et chez le dormeur se ferme. »
  2. On considère le sommeil comme « Relevant de Vishnu », comme un mal. Il affecte normalement tous les vivants.
  3. A ce propos, quand, chargé au maximum d’Obscurité, Ile phlegme (élément aqueux du corps) gagne les canaux vecteurs de la sensation, alors a lieu le sommeil nommé l’Obsrur : c’est lui qui endort au moment de la dissolution (de la mort),

Chez ceux qui sont de tempérament excessivement riche en Obscurité, il a lieu jour et nuit. Chez ceux qui sont de tempérament excessivement riche en Poussière, il n’a pas d’occasion déterminée. Chez ceux qui sont de tempérament excessivement riche en Réel, il a lieu à la minuit. Chez ceux qui ont peu de phlegme et beaucoup de vent et un surchauffement d’esprit et de corps, il n’est pas anormal.

Et, à ce sujet, il y a ces vers

  1. « Le cœur est dit le siège de la conscience. ô Suçrata, chez les êtres qui ont un corps. Quand il est soumis à l’Obscurité, le sommeil survient chez les êtres qui ont un corps. »
  2. « La cause du sommeil est l’Obscurité : dans la veille on dit que c’est le Réel qui est en cause, ou bien c’est l’être propre [des choses] qui est déclaré cause principale. »
  3. « Le soi de l’être, maître du corps dormant, saisit avec un esprit affecté de la Poussière les objets bons ou mauvais perçus par le corps antérieur. »
  4. « Mais, quand l’insuffisance des organes est développée par l’Obscurité, même ne dormant pas, le soi de l’être est dit comme endormi. » [p. 329]

Ce texte exprime en fait deux conceptions du sommeil. La première est la plus rudimentaire ; elle est fondée sur la comparaison du cœur avec un lotus. Cette comparaison repose, selon toute vraisemblance, sur l’observation anatomique, car le cœur se présente appendu à la crosse de l’aorte, un peu connue un bouton de Fleur au bout d’une tige recourbée (3). Mais elle donne lieu à une théorie qui rentre dans une catégorie de fausses explications par analogies, très fréquentes dans la pensée indienne ancienne et aussi ailleurs (4). On rapproche, par mise en parallèle, le phénomène à expliquer d’un phénomène déjà compris. On se donne ainsi l’illusion de l’explication. En fait, on ne rend pas compte de la production du premier phénomène, et souvent on ne sait rien non plus de la production du second, mais celui-ci est familier, on ne s’interroge pas à son sujet ; il est associé à un sentiment de satisfaction d’esprit. Aussi, le phénomène considéré comme similaire et rattaché à lui participe-t-il à l’association au même sentiment. Il est connu que le lotus s’épanouit le jour et se ferme la nuit, d’autre part on se demande pourquoi l’homme veille le jour et dort la nuit. Or le cœur, réputé siège de la conscience, est matériellement, comparable à un lotus, il doit donc se comporter comme tel, et par l’alternance de son ouverture diurne et de sa fermeture nocturne, il produit ou supprime l’activité de la conscience. En réalité, ni le phénomène de l’ouverture et de la fermeture du lotus ni celui du sommeil ne sont expliqués. Au lieu de résoudre le problème du sommeil, la comparaison ne fait que le renvoyer dans la catégorie de ceux qu’on ne cherche pas. Il n’y a donc dans la première conception du sommeil envisagée par Suçruta aucune trace d’effort scientifique, mais elle n’est indiquée que comme une ancienne opinion que l’auteur ne soutient pas personnellement.

Nous pouvons, d’ailleurs, retrouver l’origine de cette opinion. Dans les anciens textes de spéculation brahmanique, les Upanishad, il est souvent question de la veille, du sommeil et des rêves. La Brhadranyaka-up., notamment, enseigne que, dans le sommeil, [p. 330] le « personnage consistant en connaissance », c’est-a-dire la conscience, qui est dans la cavité du cœur, accapare les activités pneumatiques qui produisent les sensations. Il est alors comme un roi qui, tenant ses sujets attachés à lui, parcourt son royaume à sa fantaisie, et c’est alors le rêve (II, 1. 17-18). Ou bien, s’insinuant par des vaisseaux ténus hors du cœur, son siège d’activité, mais ne quittant, pas la région pour vagabonder comme dans le rêve, il s’arrête et se repose dans le péricarde, et c’est alors le sommeil profond (II, 1, 19). Dans la veille, cette âme consciente agit dans le corps et voit ce monde-ci, dans le rêve elle voit un autre monde qu’elle crée (IV, 3, 9 et suiv.) (5). Nous voyons donc que, par delà les théories du sânkhya, dans la vieille spéculation brahmanique est déjà attestée l’idée que la veille et le sommeil sont en rapport avec qui se passe dans le cœur. Dès que s’ajouta à cette idée celle de la similitude du cœur avec le lotus, la pseudo-explication de la veille et du sommeil rapportée par Suçruta a dû naître. Mais elle constituait un recul plutôt qu’un progrès. La théorie de l’Upanishadétait moins loin d’être rationnelle. Elle tentait d’expliquer en supposent une faculté l’essence subtile mais matérielle (6) en jeu dans les organes. Elle utilisait la comparaison comme moyen adjuvant, elle ne se réduisait pas à une simple comparaison, renvoyant illusoirement le phénomène à expliquer à un phénomène familier incompris. Le vers traditionnel cité par Suçruta contient donc un écho altéré de l’ancienne doctrine brahmanique qui contenait elle-même un rudiment d’explication psycho-physiologique.

On peut croire que l’altération dont il s’agit provient des milieux souvent préoccupés de vulgarisation où se sont élaborés les Purâna. C’est en tout cas aux idées en cours dans ces milieux que se rattache l’indication donnée ensuite par Suçruta (31), L’appellation de « Relevant de Vishnu » (vaishnavï) qui est appliquée au sommeil se trouve en effet, dans leBhâgavata-purâna(X, 2, Il) comme un des noms de l’entité mythologique Yoganidrâ, « sommeil mystique », ou Yogamâyà, « Illusion mystique », qui endort les gardes [p. 331] d’un tyran pour sauver l’enfant Krshna, incarnation de Vishnu. Ailleurs elle est encore le sommeil Vishnu lui-même qui, dans son rôle cosmique, tantôt veille, tantôt dort et qui est appelé dans le Bhâgavata« Celui qui trompe tout », Viçvamohana (X, 13, 44). Un des commentateurs de notre texte. Dalhana, confirme que Vaishnavî est bien Mâyâ ct c’est ce qui justifie qu’elle soit considérée comme un mal.

La théorie qui vient ensuite (32) constitue une tentative d’explication proprement physiologique.

Suçruta admet, d’après la tradition qu’il a d’abord évoquée (29), que le sommeil relève de la catégorie fonctionnelle de l’Obscurité, mais ce n’est pas par simple participation magique. L’Obscurité est une propriété de la nature, induite des phénomènes couramment observés. Sa présence dans le phlegme est déduite des caractères de cet élément de l’organisme, qui est représenté surtout par la pituite nasale et qui, froid, lourd, visqueux, s’oppose aux éléments plus déliés et plus actifs, le feu rayonnant et le vent moteur. D’autre part, les sensations sont véhiculées normalement par des canaux entre la périphérie et l’esprit siégeant au cœur. Ceci admis, l’explication du sommeil est cherchée dans l’obstruction mécanique des canaux sensitifs par le phlegme de nature obscure.

Quand cette obstruction a lieu, elle interrompt les sensoriels et par conséquent supprime les sensations, d’où l’état de vie dans l’inconscience qui constitue le sommeil complet. Il y a là une explication rudimentaire mais nettement rationnelle.

Le sommeil est d’autant plus que la fonction d’Obscurité est plus puissante dans le corps. Ceux qui ont peu de phlegme et beaucoup de vent et de chaleur (l’élément igné est représenté par la bile) ne dorment pas à l’excès, puisque le vent et le feu sont les facteurs de l’activité motrice sensorielle. Mais tout être dort, car la fonction d’Obscurité n’est jamais absente et vient par moment prendre le pas sur les autres. Quand la fonction du Réel prédomine, c’est la veille, et les choses apparaissent à l’âme dans leur être propre (34) . Quand l’activité de la Poussière est en jeu, l’âme saisit, par l’organe sensoriel troublé, non les choses dans leur être propre, mais les souvenirs des existences antérieures (35). Il s’agit manifestement là d’une interprétation des rêves. Les objets vus en rêve [p. 332] sont donc des objets réels mais non actuels, dont les images sont remémorées à la faveur de l’obscurcissement de la conscience de la réalité présente par le principe de la Poussière. Le sens secondaire de « passion »qui est souvent affectéau mot rajas, « poussière » est ici également en vue, car c’est l’activité passionnelle surtout qui attache l’âme au cycle des renaissances. L’interprétation n’est pas, sur ce point, physiologique. Elle est tirée des idées courantes et, de plus, elle paraît conserver encore un écho de la doctrine de l’Upanishad d’après laquelle l’âme voit ce monde dans la veille et un autre monde dans le sommeil.

En cas d’imperfection des sens et d’influence du principe d’Obscurité, il y a torpeur de l’âme, même en dehors du sommeil (36), selon toute apparence parce que le cours des souffles vecteurs de sensations est, dans les canaux, à la fois faible et entravé.

Telle est la représentation que le traité de Suçruta offre du sommeil et des rêves. Au sujet de ces derniers, celui de Caraka est plus instructif. Dans un chapitre sur les signes prémonitoires (7), Caraka étudie essentiellement les rêves du malade annonçant la mort à plus ou moins brève échéance. Ce chapitre relève en majeure partie de l’oniromancie courante, mais aux données oniromantiques il ajoute une théorie rationnelle du rêve qui est la suivante :

40 … Par suite de la réplétion par les trois éléments de troubleen force excessive des canaux vecteurs àl’esprit, on voit des rêves terribles, terribles relativement au temps de la mort (8). 41. L’homme qui n’est pas très profondément endormi voit, par l’esprit, maître des facultés, des rêves de diverses sortes : à réalisation ou sans réalisation.

  1. On sait que le rêve est de sept sortes : celui qui a été vu, celui qui a été entendu, celui qui a été éprouvé, celui qui a été désiré, celui qui a été imaginé, celui qui est relatif au futur et celui qui est provoqué par les éléments de trouble.
  2. A ce propos, le praticien enseigne que les cinq premières sortes sont sans réalisation. Il en est de même du rêve de jour et de ceux qui sont trop brefs ou trop longs. [p. 333]
  3. Le rêve qui est vu clans la première partie de la nuit peut avoir une faible réalisation. Celui qui ne se rendort pas après l’avoir vu peut aussitôt en éprouver une pleine réalisation.
  4. Celui qui, après avoir vu un rêve, même défavorable, en voit encore sur le champ un agréable, de bon aspect, on doit savoir qu’il éprouve une bonne réalisation.

A ce sujet. il y a ce vers :

  1. « Le praticien qui connaît ces rêves terribles, qui sont ainsi symptômes prémonitoires, n’entreprend pas aveuglément des traitements chez les incurables. »

Les quelques mots du début de ce passage (40) suffisent à marquer que Caraka envisageait une explication physiologique du rêve. Les éléments de trouble de l’organisme, qui sont aussi ses éléments vitaux quand leur jeu est normal, circulent dans les canaux sensoriels, les mêmes que mentionne aussi Suçruta et où la spéculation brahmanique ancienne faisait aussi circuler la conscience. Ces éléments de trouble excités, perturbent dans ces voies sensitives les souffles sensoriels. Les rêves qu’ils produisent par excitation ont une valeur prémonitoire, puisqu’ils sont des manifestations de phénomènes pathologiques réels se déroulant dans les voies sensitives. La croyance en cette valeur prémonitoire ne repose plus ici sur les enseignements de l’oniromancie, elle est pleinement fondée en raison.

Les rêves ne sont pourtant pas tous prémonitoires : de beaucoup d’entre eux il ne résulte rien (41). Caraka a grand soin de préciser quels sont ceux auxquels on n’a pas à ajouter d’importance. La question est grave, car, du point de vue indien, c’est une grande erreur pour un médecin de traiter un incurable, faute d’avoir su le reconnaître comme tel et ç’en serait une encore plus grande, bien entendu, que d’abandonner mal à propos un malade curable. D’où la classification des rêves destinée surtout à mettre en évidence les catégories significatives et celles qui ne le sont pas.

Cette classification devait être traditionnelle dans récole dont Caraka a publié les théories, puisqu’il l’introduit par les mots : « On sait que… ». Elle a été reprise dans des ouvrages plus récents, comme les deux qui sont attribués au médecin Yàbhata Arunadatta, [p. 334] commentateur de l’un d’eux, a donné des explications qui assurent l’interprétation des termes désignant chacune des sortes énumérées. Une version tibétaine du texte qu’Arunadatta a commenté corrobore par surcroît cette interprétation (9). Les rêves qui ont été vus, entendus ou éprouvés sont ceux qui reproduisent des impressions, visuelles, auditives ou autres, de la veille. Les rêves désirés et imaginés sont ceux qui répondent aux désirs et aux images mentales de la veille. Ces cinq catégories de rêves se rapportent donc à des représentations passées ou présentes et non pas futures. Elles n’ont aucune valeur pronostique. Au contraire, en ont une les deux autres catégories. Celle des rêves relatifs au futur comprend ceux dont le spectacle vu dans le sommeil se retrouve ensuite dans la réalité. Leur nature ne peut être reconnue d’avance, sauf par divination. Ils représentent le groupe des rêves dont se sert l’oniromancie et pour lesquels nos textes ne proposent pas d’explication scientifique. La dernière catégorie, telle des rêves provoqués par les éléments de trouble de l’organisme, est celle qui, à l’inverse, relève de la psycho-physiologie naissante. Elle est, il est vrai, tout à fait fausse, puisque les éléments de trouble et les canaux vecteurs des sensations n’existent pas tels qu’ils sont conçus, mais elle traduit un effort de compréhension des faits et un effort de bonne méthode.

Pour apprécier la valeur des théories indiennes du sommeil et du rêve il convient de les comparer aux théories similaires de l’Occident ancien.

La Collection hippocratiquene présente pas de théorie systématique du sommeil et des rêves, mais contient sur eux des indications significatives des conceptions adoptées par ses auteurs. Le traité Des Vents(Littré, VI, 88), 14, enseigne que, quand l’envie de dormir se fait sentir, le sang se refroidit, parce que la nature du sommeil est de refroidir, d’où alourdissement du corps et modification de l’intelligence pouvant entraîner des rêves. Selon le traité Des Épidémies, IV (Littré, V, 144), 4, 1’2, le corps est plus chaud à l’extérieur [p. 335] et plus froid à l’intérieur dans la veille, alors que c’est l’inverse dans le sommeil où le sang se porte davantage à l’intérieur (IV, 5, 15). Il y a donc contradiction entre les deux traités, les données de celui DesÉpidémiesimpliquant que, dans 1e sommeil, l’intérieur est à la fois plus chaud et plus sanguin que dans la veille. Le traité De la Maladie Sacrée(Littré, VI, 350) témoigne d’une conception physiologique plus avancée. Il atteste une théorie générale de l’activité somatique et psychique. L’organe de l’intelligence est le cerveau (14) et non pas le diaphragme ou le cœur, comme le croient certains (17). C’est l’air qui donne l’intelligence au cerveau (16) ; la bile l’échauffe et le phlegme le refroidit, (15). Les songes effrayants peuvent être produits par l’afflux du sang dans les veines du cerveau (15). Il y a bien là un essai d’explication rationnelle des faits psychologiques et cet essai est proche de celui des Indiens.

L’auteur hippocratique admet, il est vrai, contrairement à la plupart des médecins indiens, que l’intelligence n’est pas dans le cœur, mais il pense que t’activité psychique dépend de l’air, tout comme les Indiens croient qu’elle est liée au vent, et c’est ce point de doctrine qui est le plus important. La reconnaissance du cerveau au lieu du cœur comme organe psychique central est relativement secondaire. Elle n’implique pas, en effet, qu’aucun rôle soit attribué au parenchyme cérébral. Comme l’a montré Jules Soury (10) c’est bien l’air qui est la substance psychique ; le cerveau n’est qu’un l’organe creux où il agit. L’hésitation entre le cerveau et le cœur n’est qu’une hésitation entre deux cavités.

D’autre part, si les médecins indiens que nous avons cités placent le siège de l’organe psychique central, le manas, dans le cœur, un autre médecin, Bhela , rédacteur d’un enseignement médical se réclamant de la même école ancienne que Caraka, le place, comme 1’a mis en lumière M. S. N. Dasgupta (11), dans la tête, tout en le distinguant de l’organe la conscience (citta) qu’il localise au cœur, selon la théorie ordinaire de ses confrères. Les divergences d’opinion sur le siège de l’organe psychique central remontent d’ailleurs très [p. 336] haut dans l’Inde. Le Rgvedasemble plutôt mettre en rapport le manasavec le cœur, mais l’Atharvaveda, qui une lois le place dans le cœur lui aussi (VI. 18, 3) le mentionne une autre fois (X, 2, 27) comme « gardant » la tête, conjointement avec le souffle et la nourriture (12). Les premières spéculations grecques et indiennes de psychologie se ressemblaient donc et se rencontraient dans leurs formes diverses mêmes.

D’autres analogies précises se rencontrent encore entre le traitéDe la Maladie Sacréeet, les textes médicaux indiens. C’est à l’action de la bile, élément chaud de l’organisme, du phlegme, élément froid, et de l’air ou vent que le traité grec rapporte le fonctionnement du cerveau et de ces trois éléments, pareillement conçus, sont ceux de toute la physiologie indienne. Enfin, les médecins indiens, comme l’auteur du traité De la Maladie Sacrée, faisaient de l’épilepsie une maladie naturelle, tout en admettant par ailleurs les possessions divines ou démoniaques (13).

Dans leur pratique, les médecins hippocratiques, ou du moins certains d’entre eux, recouraient comme les indiens à une oniromancie médicale. Le traité Du Régime, livre IV, intitulé Des Songes (Littré, VI, 638), procède du même esprit que la première partie du chapitre de Caraka étudié plus haut. Mais il n’étudie pas seulement, les rêves précurseurs de mort. C’est urne clé des songes d’un caractère plus général où ils sont classés d’après les choses vues. Il distingue les songes divins, qui relèvent de la mantique ordinaire, et ceux qui traduisent des états corporels et sur lesquels les interprètes attitrés des premiers se trompent souvent. Il offre une théorie rudimentaire des songes, mais il ne s’agit pas d’une théorie physiologique. Pendant le sommeil, l’âme, débarrassée des [p. 337] soins que le corps lui donne quand il est éveillé, « se mouvant et gagnant les parties du corps, gouverne sa propre maison » (86), voit et agit, assumant toutes les fonctions du corps aussi bien que les siennes propres. C’est pourquoi ce qu’elle voit alors peut traduire l’état corporel. Avec cette conception particulière, l’auteur se trouve moins près de Caraka que des idées de la Byhadâranyaka­ upanishadrelevées plus haut, d’après lesquelles la conscience, rassemblant, pendant le sommeil, les activités pneumatiques, circule dans le corps comme un roi dans son royaume.

Dans les fragments et, les doxographies des anciens physiologues grecs et des médecins non-hippocratiques se rencontrent assez souvent des opinions sur le sommeil et les rêves, et parfois elles sont plus avancées, comme essais d’explications scientifiques, que celles des médecins hippocratiques (14).

Chez tous les auteurs, ces opinions dépendent d’abord de conceptions physiologiques et cosmologiques générales. Elles dépendent ensuite et accessoirement de la solution donnée au problème du siège, cœur ou cerveau, de l’organe psychique central ou, comme il est dit souvent chez les doxographes, de l’organe « directeur », hégémonikon.

Pour Empédocle, ce qui pense, c’est le sang qui environne le cœur (frag. 105, T. 345). L’activité psychique, comme aussi somatique, est de nature ignée. En effet. le sommeil est dû à un refroidissement modéré du sang, la mort à son refroidissement complet (Diel, Dox. 435, T 336, n°23, S 47). Cette opinion concorde avec celle qui est exprimée dans le traité hippocratique Des Ventscité plus haut. Héraclite aussi, dépendre du feu l’activité psychique. L’âme la plus sage est une lueur sèche ; quand elle brûle faiblement, c’est le sommeil ; quand elle s’éteint, c’est la mort (frag. 26, T 201, n° 73-75). Dans la veille, elle communique avec l’extérieur, le monde commun à tous, par des canaux (poroi) et par la respiration, qui l’alimentent en logos divin, lui donnent la [p. 338] raison, comme le feu donne l’incandescence aux charbons qu’on rn approche. Dans le sommeil, les poroise ferment, l’esprit n’est plus en communication avec l’extérieur que par la respiration et perd la mémoire (Dox. 209, T 197, S 31). Il y a là une spéculation très vague et une pseudo-explication par comparaison qui sont du même ordre que l’ancienne opinion indienne rapportée par Suçruta et comparant le cœur au lotus. Il y a cependant une ébauche de représentation du mécanisme de la veille et du sommeil, étant admis au préalable que la substance psychique est de la même nature que l’élément supposé prévalent dans le cosmos, le feu.

Démocrite a proposé une théorie à plusieurs égards semblable, mais différente dans la mesure où elle découle des idées cosmologiques générales qui lui sont propres. Pour lui, l’âme ou l’intelligence est chaleur et elle est de structure atomique, aussi les atomes psychiques sont-ils des atomes ignés. Ces atomes sont sans cesse renouvelés par la respiration et foulés par elle à l’intérieur du corps. Quand il s’en échappe une certaine quantité, on tombe en l’état de sommeil ; une déperdition plus importante entraîne la léthargie ; leur disparition totale la mort (S 92-93). Nous trouvons là, modifiée par l’atomisme, la théorie d’après laquelle l’activité psychique est de nature calorique. Selon Démocrite, les rêves sont dus à la pénétration dans le corps, durant le sommeil, d’images envoyées par les êtres et les choses de l’extérieur, cette pénétration se faisant par les poroi. Cette opinion est parfois très admirée. Bidez, dans le dernier de ses ouvrages, malheureusement posthume (15), voyant en Démocrite « en tout un génial précurseur), pense qu’il a voulu « observer scientifiquement les phénomènes dits de cryptesthésie ». Il le qualifie à cette occasion de « champion antique de l’expérimentation ». Mais, au contraire, on ne voit pas que la théorie du rêve chez Démocrite relève aucunement de l’expérimentation, ni même de l’observation scientifique. Elle découle tout simplement de la théorie très arbitraire qu’il donnait de la sensation, la disant produite par la pénétration dans les organes des images sans cesse émises par les objets. Elle ne repose sur aucune investigation physiologique. Lucrèce, héritier de pareilles idées, ne s’y est pas trompé, [p. 339] qui assimile formellement le phénomène de la vision de l’esprit à celui de la vision des yeux et déclare que, si la seconde est due aux simulacres partis de l’objet, la première, dans le rêve spécialement, est due à la même cause (16).

Alcméon, avant Démocrite, et Diogène d’Apollonie vers son époque, ont été beaucoup plus physiologistes, Cc sont eux surtout qui, parmi les penseurs grecs des VIe-Ve siècles, ont dépassé les hippocratiques en tentant d’expliquer le sommeil et les rêves,

Alcméon enseignait que le sommeil se produit par le retrait du sang dans les veines, l’éveil par sa diffusion, et il ajoutait que le retrait complet du sang était la mort (T 210, n°24, S 5). Plaçant le siège de la sensibilité dans le cerveau, il croyait qu’elle pouvait être supprimée par les déplacements de celui-ci qui obstruaient les canaux (T 357, dans Théophraste 26, S 4-5). Cc serait lit sans doute une des plus remarquables constatations physiologiques de l’Antiquité, si l’opinion d’Akméon reposait sur le fait que l’ischémie dans un membre entraîne la diminution puis la perte de la sensibilité. Soury jugeait qu’il avait en somme découvert l’anémie cérébrale. Cependant, il peut être imprudent de transposer ainsi les expressions d’Alcméon en langage moderne. Le « retrait » du sang dont il parle s’oppose à sa « diffusion », il revient donc à une sorte de rétraction dans les vaisseaux qui about à en engorger certains et à en vider d’autres. Le vidage correspond bien à une anémie, mais c’est sur l’emplissage que le texte met l’accent. On peut admettre que, tout comme Empédocle, Alcméon faisait du sang, la substance psychique et qu’il faisait dépendre la sensibilité de son activité ; s’écoulant, il véhiculait les sensations, retiré dans des endroits où il se fixait, il cessait de les apporter à l’hègémonikon cérébral. Nous serions alors plus loin qu’il ne parait de la théorie de l’anémie cérébrale, mais plus près des spéculations habituelles aux autres penseurs grecs. De toute façon, nous sommes en présence d’un effort positif pour comprendre clairement le mécanisme de la veille et du sommeil, et non de suppositions hasardeuses fondées sur un système a priori.

Nous devons noter au passage que, sur d’autres points encore, [p. 340] les idées d’Alcméon, si remarquables qu’elles soient, diffèrent assez profondément des idées modernes qu’elles évoquent. Th. Gomperz (16) a exprimé le jugement de nombreux historiens en déclarant que c’est pour Alcméon un titre de gloire impérissable que d’avoir reconnu dans le cerveau l’organe central de l’activité intellectuelle. Seulement, il ne semble guère possible d’admettre qu’il l’ait reconnu tel au même sens où nous le reconnaissons aujourd’hui. De même que les autres anciens physiologistes grecs et de même que les physiologistes indiens, il concevait les voies sensitives comme des conduits creux et supposait que leur oblitération par déplacement du cerveau supprimait les sensations. C’était nécessairement aux creux et non aux pleins du cerveau qu’il faisait aboutir ces conduits. C’était donc par ses cavités et non par sa substance que pour lui le cerveau, comme pour d’autres le cœur, était l’organe psychique. Au reste, nous n’avons pas de lui une théorie complète et générale de la sensibilité. Au rapport de Théophraste (De sensu, 26, T 357), il enseignait que tous les sens étaient suspendus au cerveau, toutefois il laissait de côté le toucher et ne disait pas comment ni par quel intermédiaire il se produisait. Il paraît bien, dans ces conditions, avoir simplement rapporté au jeu du sang dans les cavités crânio-cérébrales les fonctions des sens dont les organes externes sont dans la tête. Ce n’est pas là avoir pressenti le rôle aujourd’hui attribué à l’encéphale, quoique ce soit véritablement avoir envisagé physiologiquement le problème.

Diogène d’Apollonie est parti d’une idée préconçue, mais s’est, lui aussi, nettement efforcé de donner du sommeil une explication physique. Il admettait que la substance psychique était l’air, auquel il attachait les sensations aussi bien que la vie et l’intelligence (Théoph. 39, T 361). Plus précisément, il attribuait l’intelligence à l’air pur et sec, l’humidité empêchant l’esprit, en sorte que, dans le sommeil, l’ivresse ou la réplétion, l’intelligence est plus ou moins affaiblie (Théoph. 44, T 363). La réplétion dont il s’agissait devait être celle de la poitrine par l’air retenu par l’humide, car il supposait un état de ce genre pour expliquer l’absence de raison chez les enfants et aussi l’oubli (Théoph. 45, T 363). L’air, [p. 341] substance psychique, ne fonctionnait donc comme telle qu’à la condition de circuler dans le corps. L’activité psychique était, pour Diogène, liée plus à cette circulation de l’air qu’à sa présence dans un organe central déterminé. On a soutenu (S 70, Gomperz 413) qu’il localisait la conscience dans le cerveau, puisque, selon Théophraste (40, T 362), il disait que l’audition, par exemple, avait lieu lorsque le mouvement de l’air pénétrait jusqu’à l’encéphale. Mais ceci n’implique pas que, pour lui, toute conscience était cérébrale. Une autre indication tendrait plutôt à faire croire que la conscience générale siégeait à son avis dans le corps, au niveau du diaphragme. Aétius (Dox. 436, S, 70) rapporte, en effet, que, d’après lui, le sommeil a lieu si tout le sang, roulant dans les veines, en chasse l’air vers la poitrine en haut et le ventre en bas, la mort ayant lieu s’il n’y a plus rien d’aérien dans les veines.

La théorie de Diogène d’Apollonie est peut-être celle qui offre le plus d’analogies avec celle qui est indiquée au paragraphe 32, cité plus haut, de Suçruta. De part et d’autre, nous trouvons la théorie préétablie de la nature aérienne de l’activité psychique, et ensuite l’idée d’expliquer physiologiquement l’assoupissement de celte activité par un épanchement liquide dans les conduits de la sensation où il empêche la circulation aérienne.

Avec Platon, nous trouvons utilisée pour expliquer les rêves la théorie célèbre des diverses âmes, jointes à des considérations particulières. Au début du chapitre IX de la République, Platon, parlant incidemment des désirs qui se manifestent dans les rêves, spécialement après des excès alimentaires, dit qu’ils sont dus à l’âme animale excitée par le vin et la nourriture et profitant de l’assoupissement de l’âme raisonnable. Il dit aussi que la tempérance, évitant l’excitation de l’âme inférieure et laissant éveillée la supérieure, permet à celle-ci de s’approcher davantage de la vérité. Ses observations sont justes, mais les âmes qu’il distingue ne sont que des personnifications des diverses catégories de fonctions, des rubriques de classement muées en êtres psychiques. Dans le Timée (45 d-46 a), il explique qu’à la nuit, le feu extérieur disparaissant, le feu interne visuel ne fonctionne plus normalement, l’œil ne voit plus, les paupières s’abaissent, elles retiennent le mouvement du feu intérieur qui se calme, réalisant le sommeil [p. 342] sans rêves s’il arrive au calme profond, le sommeil avec rêves s’il persiste de l’agitation. Cette théorie reprend apparemment l’idée, que nous avons relevée dans le traitéDes Vents, chez Empédocle et chez Héraclite, du rôle du refroidissement dans le sommeil. Malheureusement, les détails qu’ajoute Platon sont particulièrement mal venus. Faire dépendre le sommeil de l’extinction de la vision, c’est oublier la plus banale expérience qui le montre se produisant en plein jour et alors qu’elle est en jeu.

L’idée de Platon, exprimée dans la République, que l’âme raisonnable peut, dans le sommeil, quand l’âme inférieure est apaisée, s’approcher de la vérité, a joui longtemps d’un grand succès. Elle permettait d’expliquer d’une manière apparemment rationnelle la divination par les songes ; libre, l’âme raisonnable voyait plus lucidement dans la réalité générale, passée, présente ou à venir, que parmi les impressions de la veille l’occupant du seul moment présent. Cette idée a été invoquée par Cicéron (De Div., I, 29 et cf. 51), elle se retrouve chez des Pères de l’Église comme Grégoire de Nysse, quoique plus nuancée et atténuée (18). Elle remonte à la croyance à la réalité des songes, bien connue chez les « primitifs » (19), qu’elle accepte et tente de justifier, ce qui ne pouvait que contribuer à sa popularité. Elle est apparentée de près à la doctrine du traité hippocratique Des Songes, qui ressemble elle-même à celle de la Brhadâranyaka-upanistiad, comme nous l’avons vu. Mais elle est plus proche de la primitivité, car le traité Des Songes admet la clairvoyance de l’âme, surtout relativement au corps qu’elle parcourt, et, de son côté, l’Upanishad ne croit pas à la réalité objective du rêve, en fait la création de l’âme (20) (IV, 3. 10 et 20).

Aristote, dans le temps où il suivait Platon, a aussi cru que le sommeil augmentait la pénétration de l’âme (19) et il a conservé [p. 343] plusieurs détails des idées de Platon dans ses théories ultérieures. Il retient notamment l’observation de l’influence de la digestion sur le sommeil. Mais ses théories sont plus scientifiques, quoique sur les points qui nous occupent il soit loin d’avoir manifesté tout son génie.

La théorie du sommeil d’Aristote dépend de sa psychologie générale. Pour lui, c ‘est le cœur qui est le siège de la sensibilité. En celui-ci est le koinon aistétérion, le sens commun central, dont la conception se retrouve sous le nom de manas chez les Indiens. Le cerveau est un organe réfrigérateur qui tempère la chaleur du cœur. Le cœur est le principe (arché) du sang ; il le sépare, lorsqu’il est alourdi par la nourriture, en une partie plus pure qui monte et une plus bourbeuse qui descend. Après le repas, cette séparation est laborieuse. Pendant qu’il l’accomplit, le cœur ne peut se livrer à sa fonction psychique, d’où le sommeil (S 161). Mais le cerveau a aussi son rôle dans la production de celui-ci. Il refroidit et renvoie vers le bas sang et chaleur, ce qui contribue à l’engorgement du cœur. Dans ces considérations, Aristote se réfère au fait que le sommeil vient facilement après le repas, moment où la tête devient lourde et pesante. Il conserve aussi sans doute l’idée exprimée dans le traité hippocratique Des Épidémies, IV, d’après laquelle au moment du sommeil, le sang et la chaleur refluent vers l’intérieur (cf. S 114, 162). Quant aux rêves, ils s’expliquent par le reflux vers le cœur des mouvements produits dans les sens ct propagés par le sang, qui sont comme des tourbillons ou des vagues (S 163).

La théorie d’Aristote est assez lourdement construite ct entachée d’idées préconçues ainsi que de l’abus des pseudo-explications par comparaisons. Elle représente pourtant un effort très résolu et soutenu pour donner un compte rendu rationnel de faits souvent très bien observés. Aristote, en effet, distingue finement, et le premier autant que nous sachions, une foule de faits psychologique importants, comme les hallucinations ou le somnambulisme.

Galien, meilleur anatomiste et venant d’ailleurs après les Hérophile et les Érasistrate, ne lui a pas pardonné d’avoir méconnu la fonction psychique du cerveau et d’avoir nié sa connexion avecles organes des sens (S 284). Cette seconde erreur est grave en [p. 344] effet : non seulement plusieurs auteurs avaient déjà de son temps souligné l’évidence de cette connexion, mais encore la localisation de l’organe psychique central au cœur n’obligeait nullement à la nier. Dans l’Inde, l’opinion que le manassiégeait dans le cœur n’a pas empêché Suçruta de reconnaître l’existence de conduits céphaliques, partant des organes tels que les oreilles ou les yeux et dont la lésion prive du sens correspondant (Çär., VI, 32). Pourtant, Aristote garde l’honneur d’avoir ajouté sa tentative —dont la valeur était accrue par son autorité —à celles de ses devanciers les mieux inspirés, pour donner une explication scientifique de phénomènes psycho-physiologiques comme ceux du sommeil et, des rêves.

En psycho-physiologie, un Descartes a été à peine plus avancé. En dépit de l’excellence de ses principes généraux. il a dû plus d’une fois, comme les Anciens, pour tenter d’établir des théories rationnelles, alors qu’il n’avait que des connaissances insuffisantes, partir d’idées préconçues et faire des suppositions anatomiques. C’est ainsi qu’il a adopté la vieille théorie pneumatique des esprits animaux et qu’il s’est représenté les nerfs comme formés d’un filament axile entouré d’une membrane délimitant un espace dans lequel les esprits animaux pouvaient circuler. Il n’avait pas pu appliquer la méthode dont il avait lui-même si clairement conçu la nécessité : se défaire de toutes les opinions que l’on a reçues et             reconstruire de nouveau, et dès le fondement, tous les systèmes de ses connaissances. Il n’avait pas à sa disposition de système complet de connaissances vraies et souvent nous n’en avons pas davantage. Dans ses théories particulières, il devait, faute de mieux, utiliser les idées qui lui paraissaient le plus vraisemblables parmi celles des Anciens. Mais déjà les idées des Anciens avaient parfois un caractère scientifique. Même si la vérité reste inaccessible, le savoir devient science quand il est coordonné en doctrines rationnelles.

Les Anciens qui, par leur souci de compréhension vraie, ont conçu de pareilles doctrines et ainsi créé la science sont aussi bien les Indiens que les Grecs. Le problème psycho-physiologique du sommeil et des rêves est envisagé avec le même esprit et résolu semblablement sur bien des points chez les uns et les autres. Des [p. 345] deux côtés, nous trouvons des conceptions de psycho-physiologie générale d’après lesquelles l’esprit ou la conscience est un organe central qui siège dans les cavités du cœur ou du cerveau et fonctionne par le jeu dans les canaux qui s’y abouchent d’un fluide calorique ou aérie. Des deux côtés, nous rencontrons des hypothèses sur l’embarras de ces voies pour expliquer la suspension, la transformation ou la suppression de la conscience.

Pour rudimentaires qu’elles soient, les théories que nous avons passées en revue sont d’une sorte rare en dehors des civilisations hellénique et indienne. Des anciennes civilisations disparues de l’Orient classique presque rien ne nous est parvenu en fait de spéculations de science théorique. Nous en connaissons quelques-unes chez les Iraniens, mais par des textes pehlevis sassanides tardifs qui, très probablement, ont subi la double influence de la Grèce ct de l’Inde. La science arabe en contient beaucoup, mais la matière, ou tout au moins l’inspiration et le modèle, en ont été pris à l’Inde et surtout à la Grèce. Les Tibétains, les Mongols, une partie des Indochinois et des Indonésiens ont traduit leurs textes scientifiques, directement ou indirectement, du sanskrit. Seule la Chine, quelqu’influence qu’elle ait pu subir de l’Inde, voire de l’Occident, a élaboré des doctrines (zzz) rationnelles originales qui jusqu’ici, malheureusement, ont à peine été examinées (21) et qui sont loin de s’être répandues aussi largement en dehors de leur pays d’origine que celles de la Grèce et de l’Inde. Ces deux contrées ont bien été les foyers de diffusion de l’esprit de rationalisme scientifique dont Descartes devait formuler les lois, tout en restant tributaire dans ses théories psycho-physiologiques des résultats obtenus chez les Grecs et leurs successeurs d ‘Occident.

Reste à apprécier le degré d’originalité des théories rationnelles grecques et indiennes les unes par rapport aux autres. On a soutenu le plus souvent jusqu’aujourd’hui que l’originalité était tout entière du côté de la Grèce, parce que l’astrologie indienne a fait de larges emprunts à l’astrologie alexandrine. On doit maintenant [p. 346] renoncer à généraliser cette remarque. Les théories psycho­ physiologiques indiennes que nous trouvons dans les manuels classiques postérieurs à l’essor de la science hellénique ont en réalité leurs antécédents dans les textes brahmaniques qui nous en montrent les éléments préformés et qui sont antérieurs à l’époque des anciens physiologues d’Ionie et d’Italie. Il ne s’ensuit pas que ceux-ci aient pu s’inspirer des spéculations brahmaniques. Mais l’empire achéménide a longtemps, à leur époque, précisément, étendu sa domination à la fois sur les villes grecques d’Ionie et sur le bassin de l’Indus. Il a attiré à la cour de Suse plusieurs médecins grecs dont un au moins, Ctésias, s’est informé des choses de l’Inde. Il a donc fourni l’occasion historique d’échanges d’idées qui expliqueraient mieux que le hasard la similitude constatée entre les théories psycho-physiologiques des Grecs et celles des Indiens.

J. Filliozat.

 

nant.

J.

 

 

Notes

(1) Prononcer ucomme ouet ccomme tch.

(2) Suçruta, Çârîrasthâna, IV, 29-36.

(3) Elle apparaît déjà dans la littérature brahmanique (Chândogga-upanishad, VIII, I, 1-2).

(4) Un P. Tannery, de nos jours, expliquait encore le sommeil par un « désengrenages » des rouages de la pensée (Cf. Y. Delage, Le rêve, Paris, 199, pp. 23-231).

(5) Les versions européennes de l’Upanishadsont parfois rendues obscures par le fait qu’elles traduisent trop souvent swapanapar « sommeil » dans des cas où le mot veut certainement dire « rêve ».

(6) Faite de souffle, de lumière ou de vide éthéré (IV, 3, 7, et 4, 22).

(7) CARAKA, Indriyasthâna, V, 40-46.

(8) Ou, selon une variante qui constitue une lectio facilior : « On voit les rêves terribles relativement au moment terrible(de la mort). »

(9) les deux ouvrages attribué à un ou deux ( ?) VÂGBHATA sont l’Ashtângasangraha(le passage correspond à celui de Caraka se trouve Câtîrasthâna, XII) et l’Asthângahrdaya(Çâr., VI, 60-61). Le commentaire d’Arunadatta est relatif à ce dernier passage. La version tibétaine et celle de la collection du Tandjour. (P ? CORDIER, Cat. Du fonds tibétain de la Bibil. Nat.III, p 470).

(10) Nature et localisation des fonctions psychiques chez l’auteur du traitéDe la maladie sacrée. École pratique des hautes études, Sélection des sciences histoire et philosophie, Annuaire, 1907, pp. 17 et 33.

(11) A history of Indian philosophy, Cambridge, T. II, pp. 340-341.

(12) Le souffle et la nourriture entrent tous deux dans le corps par la tête. De plus, le souffle de la bouche, est, dans les idées brahmaniques, parfois considéré comme le principal et comme celui qui assure l’ingestion de la nourriture. (Chândogga-up, I, 2, 7-9 ; Brhadâr, I, 3, 7-8).

(13) J’ai eu l’occasion d’étudier cette question (Étude de démonologie indienne. Le Kumâratantra de Râvana, Paris, 1937 et supposé alors (pp. 25 et suiv.) Que les symptômes de possession décrits étaient théoriques et n’avaient pas été observés, non plus que ceux qu’Hippocrate rappelle en combattant les médecins qui les considèrent comme démoniaques et non organiques. Mais, comme j’ai remarqué depuis (Magie et médecine, Paris, 1943, pp. 36 et 40), il suffisait que ces symptômes fussent considérés communément comme pas possibles pour que des malades croient les éprouver est manifestent.

(14) Ces fragments et doxographies ce prendre pour la plupart commodément réunis (en dehors des recueils classiques) dans P. TANNERY,Pour l’histoire de la science hellène, 2eéd., par A. DIÈS, Paris, 1930 (citée ci-dessous par T.). Les opinions des anciens sur l’anatomie et la physiologie du système nerveux sont aussi commodément réunis dans J. SOURY, Le système nerveux central, Paris, 1899, cité par S.)

(15) Eos ou Platon et l’Orient, Bruxelles, 1945, p. 136.

(16) De Rer. Nat. IV, 750-759, éd. Trad. A. ERNOUT, T. II, p. 160.

(17) Les penseurs de la Grèce, Trad. A. REYMOND, Paris, 1928, pp. 182 et suiv.

(18) GRÉGOIRE DE NYSSE, La création de l’homme, trad. J. LAPLACE, notes de J. DANIÉLOU, Paris-Lyon, 1944, pp. 141-142. GRÉGOIRE, comme jadis le traité Des Songes, distingue les songes divins, c’est-à-dire, pour lui, envoyés par Dieu, et ceux où l’imagination peut donner lieu à prévision, mais, à l’égard de ces derniers, il rappelle bien plutôt Platon. J. DANIÉLOU (p. 143) reconnaît chez Grégoire la doctrine de Posidonius d’Apamée. Celle-ci, qui a aussi largement inspiré Cicéron, remonte en définitive en partie à Platon.

(19) L. LÉVY-BRUHL, L’expérience mystique et les symboles, Paris, 1938, pp. 98 et suiv.

(20) G. VERBEKE, L’évolution de la doctrine du pneuma du stoïcisme à S. Augustin, Paris, Louvain, 1945, pp. 121-122.

(21) On a surtout étudié l’astronomie el la médecine pratique. On trouve quelques indications sur la physiologie dans L. Wieger, Histoire des croyances et des opinions philosophiques en Chine, 3e éd., Hien-hien, 1927. M. Granet, La pensée chinoise, Paris, 1934, a omis presque tout ce qui concerne la pensée scientifique.

 

 

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