Henri Dagonet. Du rêve et du délire alcoolique. Extrait des « Annales médico-psychologique », 7e série, T. IX, 47e année, 1889, pp. 193-208 et 7e série, T. X, 47e année, 1889, 337-354.

Henri Dagonet. Du rêve et du délire alcoolique. Extrait des « Annales médico-psychologique », (Paris), 7e série, T. IX, 47e année, 1889, pp. 193-208 et 7e série, T. X, 47e année, 1889, 337-354.

 

Henri Dagonet (1823-1902). Médecin aliéniste. Président de la la Société médico-psychologique (1885). Fils de Grégoire Dagonet, lui même médecin aliénéniste et fondateur de l’asile de Châlons-sur-Marne. A l’ouverture de l’asile Sainte-Anne en 1867, il est nommé médecin en chef de la division des hommes.

Il est l’auteur d’un Traité élémentaire et pratique des maladies mentales, qui connut deux éditions. La seconde de 1876, a cela de remarquable qu’elle fut la première publication psychiatrique à faire appel à la photographie. Mais aussi :
Les sentiments et les passions dans leurs rapports avec l’aliénation mentale. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 8esérie, t. II, juillet 1895, pp. 5-32. [en ligne sur notre site]
LES PLANCHES EN PHOTOGLYPIE du Nouveau traité élémentaire et pratique des maladies mentales, suivi de considérations pratiques sur l’administration des asiles d’aliénés, avec huit planches en photoglypie représentant 33 types d’aliénés. Paris, J.-B. Baillière et fils, 1876. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., IV p., 732 p. [Les clichés sont signés J. Valette, et reproduits par Lemercier.] [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

DU RÊVE ET DU DÉLIRE ALCOOLIOUE

par le Dr H. DAGONET

Le rêve a été l’objet d’importants travaux ; on a cherché à expliquer le ·mécanisme et les conditions dans lesquelles il se formait. On s’est demandé si dans quelques circonstances il ne se prolongeait pas à l’état de veille, et si, pour quelques-unes de ses formes, la folie n’était pas elle-même le rêve de l’homme éveillé, comme l’a pensé Moreau (de Tours).

Le rêve, dans les conditions physiologiques où on l’observe, chez l’homme en bonne santé, est cet état psychologique favorisé par le sommeil, pendant lequel les organes chargés des fonctions psychiques se reposent et réparent leurs forces. Pendant le sommeil, les actes qui exigent le concours de la volonté sont suspendus, les fonctions .des organes de la vie. de relation sont supprimées, tandis que celles de la vie organique persistent avec une énergie plus ou moins grande. Suivant Magendie, le cerveau cesse d’agir comme organe de l’intelligence, mais continue d’influencer les muscles de la respiration, le cœur, les sécrétions, la nutrition, etc.

Le sommeil (Mathias Duval, Dict. Jaccoud, art. Sommeil, p. 274, .v. 33) peut être, complet, absolu, et [p. 194] alors toutes les parties des hémisphères sont en état de repos ; mais le plus souvent quelques régions du cerveau veillent parfaitement au milieu du sommeil général, et il en résulte des rêves. Il est bien certain, ajoute l’auteur que nous citons, que, le sommeil profond ou complet, sans rêves, existe, malgré l’opinion des philosophes qui ont nié le sommeil sans rêves, parce que, suivant eux, il ne saurait exister d’interruption dans la pensé, celle-ci n’étant après tout, comme la physiologie en fournit la preuve, qu’une fonction dont le cerveau est l’organe.

Le sommeil complet peut s’établir presque d’emblée, mais il est le plus souvent précédé d’une période dite hypnagogique, période intermédiaire à l’état de veille et de sommeil ; il peut de même cesser brusquement ; mais le plus souvent aussi, le retour à l’état de veille fait suite à cette même période ; il a lieu par degrés successifs, dans lesquels se réveille tour à tour chaque faculté, ce qui produit un état de rêvasserie bien connu, où, selon l’expression consacrée, le sujet se sent dormir, (Mathias Duval, op. cit., p. 268.)

Mosso, dans un-mémoire lu à l’Académie des sciences de Turin (1875), admet également un sommeil profond, complet, pendant lequel la circulation est parfaitement uniforme et sous l’influence duquel existe le repos complet des centres psychiques.

Nous résumons dans les quelques lignes ci-dessous les excellentes remarques de Mathias Duval sur le sommeil : « Les, impressions qui arriveraient aux centres pendant le sommeil, peuvent donc, si elle n’amènent pas le réveil total, ou bien ne produire aucune excitation dans ces centres, on bien y produire une excitation partielle, qui sera  l’origine d’un rêve. Les images sont alors associées d’une manière incohérente, elles s’interrompent aussi brusquement qu’elles [p. 195] prennent naissance, elles sont toujours incomplètes, quelque nombreuses et complexes qu’elles soient. Il peut même dans le sommeil y avoir des actes cérébraux conscients d’attention, de volonté, de jugement, de mémoire, mais ces actes sont incohérents, désordonnés, sans rapports normaux les uns avec les autres, parce que les réveils des facultés sont partiels et que la chaîne normale des associations présente des interruptions et des lacunes. —Ou se souvient, mais partiellement ; on se souvient, par exemple, des personnes qu’on a connues, mais on oublie qu’elles sont mortes, on les voit présentes et agissantes, telles qu’elles étaient lorsqu’elles ont laissé leur trace dans notre mémoire et sans autre ordre de succession que celui des sensations brutalement associées. » (Mathias Duval, p. 276, op. cit.)

Dans le rêve (Moreau, de la Sarthe, Dict. des sc. méd.en 60 vol.), les choses les plus éloignées paraissent se réaliser et se rapprocher dans une foule de· représentations qui se succèdent, avec rapidité dont le plus souvent il est impossible de reconnaître les passages et les ruptures. Les rapports de lien et d’espace ne sont pas conservés. « On se représente, dit Buffon, les personnes qui sont mortes depuis longtemps, on les voit vivantes et telles qu’elles étaient, mais, on les joint aux choses actuelles et à des personnes d’un autre temps ; il en est de même de l’idée de lieu ; on ne voit pas les choses où elles étaient, on les voit ailleurs où elles ne pourraient être. » (Cité par Moreau, de la Sarthe.)

Le sommeil avec rêves (Milne-Edwards) est intéressant à examiner ; et un des premiers résultats qui paraissent ressortir de cette étude est que le pouvoir psychique d’où dépendent Ia formation des idées et leur association est distinct de la raison aussi bien que de la volonté. Chez le dormeur qui fait un rêve, de, même que chez les [p. 196] aliénés, le cerveau semble n’être apte qu’à travailler partiellement, comme si quelques-unes des parties de cet appareil étaient hors de service, tandis que d’autres fonctionnent sans contrôle et plus activement même qu’à l’état normal. (V. Math. Duval, p. 276, op. cit.)

Le rêve ne laisse pas, en général, le souvenir de son apparition, ou du moins ce souvenir reste confus et se montre seulement au moment du réveil de l’individu ; quelques instants après, tout disparaît de la mémoire. Il faut alors un effort de la volonté pour se rappeler vaguement les parties principales de la scène qui, pendant le sommeil, a pu émouvoir.

Le souvenir du rêve peut cependant rester plus marqué dans deux circonstances : lorsque le sommeil a été peu profond et la représentation imaginée violente et prolongée, laissant alors une impression persistante dans les centres psychiques ; on bien lorsque l’individu, préoccupé de certaines apparitions, a la ferme volonté, au moment du réveil, de ne pas laisser échapper de sa mémoire les incidents bizarres auxquels il a assisté, et qu’il soumet de nouveau à son attention et à sa réflexion les particularités qui composent la scène qui l’a plus ou moins impressionné. Par un acte de sa volonté, il peut alors fixer, pour un temps plus ou moins long, dans sa mémoire le tableau qui l’a surpris.

Le rêve nocturne, celui que l’on· observe le plus ordinairement, peut être une représentation des scènes les plus variables, gaies ou tristes, sans qu’une impression quelconque, un trouble fonctionnel de la respiration on de la circulation, puisse en rendre compte. L’individu peut se trouver transporté dans les régions les plus intéressantes, éprouver les jouissances les plus pures, les plus suaves, sans qu’autour de lui rien vienne tendre compte de cette création scénique ; ce sera, si l’on veut, l’expression d’un état de santé exubérant. [p. 197]

Le cauchemar est, au contraire, le rêve pénible, douloureux ; il est l’expression de l’état de-souffrance dans lequel se trouve particulièrement le système nerveux.

Le Dr Aug. Motet a fait dans le Dict. Jaccoud une intéressante étude du cauchemar ; nous nous bornerons à en extraire les observations suivantes. La durée du cauchemar est généralement courte, il arrive rapidement à son maximum d’intensité, le réveil en sursaut suit de près le moment où l’oppression a été la plus grande. Tout s’accomplit dans un espace de quelques minutes à un quart d’heure. On doit considérer comme inexacte l’opinion de ceux qui ‘ont prétendu que des accès de cauchemar avaient duré plusieurs heures.

Le cauchemar, ajoute l’auteur que nous citons, est » un véritable délire, dont l’intensité, l’étendue, sont en raison directe de la-sensation pénible, du trouble morbide qui lui ont servi de point de départ. C’est le délire du rêve, délire qui se rapproche dans l’immense majorité des cas de folies sympathiques, mais qui en diffère toutefois de toute la distance qui sépare un trouble momentané, fugace, d’une affection à marche lente et chronique (Dict. Jaccoud, T. 6, p. 566).

Moreau, de la Sarthe, a minutieusement décrit les différents degrés que le rêve peut présenter, depuis la somnolence et la rêvasserie jusqu’aux rêves les plus accentués des somnambules.

Quelques personnes peuvent acquérir la faculté de se mettre elles-mêmes en état de rêve pendant la veille, surtout les personnes à imagination vive. Un artiste veut-il composer un morceau de musique représentant un tableau plus on moins émouvant, l’orage, la tempête, une scène de désolation quelconque, il n’est pas rare alors de le voir se mettre lui-même dans cet état de rêve, qui devient la source d’inspiration musicale en rapport avec la scène qu’il veut reproduire. [p. 198]

Macario a désigné sous le nom de rêves intellectuels psychique, ceux qui sont ordinairement occasionnés par une préoccupation ou une forte contention d’esprit, par un effort de pensée qui loin d’être suspendu pendant le sommeil, continue quelquefois avec plus de force et de liberté que pendant la veille. Alors la sphère intellectuelle s’étend, se développe d’une manière vraiment prodigieuse, les idées sont plus vives et plus lucides, l’imagination plus hardie, la mémoire plus exquise, le jugement plus prompt et plus sûr, Des chefs-d’œuvre littéraires, artistiques et scientifiques ont été produits au flambeau des rêves intellectuels.

Certaines personnes prétendent que la Divine comédiedu Dante a été inspirée à son auteur par un songe. Condillac avouait qu’en travaillant à son Cours d’études, il était souvent forcé de quitter, pour dormir, un travail déjà tout préparé, mais incomplet, et qu’à son réveil il l’avait trouvé plus d’une fois dans sa tête. (Macario, Des rêves, Ann. méd.-psych., 1846, p. 184.)

La disposition aux rêves s’observe non seulement chez l’homme à l’état de santé, mais surtout sons l’influence des conditions morbides les plus variables, de différentes intoxications, etc.

Une indisposition passagère, la fièvre, une grande fatigue suffisent pour déterminer une surexcitation particulière du système nerveux, et une fois les sens endormis, imprimer aux organes de l’imagination, de la mémoire, etc., une activité plus ou moins violente et désordonnée. L’influence de l’état physique sur le moral, incontestable pendant la veille, a une force d’autant plus grande pendant le sommeil que la liberté de la pensée est enchainée et que la conscience du monde extérieur est supprimée.

Les besoins instinctifs, la soif, l’appétit sexuel, sont autant de causes déterminantes des rêves. Au début [p. 199] et dans le cours de la fièvre typhoïde,j on voit se produire les songes les plus effrayants, l’on observe chez le malade des mouvemente continuels de frayeur et de terreur. Sous l’influence des lésions organiques du cœur, les rêves sont pénibles et interrompus par un réveil en sursaut. Dans les affections chroniques de la poitrine, lorsqu’il existe des ·troubles de la digestion, etc., les rêves arrivent déjà dans le premier sommeil ; à peine les malades sont-ils endormis qu’ils font des rêves les plus pénibles, ils croient être dans les situations les plus dangereuses, sur le point d’être étouffés sans pouvoir opposer aucune résistance à l’obstacle qui les arrête, à l’ennemi qui les menace.

Les enfants ont une prédisposition particulière aux rêves, les moindres causes suffisent ; une légère irritation du canal intestinal, le travail de la dentition sont souvent accompagnés par  des songes avec tremblements convulsifs et par une  sorte d’ effroi spasmodique.

Au point de vue de l’interprétation médicale et dans leur rapport avec l’état-de santé ou la. nature des maladies, on doit, suivant Moreau, de la Sarthe, admettre deux grandes classes de rêves, ceux qui dépendent de certaines maladies et les rêves non morbides

Baillarger  a particulièrement décrit sous le nom d’hallucinations hypnagogiques les qui viennent se produire dans la période intermédiaire à la veille et au sommeil. Il fait remarquer que l’influence de cet état est incontestable et que les hallucinations qui se produisent alors diffèrent de celles qui ont lieu pendant le sommeil. Ces dernières ont beaucoup moins d’influence sur l’esprit des malades ; les autres, au contraire, affectent l’imagination bien plus vivement parce qu’on ne dort pas, comme le disent les malades, ce n’est pas un rêve ; on voit et on entend réellement. « Sans doute, ajoute Baillarger, les hallucinations dans [p. 200] les rêves sont un signe d’excitation cérébrale, mais elles peuvent exister longtemps sans qu’on ait à craindre l’invasion de la folie ; les autres, au contraire, qui se rapprochent sous ce rapport des hallucinations de la veille, ne tardent pas, pour peu qu’elles persistent, à devenir continues et à entraîner le délire. »

On devra surtout tenir compte de ce symptôme chez des personnes nées de parents aliénés on qui présentent des signes de prédisposition à la folie.

Mlle L… est atteinte de prédisposition héréditaire. A trente ans, elle éprouve un phénomène étrange qui la jetait dans l’étonnement. Chaque soir avant de s’endormir, elle entendait des voix qui lui parlaient distinctement, Elle voyait autour d’elle des personnages et des animaux de toutes sortes. Les hallucinations n’avaient jamais lieu pendant le jour, ni même pendant la nuit quand la malade veillait ; c’était au moment du sommeil que toutes ces apparitions survenaient. Cet état durait depuis trois ans sans que la raison offrit le moindre dérangement, lorsque Mlle L… perdit tout à coup la tête à la suite de couches (Observation Baillarger).

L…, le frère de la, malade qui fait le sujet de l’observation précédente, est un ouvrier plein de sens.et de raison, mais frappé de l’idée qu’il n’échappera pas au sort qui a atteint son père, son oncle, son frère et sa sœur. Ce qui augmente ses craintes, c’est que lui-même éprouve depuis près d’un an le phénomène étrange qui pendant trois ans a précédé la maladie ,de sa sœur ; tous les soirs avant de s’endormir, il a des hallucinations de la vue et de l’ouïe (Baillarger, op. cit.)

Dana un couvent que nous avons visité, il y a un certain nombre d’années, nous avons eu l’occasion de voir un jeune novice dont les hallucinations hypnagogiques présentaient un degré d’intensité remarquable. Dès que la lumière de sa cellule était éteinte, ainsi que le [p. 201] voulait la règle du couvent et lorsqu’il allait s’assoupir, il était assailli par les visions les plusz terrifiantes. Le diable se montrait à lui sous les formes les plus fantastiques ; des éclairs, des traînées lumineuses traversaient sa chambre et le mettaient dans un état d’angoisse inexprimable. Rien de semblable ne se manifestait dans l’état de veille.

Baillarger remarque avec raison que ces halllucinations au moment du sommeil sont un des traits de la prédisposition héréditaire.

L’hallucination hypnagogique, dit A. Maury, n’est pas un fait aussi habituel, aussi constant qu’il le serait si elle dérivait uniquement de l’envie de dormir ; nombre de personnes ne les ont jamais éprouvées et il faut admettre une disposition particulière, souvent même un état semi-pathologique, un certain état cérébral dû à la circulation, à la condition momentanée des· fibres encéphaliques. Ces idées-images s’enchaînent sans contredit, mais cet enchainement est encore le fait de mouvements automatiques, c’est-à-dire provoqués sans que la volonté intervienne. (A. Maury, op. cit.)

Les actes les plus graves ont été commis dans cette période de la veille au sommeil.

Au dire des militaires qui ont vieilli dans les camps (Legrand du Saulle, La folie devant les tribunaux. Paris, 1864), des soldats auraient parfois blessé ou tué, au bivouac, quelques-uns de leurs camarades occupés à les réveiller. Dans leur trouble, ils se seraient crus surpris par l’ennemi et se seraient machinalement défendus.

L’état intermédiaire à la veille et au sommeil, dit le Dr Julius Wilbrand (Lehrbuht der gerichtlichen Psychologie, 1858, p. 284), ce passage d’un état à un autre, s’accompagne du trouble de la conscience et de l’absence de liberté individuelle, qui sont ordinairement de courte durée ; il peut également s’accompagner d’impressions [p. 202] violentes, de rêves effrayants. Consultée sur la question de savoir si dans cet état le trouble des sens pouvait être poussé à un degré tel qu’il aurait porté quelques individus à des actes meurtriers, la Faculté de Vienne aurait répondu ainsi qu’il suit (Œsterr. Zeitscnrift  für praktische Beilkunde, 1855 ) :

« Dans le cas spécial dont il s’agit, un individu se croit, dans un cauchemar, en lutte avec un loup ; sous l’influence de la terreur qui le domine, il tue à coups de couteau son ami qui dormait auprès de lui. —Dans certaines circonstances et chez des personnes qui présentent une disposition particulière, cet état intermédiaire dure plus longtemps. Sous l »influence de cette disposition, quelques organes des sens et quelques facultés de l’âme entrent en fonction, de là des impulsions et des actes qui peuvent s’accomplir en dehors de toute connaissance de l’individu. Cet état qu’on pourrait désigner sons le nom d’ivresse produite par le sommeil se rencontre souvent chez les enfants et chez les jeunes gens à l’époque de la puberté. L’usage des boissons spiritueuses, la privation de sommeil qui auraient précédé, sont très propres à amener cet état.

« Il n’est pas douteux que, pendant cette espèce de somnambulisme, un meurtre ou une tentative de meurtre peut avoir été commis sans engager la responsabilité de celui qui y aura été porté ; malheureusement, la difficulté est de prouver que l’action incriminée a été commise pendant cet état particulier. Dans ce cas, on doit rechercher si l’individu a, en général, un sommeil pénible ; s’il est sujet à des rêves pendant Iesquels on le voit s’éveiller en sursaut et manifester les signes d’une terreur plus ou moins vive, s’il existe des circonstances qui ont pu, avant le sommeil, l’impressionner vivement. L’action porte en elle-même le caractère de l’absence de libre arbitre ; on n’en saurait non plus trouver le motif ; [p. 203] l’individu qui a commis l’acte s’en afflige profondément, sa disposition morale naturelle doit différer entièrement de celle que présenterait le véritable criminel dont la conduite pourrait être simulée et l’attitude exagérée. »

Un jeune homme avait des rêves terribles ; une nuit que son père s’était-levé, il entendit le grincement d’une porte ; il saisit son fusil et attendit en guettant celui dont les pas s’approchaient. Aussitôt que son père fut à sa portée, il le frappa en pleine poitrine. (Hencke, 1851.)

Legrand du Saulle expose (op. cit., p. ·290) relativement à la responsabilité deux opinions contraires, dont l’une, qui a été soutenue par Hoffbauer et Fodéré, consiste à considérer comme coupables les auteurs d’actes criminels commis pendant le sommeil somnambulique : « Leurs actions sont probablement le résultat des idées et des méditations de la veille. »

Fodéré a même été jusqu’à porter le jugement sévère que voici : « Celui dont la conscience est toujours conforme aux devoirs sociaux ne se dément pas quand il est seul avec son âme ; celai, au contraire, qui ne pense que crimes, que faussetés, que vengeance, déploie durant son sommeil les replis de son inclination dépravée, que la présence des objets extérieure avaient tenue enchaînée durant la veille. Loin de considérer ces actes comme un délire, je les regarde comme les plus indépendants qui puissent être dans la vie humaine. Je vois le somnambulisme comme un creuset dans lequel la pensée et l’intention se sont absolument séparées de leur gangue de matière. »

Legrand du Saulle ajoute que cette théorie inhumaine paraît s’être inspirée de la conduite que tînt l’un des Césars dans une circonstance digne d’être rapportée. Un citoyen romain rêve qu’il tue l’Empereur : « Si tu n’avais pas pensé pendant le jour à m’assassiner, lui dit l’implacable monarque, tu n’y aurait pas rêvé pendant [p. 204] la nuit. » Et il envoya au supplice la victime inoffensive des mystères du sommeil. « Sur quelle base, continue Legrand du Saulle, ferait-on raisonnablement reposer la criminalité ? Sur un rêve, regardé à tort ou à raison comme le miroir réflecteur des préoccupations de la veille ? Mais une pensée coupable n’a-t-elle donc jamais traversé le cerveau du plus honnête homme ? Comment remonter jusqu’à un vague projet que l’on assure avoir été nourri, lorsque le sommeil recouvre ces impressions intimes de l’âme et les dérobe à votre tardif examen? Ainsi que l’ont d’ailleurs si justement dit MM. Chauveau et Faustin Hélie : « Par quelle échelle de présomption arriver à punir une intention présumées ? (Legrand du Saulle, op. cit., p. 291.)

Les rêves ont été considérés comme un symptôme précurseur de la folie. « Dans une foule de rêves, dit, Lélut, les fausses sensations ont la relation la plus manifeste avec les pensées les plus naturelles de l’état de veille. Elles traduisent des préoccupations qu’on porte depuis des années avec soi, comme une grande crainte, un grand désir, un grand remords. Il peut arriver que plusieurs nuits de suite elles reproduisent la même scène. L’observation psychologique offre de nombreux exemples de cette répétition nocturne d’une même transformation des idées. » (Ann. méd.-psych., 1852, p.517.)

Non seulement les rêves peuvent se montrer comme phénomène précurseur, mais, on le sait, ils accompagnent souvent aussi et compliquent les états aigus de la folie. Ils peuvent alors fournir des indications précieuses. Esquirol dit avoir plus d’une fois passé des nuits à observer quelques aliénés pendant leur sommeil et bien souvent ses veilles ont été récompensées ; les malades lui révélaient en dormant l’objet de leur délire.

La nature et le caractère des rêves sont le plus [p. 205] souvent en rapport avec la forme de folie même. Chez les alcooliques, nous le verrons plus loin, les hallucinations se produisent au moment même où ils sont sur le point de s’assoupir. Ils se réveillent en proie aux plus violentes angoisses et cet incessant tourment les jette dans un nouvel état de surexcitation.

Les cauchemars peuvent persister quand les principaux symptômes du délire alcoolique ont déjà eux-mêmes disparu. Il y a là une indication pour le médecin qui ne doit pas croire à la guérison tant que cette disposition particulière existe. Les auteurs ont aussi justement remarqué que les désordres de la folie se sont quelquefois reproduits pendant le sommeil sous forme de rêves, longtemps même après la guérison.

Il existe encore un état que l’on a appelé rêve prolongé.

Le professeur Ball a écrit sur ce sujet d’intéressantes considérations : « Le caractère essentiel, le pivot du rêve, dit-il, c’est l’hallucination. Le rêveur est toujours un halluciné et les hallucinations du rêve ont une netteté de contours, une précision de détails qui ne se rencontrent que bien rarement à l’état de veille, même chez les aliénés les plus endurcis. »

Dans le rêve, le jugement étant suspendu, les faits les plus étranges se déroulent devant nous sans exciter la moindre surprise. Un autre caractère du rêve, ajoute l’auteur, c’est l’oblitération du sens moral. Carpenter raconte qu’un de ses amis, profondément religieux, était vivement affligé des rêves qui occupaient ses nuits. Il commettait des faux, des assassinats, sans éprouver le moindre remords de conscience ; son unique chagrin était la crainte d’être pendu.

M. Ball rapporte l’observation d’un rêve qui avait duré dix jours pleins ; le réveil s’était fait graduellement, la raison avait repris peu à peu son empire. Ce singulier [p. 206] état physiologique, suivant lui, serait loin d’être exceptionnel et il connait pour sa part nombre de personnes qui en sont plus ou moins victimes. Il ajoute que cette question a depuis longtemps attiré l’attention des auteurs. Carpenter, dans son intéressant ouvrage sur la physiologie mentale, rapporte l’observation d’une dame chez qui les souvenirs du rêve se mêlaient d’une façon tellement intime aux impressions de la veille, que jamais elle n’osait affirmer un fait quelconque, craignant toujours de l’avoir rêvé.

« Il existe, dit M. Ball, de nombreuses analogies entre le rêve et la folie, et le premier de ces deux états peut précéder ou préparer le second. Certains cas de folie ne sembleraient être que des rêves longtemps continués. Souvent ces rêves se traduisent en actes chez les alcooliques, et plus souvent encore chez les épileptiques. Si l’on ne doit pas conclure, avec Moreau (de Tours), à l’identité du rêve et de la folie, on doit cependant admettre que certaines formes de la folie empruntent le masque du rêve et répondent, selon toute probabilité, à des conditions fort analogues de la circulation cérébrale. (Ball, Morphinomanie, p. 149 et 150.)

Je me permettrai de rapporter l’observation suivante : N… présente un état de découragement et de prostration allant presque jusqu’à la stupeur. Une pensée l’obsède, il croit que, dans un accès d’ivresse, il a assassiné, et de complicité avec d’autres individus, une femme qui avait été sa maîtresse. « Après avoir frappé cette malheureuse que je vois toujours bâillonnée, ils me mirent un poignard en main et profitant de ma soulographie complète, ils m’excitèrent à frapper. Mon ivresse a été mon guide, et ma main, dès ce moment fatal, fut tachée du sang de cette femme que j’avais peu, fréquentée et que j’aimais cependant, quoiqu’elle était de mauvaise vie. Ce ne fut que le lendemain que [p. 207] j’ai pu me rendre compte de ce qui s’était passé la veille. »

Pendant quinze mois qu’il reste à l’asile, on observe chez lui cette seule préoccupation ; il veut être jugé pour ce crime ; il demande instamment et continuellement d’être conduit sur le lien du crime où l’on fera la découverte du cadavre. Il n’est pas fou et il réclame sa liberté ou son incarcération. Il raconte, lorsqu’on lui demande des détails sur le crime, que c’était pendant la nuit que le drame s’était accompli et que l’un des complices lui fit signer une pièce, au clair de lune, avec une plume trempée dans le sang du cadavre, menaçant avec un pistolet sous la gorge, de le tuer s’il s’opposait à signer. « Je signai, dit-il, dans l’état de surexcitation acoolique dans lequel je me trouvais. » Cette pièce était ainsi conçue : « Je, suis le seul auteur du crime. » Elle fut déposée dans un coffret placé dans la fosse où fut enterré le cadavre. Quant aux motifs du crime, il explique qu’on a tué cette femme parce qu’elle voulait dénoncer un de ses complices pour un vol avec effraction dans lequel il aurait lui-même participé, mais il ne se rappelle pas ce vol. Il a du reste fait serment de ne pas révéler le nom de son complice.

Il veut conduire la justice sur le lieu où est enterré le cadavre ; il veut en finir avec les souffrances qu’il éprouve, ses nuits sont pénibles, il se réveille en pleurant et en proie à une intolérable oppression. Au bout de quelques mois, ce cauchemar se dissipe presque subitement et N… sort guéri, très étonné des singulières idées qui n’avaient cessé de l’obséder pendant son séjour à l’Asile.

En dehors de l’alcoolisme, certaines affections nerveuses empruntent au rêve leurs caractères principaux.

L’extase, la catalepsie, le somnambulisme, provoqué ou non, appartiennent véritablement, au point de vue [p. 208] des manifestations délirantes, à la famille des rêves.

« On observe chez beaucoup d’hystériques, dit le Dr Schüle (trad. Dagonet et Duhamel, p. 225 et suiv.), des états pathologiques de l’idéation ; un développement excessif de l’imagination qui prime les autres fonctions intellectuelles, enfin une grande disposition aux idées obsédantes. On constate des idées brusques et extravagantes, des illusions, des hallucinations, des rêves, que la personne fuit tout en étant éveillée et qui sont reproduits au gré de sa volonté. Tous ces phénomènes, isolés ou réunis, déterminent souvent des, erreurs monstrueuses dans l’appréciation du temps ; les malades prétendent être des personnages historiques du temps actuel ou des siècles passés et sont tantôt l’un ou l’autre de ces personnages, tantôt tous ces personnages à la fois ; elles croient vivre successivement dans différents pays ou dans plusieurs pays à la fois. Dans leur mémoire, les jours deviennent des années. Il est plus particulièrement remarquable de voir les hystériques admettre comme réelles des souffrances qu’elles ont imaginées de toutes pièces ou qu’elles ont observées chez d’autres personnes, et elles arrivent ainsi à souffrir réellement. »

(A suivre).

[p. 337]

DU RÊVE ET DU DÉLIRI ALCOOLIOUE

par le Dr H. DAGONET

(Suite et fin.)

Mais c’est surtout dans les accès d’alcoolisme que le délire hallucinatoire prend réellement les caractères d’un véritable cauchemar.

Tout le monde sait que chez l’aliéné les sens interviennent d’une manière plus ou moins active, ils ne sont fermés ni au bruit ni à la lumière, mais les impressions sont faussement interprétées, l’intervention des sens ne sert qu’à aggraver l’état mental du malade.

L’aliéné réfléchit, en général, sur tout ce qu’il ressent, mais sa personnalité est profondément modifiée, et les explications qu’il éprouve le besoin de chercher et de [p. 338] donner sur les sensations maladives qu’il endure sont absolument erronées.

Dans le rêve, au contraire, et dans le délire assimilable au rêve, la chaîne qui relie entre elles les différentes opérations psychologiques est absolument interrompue, le raisonnement faux ou vrai n’intervient plus, ce sont des phénomènes fugaces auxquels l’individu ne peut rien comprendre et qui le jettent souvent dans une perplexité inexprimable. Si, par hasard, les sens interviennent, ils ne provoquent plus son attention et sa volonté ne se manifeste que comme un acte réflexe, prête à exécuter les inspirations subites que lui suggèrent les idées mobiles et les hallucinations bizarres qui le dominent.

On peut dire que dans le rêve véritable, comme dans celui qui caractérise certaines espèces d’intoxication, on observe surtout l’excitation partielle de certaines facultés, tandis que les autres, telles que la réflexion et la conscience, restent entièrement suspendues.

Ce qui, particulièrement, caractérise l’accès d’alcoolisme aigu, c’est la mobilité, la multiplicité, l’instantanéité des hallucinations de la vue et de l’ouïe, et des idées bizarres plus ou moins en rapport avec les troubles de la sensibilité générale et spéciale ; ce qu’on remarque encore, c’est l’impossibilité pour l’individu de fixer sur elles son attention, et dans les cas graves, lorsque surtout il survient des attaques épileptiformes, d’en conserver le souvenir. Si ce délire ne s’accompagne pas de sommeil, les sens n’en restent pas moins fermés plus on moins complètement aux impressions extérieures comme chez l’homme endormi ; ce délire est fugace comme le cauchemar et disparaît au fur et à mesure que diminue l’influence de l’intoxication alcoolique. Cette espèce de cauchemar peut également se reproduire dans l’alcoolisme chronique, en dehors de tout excès récent et [p. 339] sous l’influence d’une simple contrariété ou d’un accès de fièvre.

L’alcoolique, dans son rêve, comme celui que l’on suggestionne dans l’hypnotisme, obéit passivement aux ordres qu’il croit entendre, aux impulsions que déterminent chez lui les émotions qu’il ressent. Il peut conserver Ie souvenir de cette étrange situation pendant quelque temps encore, après qu’il a repris possession de lui-même ; dans les cas peu graves, comme nous le verrons, il peut lui-même en donner une description quelquefois très complète.

Dans l’ivresse profonde comme à la suite d’attaques épileptiques, le souvenir de ce qui s’est passé pendant la période délirante est d’habitude entièrement effacé. « J’ignore, dit l’accusé, à quelle heure je suis sorti, avec qui, comment j’ai fait le trajet de l’hôtel à mon bureau, qui m’a ouvert la porte et allumé la lampe. Quel est ce cadavre, c’est ce qu’il m’est impossible de comprendre. Plus tard, cependant, quand on a fait une perquisition sur ma personne, cet acte, à ce qu’il paraît, m’a tiré de ma. léthargie. J’éprouvai un mouvement d’indignation qui reste dans mon souvenir, puis bientôt encore il s’efface et tout disparaît pour moi, jusqu’au moment où, après un sommeil de plusieurs heures, je me trouve en face de l’accusation terrible qui est portée contre moi. Voilà, tout ce qui m’est resté de cette horrible scène ; pendant les longues insomnies de ma captivité, j’ai fouillé dans mes souvenirs, j’ai usé tous mes efforts pour faire retrouver à ma mémoire quelques détails, je n’ai rien trouvé. » (Gazette des Tribunaux, 1re coll., 1844.)

Presque toujours, comme le fait observer Marc, l’extravagance et l’atrocité des actions accomplies dans ces sortes d’accès, particulièrement lorsqu’ils sont de courte durée, résultent d’hallucinations ou d’illusions ; les [p. 340] malades ne conservent, en général, de leur accès qu’un souvenir confus.

Le délire alcoolique n’est pas un délire, mais un rêve, telle est la proposition développée par Lasègue, dans un travail présenté à l’Académie. (Arch. génér. de méd., novembre 1881.)

Il a voulu montrer que chez l’alcoolique, contrairement à ce qui se passe en général chez les aliénés, le délire n’était que la continuation du rêve.

Le rêve, dit-il, est une hallucination visuelle à tableaux mobiles, variables, se succédant rapidement, sans transition, et dans laquelle le dormeur qui a perdu la conscience de sa personnalité, participant aux scènes qui se déploient devant lui avec la rapidité changeante d’un kaléidoscope, va, vient, s’agite et franchit en un instant des espaces sans limites, pour se retrouver à son réveil à son point de départ. L’ouïe ne prend généralement aucune part à cette hallucination, ou si elle en prend une, elle est toujours très secondaire. Tout autre est le délire hallucinatoire de l’aliéné dans lequel c’est l’ouïe au contraire, qui joue, en général, le principal rôle. Chez l’aliéné, le sommeil est suspensif du délire, comme il est suspensif des mouvements involontaires chez le choréique ; lorsqu’il rêve, c’est en dehors des sujets ordinaires des divagations du jour que son imagination se meut. Il n’en est pas de même chez l’alcoolique. La première caractéristique au contraire de son délire, c’est qu’il est identique à son état de rêve. Aucun délire alcoolique n’éclate brusquement; chez tous les sujet qui se trouvent dans cet état, le délire semble toujours avoir été préparé par des rêveries de durée variable.

Toute crise de delirium tremensse décompose, en effet, en trois temps : 1° Période de délire exclusivement nocturne avec retour à la santé mentale pendant le jour ; [p. 341]. 2° période de délire diurne, avec prédominance la nuit ; 3° convalescence. Le délire nocturne peut constituer, à lui seul, toute la crise et se continuer ainsi pendant une série de nuits, sans aller au delà. L’intoxication dans ce cas a été limitée à son minimum. Lorsque le délire de jour survient, il se manifeste an réveil, et continue, non seulement au point de vue psychique, mais an point de vue matériel, les rêves dont il n’est qu’une sorte d’épanouissement. Le passage du délire dormant au délire éveillé s’opère sans transition.

Le sommeil chloroformique, ajoute Lasègue, les divers sommeils toxiques sont connus par leurs principaux caractères distinctifs. Il fallait faire une place à part parmi ces sommeils pathologiques au sommeil alcoolique. (Lasègue, Archives générales de médecineet Gaz. des hôpitaux, 1881.)

Il nous a paru intéressant de présenter une série d’observations qui viennent confirmer les remarques de Lasègue et justifier le point de vue auquel il s’est placé, nous les résumerons succinctement. Les troubles intellectuels que détermine l’intoxication chez les alcooliques sont bien connus, ils ont une physionomie tellement caractéristique qu’on les dirait tous frappés dans le même moule. Ce qu’on peut affirmer, c’est que, dans la généralité des cas, ce délire est fugace et présente la physionomie d’un véritable cauchemar.

Les accès, en se répétant, peuvent déterminer, surtout chez celui qui est atteint de prédisposition héréditaire, un véritable état d’aliénation mentale.

Obs. I. —T… vient de l’Hôtel-Dieu ; sa figure porte une expression de frayeur, ses idées sont légèrement incohérentes. Le malade nous explique qu’il était tout récemment entré à l’Hôtel-Dieu pour des douleurs qu’il ressent dans le bras droit. Il est veuf depuis cinq ans, et il a un enfant de quatorze ans recueilli chez sa sœur. Depuis quelques jours, il [p. 342] avait des cauchemars, il entendait à chaque instant des bruits dont il ne pouvait se rendre compte. Il a, dit-il, été témoin à l’Hôtel- Dieu du crime le plus horrible; un malade placé à côté de lui, nommé Maillard, a été l’objet de la part des religieuses du plus abominable forfait. On a placé dans son lit une poupée femme, et introduit de force les parties, de ce malade dans la poupée, puis on a tiré avec des cordes, etc. C’était les religieuses qui commettaient ce crime. Il a encore vu deux autres crimes semblables ; cela l’a vivement ému. Il a écrit au procureur de la République pour dénoncer ce crime ; tous les journaux, dit-il, l’ont fait connaître… Mobilité des traits de la face, tremblement des membres, des muscles de la figure ; il est sujet à des étourdissements, il a aussi des troubles de la vue, les objets remuent, se confondent les uns dans les autres, etc. —Confusion dans les souvenirs. Il prétend avoir été à Auteuil en sortant de l’Hôtel-Dieu ; là, il aurait été l’objet de mauvais traitements, les gens qui étaient avec lui voulaient le jeter à l’eau. Il est absolument convaincu des faits qu’il avance, il ne veut pas croire les affirmations contraires.

Voici la lettre qu’il écrit au procureur de la République :

Monsieur le Procureur de la République,

« Je suis un témoin oculaire de l’affreux événement des trois victimes de l’Hôtel-Dieu ; j’ai vu commencer l’assassinat de Maillard et divers détails concernant le fonctionnement de la poupée femme, et d’autres faits de courtisanerie. Je crois que ma déposition sera d’une grande utilité pour l’instruction. Je dois vous dire que c’est sur mes renseignements que le propriétaire a fait fermer la grille le soir, à sept heures. Si vous trouvez, Monsieur le Procureur, la nécessité de m’appeler, je me tiens à votre disposition. »

« Recevez, etc…. »

Trois jours après son entrée à l’asile, T… sort de son délire ; il reconnaît toute la fausseté de ses idées, il s’imaginait avoir été à Auteuil, s’être engagé chez un marchand de bois, etc. ; rien de tout cela n’était vrai. Il était allé à l’Hôtel-Dieu pour se faire soigner de douleurs de bras, il avait été effrayé en voyant mourir plusieurs personnes autour de lui et il était encore sous l’influence d’excès alcooliques. Il voyage en province et voit à Paris, dans les hôtels et les cafés, les clients avec lesquels il fait habituellement des affaires. [p. 343]

Les exemples que nous rapportons sont très communs, on les observe tous les jours, nous nous bornons à les résumer an point de vue auquel nous nous plaçons.

Obs. II. —A… est arrêté sur sa demande, se disant poursuivi à coups de couteaux. Il a des hallucinations de l’ouïe qui lui causent de vives frayeurs, il entend la nuit surtout des gens qui se disputent, qui veulent pénétrer de force dans sa chambre, qui menacent de lui donner des coups de couteau, et dans le dortoir où il couche au milieu d’autres malades, il veut barricader la porte pour empêcher les gens d’entrer. Il faisait des excès de vin blanc.

Obs. III. —B… fait des excès d’absinthe. —Des voix l’accusent d’avoir empoisonné sa mère, d’être l’assassin de la rue Blondel, il voit des flammes, des figures grimaçantes. —La nuit, il lui semble que son lit s’ouvre en deux parties et qu’il va tomber dans un abîme. Longtemps après la guérison de l’accès, il est tourmenté par des cauchemars et de l’insomnie.

Obs. IV. —C… est très agité depuis huit jours ; il a des visions, de l’insomnie, il se sauve voyant des hommes qui veulent l’assassiner, le voler, il entend dire qu’on a coupé sa femme en morceaux. —Il ne se rappelle plus, quelques jours après, son passage à la préfecture de police.

A un degré moins élevé de l’alcoolisme, le délire hallucinatoire, qui présente toujours les caractères d’un véritable cauchemar, peut se manifester avec une intensité plus ou moins grande, mais la mémoire persiste et le malade peut, après la cessation de l’accès, se rappeler les phénomènes auxquels il a été en butte.

Obs. V. —D… voit des fantômes, des ombres, il entend des choses effrayantes ; sous l’influence de la frayeur irréfléchie qui le domine, il fait des tentatives de suicide, cherche à se couper le cou. L’accès de délire alcoolique passé, il se rend compte des phénomènes qui l’ont agité et des motifs qui l’ont brusquement porté à se suicider.

A un degré plus élevé, le malade ne conserve qu’un souvenir confus des hallucinations auxquelles il a été [p. 344] sujet ; il se rappelle vaguement qu’il voyait du feu, des diables, mais il existe chez lui une perte de souvenir relative aux événements qui ont précédé ou suivi immédiatement la séquestration. L’individu ne se rappelle plus les circonstances au milieu desquelles il a été arrêté.

A son summum d’intensité, lorsque surtout l’accès s’est accompagné d’attaques convulsives, la perte de la mémoire est absolument complète.

L’alcoolisme développe d’ailleurs une très grande disposition au rêve ; à peine l’individu commence-t-il la nuit à s’endormir qu’il se met à rêver ; il a des apparitions qui lui causent de vives frayeurs, il voit ses parents morts depuis longtemps, il lui semble qu’il tombe dans un précipice.

Obs. VI. —E… fait des excès alcooliques ; il se plaint d’être depuis quelque temps sujet à des rêves ; il s’imagine voir en rêve un petit bossu qu’il se met à poursuivre jusqu’à Bercy et qui tout à coup disparaît dans un tonneau ; il rêve seulement la nuit, il voit comme des batailles sanglantes, il entend dire qu’il faut qu’il se tue ou qu’il tue quelqu’un.

L’accès est véritablement dans quelques cas un rêve prolongé ; les hallucinations de la vue, de l’ouïe, après avoir caractérisé la période de simple cauchemar, ne quittent plus l’individu ni le jour ni la nuit, toujours les mêmes ; elles s’accompagnent d’ailleurs des troubles habituels de la sensibilité générale et des organes des sens.

Obs. VII. —F… ne cesse depuis huit jours de rêver pendant la nuit de fusillades, d’assassinats, il voit toutes sortes d’individus armés pénétrer dans sa chambre, il entend crier à l’assassin. Le cauchemar finit par se continuer dans la journée. F… part de chez lui brusquement, armé d’une barre de fer, pour se défendre contre les assassins qui le poursuivent. Il ne se rappelle plus son passage à la préfecture de police. [p. 345]

L’accès d’alcoolisme aigu peut avoir une période de préparation, en général de courte durée, comme le remarque Lasègue ; c’est le cas le plus fréquent, mais il peut aussi se développer brusquement à la suite d’un excès alcoolique accidentel.

Obs. VIII. —G… venait de dîner lorsqu’il a été pris subitement d’une vive frayeur. Il a des visions, il voit des serpents, des étincelles, des éclairs ; il se précipite hors de chez lui et va se jeter à la Seine ; il croyait qu’on allait le tuer ; il entend la nuit les cloches et les clairons sonner.

Chez. les héréditaires, les prédisposés à l’aliénation mentale, la disposition aux rêves est très marquée.

Obs. IX. —H… a sa mère, sa sœur aliénées ; étant jeune, il faisait des rêves effrayants ; c’étaient toujours des fantômes qui s’approchaient, des diables qui sortaient de leur boite, souvent il croyait tomber dans un puits. Entraîné plus tard par des camarades, il fait des excès de boisson. Alors surviennent chez lui des hallucinations hypnagogiques ; au moment de s’endormir, il a des apparitions, il voit des femmes vêtues de blanc, des taureaux qui le poursuivent, et, s’il s’endort, tout cela se retrace dans ses rêves. Les idées de suicide qui le dominent s’accentuent la nuit. Dans l’état de demi-sommeil où il se trouve, il entend dire : « Arrête-le, arrête-le, nous allons le tuer. » Il voit aussi la nuit des scènes de meurtre, des gens qu’on assassine, un taureau le poursuit, il entend des coups de canon, il rêve qu’il tombe dans un précipice, dans un puits. On observe la recrudescence de ce délire sous l’influence d’un accès de fièvre rhumatismale.

A l’encontre de ce qui se passe chez les aliénés qui expliquent, raisonnent, discutent les idées fausses qui les dominent et les sensations qu’ils éprouvent, rien de pareil ne s’observe chez l’alcoolique sous l’influence de son accès. Il ne peut rien expliquer, rien écouter, rien comprendre ; il reste la figure hébétée, les yeux hagards ; en proie aux phénomènes qu’il ressent et dont il ne cherche même pas à se rendre compte. [p. 346]

Obs, X. —L… fait des excès alcooliques, boit de l’absinthe, des liqueurs ; il est pris d’une attaque épileptiforme très forte, suivie aussitôt d’un état d’agitation violente ; il veut tout jeter par la fenêtre, il brise tout, menace de son couteau, il avait des visions, il voyait surtout son fils plongé dans une chaudière rempli d’un liquide bouillant, il cherchait à repousser des hommes armés, ce délire avait entièrement disparu huit jours après.

Obs. XI. —M… est atteint de prédisposition héréditaire, son père est aliéné ; sous l’influence d’un accès d’alcoolisme aigu, il fait une tentative de suicide en se jetant à la Seine ; son sauvetage a été très pénible. Il était effrayé, il se croyait poursuivi par des hommes armés de poignards ; il voyait assassiner des gens autour de lui, il criait à l’assassin.

La répétition de semblables accès peut à elle seule déterminer l’une ou l’antre des différentes formes d’aliénation ; mais presque toujours alors, il existe une prédisposition héréditaire ; pendant la période de transition du passage de l’accès d’alcoolisme aigu à l’état d’aliénation, on observe plusieurs signes qui méritent d’être signalés ; au point de vue psychologique, ce sont les interprétations délirantes en même temps que la diminution des symptômes d’hyperesthésie de la sensibilité générale et spéciale. Le malade réfléchit à ce qu’il éprouve, il cherche déjà à expliquer par des interprétations bizarres les phénomènes qu’il éprouve. La réflexion indique déjà chez lui la possession de soi-même, elle est une manifestation de la conscience modifiée. L’individu peut en même temps fixer son attention et répondra aux questions qu’on lai adresse.

L’épilepsie, le vertige épileptique de cause alcoolique, donnent lieu à une disposition très grande au rêve.

Obs. XII. —N… est pris depuis environ deux mois et demi de vertiges épileptiques et de folie impulsive ; jusque-là il n’avait rien éprouvé. Les vertiges le prennent tous les cinq, six jours ; il en a quelquefois plusieurs dans la même journée, alors il est obligé de se retenir pour ne pas tomber. Il est [p. 347] sujet aussi pendant la nuit à des cauchemars, il se croit attaqué, il lui semble qu’il sera obligé de sauter par la fenêtre, il éprouve en même temps des troubles bizarres, « ce sont comme des espèces d’accès de somnambulisme. » Il est alors poussé à marcher devant lui, jusqu’à ce qu’il soit fatigué, il va très loin, sans but, sans savoir où il va. On observe, en outre, d’autres phénomènes ; ce sont des impulsions irrésistibles contre lesquelles il lutte énergiquement, elles s’accompagnent de maux de tête et durent une demi-heure. Elles semblent remplacer chez lui les vertiges épileptiques. C’est ainsi qu’il a été pris d’une envie irrésistible de tuer son père pour lequel il éprouvait de l’affection ; c’est pour se mettre à l’abri de cette tentation qu’il est allé trouver le commissaire de police, il s’était même débarrassé de son rasoir qui était pour lui une cause de tentation et de surexcitation. Il a fait autrefois en Afrique de nombreux excès d’absinthe.

Obs. XIII. —P… est lui aussi sujet à des attaques d’épilepsie, suite d’excès d’absinthe. Ses attaques reviennent à peu près toutes les trois semaines ; elles sont suivies de troubles intellectuels qui durent environ cinq, six jours, pendant lesquels il ne sait plus ce qu’il fait, il perd toute conscience de lui-même et ne conserve pas le souvenir des actes qu’il a commis. Il a des troubles de la vue et il voit en même temps des spectres passer devant lui ; il entend des bruits de cloche, des bourdonnements, cet état lui cause de vives frayeurs.

Nous pourrions multiplier à l’infini des observations qui toutes se ressemblent et tendent à prouver que l’accès d’alcoolisme aigu se présente an point de vue psychique sous la forme d’un véritable cauchemar,.

Nous nous bornerons à rapporter la description suivante de cet état de rêve faite par un alcoolique :

Obs. XIV. —J’habitais alors Alger, dit M. S…. On était au mois d’avril et les grandes chaleurs commençaient. J’avais l’habitude de passer avec des personnes de ma connaissance mes soirées au café jusqu’à une heure fort avancée. On jouait aux cartes et on vidait de nombreuses canettes. J’allais me coucher vers minuit ou une heure, la tête échauffée sans avoir pourtant perdu la raison.

J’avais décidé mon oncle et ma tante-qui habitaient la [p. 348] Lorraine à venir à Alger pour y vivre en famille avec moi. Ils y avaient consenti et m’avaient écrit qu’ils se préparaient au départ.

J’avais reçu leur lettre le 28 mai. Le 1er juin, au milieu de la nuit, je suis éveillé en sursaut par des cris déchirants poussés sur le trottoir en bas de ma chambre. Je reconnais avec épouvante la voix de ma tante qui s’écriait : « Mon Dieu ! Mon Dieu, quel malheur. Pauvre… Il est donc mort, il est noyé. Quel malheur ! pourquoi nous avoir quittés nous et notre pays. Pauvre Jean-Baptiste, que vas-tu dire, tu l’aimais tant. Pauvre S. » J’ouvre ma fenêtre, et je ne vois rien, j’appelle, autour de moi règne le plus profond silence. Je descends dans la rue, elle était déserte ; tout, excepté moi, semblait dormir dans les environs. A peine recouché, les mêmes lamentations recommencent, entrecoupées de sanglots. Un passant attardé s’arrête à la vue d’une si grande douleur, cherche à calmer ce chagrin si profond, puis, à leur tour, le concierge et le propriétaire descendent et font entrer dans la maison ma pauvre tante désolée et mourante. —- Pour moi, l’insomnie, l’inquiétude, les recherches inutiles que j’avais dû faire me tinrent cloué sur mon lit dans un état impossible à décrire. Aux premières lueurs du jour, je me précipite comme un insensé le long de la rue Barbazoun et j’arrive sur le port. Un promeneur matinal m’apprend qu’en effet le courrier est entré cette nuit même, contrairement à tous les usages, et après avoir essuyé une forte tempête. Plus de doute pour moi, tout ce que j’ai entendu est vrai. Je reviens en toute hâte et je demande au concierge où est ma tante. Le concierge s’étonne, et de m’affirmer que personne n’est entré dans la maison et que rien n’a troublé son sommeil. Je commençai à respirer, mais le reste du jour je fus triste et morne. Le soir j’allai me promener, puis me coucher d’assez bonne heure, je ne me sentais pas bien. Il me fut impossible de fermer l’œil. Vers minuit, des chuchotements se firent entendre dans mon voisinage. Hélas ! disait-on, elle est bien morte, la pauvre femme. Quel malheur ! lui noyé, elle morte de douleur. Comment faire pour le lui apprendre ? pauvre garçon, il est déjà souffrant, cachons lui cette nouvelle, il en sera toujours informé assez tôt. Puis je compris qu’on portait un cadavre et qu’on le déposait dans une chambre voisine de la mienne. Des cierges s’allumèrent et des religieuses que j’avais vu passer, à travers une fente de ma porte, psalmodièrent l’enterrement et le miserere. Je [p. 349] voulus m’élancer, mais j’étais enfermé ; je fis un tel vacarme qu’une vieille femme vint m’ouvrir et se retira on silence. D’un bond je fus sur le théâtre de la lugubre cérémonie, une veilleuse l’éclairait faiblement, je me heurtai contre un lit. Aussitôt se leva un grand Arabe qui me dit : Que veux-tu ? et me reconduisit chez moi.

A quatre heures du matin, j’étais dans un café, égaré et brûlant de soif. Je me fis servir coup sur coup deux verres de cassis mélangé de cognac et d’eau. Je jetais ainsi de l’huile sur le feu, j’irritais mon mal sans m’en douter. Là, je rencontrai un jeune homme à qui j’avais rendu de grands services, et qui, dans la suite, avait tenu sur mon compte de fort mauvais propos. Sa présence éveilla ma colère ; il sortit, je le suivis et le poursuivis sans pouvoir l’atteindre, j’étais très faible et mes jambes chancelaient. Deux de mes camarades me rencontrèrent, ils s’aperçurent facilement de mon trouble et m’emmenèrent avec eux. Chemin faisant, je voyais toujours devant mes yeux, à quelques pas en avant, mon ennemi, qui arrêtait les passants et leur glissait quelques mots à l’oreille ; puis ceux-ci, me rencontrant, me regardaient de travers et secouaient la tête en m’appelant lâche, cochon, imbécile, Personne n’y manquait. Furieux, désespéré, abattu, je me réfugiai dans un débit ; je pris un nouveau verre du même mélange. Un de ceux qui m’accompagnaient me conduisit à ma pension. En attendant le déjeuner, nous prîmes un sirop d’orgeat. Cependant j’entendais toujours G… Il était caché derrière un mur, m’injuriait, et même jetait dans l’intérieur de la salle des pierres que je cherchais en vain. Je me plaignais amèrement des vexations auxquelles j’étais en butte sans pouvoir me venger. « Attendez, me dit mon compagnon, feignant d’entrer dans mes idées, je vais mettre un frein à son insolence, je vais le faire arrêter » A ce mot, il sortit ; bientôt, j’entendis G… se débattre entre les mains de deux agents ; malgré ses explications, il fut provisoirement enfermé dans une étroite cellule au-dessus de l’endroit où je me trouvais. Sou arrogance tomba tout à coup ; il se fit petit, il pleura, il supplia. « Excusez-moi, disait-il, tout ce que j’ai fait, c’est par pure plaisanterie. Je ne croyais pas que vous prendriez la chose au sérieux. Souvenez-vous des services que vous m’avez rendus ; moi, je suis loin de les avoir oubliés ; j’étouffe, je vais être déshonoré, de grâce, faites-moi mettre en liberté. » Ses prières, répétées sur le ton du plus profond repentir, m’émurent et je lui dis que j’allais le faire [p. 350] relâcher. Je ne sais comment cela se fit, mais à peine avais-je manifesté cette intention qu’il se trouva dans la rue et se répandit en invectives plus ardentes et plus extravagantes que jamais. Tous les pensionnaires étaient arrivés, je me mis à table avec eux, mais j’essayais en vain de manger, je ne pus que boire quelques gorgées de vin. Je ne faisais attention à rien ; mon ennemi me préoccupait constamment. Il venait d’ameuter contre moi les ouvriers d’une forge voisine. Tous, s’armant d’énormes barres de fer, juraient de m’assommer lorsque je sortirais, ainsi que tous ceux qui tenteraient de prendre ma défense. J’étais saisi de terreur, je tremblais et la sueur ruisselait sur tout mon corps. J’en pris à part un avec qui j’étais très lié et je lui fis part du danger que je courais. Il me rassura, et, le dîner fini, il me conduisit dans ma chambre et me fit coucher. Il fit ensuite prévenir le médecin. Plusieurs gens vinrent me voir et décidèrent qu’ils me garderaient à tour de rôle, deux par deux.

Ce ne fut plus alors qu’une suite d’hallucinations plus ou moins effrayantes ; je n’appartenais plus au monde réel.

Vers quatre heures, un grand bruit se fit entendre dans la rue. Les enfants, les jeunes gens sortaient des écoles. Ils passaient en rangs serrés sous mes fenêtres et tous criaient : révoqué, révoqué. Les bandes succédaient aux bandes, toutes poussaient le même cri. Enfin, elles se réunirent, se livrèrent à une danse digne du Sabbat et, au-dessus des chants et des sifflets, dominait, stridente, cette fatale menace : révoqué.

Le calme se fit subitement ; alors, d’un appartement situé de l’autre côté de la rue, deux personnes que je connaissais fort bien se mirent à faire de moi la critique la plus acerbe : j’étais un idiot, un ivrogne, ma bonté n’était que de la faiblesse, je ne savais rien ou peu de chose. Ils ne m’avaient recherché que pour jouer avec moi et me gagner. —J’aurais voulu ne pas les entendre et je ne perdais pas une seule de leurs paroles.

Bientôt mon attention fut distraite. Deux voix fraîches et pures chantaient une chanson sur un air vif et agréable. Hélas, cette chanson était spirituelle, mais obscène, et elle sortait de la bouche déjà flétrie de deux jolis petits garçons de dix à douze ans. Je ne pus retenir mon indignation ; leur père survint ; les exhorta à continuer et, par de longs raisonnements, chercha à me persuader que son système d’éducation était le meilleur. N’ayant rien à dire contre de pareilles [p. 351] extravagances, je me tus et je fermai les yeux. Quand je les rouvris, la scène était tout à fait changée. Ce merveilleux m’étonna moins, je commençais à m’y faire.

J’étais toujours dans mon lit, toujours deux de mes amis se tenaient à mes côtés, mais je n’étais plus dans la même maison. Je me trouvais sur la place d’Isly, dans une tente spacieuse. Une lanterne l’éclairait assez bien. Deux rayons, moitié lumineux, moitié obscurs, traversaient la tente en diagonale, presque à la hauteur de son sommet. Sur un de ces rayons, un animal étrange, ressemblant quelque peu à un gros rat, s’avançait lentement et s’arrêtait de temps à autre. Il faisait entendre une espèce de grognement ou de ronflement continu, à travers lequel cependant on pouvait distinguer les mots sans cesse répétés de : collège, arabe, bureau, politique,

Comme je l’examinais attentivement, un grand tumulte éclata au dehors. Les Arabes s’étaient révoltés et la milice victorieuse les poursuivait avec fureur. L’air retentissait des menaces des vainqueurs et des cris des blessés. Je vis rouler près de moi comme un torrent humain, je vis égorger plusieurs révoltés qui demandaient grâce. Çà et là, sur le sol, s’étendaient de grandes mares de sang. Tout semblait rentrer dans l’ordre, lorsque plusieurs gardes se prirent de querelle et vidèrent sans retard leurs différends par les armes ; jamais duels plus· bizarres n’eurent lieu. Un autre se passa sous ma tente, qui s’était fort agrandie. Les deux champions se tenaient sur une estrade à quelques pieds au-dessus du sol. Ils avaient les pieds liés et les mains armées d’un large coutelas. Ils se jetèrent par terre et commencèrent à s’attaquer avec leurs horribles armes. Le combat fut long, ils se tailladaient à loisir. On entendait leur souffle bruyant et pénible, de profonds soupirs, mais pas une plainte. Un coup formidable m’arracha un cri. L’un d’eux, mortellement blessé, défit ses liens, se leva péniblement, d’une main tenant sa tête presque séparée du tronc et de laquelle s’échappaient des ruisseaux de sang, de l’autre son redoutable couteau ; il se dirigea lentement vers mon lit et put encore prononcer ces mots : du moins, il mourra avant moi. Les témoins qui étaient nombreux s’écartèrent sur son passage. J’espérais qu’il tomberait avant d’arriver à moi, je ne pouvais remuer, l’horreur me paralysait. Il trébuchait, il râlait, mais il avançait toujours. Il avait déjà le bras levé sur moi, je le saisis par l’oreille, et l’oreille me resta dans la main, je poussai un cri et regardai de l’autre côté. [p. 352]

De ce côté, deux joueurs de cartes venaient de terminer leur partie. Le perdant mit à la disposition du gagnant son pied nu, dont il lui coupa successivement les doigts, qu’il plongea dans un vase rempli du sang de son adversaire malheureux. Il remua ensuite cet affreux mélange, dont il fit son repas. Ce spectacle me souleva le cœur, mais j’eus bientôt à trembler pour moi-même.

Plusieurs personnes s’approchèrent de mon lit, et l’une d’elles, brandissant un couteau long et effilé, devait me couper la jambe au moment où une chandelle qui achevait de brûler dans le coin jetterait son dernier éclat. J’étais dans une angoisse profonde. Heureusement, lorsqu’elle s’éteignit, au lieu de mon bourreau, j’aperçus deux de mes frères qui, la bourse bien garnie, venaient s’établir en Algérie. Ils se disposaient à me prêter une somme assez ronde, quand un maudit juif qui se tenait accroupi au coin de la cheminée les en dissuada. Je me levai pour aller tordre le cou à l’usurier. Un de mes meilleurs amis voulut bien me conduire par le bras, car il m’aurait été impossible de me tenir sur mes jambes. Le juif n’y était plus. On me dit qu’il venait de partir. Je me recouchai satisfait, et peut-être aurais-je pu goûter un repos bienfaisant si soudain ne se fassent présentés à mes yeux deux femmes, un homme et un chien.

En vertu d’un jugement obtenu, cet homme coupa sans sourciller le sein aux deux femmes et les jeta à son chien qui les dévora avec avidité. Elles furent aussitôt remplacées par une foule menaçante qui me tira plusieurs coups de pistolet.

Cependant il faisait grand jour et, avec le soleil, mon état s’était amélioré ; après avoir pris une purgation, que mon estomac ne put supporter, je pus m’habiller, et, accompagné, faire une promenade en ville. J’achetai quelques prunes que je mangeai avec plaisir. On m’engagea à me remettre au lit, mais on ne put réussir, je voyais sur mes draps de larges traces de sang qui me causaient une répugnance invincible. Je me mis à la fenêtre et vis avec plaisir les arbres bordant le trottoir recouverts de magnifiques fleurs blanches. Je ne me lassais pas de les regarder, quand on me fit descendre et monter en fiacre pour me conduire à l’hôpital, où je fus confié aux soins spéciaux d’un infirmier.

A peine couché, j’entendis dans la chambre voisine deux enfants causer et rire. Ils paraissaient assez instruits pour leur âge, mais leurs discours étaient orduriers. De la cour, deux [p. 353] voix attirèrent ensuite mon attention : c’étaient celles de deux de mes collègues. L’un m’accusait en termes ardents, l’autre me défendait ; je les écoutai une partie de la nuit, puis je fermai les yeux  et je parvins enfin à m’endormir.

Le bain, une purgation, le sulfate de quinine et surtout la fraîcheur d’un jardin magnifique et les nombreux témoignages de sympathie qui me furent prodigués me rendirent bien vite à la santé. Les bruits et les visions devinrent de plus en plus rares.

Quatre jours après, un nouvel accès le reprend, présentant absolument le même caractère que le précédent ; il avait été provoqué par la visite de celui qu’il considérait comme son ennemi.

Le soir, dit-il, à peine couché, je l’entendis parler à un de ses intimes. Il venait se venger, et sa visite n’avait pour but que d’étudier les lieux, la manière dont il pourrait entrer et sortir. L’infirmier vint demander si je n’avais besoin de rien. Je lui fis part de ce que je venais d’entendre. « Ne craignez rien, me dit-il, personne ne peut pénétrer ici. Vous pourrez entendre parler jusqu’à une heure assez avancée ; ce sont des officiera ou des employés de la maison qui peuvent le faire. » Je fus un peu rassuré ; mais, après son départ, les mêmes menaces résonnèrent distinctement à mon oreille, proférées par la même bouche. En vain son compagnon essayait-il de le retenir, lui faisant entrevoir la prison, le bagne, peut-être pis. « N’importe, répliquait-il, dussé-je souffrir mille morts, je lui plongerai ce fer dans la poitrine. Du reste, toutes mes précautions sont prises. Une barque m’attend à deux pas d’ici, elle me conduira à un navire américain qui sort d’Alger à la pointe du jour. Il mourra, » et tous deux répétaient lugubrement : il mourra, il mourra. Leurs pas se rapprochèrent, il me sembla qu’il montait les degrés près desquels se trouvait ma chambre. Les cheveux hérissés par la terreur, je saute de mon lit et je mets à la hâte mon pantalon. Impossible de fermer ma porte, elle n’avait ni serrure, ni verroux, je ne trouvais rien pour la barricader. Que faire ? Je saisis une cruche, prêt à la lancer à la tête du premier qui se présenterait. Je les attendais toujours, ils s’approchaient, retournaient sur leurs pas, toujours féroces et menaçants. Ma. bougie, dont la lueur m’avait un peu soutenu jusque-Ià, s’éteignit et me laissa dans les ténèbres. Plus rapide que le vent, je franchis la cour, je monte rapidement un escalier et je vais chercher un refuge près du gardien profondément endormi, [p. 354] et je ne le réveille pas. Je n’osai regagner ma chambre qu’au point du jour, harassé et brisé. Cet accident prolongea de quelques jours ma convalescence. Trois semaines après, je sortis de l’hôpital, guéri mais défiant et facile à décourager. La gaieté de ma jeunesse s’était envolée pour longtemps. Le fonds de mon caractère resta triste. Je passai assez bien le reste de l’année, bien que visité quelquefois par ce que j’appelais mes esprits.

Cette description fantastique du rêve faite par un alcoolique nous a paru mériter d’être rapportée, malgré sa longueur. Elle constate la persistance de la mémoire au milieu de la multiplicité des hallucinations et de la bizarrerie désordonnée des idées.

Les accès se sont reproduits à différentes reprises chez le malade qui fait le sujet de cette observation, quelquefois seulement sous l’influence de vives contrariétés, et présentant chaque fois les mêmes caractères et ]a persistance du souvenir. Les hallucinations caractéristiques du rêve finirent par devenir chez lui un état habituel avec des périodes d’accalmie, mais le laissant hors d’état de reprendre ses anciennes occupations.

 

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