Janet Pierre. Un cas de vol de la pensée. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome LXXXVI, 2, 1928, pp. 146 – 164.

Janet Pierre. Un cas de vol de la pensée. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome LXXXVI, 2, 1928, pp. 146 – 164.

 

Pierre Marie Félix Janet nait à Paris le 30 mai 1859 et y meurt 27 février 1947. Philosophe, psychologue et médecin il occupe une place prépondérante dans l’histoire de ces disciplines. Il s’est fait remarquer également par une vive polémique avec Freyd contre la psychanalyse et l’origine de celle-ci. Il est à l’origine du concept de subconscient qu’il explicite en 1889 dans son ouvrage L’automatisme psychologique. Remarquable clinicien, il nous a laissé un corpus conséquent dont nous ne citerons que quelques travaux
— Les obsessions et la psychasthénie. 1903. 2 vol.
— De l’angoisse à l’extase.
— Etat mental des hystériques. Les stigmates mentaux. 1894.
— Etat mental des hystériques. Les accidents mentaux. 1894.
— L’automatisme psychologique. 1889.
— Les Médications psychologiques. 1925.
— L’état mental des hystériques. 1911. — Réédition : Avant propos de Michel Collée. Préface de Henri Faure. Marseille, Laffitte Reprints, 1983.
— La psycho-analyse. Partie 1 – Les souvenirs traumatiques. Article parut dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris). 3 parties. [en ligne sur notre site]
— Un cas de possession et l’exorcisme moderne. 1. — Un cas de possession. — 2. Les rêveries subconscientes. — 3. Explication du délire et traitement. Par Pierre Janet. 1898. [en ligne sur notre site]
— 
Le sentiment de dépersonnalisation. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp.514-516. [en ligne sur notre site]
— Une extatique. Conférence faite à l’Institut Psychologique international. Bulletin de l’Institut Psychologique International, 1ère Année – n°5. – Juillet-Août-Septembre 1901, pp. 209-240. [en ligne sur notre site]
— Dépersonnalisation et possession chez un psychasthénique. Article parut dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), Ire année, 1904, pp. 28-37. (en collaboration avec Raymond). [en ligne sur notre site]
— Le spiritisme contemporain. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), dix-septième année, tome XXXIII, janvier-juin 1892, pp. 413-442.  [en ligne sur notre site]
— L’amnésie et la dissociation des souvenirs par l’émotion. Extrait de « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), première année, 1904, pp. 417-453. [en ligne sur notre site]
— À propos du « déjà-vu ». Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), deuxième année, 1905, pp. 289-307. [en ligne sur notre site]
— A propos de la Métapsychique. Extrait de la « Revue Philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), quarante-huitième année, tome XCVI, juillet à décembre 1923, pp. 5-32. [en ligne sur notre site]

Au regard de l’importance épistémologique du personnage nous renvoyons aux nombreux travaux lui sont consacrés; en particulier à ceux  d’Henri Ellenberger, La vie et l’œuvre de Pierre Janet (1969) et de Claude Prévost, Janet, Freud et la psychologie clinique.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. — Nous avons renvoyé la note de bas de page en fin d’article. — Les images ont été rajoutées par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 146]

Un cas du vol de la pensée

par M. Pierre JANET

Nous avons tous conservé un bon souvenir du Congrès de Blois et des discussions sur « le sentiment de l’Automatisme » qui ont été provoquées par les travaux de M. de Clérambault. J’ai l’impression que ces discussions ne sont pas terminées (elles ne le sont jamais) et que nous avons Intérêt à revenir sur certains points. [p. 147]

Permettez-moi de vous rappeler en deux mots la position de la question. Notre collègue, depuis bien des années, a attiré notre attention sur certains faits psychologiques élémentaires, des sentiments qu’il considère comme, le point de départ des délires de persécution, des délires mystiques et de certains autres. Sur ce point, nous approuvons complètement cette méthode ; c’est ce que j’avais essayé de faire autrefois en présentant les sentiments d’incomplétude comme le point de départ des obsessions. Il faut seulement bien s’entendre sur le choix de ces phénomènes psychologiques considérés comme primordiaux, avant de chercher trop vite à les rattacher eux-mêmes à des interprétations physiologiques.

M. de Clérambault a présenté comme point de départ du délire de persécution un certain nombre de faits qu’il mélange un peu et que je classerai en deux groupes, des sentiments. comme le sentiment du vol de la pensée, le sentiment de l’écho de la pensée, le sentiment du devinement de la pensée, bien étudie par M. Heuyer (1), que je résume par un seul mot, des sentiments d’emprise, et un second groupe de faits, des actes, des perceptions, des images qui ne sont pas rattachés à la marche de la pensée, qui apparaissent subitement à la conscience sans être prévus, préparés, interprétés, sans être élaborés en un mot, des gestes forcés, des mots explosifs, des jeux verbaux, des kyrielles de mots, des scies verbales, des déroulements de souvenirs, etc. Pour nous entendre, je peux appeler ces faits des phénomènes irruptifs, qui font irruption dans la conscience. La thèse de M. de Clérambault consiste à expliquer le premier groupe de faits par le second et à dire que les sentiment d’emprise résultent des phénomènes irruptifs. Ce sont ces phénomènes dissociés qui embarrassent, inquiètent le sujet et qui amènent les sentiments d’emprise. [p. 148]

J’ai mauvaise grâce à protester contre cette interprétation que j’ai acceptée autrefois dans la conclusion de l’automatisme psychologique, page 440, et dans des ouvrages postérieurs, où je montre des sentiments de possession à la suite de pratiques, de la médiumnité. Je crois cependant qu’il ne faut pas aller trop vite dans cette interprétation.

Les phénomènes irruptifs sont d’une grande banalité : si la porte s’ouvre et si une personne entre, que je ne connais pas, si au milieu de mon travail ma bouche chantonne un petit air ou murmure une phrase : « Ah ! si j’étais riche », ce sont des phénomènes, irruptifs et nous ne nous en plaignons guère. Ce qui est anormal, ce n’est pas que le malade ait un plus grand nombre de ces phénomènes irruptifs, c’est qu’il les remarque et qu’il s’en plaigne. C’est le sentiment d’emprise qui caractérise déjà ces phénomènesirruptifs chez les malades.

Ce sont ces sentiments d’emprise que nous devons étudier avant tout, ne fût-ce que pour nous entendre sur la nature de ces sentiments pathologiques. Nous devons comprendre et fixer la notion de tel ou telsymptôme psycho-pathologique, et à ce propos le sentiment du vol de la pensée me paraît aussi important en psychiâtrie que le souffle pneumonique en pathologie. Sans insister sur la description, je suis obligé de vous rappeler pour bien les étudier, deux observations seulement. On entend très souvent des malades se plaindre qu’ils ont subi un dommage particulier, qu’à, certains moments on leur a volé leur pensée. Je ne veux pas tenir compte de ces plaintes et de ces récits des malades qui portent sur des impressions anciennes : la part du souvenir, de la construction dans les souvenirs et dans les interprétations est bien considérable. Je préfère les observations dans lesquelles nous pouvons insister actuellement à l’événement et j’étudie les malades à qui on vole la pensée devant nous, pour pouvoir constater dans quelles circonstances se produit ce sentiment et les modifications de la conduite qui semblent déterminer son apparition.

Je vous rappelle en deux mots une de mes anciennes observations que j’ai publiée dans le tome II des « Médications psychologiques », p. 175-178. Une Jeune fille de 26 ans, que j’ai désignée souvent sous le nom de Simone, était dans un de ces états de déchéance et: d’affaiblissement intellectuel que l’on peut considérer comme le début de la démence précoce, dans laquelle elle est maintenant bien plus avancée. Toujours mécontente, obsédée à propos de tout, facilement délirante, elle était surtout caractérisée par unesorte de timidité bourrue qui la rendait brutale et grossière. J’avais remarqué que l’on pouvait avec de la patience la calmer, la familiariser, obtenir des efforts d’attention et la relever, au moins momentanément. Dans une séance de ce genre, j’avais obtenu un résultat remarquable : son visage laid, fermé, grimaçant, s’était détendu et devenait presque agréable ; elle écoutait, comprenait et répondait aimablement, sans aucun délire. Elle parvenait même à exprimer des remarques assez fines et elle était toute fière de se sentir intelligente. A ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit brusquement et la mère, qui était elle-même une grande névropathe, peu intelligente, se précipita dans la chambre en grande toilette. Elle venait, disait-elle, demander si la chérie était bien guérie, si elle était capable de s’habiller pour venir au salon. La chérie fit une figure longue d’une aune et reprit rapidement son mauvais visage ; elle détestait les surprises, elle comprenait très bien que sa mère était jalouse des confidences qu’elle faisait, elle sentait que sa mère l’humiliait par sa toilette, elle était furieuse et immédiatement elle redevint grossière et délirante. A ce moment, elle se pencha vers moi et me glissa ces mots à l’oreille : « Cette fois, vous le voyez bien, ma mère vient encore de me voler ma pensée. » Cet exemple m’a intéressé parce qu’il me montrait au moins sommairement les transformations générales de la conduite que les malades interprètent comme des vols de leur pensée.

A cette étude déjà ancienne je voudrais ajouter une observation qui me paraît bren intéressante et dont je poursuis en ce moment l’étude avec notre collègue, [p. 150] M. le Dr Vignaud dans la maison de santé de Vanves.Qu’il me soit permis à cette occasion d’exprimer encore le chagrin que m’a causé la mort d’un vieil ami, Arnaud, avec qui, depuis trente ans, je discutais indéfiniment dans le beau parc de Vanves. Je lui ai peut-être inspiré quelques-unes de mes idées sur les obsessions et sur le délire psychasthénique, il m’a certainement communiqué beaucoup d’enseignements précieux sur l’observation de ses malades. Arnaud aurait été certainement bien intéressé par ce nouveau malade et son grand sens clinique nous aurait rendu bien des services.

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*    *

Il s’agit d’un jeune homme de 20 ans, d’origine étrangère, que je désignerai par le nom de James, dont les antécédents familiaux sont mal connus. Il a présenté certainement dans sa première enfance des Infections intestinales prolongées et des accidents méningitiques auxquels il a failli succomber. Quoique ces accidents nous soient mal connus, je n’hésite pas à les considérer comme le point de départ de l’évolutionpathologique,

Quoi qu’il en soit, James fut au début un enfant intelligent et affectueux, très gâté par la famille qui l’a adopté, il était agité, désobéissant et menteur, car il ne supportait aucun frein, aucune discipline. Il se fit renvoyer successivement de plusieurs établissements d’enseignement qui ne pouvaient supporter un enfant aussi indiscipliné, aussi perturbateur. Rentré dans sa famille, il se montrait affectueux, mais il était horriblement timide, il fuyait le salon, se tenait mal et se fâchait surtout contre son père qui essayait de se montrer plus sévère que sa mère et il commençait à montrer une certaine peur de son père, qu’il admirait beaucoup, mais qu’il considérait comme trop au-dessus de Iui.

Vers l’âge de 13, 14 ans, on s’aperçut de mauvaises habitudes de masturbation et de certains troubles bizarres, des tics et des manies. Il aimait, par exemple, à regarder indéfiniment les nuages et à suivre leurs contours dans le ciel avec son doigt, à dessiner leurs formes. Il était inquiet sur les conséquences de ses actes et s’il jetait une balle il avaitpeur qu’en tombant la balle n’eût tué quelqu’un et mêmequand, il avait ramassé la balle il restait inquiet pendant des heures en se demandant s’il n’était pas un meurtrier. Il avait une foule de superstitions sur les dates, redoutant les [p. 151] dates qui se terminaient par un 9 comme 19, 29 ; il adorait certains nombres comme : 5, 6, 8, 13, il en détestait certains autre : 9, 12, 23. On parla d’un état pathologique et il fut placé dans un sanatorium. Il a déjà été placé dans cinq maisons de santé où il n’a jamais pu rester longtemps, il s’y montrait insupportable et surtout il parvenait toujours à s’enfuir ; une fois il réussit même à faire évader avec lui un aliéné, ce qui amena des aventures bizarres. Après un placement malheureux dans l’asile de Gheel en Belgique, qui ne lui convenait guère, il m’a été confié l’automne dernier. J’ai d’abord essayé de le suivre chez ses parents en lui laissant une liberté relative, puis, quand j’ai eu l’impression que la situation pouvait devenir dangereuse, je l’ai placé dans la maison de santé de Vanves où il n’est pas facile de le garder.

Si vous veniez le voir dans un de ses bons jours, il en a souvent, vous trouveriez un grand garçon bien constitué, bien portant, quoiqu’il ait peut-être quelques petits troubles de circulation, car il a quelquefois les pieds et les mains froids, un peu rouges et humides de sueur. S’il est hier disposé et si vous êtes seul avec lui, il vous parlera bien en français et se montrera Intelligent. Il a du goût pour la musique qu’il connaît assez bien, il s’occupe d’histoire, mais exclusivement de l’histoire de Napoléon 1erqu’il aime particulièrement. Il connait un peu la littérature, mais ici aussi il est exclusif, car il ne s’intéresse réellement qu’a Shahespeare dont il sait par cœur de longs morceaux. Il a toujours un goût singulier pour la météorologie et il accumule les notes sur les variations du baromètre et sur l’état du temps. Vous ne remarqueriez qu’une seule chose anormale, c’est son attitude. Il ne vous parle que debout, appuyé contre la cheminée, contre un mur et surtout dans l’angle de deux murs, il vous suit constamment des yeux et il s’oppose absolument à ce que vous passiez derrière lui. Il sait bien, dit-il, que c’est tout à fait ridicule, mais c’est une habitude qui lui reste à la suite de crises douloureuses dans lesquelles il veut éviter de retomber.

Il a en effet des crises qui sont quelquefois terribles : à l’occasion de certaines circonstances sur lesquelles nous reviendrons, il devient sombre; inquiet à propos d’une idée qu’Il déclare lui-même complètement absurde et idiote, mais il vous supplie de le rassurer. Est-ce que quelqu’un ou quelque chose n’a pas passé derrière son dos, est-ce que dans un moment de distraction il a mal surveillé ses derrières, est-ce qu’il a laissé cette personne pénétrer en lui ? Est-ce que cette personne, ou même cet objet, un simple fauteuil, n’est pas en lui, ne fait pas des ravages dans son [p. 152] corps et dans son esprit ? Est-ce que cette personne entrée en lui n’a pas pris sa pensée, sa volonté, sa personne, ne lui enlève pas les trois quarts de sa force, de sa volonté, ne lui prend pas ses Idées, ne va pas le faire agir à sa guise, ne le remplace pas ? L’expression de cette idée de possession est variable, on verrait quelquefois l’expression du devinement de la pensée dont parlait M. Heuyer, plus souvent l’expression d’un sentiment de présence invisible autour de lui, mais rarement. Il n’y a certainement jusqu’à présent aucune hallucination auditive, ni même d’écho de la pensée, il y a surtout un sentiment prédominant de vol, de rapt de la pensée.

Ces sentiments pendant la première partie de la crise se présentent comme des obsessions particulièrement tenaces ; mais au bout, de quelques heures, ils donnent lieu à un véritable délire. James affirme qu’on est entré en lui, qu’on lui a pris sa pensée, son âme, qu’il doit à tout prix se défendre et se délivrer, il crache par terre contre ces prétendus envahisseurs, il les accable d’injures, il les menace. « Ah ! si je pouvais les rencontrer, les voir face à face, il y aurait du sang, il y aurait du sang. » C’est à ce moment qu’il devient dangereux pour les personnes présentes, même pour sa mère qui essaye en vain de le calmer. Il veut échapper, fuir et il organise des fugues qu’il est très difficile de prévenir. Il s’est déjà évadé quatre fois de Vanves malgré la surveillance. Cette crise dure en général 24 ou 48 heures pendant lesquelles il ne dort pas, puis graduellement et quelquefois même subitement la crise se calme. Il regarde de tous les côtés avec une sorte de joie et s’écrie : « Maman c’est fini, il n’y a plus rien en moi, j’ai été bien bête de croire à ces stupidités », et il se remet à la musique, comme si rien ne s’était passé. Mais à la première occasion la crise va recommencer et depuis quelque temps les crises ont une tendance à devenir subintrantes, à se prolonger plus ou moins, mal terminées pendant des périodes mauvaises de plusieurs semaines, séparées par des bonnes semaines assez calmes.

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*    *

Il s’agit là en somme d’un cas de délire d’influence au début, dans lequel il n’y a pas de grande super­structure délirante. Dans l’intervalle des crises James que j’interroge de toutes manières n’a pas de délire de persécution, il n’a pas non plus, même dans la crise, d’hallucination auditive et il sait très bien que [p. 153] personne ne lui parle, que personne ne répète ses pensées, que personne ne le fait parler. Il sent seulement qu’on lui a pris quelque chose dans sa pensée, il sent que ses pensées ne sont plus complètement à lui, qu’on les sait peut-être, en tout cas qu’il ne les possède plus bien. C’est un cas qui me paraît encore très pur .du sentiment du vol de la pensée revenant par crises distinctes. Sans doute l’avenir est bien inquiétant et il est bien possible qu’un jour un délite permanent de persécution se constituera. Mais pour le moment, le trouble psychologique est simple et isolé et il serait intéressant de l’interprêter.

II

Un premier rapprochement me vient à l’esprit : excusez-moi, on rapproche toujours ce qu’on ne comprend pas de ce que l’on croit connaître un peu. Je pense .à ces crise de psycholepsie que je décrivais dans mon livre Sur les obsessions, sur lesquelles j’ai eu l’occasion de faire, il y a longtemps, des cours à l’école de médecine de Harvard University, à Boston. Il s’agit d’individus qui, à propos de certaines circonstances, présentent une assez rapide chute des fonctions psychologiques et qui ont à un fort degré les sentiments du vide. Ils ont perdu toute affection, tout intérêt, ils sentent que les objets environnants sont devenus étranges, irréels, que tout est mort autour d’eux, qu’eux-mêmes sont morts ou qu’Ils sont devenus de purs esprits. II s’agit là aussi de crises courtes qui peuvent devenir rapidement et se terminer de même ou qui peuvent se prolonger et donner naissance à des délires. Un certain nombre de remarques justifient au premier abord ce rapprochement.

Je signalerai d’abord les conditions déterminantes de ces crises qui sont les mêmes dans les deux cas, il s’agit toujours de circonstances qui provoquent un épuisement dans un esprit fragile, qui amènent une chute de la tension. psychologique et une diminution de la force psychologique. Les crises de James semblent souvent en rapport avec des objets matériels, [p. 154] il sent que le dossier d’un fauteuil est entré dans son dos ou qu’une roue de bicyclette tourne dans son ventre. C’est là une apparence, jamais James n’est envahi par un fauteuil, quand il est seul dans sa chambre ; il faut toujours qu’une personne pousse le fauteuil ou la bicyclette. Il s’agit toujours d’un trouble déterminé par une conduite sociale.

Dans beaucoup de cas il s’agit simplement de phénomènes de timidité. Par exemple le père adoptif de James par sa simple présence, par son entrée dans le salon détermine la crise en gênant, en intimidant ce garçon. Je le comprends un peu : Le père est un homme de grande taille au visage un peu froid, qui a eu une grande situation. James a toujours souhaité que son père soit fier de lui et il doit reconnaître qu’il ne lui a jamais donné aucune satisfaction, « cela me gêne, dit-il, et me tue. Mon père est silencieux et quand il me regarde, c’est terrible. Il s’agit là d’une intimidation que l’on peut comprendre. D’ailleurs la même intimidation est produite par la présence d’autres personnes, par des femmes aussi bien que par de hommes. « Je veux, -dit-il, vivre dans un désert, j’aihorreur du monde, je suis gêné par une personne dans la chambre, je ne suis jamais assez seul… quand quelqu’un est dans la chambre, je sens qu’il me regarde, mon regard est attiré, je le surveille, je pense qu’il pense à moi, c’est horrible, je veux qu’il s’en aille, sinon je suis malade. »

Une autre condition très fréquente des crises, c’est la surprise :bien des crises sont déterminées par une porte qui s’ouvre, par le bruit d’un bouton de porte, par l’interruption brusque d’un de ses actes qui exige une nouvelle adaptation. Voici un exemple bien typique : James est dans son cabinet de toilette et il se livre à un acte un peu bête de jeune homme vaniteux, il se regarde avec complaisance dans la glace en tirant sur les pointes de son faux col. Sa mère a touché le bouton de la serrure et a à peine entrouvert la porte : surprise, honte, interruption brusque de l’acte vaniteux et grande crise de 48 heures, vraiment dangereuse, parce que sa mère est entrée en lui et lui a volé les trois [p. 155] quarts de sa personne. Il ne peut tolérer qu’on le touche brusquement : la place où il a été touché va le brûler indéfiniment et sera la porte d’entrée de l’envahisseur. Des crises ont été déclenchées, par un bruit soudain, par le déplacement d’une chaise, etc. Cette condition peut se combiner avec la précédente : « Mon père était à table et lui qui ne dit rien, il a parlé tout soudain, cela m’a rendu bien malade ».

James a tellement peur de ces surprises qu’il a pris des manies de surveillance pour les éviter. II ne veut pas qu’une personne dans la chambre échappe à son regard et surtout, passe derrière lui, car il a besoin de la suivre des yeux et de prévoir la direction de ses mouvements. Il applique cela même à des objets : « Si je regarde un train, je m’attends à ce qu’il bouge dans un certain sens; s’il bouge dans un autre je suis malade, il faut toujours que les gens et les choses bougent dans le sens que je veux » ; C’est pourquoi il ne peut tolérer plusieurs personnes dans la chambre, car il ne peut les suivre des yeux toutes à la fois. « Je veux que tout bouge dans le même sens » ; c’est pourquoi il est sifragile quand il se déshabille et quand il doit passer sa chemise par-dessus sa tête : « Ah ! mon Dieu je n’ai pas regardé pendant un instant, n’a-t-il pas pu courir vite derrière moi ? » Il ajoute avec tristesse : « Je ne peux pourtant pas tout contrôler et me tenir toujours dans une bonne position pour lutter si on entrait en moi ». Il veut supprimer les phénomènes irruptifs et il arrive a en avoir beaucoup moins que nous.

Un autre groupe de crises est déterminé par les attentes et les fatigues. S’il est trop longtemps assis sur la chaise chez le coiffeur, la chaise est entrée en lui poussée par le coiffeur. Si je discute trop longtemps avec lui, il me comprend très bien au commencement, puis il a peur que je n’enfonce la chaise en lui. Quand il lit trop longtemps un livre sur Napoléon, il croit que Napoléon l’envahit au point que bientôt « tout en lui va être Napoléon ». Toujours les grands efforts qu’il essaye de faire terminent mal, une personne vient l’envahir. [p. 156]

Or toutes ces circonstances, l’intimidation, la surprise, l’effort prolongé, la fatigue déterminent des épuisements et des dépressions. Ce sont les mêmes circonstances qui chez les autres malades déterminent les sentiments du vide, le sentiment de l’irréel et des crises de psycholepsie. On peut noter aussi que les circonstances qui quelquefois peuvent arrêter le développe. ment de la crise sont du même genre chez les malades qui ont le sentiment du vide et chez James. Le changement de milieu, une sortie, l’audition d’un air de musique, quelquefois une crise de colère ou un grand-effort d’attention peuvent rendre de nouveau les choses réelles ou permettre à James « de vaincre et d’expulser les petits démons ». Il s’agit toujours d’une excitation opposée à la dépression.

Si nous passons à un autre point de vue nous retrouvons pendant cette crise d’influenceles mêmes troubles psychologiques que pendant les autres crises de psycholepsie. J’insiste sur un point : je n’observe chez James pendant sa crise aucune conduite qui mérite vraiment le nom de phénomène automatique ou de phénomène trruptif. Il n’a pas, comme je l’ai dit, d’hallucination qui apparaissent subitement et qui détonne parmi les autres faits de conscience, il n’a pas de paroles externes ou internes qui fassent irruption, il ne remarque aucun phénomène irruptif. Les troubles que nous constatons sont des abaissements d’ensemble de l’activité psychologique. Je’ remarque toujours avec intérêt la disparition de certaines idées en particulier de l’idée de hasard qui appartient à un stade élevé del’esprit. James qui comprend et qui admet le hasard quand il est en dehors de la crise retombe tout à fait pendant la crise dans l’interprétation intentionnelle et artificielle des peuples primitifs et des petits enfants. « Ce n’est plus le hasard, dit-il, c’est une action mystérieuse de quelqu’un, si vous dites que ce n’est pas l’action d’un homme, c’est l’intervention de Dieu ou du Diable. »

La notion de personnalité, la distinction des personnes s’abaisse, le pauvre garçon ne sent plus nettement si c’est lui qui tire les coins de son faux-col, ou si c’est [p. 157] sa mère qui les tire, on s’il les tire sur le cou de sa mère il y a des cas où il ne sent plus bien si c’est la femme de chambre qui est entrée en lui ou si c’est lui qui est entré dans fa femme de chambre. Le devinement de la pensée, comme disait bien M. Heuyer, peut être réciproque, on devine leurs pensées et ils devinent celle des autres.

Il est trop facile de remarquer que James n’a plus aucune réflexion : il commence par douter de son idée de vol de la pensée et la présente sous la forme obsédante, parce qu’il est devenu incapable de conclure. Puis il arrive à la croyance immédiate sans aucune réflexion dans le délire. Cette croyance brutale et immédiate joue un rôle dans le sentiment de présence sur lequel je n’insiste pas aujourd’hui. Cette absence de réflexion amène un certain degré de suggestibilité : il imite les malades qu’il a vus, et quand il passe devant l’Institut des aveugles il se croit lui-même aveugle. Quelquefois on peut même se servir de cette obéissance à la suggestion pour arrêter ou pour suspendre descrises.

Non seulement la tension psychologique est abaissée, pour me servir de mon jargon, mais la quantité, la richesse des faits psychologiques qui joue un si grand rôle dans les sentiments est fort réduite. L’esprit est rétréci et ne peut s’intéresser absolument à rien en dehors de l’idée dominante. L’attention est devenue énormément instable, le malade ne vous écoute qu’un instant, il est devenu incapable de rien lire, de suivre aucun raisonnement. Il n’a plus aucun des. sentiments qu’il avait précédemment : il n’aime plus du tout sa mère, qu’il aimait tant auparavant. Il sent « qu’il’ est devenu du bois comme la chaise qui est entrée en lui… Toutes mes forces sont parties, ils m’ont tellement diminué ».

Sans doute tous ces troubles existaient déjà en partie pendant l’état de calme en dehors des crises, James est un faible, un asthénique comme tous les autres malades qui ont des crises de psycholepsie. Il est toujours un paresseux, un instable qui veut toujours changer, un déclamateur et un menteur comme tous les asthéniques. [p. 158]Il est inquiet et peureux : « si un arbre tombe en Australie, j’en subirai peut-être le contre-coup ».C’est. un rêveur vaniteux qui se repait d’ambitions irréalisables : « Je désire toujours faire des choses extraordinaires, est-ce que je suis un génie merveilleux ». C’est un sentimental qui rêve l’amour de tout le monde et qui a une peur terrible que les gens ne l’aiment pas. Mais cette faiblesse normale en quelque sorte est énormément aggravée quand « un nuage, comme il le dit, lui tombe sur la tête ».

Toutes ces réflexions sur les conditions de la crise, sur l’état mental pendant la crise, sur l’asthénie fondamentale justifient le rapprochement de cette crise avec les crises de psycholepsie des psychasthéniques.

III

Cependant je ne puis m’empêcher d’avoir des scrupules et de me demander si nous ne devons pas conserver davantage des observations de M. de Clérambault sur les sentiments d’emprise. Le groupe des sentiment d’incomplétude que j’ai présenté, comme le point de départ de beaucoup de troubles mentaux était certainement un peu vague et mal délimité. Depuis cette époque j’ai éprouvé moi-même le besoin de le subdiviser. Les sentiments du vide ont constitué une classe assez particulière. Dans le 2e volume de mon ouvrage sur l’angoisse et l’extase, qui, je l’espère, paraîtra prochainement, vous verrez l’importance du groupe des sentiments de pression qui me permet de reprendre à un point de vue un peu particulier une nouvelle étude des obsessions. M. de Clérambault, à propos des sentiments d’emprise, veut faire une nouvelle division dans le groupe des sentiments d’incomplétude.

La distinction des sentiments. d’emprise et des sentiments du vide est certainement juste. Remarquons d’abord que ces deux catégories de sentiments ne comportent pas le même pronostic : les sentiments du vide signalent un rétrécissement et un affaiblissement général des fonctions psychologiques qui peut devenir chronique, mais qui peut aussi être passager ou même [p. 159] périodique. Les sentiments d’·emprise font songer presque inévitablement aux délires de persécution ou aux délires mystiques, Bien souvent, hélas, dans ses périodes délirantes, James exprime des idées fort dangereuses ; « sa mère veut qu’il meure et soudoie des espions… Une bande d’hommes ont essayé quand j’étais petit de prendre de l’influence sur moi parce que je ne suis pas né comme les autres ». Le pronostic est tout différent.

Il est rare que les deux séries de sentiments se confondent : nos malades avec sentiment de l’irréel ne parlent pas d’une emprise sur eux et les malades avec sentiment de vol de la pensée ne parlent pas d’irréel : même au point de vue de l’analyse psychologique l’idée de vide n’est pas identique à l’idée de vol. Les malades avec sentiment de vide se plaignent simplement de privation : « Je n’ai plus ma liberté, je n’ai plus ma raison, je n’ai plus de vie ». James répète toujours qu’on lui a pris sa liberté, sa raison, sa vie : « Cette femme de chambre est entrée-en moi, elle remplit mon côté gauche, elle pompe mon sang et ma vie, qu’est-ce qu’elle peut en faire ? » Il y a là une affirmation d’action extérieure et d’hostilité tout à fait différente.

Il ne suffit pas de dire que le sentiment d’emprise est simplement le sentiment du vide objectivé. Quand le sentiment du vide s’objective dans des croyances il détermine de tout autres idées. J’ai souvent cité ce jeune avocat que j’avais poussé à aller au Palais faire sa plaidoirie. Il gagna son procès, mais il arriva chez moi désespéré. Depuis qu’il est sorti de la salie d’audience il n’a rencontré que des morts, tous les hommes et tous les animaux n’étaient plus que des cadavres qui marchent. Il supprime à tous les êtres leur activité, il ne leur donne pas une activité hostile, et il n’a lui-même aucune activité à leur égard. James répète que les hommes sont bien réels et bien vivants, mais qu’ils le battent et quelquefois il ajoute que lui-même les bat, c’est tout autre chose.

C’est qu’en effet dans le sentiment d’emprise il n’y a pas l’inaction de l’indifférence, il y a des réactions et même des réactions violentes. James essaye de se [p. 160] défendre de toutes les manières. Comme les obsédés il a des trucs protecteurs, il crachotte, il respire profondément, il doit se débarrasser de l’idée en respirant d’une manière bizarre, il tourne les yeux, reste les yeux fixés au plafond. Il essaye des efforts de représentation imaginaire : » Je dois transformer les choses lourdes, dures, en choses légères et liquides, en gelée que je puisse avaler… Pour’me débarrasser de cette idée, si le bon Dieu me demandait de me mettre tout nu dans la rue, je le ferais ».

Quand la crise avance, les réactions prennent la forme de la colère, il injurie ses envahisseurs, il crache sur « ces gnomes », il les menace : « Ah ! si je rencontrais ces ennemis qui se cachent, il y aurait du sang… même si c’est ma mère je la tuerais » et il lance en réalité des verres contre elle ; c’est pour cela que j’ai été obligé de le mettre à Vanves. C’est aussi à ce moment qu’il combine et qu’il exécute des fugues tout à fait remarquables. Ces réactions font bien partie de la crise d’emprise, car elles cessent quelquefois subitement quand la crise se termine. Il s’est échappé de la maison de santé pendant la nuit, il a fait une expédition romanesque, il a séduit par des promesses un naïf chauffeur de taxi, il s’est caché dans la chambre du chauffeur, il a préparé tout un voyage. Puis, tout d’un coup, il abandonne de lui-même la chambre du chauffeur, il vient chez moi et il me dit d’un ton piteux : « J’ai encore fait une sottise, il faut me ramener. » Ces violences et ces réactions ne font pas partie de l’état de vide.

C’est pourquoi, après ce premier rapprochement avec les crises de psycholepsie et les sentiments du vide, je suis obligé de faire un autre rapprochement : on n’approche de la vérité que par une suite de tâtonnements. Ce qui caractérise l’état de James pendant la crise, c’est une angoisse continuelle et il ressemble maintenant aux mélancoliques anxieux. Je ne parle pas de la maladie mélancolique, plus ou moins contestée, je parle du syndrome, du sentiment de l’angoisse mélancolique caractérisée par la peur de l’action et par l’inversion des actes.[p. 161]

Il y a ici une difficulté que je signale brièvement : la peur de l’action qui caractérise la mélancolie s’applique à tous les actes ou à presque tous, c’est ce qui amène la peur de la vie, la fugue de la vie dans le suicide, si caractéristique des états mélancoliques. Or, il n’y a rien de tel chez James, qui n’a jamais songé au suicide et qui désire faire une foule d’actions, manger, sortir, voyager, etc. L’angoisse, la peur de l’action, l’inversion de l’action sont limitées chez lui à une seule catégorie d’actions, les actions sociales. Il a toujours été un déficient de l’action sociale. Son incapacité pour subir aucune discipline, son épuisement rapide dans les conversations, tandis qu’il peut lire seul pendant des heures, son extrême timidité eut été manifestes de très bonne heure. II fallait le faire sortir rapidement du salon, car il était épuisé par les efforts qu’il devait faire pour s’y tenir correctement. Peu à peu l’angoissemélancolique s’est substitué aux efforts et aux obsessions que déterminait l’action sociale. C’est cette peur systématisée à l’action sociale qui s’objective sous la forme des idées de péjoration appliquée aux hommes environnants, qui les présente sous des formes odieuses et hostiles et qui, associée avec le sentiment du vide précédent, donne naissance au sentiment du vol de la pensée.

Si j’osais, j’emploierais à son propos une expression bien peu classique, je parlerais de mélancolie systématisée. Il y avait, il y a quelques années, dans cette même maison de Vanves, une autre malade bien curieuse. Cette femme avait eu dans sa jeunesse, de 19 à 26 ans, une crise de ce qu’on appelait alors l’anorexie mentale : elle refusait désespérément de manger et avait dû être soignée dans un établissement spécial. Depuis l’âge de 26, ans, elle avait été complètement guérie, elle s’était mariée et avait eu des enfants bien portants et intelligents. A l’âge de 50 ans seulement, la même maladie avait recommencé avec une violence extraordinaire ; pour refuser de manger, elle avait fait de sérieuses tentatives de suicide et j’avais dû l’interner. Si vous aviez été la voir, vous auriez eu sur elle une impression et un diagnostic tout différent suivant [p. 162] l’heure de la journée à laquelle vous arriviez. Le matin avant 10 h. 1/2. l’après-midi de 2 h. à 5 h, 1/2, vous auriez trouvé une vieille dame intelligente et aimable, qui travaillait fort bien au tricot et à la couture, qui écrivait à ses enfants des lettres charmantes, qui vous accueillait avec bonne grâce. Mais si vous arriviez à 11 h. du matin ou à 6 h. de l’après-midi, vous auriez trouvé un démon. Elle hurlait, elle se jetait sur les gardes pour les battre, elle se précipitait à vos pieds pour vous supplier de lui accorder une journée de répit sans manger. C’était une vraie crise de mélancolie anxieuse déterminée par les apprêts du repas. Arnaud et moi nous employions à son propos le mot de mélancolie systématisée à l’acte de l’alimentation.

James a toujours été un faible social, incapable d’obéir ou de commander, incapable surtout dans les actes que j’appelle les actes de valorisation sociale : « Je ne sais jamais si je suis le premier ou de dernier » , incapable de jouer avec des camarades : « Je ne, puis faire des sports que si je suis seul »,. toujours incapable d’aimer : « Je voudrais tant aimer les gens et je ne peux pas, je ne suis jamais à mon aise avec personne ». La dépression psychologique, quand elle est déterminée par les circonstances épuisantes, porte avant tout sur la tendance la plus faible et la dépression mélancolique s’est systématisée sur les actions sociales.

Le syndrome de M. de Clérambault, qui est surtout un ensemble de sentiments, sentiments du vol de la pensée, de l’écho, du devinement de la pensée, des phénomènes irruptifs, du dédoublement, garde donc une grande importance. Il nous montre que l’affaiblissement général déterminé par des lésions, par des infections de toute espèce remontant quelquefois très loin dans l’enfance, peut prendre une forme spéciale, celle de l’emprise mélancolique systématisée aux conduites sociales. Cette étude restera importante pour l’interprétation du délire de persécution et même pour l’intelligence des sentiments sociaux. [p. 163]

DISCUSSION

M. DIDE. —J’estime qu’il est possible de rattacher à des phénomènes organiques les symptômes que vient de décrire M. Janet. Son malade présente surtout une timidité extrême et une faible aptitude à s’adapter au réel. Comme l’a montré M. Janet, ces deux éléments correspondent à l’abaissement de la tension psychologique. Si l’on croit comme moi que la pensée est une forme de l’énergie, cette faiblesse de la tension correspond à une baisse du potentiel, à une dégradation de l’énergie. Les troubles de la personnalité du malade de M. Janet sont le résultat de troubles de la cénesthésie, par atteinte du sympathique. D’après mes travaux en cours, j’espère pouvoir démontrer que chez tous les individus qui présentent des troubles profonds de la personnalité, il existe des altérations des voies centripètes cénesthésiques.

Il est intéressant de voir qu’une conception neurologique vient se superposer à la conception psychologique de M. Janet.

M. LHERMITTE. —Dans l’exposé de M. Janet, j’ai l’impression que son explication prend un défaut de continuité quand il passe du sentiment d’irréel au sentiment d’emprise. Les malades qui éprouvent le sentiment de l’irréel ont l’impression qu’ils n’existent pas, qu’ils sont morts, mais ceux qui souffrent dusentiment d’emprise se plaignent qu’on leur prend leur pensée, qu’on leur envoie des pensées étrangères. Ce dernier symptôme est différent du premier et difficile à expliquer.

M. JANET. —Chez les malades dont je parle, il n’y a pas seulement abaissement de la tension psychologique, il y a aussi abaissement de la quantité. C’est ce qui amène un abaissement de la conscience.

Quant aux troubles sympathiques dont parle M. Dide, j’ai l’impression qu’ils sont secondaires. Actuellement on tend à expliquer la genèse et le maintien de la personnalité plus par des facteurs d’ordre social que par des éléments cénesthésiques. De plus, il est difficile de ne pas admettre l’existence de [p. 164] phénomènes supérieurs qui dirigent le sympathique. Cette régulation des sentiments et de la conduite est un phénomène primitif et élémentaire qui dépend précisément de centres inférieurs dont Camus et vous-même avez montré l’importance.

Le sentiment d’emprise, est, comme le fait remarquer M. Lhermitte, quelque chose de plus que le sentiment d’irréel. C’est une réaction de défense, de lutte alors que dans le sentiment d’irréel il y a simplement une réaction de rétrécissememt.

M. DIDE. —J’admets parfaitement l’existence de centres régulateurs du psychisme, mais je, me demande si cette régulation ne dépend pas de notre vie viscérale qui nous donne la nature de notre existence. Du reste, les travaux de Camus, Lhermitte et de nombreux auteurs tendent à placer ces centres régulateurs au niveau de la terminaison des voies végétatives.

La notion de relations sociales me semble beaucoup moins importante dans la genèse de notre personnalité que l’action des éléments cénesthésiques.

Note

(1) De CLÉRAMBAULT.—Annales médico-psychol., février 1927. —G. HEUYER. Ibid., novembre 1926. [en ligne sur notre site]

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