Henri Delacroix. Sur la structure logique du rêve. Article paru dans la « Revue de Métaphysique et de Morale », (Paris, douzième année, 1904, pp. 921-934.

delacroixreve0001-delacroix-henri-203x300Henri Delacroix. Sur la structure logique du rêve. Article paru dans la « Revue de Métaphysique et de Morale », (Paris, douzième année, 1904, pp. 921-934.

Henri Delacroix 1873-1937). Philosophe et psychologue. Il est l’élève de Henri Bergson au Lycée Henri IV à Paris. Agrège de philosophie il soutient une thèse de doctorat intitulée Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle en 1900. Il enseigne au lycée de Pau (1899-1901) puis est maître de conférences à l’université de Montpellier (1901-1902), de Caen. Il est nommé ensuite à la faculté des Lettres de Paris à partir de 1919, comme maître de conférences puis à une chaire professorale. Il est élu doyen de la Sorbonne en 1928.
Quelques publications retenues parmi les nombreux articles publiés :
— Note sur la cohérence des rêves. Extrait du « Rapport au Congrès international de philosophie », seconde session, (Paris), 1905, pp. 556-560. [en ligne sur notre site]
—  Études d’histoire et de psychologie du mysticisme, Paris, Félix Alcan, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1908
—  La religion et la foi. Paris, Félix Alcan, 1922. 1 vol. in-8°, XII p., 462 p., 1 fnch.
—  Le langage et la pensée. Paris, Félix Alcan, 1924. 1 vol. in-8°, 602 p., 1 fnch. Bibliographie. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». – Nouvelle édition, revue, remaniée et augmentée. Deuxième édition, revue et complètée. Paris, Félix Alcan, 1930.
—  Au seuil du langage. Journal de psychologie normale et pathologique, 1933..
—  L’enfant et le langage. Paris, Félix Alcan, 1934. 1 vol. 12/18.8, 4 ffnch., 118 p., 1 fnch. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». Broché. E.O. 02/08/98
—  Le Temps et les Souvenirs. Le rêve et la rêverie. Extrait du Nouveau Traité de Psychologie de Georges Dumas. T. V. Paris, Félix Alcan, 1936. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., pp. 305-404. 5/3/97
—  Les grands mystiques chrétiens. Nouvelle édition. Paris, Presses Universitaires de France, 1938. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., XIX p., 470 p., 1 fnch.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes en bas de page ont été renvoyées en fin de texte. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 921]

SUR LA STRUCTURE LOGIQUE DU RÊVE

Tous les psychologues s’accordent à reconnaître que le rêve a pour matière des sensations et des images ; les récents travaux ont confirmé les anciens et établi avec beaucoup de précision le rôle des sensations internes, des sensations externes et en dernier lieu des sensations subjectives, en particulier des sensations visuelles subjectives. D’autre part, que l’image soit nécessaire au rêve et qu’il n’y ait pour ainsi dire point de rêve sans images, cela est établi par l’analyse qui dégage de tout rêve des images, même de cette espèce de rêves qui semble, an premier abord, formée uniquement de tableaux perceptifs ; en ce cas même c’est l’image qui en s’ajoutant. à la sensation constitue la perception illusoire. La seule question qui puisse diviser les observateurs, c’est de savoir si les images peuvent, à elles seules constituer un rêve, ou si dans tous les cas la sensation est nécessaire ; en d’autres termes, si tous les rêves obéissent à une excitation sensorielle, ou s’il n’y en a pas qui soient de simples suites de représentations ; en d’autres termes encore, s’il y a des rêves psychiques et des rêves sensoriels, ou bien uniquement des rêves sensoriels, la sensation éveillant du reste dans l’esprit le complément nécessaire d’images. Il y a bien des rêves qui semblent n’être que des souvenirs, ou des rêveries analogues à celles de la veille, lorsque la distraction supprime, autant qu’il se peut, la perception ; mais on ne peut affirmer absolument qu’ils n’aient pas pour point de départ ou pour point de repère une sensation ou des sensations inaperçues comme telles. L’analyse de l’hallucination a fait rentrer beaucoup d’hallucinations dites centrales dans le groupe des hallucinations dites périphériques, c’est-à-dire liées à des sensations subjectives ; le rôle des sensations subjectives et consécutives dans l’idéation même de la veille a été finement indiqué par William James. La question est au fond à peu près insoluble ; il me paraît impossible de décider par l’expérience et en dehors de toute [p. 922] théorie sur l’activité mentale, si tout jeu d’images a ou n’a pas un substratum ou à tout le moins un excitant sensoriel ; prenons le groupe d’images en apparence le moins lié aux sensations présentes ; on peut toujours se demander s’il n’est pas le produit, par voie réflexe (1), de l’excitation qu’apportent à l’esprit ces sensations, et s’il ne contient pas quelque qualité affective ou intellectuelle que lui confèrent ces sensations. Mais comme dans le rêve l’image déborde en tous cas la sensation, s’il y a sensation, le rapport de l’image à la sensation et des images entre elles, pour la construction du rêve, soulève toute une série de problèmes.

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Justo Herder. EL SUEÑO DE  S. FREUD

Les perceptions du rêve sont des illusions (2) ; au lieu de percevoir exactement, comme l’homme éveillé, le dormeur, sur une sensation donnée, échafaude une construction imaginaire. Par conséquent : 1° pourquoi, au lieu de percevoir, construisons-nous des illusions ; 2° pourquoi construisons-nous telle illusion au lieu de telle autre ; pourquoi ajoutons-nous à la sensation, pour former la perception illusoire, telle image, au lieu de telle autre ? A la première question on répond en montrant dans cette désorganisation intellectuelle, dans cette dissociation mentale, justement le caractère propre du rêve ; la pensée éveillée est dressée à lier, suivant des lois d’utilité, d’habitude et de ressemblance, aux sensations élémentaires certaines images interprétatives qui les achèvent en perceptions. Cette adaptation exacte, cette précision d’ajustement, pour employer l’expression de M. Bergson, est suspendue dans le sommeil ; le lien normal est rompu entre la sensation et l’image (3). Il est vrai qu’il reste à analyser de plus près cette notion qui exprime les faits plus encore qu’elle ne les explique. A la deuxième question on a essayé de répondre en montrant qu’il y a dans la conscience certaines images privilégiées et qui n’étant point combattues par les sensations réductrices et les préoccupations pratiques et théoriques de la [p. 923] veille, accaparent la sensation et la détournent à leur profit. M. Delage a cherché à établir que ces images reproduisent toutes des impressions de la veille perçues, mais non aperçues, et qui, dégagées de la contrainte que d’autres plus puissantes, faisaient peser sur elles, envahissent la conscience du sommeil et se développent en rêve ; le rêve serait ainsi le reflet agrandi d’événements récents et indifférents (4). Il est, croyons-nous, difficile d’établir que les images du rêve appartiennent toutes à cette catégorie ; sans doute cette théorie est basée sur l’observation personnelle de l’auteur et il est vraisemblable qu’elle s’applique à d’autres individus, et qu’elle met en relief un certain type de rêveurs et une certaine famille de rêves (5) ; mais d’autres observations limitent sa portée ; il y a des rêves qui mettent en jeu des images importantes et anciennes. D’autre part, entre cette masse d’images qui afflue à la conscience, comment l’ordre arrive-t-il à s’établir ? comment s’organise-t-il des ensembles ? Il faut pénétrer plus avant dans la structure logique du rêve pour expliquer la reviviscence et la combinaison des images.

Le rêve est rarement un tableau perceptif, une simple illusion, ou, si l’on veut, une simple hallucination visuelle, auditive, etc. ; plus souvent il présente une succession de tableaux ; souvent encore outre des tableaux il enferme des états d’une autre espèce, des états affectifs, logiques, des mouvements, etc. Or il arrive que cette masse se compose et forme une suite. On doit se demander d’où vient ce caractère de cohérence. En effet, l’incohérence semble devoir être la règle : 1° les sensations qui se succèdent, distinctes et discontinues, forment à tout moment un point de départ à de nouvelles associations sans lien avec les précédentes ; 2° le jeu des images, livré au hasard de l’automatisme, affranchi du contrôle de la réflexion, devrait dériver à tout instant, comme il arrive dès que nous cessons de surveiller nos idées ; d’autant que si l’on admet l’hypothèse d’images privilégiées, nombreuses sont celles qui tendent à la conscience, nombreuses par conséquent les complications et les combinaisons disparates qu’elles peuvent former.

Si on examine les rêves du point de vue de la cohérence qu’ils [p. 924] présentent, on doit, croyons-nous, distinguer cinq catégories (6) :

1° Les rêves cohérents et sensés : ceux qui pourraient, à la rigueur, pénétrer et qui pénètrent parfois, par une illusion de la mémoire, dans le système de la veille ; ces rêves sont analogues aux successions de faits ou de représentations qui se déroulent dans la veille ; parfois ils ne sont que des reproductions d’événements passés ; souvent ils sont la représentation de faits irréels, mais possibles.

 

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Tawfiq Belfadel – Aïcha au bois dormant (Nouvelle)

2° Les rêves cohérents, mais non sensés ; ils enferment quelque événement qui répugne au système de la veille, quelque invraisemblance, quelque impossibilité ; les images se suivent et se tiennent, mais il y a quelque part de l’étrange et de l’invraisemblable. Ces rêves sont parents de certaines rêveries qui s’évadent dans l’impossible et le merveilleux ; ils admettent mainte représentation, mainte notion contraire à la normale ; ainsi procède l’imagination primitive et poétique dans les contes de fée par exemple.

Dans ces deux catégories nous trouvons une suite bien liée d’images, une certaine unité d’action qui parfois même s’accompagne d’unité de temps et de lieu ; la seule différence c’est que la première catégorie est construite sur le type de la veille, de la succession régulière et objective des phénomènes et des actes, et que la seconde admet les caprices d’une pensée subjective qui se plaît à oublier les lois et les principes.

3° Les rêves incohérents, mais dont on ne peut dire qu’ils n’aient aucun sens, et dans lesquels on soupçonne et découvre parfois un sens lointain ou une pluralité de sens simultanés. Ce sont des rêves-rébus ; les images qu’ils enferment sont liées à l’idée qu’elles expriment par une relation plus ou moins accidentelle (relation de contiguïté ou de ressemblance extérieure). En remontant la série de ces images on arrive parfois à un fait ou à une représentation dont elles sont le substitut. Ces rêves laissent au réveil l’impression contradictoire d’être inintelligibles et pourtant d’avoir un sens : parfois ce sens se laisse entrevoir de lui-même dans la suite par une image claire qui surgit ou par une vague tonalité émotionnelle qui persiste ; parfois en suivant à la piste les associations d’idées que ses éléments évoquent nous arrivons à la solution. Le livre si ingénieux de Freud (7) est plein d’observations de ce genre et l’auteur s’attache à les expliquer par une méthode périlleuse à force d’être subtile et [p. 925] qui fait songer par moment à la virtuosité des oniromanciens grecs. D’autre part, les rêves de cette catégorie peuvent combiner plusieurs sens, exprimer par exemple un faisceau de préoccupations diverses ; c’est alors un écheveau embrouillé, l’amalgame d’un certain nombre de tendances dissemblables. Nous ne citons pas d’exemple : le schéma que nous traçons permettra à tout observateur attentif de rattacher s’il y a lieu à ce type quelques faits personnels.

4° Les rêves incohérents et à transformations, c’est-à-dire à signification changeante. L’incohérence résulte ici non pas de la fragilité et du caractère arbitraire de la relation qui unit l’image à l’idée qu’elle exprime, ou bien du conflit de plusieurs tendances, mais bien du changement d’interprétation qui se fait au cours du rêve. Les rêves de ce genre sont des tissus d’épisodes ; aucun d’eux ne parvient à constituer l’intrigue centrale, le nœud de l’action. Une image était une chose, puis elle est une autre ; un personnage se transforme et devient successivement plusieurs personnes : dans le même lieu s’accomplissent des faits que ne relie aucune unité d’action ; un motif s’ébauche et brusquement s’interrompt ; le rêve déraille et ne revient pas sur la voie primitive ; c’est une série de phrases que ne dirige pas une même inspiration et qui obéit au hasard des associations verbales ou aux caprices d’imagination de l’auteur; un réseau d’épisodes sans idée sous-jacente, qui ne réussit que momentanément à faire son unité.

5° Enfin au dernier degré les rêves incohérents et dépourvus de sens : simple suite d’images qui n’ont point de rapport entre elles, ou bien image unique qui ne semble pas liée à un contenu mental précis. Ces rêves sont constitués soit par un défilé d’images éparses et que ne coordonne aucun sens, soit par un tableau indistinct. Nous verrons que certains psychologues font de ces images sans lien et sans signification la matière de tous les rêves et qu’ils attribuent à un travail logique l’interprétation que nous parvenons parfois à en dégager ; on peut se demander aussi bien si ces rêves existent comme tels ou si nous n’avons pas devant nous des débris de rêves plus complexes et plus harmonieux.

Nous laissons de côté, dans cette étude qui ne veut tracer qu’un schéma et non pas une description complète, une foule de questions connexes (pour n’en citer qu’une, la proportion des rêves de chaque catégorie dans nos observations), et nous venons d’emblée au problème capital : comment expliquer cette cohérence logique de [p. 926] certains rêves que nous savons fréquente ? et comment expliquer ces différents degrés de cohérence, ces différentes structures, qui vont d’une composition aussi soutenue que celle de la veille à une confusion insaisissable ?

Deux psychologues, Leroy et Tobolowska (8), ont, dans ces derniers temps, proposé une intéressante hypothèse : la cohérence du rêve serait due à une construction rationnelle qui s’exerce sur les images incohérentes et confuses du rêve et les compose en un ensemble intelligible. L’homme qui rêve assiste à un défilé d’images en soi incohérentes, à une suite de tableaux dont les liens réels sont des analogies qui nous échappent complètement ou des associations qui n’ont rien de rationnel ; mais il y ajoute une interprétation qui arrive à faire corps avec ces images ; il crée des liens entre ces éléments détachés, et son interprétation personnelle, s’objectivant, lui apparaît comme la pensée qui a régi la succession de ces tableaux. C’est ainsi quel le dormeur interprète chacune des hallucinations du rêve au moment où elle apparaît et l’identifie, et que par un travail de synthèse il la relie à d’autres. Cette interprétation, du reste, peut être intermittente ; elle peut aussi être donnée tout d’un coup par une image plus précise qui sert de clef à ce qui précède et impose sa signification à ce qui suit, etc. ; de plus elle peut s’objectiver, c’est-à-dire provoquer dans la conscience du dormeur des images ou des hallucinations secondaires qui n’en sont que la projection.

Cette fonction d’interprétation n’est pas particulière au rêve ; c’est le même travail de coordination logique que nous faisons sur nos sensations pendant la veille ; l’habitude mentale d’un monde extérieur persiste et s’emparant des sensations du sommeil engendre le monde du rêve (9).

Cette intéressante hypothèse avait été déjà formulée explicitement par James Sully ; il expliquait par elle ce qu’il appelait l’unité dramatique du rêve, réservant à l’émotion la tâche d’en constituer l’unité lyrique. Ce besoin intellectuel de la suite logique est présent dans tous nos efforts pour saisir un fil conducteur dans une scène [p.927] peu familière. « Dans un chaos d’impressions nous cherchons un schème pour le comprendre (10). »

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Giovanni Tommasi Ferroni. Antiope.

Cette théorie enferme une part de vérité et nous accorderons que certains rêves sont construits de cette manière : nos deux dernières classes de rêves y répondent et se laissent expliquer par elle, au moins dans une certaine mesure : certains faits du reste la corroborent. Parfois en nous rappelant un rêve nous avons comme un léger sentiment que la liaison de ses images était assez factice et que nous y avons construit, chemin faisant, une hypothèse qui n’y était pas donnée ; parfois même en rêvant nous percevons un faible effort pour organiser notre rêve, pour nous y reconnaître dans une confusion singulière (11) ; parfois encore une image claire, qui surgit brusquement et qui nous est intelligible d’emblée, nous fait comprendre ce qui la précédait, c’est-à-dire fait que nous projetons dans les faits antérieurs l’interprétation qu’elle apporte ; il nous arrive en rêve de subir, de la part des images qui surgissent, comme un étonnement, comme un sentiment d’étrangeté, de non-compréhension qui cesse instantanément devant telle image plus claire ou devant une idée qui nous vient à la façon d’une inspiration et nous fait sentir que cette fois « nous y sommes ». Mais cette théorie s’applique-t-elle à tous les faits ? Lorsqu’un rêve se déroule, comme il arrive souvent, avec une admirable suite, lorsqu’il gravite autour d’une image centrale claire et familière qui lui impose d’abord sa signification et son unité, faut-il parler d’un ordre introduit par surprise dans une série de données incohérentes ? Certaines personnes connaissent bien ce que nous appellerons les rêves familiers, c’est-à-dire ceux qui reviennent souvent, variés dans leurs détails et leurs combinaisons, mais exprimant tous un même faisceau de préoccupations et de tendances, rêves que l’on peut classer tous ensemble sous une rubrique, caractériser d’une épithète ou d’un mot significatif et dont les multiples épisodes sont l’amplification d’un thème unique. En d’autres rêves que l’on peut aussi classer dans nos deux premières catégories, nous assistons au développement d’une image plutôt qu’à une suite d’images et cette image initiale est prise toute faite de la veille ou construite d’emblée dans le sommeil. De tels [p. 928] faits n’établiraient-ils pas à tout le moins que si le rêve est originairement un chaos d’impressions auquel l’esprit cherche un schéma explicatif ; certains schémas sont comme présents, et prêts à unifier cette diversité ? Il y aurait donc en présence — non point, comme le veut la théorie, une matière du rêve qui serait une suite sans lien d’images et une forme qui viendrait d’un travail rationnel, d’une fonction critique opérant sur cette matière, — mais bien cette suite discontinue et des formules latentes qui passant à l’acte à la première sollicitation et développant leur richesse interne y réaliseraient l’unité. Mais faut-il même admettre que l’incohérence des images du rêve soit dans tous les cas le fait primitif ? La théorie sépare d’une façon trop tranchée le fond, la matière du rêve d’avec sa forme; dire que la matière du rêve est une suite sans lien d’images et que le lien vient d’un travail rationnel, d’une fonction critique qui opère sur cette matière donnée, c’est oublier qu’un jeu d’images n’est pas par essence une forme incohérente et qu’une forme synthé­tique n’est pas par essence une forme vide. Si nous consultons les faits, ils nous montrent que dans le rêve nous n’allons pas toujours d’une image quelconque à une interprétation ; car souvent le rêve ne fait que continuer la rêverie présomnique ; l’image mentale de la rêverie qui devient l’image hallucinatoire du rêve est donc solidaire de tout un groupe d’états psychiques, solidement constitué dans la veille ; ici le sens du rêve, l’interprétation de l’image est donnée dans l’image, avant l’image, si l’on peut dire, exactement comme cela se produit dans ces hallucinations secondaires du rêve, dont parle Leroy, qui ne sont que la projection de l’interprétation déjà obtenue, de la pensée dégagée du rêve. D’autre part il y a dans le rêve des images complexes et nettes, qui portent, si l’on peut dire, leur légende dans leurs détails sans qu’il soit besoin d’un effort d’assimilation et d’un travail parallèle d’interprétation ; l’observation y montre une aptitude — analogue à celle de la veille — à développer une image complexe, que cette image ait été donnée ou non dans la veille ; car il peut se faire qu’elle soit donnée pour la première fois, c’est-à-dire construite d’emblée, dans lc sommeil, comme le montrent certaines observations de rêves qui innovent et inventent. On oublie trop que beaucoup de nos associations ne sont que des dissociations, c’est-à-dire que nous pensons par analyse et développement progressif d’images complexes, lentement ou brusquement constituées, à peu près aussi souvent que [p. 929] sous la forme décrite par les psychologues de l’association ; il y a dans notre pensée des groupes, des systèmes d’images orientés autour d’une ou de plusieurs images principales, de véritables thèmes qui se constituent, se maintiennent, s’enrichissent et se dissolvent au cours de notre expérience. Ces thèmes enferment tout un jeu de tendances, d’émotions, de représentations. Nous ne voulons pas analyser ici ce phénomène ; c’est là un problème de psychologie générale (12), et nous le prenons à titre de fait ; l’étude de la rêverie ordinaire et de la création artistique est particulièrement propre à montrer, en l’amplifiant, le rôle que ces thèmes jouent dans toute pensée ; on a établi avec beaucoup de sagacité que nous avons tous certains thèmes préférés de rêverie qui laissent échapper à l’heure favorable les images qu’ils contiennent en acte ou en puissance ; à côté des thèmes que notre expérience a constitués par l’association des événements que nous avons vécus, à côté de ces rubriques qui sont l’œuvre de notre mémoire organisée, l’imagination subconsciente construit, par des procédés qu’on a à peine explorés, des images complexes, riches en détails, prêtes à passer à l’état explicite, ou bien encore de vagues aspirations confuses qui sont un appel à l’image plutôt que des images formées, qui signifient un mouvement, une direction dans le flot obscur des représentation s plutôt qu’une combinaison réalisée. Or bien des rêves sont analogues à ces rêveries de la veille ; soit qu’ils ne fassent que reprendre, sous une forme ancienne ou nouvelle — répétition ou variation, — un motif, un thème déjà employé ; soit qu’ils partent d’un thème nouveau, non donné dans la veille ; soit qu’ils développent un thème de la veille demeuré à l’état latent ; et pour ceux-là nous sommes obligés d’admettre que le rêveur endormi, comme le rêveur éveillé, ne laisse point aller sa pensée à un pur défilé d’images sans liaison interne, mais qu’elle se meut au sein d’une organisation préétablie ; il décompose des ensembles au lieu de relier des éléments épars.

Dans la veille, c’est surtout la valeur émotionnelle de ces thèmes qui assure leur persistance et leur répétition ; les thèmes qui reposent sur un désir ou une crainte ont pour caractère de se répéter comme ce désir et cette crainte ; or notre vie consciente et subconsciente repose sur un faisceau de tendances, les unes passagères, les autres permanentes; mais les passagères n’étant au fond qu’une complication [p. 930] des permanentes sont encore, relativement aux représentations comme telles, fort durables et se répètent en mille tons différents. Le désir, la crainte, les émotions-tendances sont ainsi le fil directeur à travers les représentations qui composent ces théories et en même temps la cause de leur apparition ; et de la prompte et fréquente orientation de certains rêves vers des sujets que nous craignons et désirons on peut conclure qu’un désir ou une crainte, provoqués par telle ou telle représentation qui survient, développent la série d’images qu’ils contiennent ou bien spontanément entrent en scène et se déploient en images. Ainsi dans les rêves constitués par la dissociation de ce que nous avons appelé un thème, l’unité intellectuelle se complique d’unité affective : l’excitation et la dépression, la tension et la détente que toutes les émotions-tendances impliquent, règlent la richesse, la durée, la rapidité, les oscillations, les péripéties du cours des images.

Qu’elle se présente comme tendance ou comme état, l’émotion joue dans le rêve le même rôle d’unité que dans la veille ; elle met en rapport et fait entrer dans le même cadre des représentations différentes quant au contenu intellectuel : c’est ainsi que des images hétérogènes et qui même relèvent de sens différents, mais qui ont toutes un même coefficient affectif, s’associent volontiers : de même en poésie une série de métaphores qui, différentes par les images qu’elles contiennent, évoquent pourtant un même caractère affectif, constituent facilement un tout. De plus l’émotion dominante, en passant par transfert à tout le contenu mental, lui impose une sorte d’unité d’action : ainsi les rêves d’angoisse et de peur, où toute image en vient à signifier une menace. Enfin l’émotion provoque une véritable inhibition mentale, et ne laisse passer que celles d’entre les images qui s’accordent avec elle. Or sans vouloir donner à tous les rêves une racine affective, on ne peut nier que l’émotion soit souvent présente à la vie du rêve, soit qu’elle vienne des images mentales présentes dans l’esprit, soit qu’elle se dégage des sensations organiques qui, entrant dans sa composition, sont aptes à la susciter puisqu’elles la commencent, soit qu’elle persiste de la veille.

Il nous semble donc qu’il y a à la base de la plupart des rêves une idée, nous voulons dire une donnée essentiellement modifiable et mobile impliquée dans le groupe d’images qui apparaît d’abord et dont ce groupe d’images est la représentation ; cette idée peut être [p. 931] plus profonde que le groupe d’images, elle peut être sous-jacente ; c’est-à-dire qu’elle peut diriger le mouvement des images sans y être présente, sans s’y formuler en termes explicites ; comme il arrive lorsqu’un désir secret ou une préoccupation subconsciente se traduisent dans la conscience par des représentations dont on ne comprend pas tout de suite la signification véritable et l’enchaînement [c’est nous qui soulignons]. De ce phénomène normal la pathologie nous montre l’exagération par les idées fixes subconscientes qui, ignorées du malade, dirigent pourtant en partie le cours de ses représentations. Ou bien au contraire l’idée, la donnée originaire du rêve peut n’être pas autre chose que ce groupe d’images apparu d’abord et qui formant une sorte de système se développe et s’analyse, comme l’improvisation du poète ou du musicien. Mais nous trouvons dans les études citées de Leroy et Tobolowska des faits qui ne semblent pas s’accorder avec cette manière de voir : 1° dans la plupart des cas où apparaît en même temps qu’une hallucination du rêve une idée, il n’y a d’autre lien réel que leur coexistence ; la première apparaît au dormeur comme un symbole de la seconde ; éveillé, il ne voit plus le lien. Nous acceptons ce fait que nous avons constaté à plusieurs reprises ; mais il prouve seulement que l’hallucination du rêve n’a pas de rapport avec l’idée coexistante et actuellement consciente ; on peut encore supposer qu’elle dépend d’une idée sous-jacente. L’imagerie mentale de la veille nous fournit de nombreux cas analogues : nous lisons, nous réfléchissons et des images se glissent dans notre conscience qui ne répondent pas à ce que nous pensons ; on invoque l’association médiate qui explique bien des cas : une analyse plus subtile montre souvent à l ‘œuvre des courants subconscients, des perceptions actuelles subconscientes, tout le flot de pensée qui n’est pas compris de façon claire et distincte dans la systématisation du moment ; souvent un examen réfléchi nous fait découvrir dans le rêve comme dans la veille ce que signifiait telle image, c’est-à-dire à quel courant de pensée elle se l’attachait ; c’est ce qui arrive surtout pour ces rêves que nous avons appelés des rébus, où plusieurs courants de pensée se croisent et mêlent leurs images.

2° Les hallucinations hypnagogiques semblent n’avoir pas de cause psychologique appréciable et elles se succèdent de la façon la plus incohérente. Sans discuter ici la nature de l’hallucination hypnagogique, bornons-nous à faire remarquer que plusieurs observations montrent la liaison de l’hallucination hypnagogique avec certaines [p. 932] préoccupations et certains besoins organiques (13) ; qu’il y a des cas d’hallucinations hypnagogiques provoquées et que l’hallucination est alors manifestement l’objectivation d’une pensée : que l’hallucination hypnagogique pourrait être l’esquisse brusquement interrompue d’un rêve puisqu’on la voit parfois reparaître dans le rêve (14). Il ne servirait à rien d’objecter à ce dernier fait que rêve et hallucination hypnagogique sont alors indépendants l’un de l’autre et ne sont l’un et l’autre que l’objectivation, la projection sous deux formes différentes et à deux moments distincts d’une même pensée obsédante : puisqu’on nous accorderait dans l’objection même ce que nous prétendons, à savait’ que l’hallucination hypnagogique peut être la projection en image hallucinatoire d’une pensée, et non pas seulement un phénomène sensoriel qui jette un éclat particulier.

Nous nous croyons fondés à soutenir que les rêves cohérents, qu’ils se jouent dans le possible ou l’impossible et même les rêves incohérents, ceux d’entre eux du moins où nous découvrons par analyse un faisceau de tendances enchevêtrées et une combinaison disparate de représentations se rapportant à ces tendances, ou bien encore des séries de représentations qui ont dévié progressivement on brusquement de la donnée initiale sont analogues aux rêveries de la veille. Ils sont le développement plus ou moins continu d’un thème mental, la combinaison plus ou moins harmonieuse de plusieurs thèmes. Un même thème peut reparaître à de plus ou moins longs intervalles comme le montrent les rêves familiers. Dans le sommeil comme dans la veille, le thème, menacé à tout instant par l’afflux de sensations nouvelles et par le jeu d’images accessoires, se maintient ou se dissout suivant son importance et l’état du moment ; rêves du sommeil, rêveries de la veille déraillent pour la même cause et se défendent de la même manière ; si dans la veille l’attention réfléchie collabore parfois à l’évolution de l’image, dans le sommeil la réduction de la conscience et l’élévation du seuil de l’excitation fortifient le caractère monoïdéique du thème en voie de développement ; de sorte qu’il en résulte une distraction généralisée, une anesthésie systématique par rapport à toute sensation qui ne peut entrer dans le système présent, et une merveilleuse aptitude à y incorporer, pourvu qu’elles n’y soient point irréductibles, les sensations importunes (ce que [p. 933] prouvent tous les rêves où nous interprétons une sensation en fonction de notre rêve). Qu’on n’objecte pas que dans le sommeil l’esprit n’est pas capable de s’affranchir des sensations pour développer à loisir des thèmes préformés ; outre l’observation précédente, nous ferons remarquer que souvent, dans la veille même, la rêverie s’édifie sur des sensations. La sensation est par essence un appel à l’image et s’il est vrai que la précision de la vie éveillée consiste à ne projeter sur la sensation que, des images adéquates, il est vrai aussi qu’il demeure autour de la perception ainsi formée un halo d’images à peine ébauchées et que le moindre relâchement d’attention, le moindre oubli de la vie ordinaire, la moindre chute dans « l’état de rêve » laisse apparaître ; l’image s’évade pour ainsi dire de la sensation et commence sa vie propre. Des expériences précises (crystallgazing) ont montré à quel point, dans certains états d’esprit, la sensation est habile à éveiller des images de même ordre sensoriel ou complémentaires, et à leur fournir un point de repère ; dans l’état de rêve la sensation n’est qu’une suggestion. L’unité du rêve est donc la même que l’imagination de la veille met dans ses œuvres : tendance à composer des ensembles, à « penser figuré » et par systèmes. On parle souvent, une image psychique étant donnée, de son développement par association et on est embarrassé pour dire pourquoi elle se développe dans tel ou tel sens ; on a recours à des hypothèses exactes parfois (constellation, état somatique, etc.). Mais quelquefois aussi cette image n’est que la face éclairée d’un groupe plus complexe et c’est à ce titre qu’elle persiste et se développe. Qu’elle construise des images par fusion d’éléments empruntés à des apports divers d’expériences, ou des successions d’images, l’imagination se comporte comme une fonction synthétique qui pose le tout en même temps que les parties. Il n’y a, entre le rêve et la rêverie, qu’une différence de complication et de systématisation. La vie de la veille est un système très complexe de représentations et de principes, de tendances et de fins, d’habitudes et de souvenirs, qu’une sévère fonction de synthèse dis­ pose en étages successifs. Quand cette organisation de la veille s’écroule dans le sommeil, c’est un tort de croire que la conscience tombe d’emblée à l’amorphe, à l’inorganisé; ce qui a disparu c’est surtout l’unité centrale, la hiérarchie des aspirations et des fins, coordination des sensations et des images, des images et des mouvements, la solidarité du présent et du passé, la préformation [p. 934] de l’avenir dans le présent, la conscience du moi total, d’un mot l’orientation psychique. Ce qui demeure, c’est une multitude désagrégée de systèmes psychiques, dont quelques-uns franchissent le seuil de la conscience et deviennent des rêves ; de la cohérence de la veille à l’incohérence qu’on remarque parfois dans le sommeil il y a donc bien des formes intermédiaires et nous avons essayé d’en déterminer quelques-unes. Mais il semble bien que l’incohérence soit une limite plutôt qu’un état. La vie du rêve est une vie élémentaire. Mais tout élément psychique est déjà un système d’ordre plus ou moins élevé.

NOTES

(1) Au sens où l’on prend- ce mot quand on parle, par exemple, d’hallucinations réflexes.

(2) Parfois dans le sommeil nous avons des sensations exactes quoique confuses ; ex. : une douleur que nous percevons vaguement comme telle, sans l’envelopper dans un rêve, mais aussi sans la localiser et sans nous l’attribuer de façon précise. On ne peut dire alors que nous rêvions ; ce qui est en jeu ici, si ce phénomène ne s’accomplit pas dans une phase de réveil, c’est cette subconscience du réel qui, à travers la torpeur du sommeil et les fantasmagories du rêve, continue de percevoir le moi endormi, comme dans le cas où nous nous réveillons à heure voulue.

(3) Voir la très belle étude de M. Bergson dans le Bulletin de l’Institut psychologique, 1901.

(4) Revue scientifique, 1891.

(5) L’étude méthodique des rêves montrera, croyons-nous, de plus en plus qu’il y a différentes façons de rêver et différents types de rêveurs. Que de formes intermédiaires entre le rêve, pure reproduction d’obscurs souvenirs du jour ou maigre interprétation d’une sensation et les grands rêves imaginatifs ! Que de degrés depuis celui qui ne rêve pas jusqu’à un Hervey de Saint-Denys !

(6) Cf. Freud, Uber den Traum, 1901.

(7) Die Traumdeutunq, 1900.

(8) Tobolowska, Etude sur les illusions de temps dans les rêves du sommeil normal ; 1900, Leroy et Tobolowska, Mécanisme intellectuel du rêve, Rev, philos.,1901.

(9) D’autres auteurs, dont nous ne discuterons pas ici la théorie, ont cru pouvoir placer le rêve au moment du réveil et ils ont attribué à la pensée de le veille la fonction de construire le rêve avec les images présentes dans la pensée du sommeil. Voir en particulier Goblot, Rec, phil., 1896, et Foucault, Th.

lat., Alcan, 1901.

(10) J. Sully. Les illusions, Alcan.

(11) Je rapprocherai de ce sentirment un curieux sentiment que j’appellerai sentiment d’ « ad libitum » : deux interprétations, deux sens sont donnés en même temps dans le rêve et l’esprit se sent libre de choisir, de s’orienter vers l’un ou l’autre.

(12) Voir Bergson, Matière et Mémoire ; Binet, Etudes expérimentales de l’intelligence.

(13) Maury, Annales médico-psychologiques, 1857 ; Le sommeil et les rêves ; Flournoy, in Meyers, Human Personality, I, 568.

(14) Maury, ibid.

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