H.-M. Fay. Réflexion sur l’art des aliénés. Extrait de la revue « Æsculape », (Paris), septembre 1912, pp. 200-204.

H.-M. Fay. Réflexion sur l’art des aliénés. Extrait de la revue « Æsculape », (Paris), septembre 1912, pp. 200-204.

 

Henri-Marcel Fay (1879-1959). Médecin.
Quelques publications :
Lépreux et cagots du sud-ouest : notes historiques, médicales, philologiques suivies de documents ; avec une préface du professeur Gilbert Ballet. Paris, Honoré Champion, 1910/ 1 vol.
Histoire de la lèpre en France : lépreux et cagots du Sud-Ouest : notes historiques, médicales, philologiques suivies de document. Avec une préface du professeur Gilbert Ballet / Paris : H. Champion , 1910.
L’Intelligence et le caractère : leurs anomalies chez l’enfant. Paris : Au Foyer Central d’Hygiène , 1934 ?Le développement du sens moral chez l’enfant. Paris, P. Lethielleux, éditeur, 1948. 1 vol.

Les ] renvoient aux changements de page originaux de l’article. – Les images ont été rajoute par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

 

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RÉFLEXIONS SUR L’ART ET LES ALIÉNÉS

Par le Docteur H.·M. FA Y

Ancien interne de la Clinique des maladies mentales ; Lauréat de l’Institut et de l’Académie de Médecine

Les productions artistiques, — ou soi-disant telles, — des aliénés, ne sont point toujours d’une interprétation facile. Il en est qui traduisent des idées délirantes dont on suit mal l’enchainement. « Où nous ne voyons qu’un nuage, dit M. Réja, Polonius eût vu défiler tous les animaux possibles, et quelques autres encore, s’il l’eût fallu. » Dans d’autres cas, elles affectent une ressemblance plus ou moins complète avec les formes archaïques de l’art : l’auteur semble recommencer pour son compte les tâtonnements de l’esprit humain, cherchant sa voie artistique aux temps primitifs. D’une façon générale, les modalités de « l’esthétique vésanique » sont aussi variables que celles de la clinique mentale.

LA littérature médicale a produit depuis quelques années un nombre relativement élevé de travaux ; les uns trop brefs, d’autres parfois interminables, dans lesquels la psychologie, ou mieux l’état mental des plus beaux esprits de la littérature, de la politique ou des arts, est passé au crible d’une analyse qui, pour scientifique qu’elle se prétende, n’en donne pas moins l’impression d’être malveillante. S’agit-il d’un génie, d’un homme qui s’est singularisé par la hauteur de ses vues ou la merveilleuse supériorité de sa production intellectuelle ? on le classe au nombre des dégénérés, s’agit-il d’un artiste qu’une sensibilité exquise a fait vivre dans [p. 200, colonne 2] un rêve incessant au point qu’il ne considérerait que comme de viles contingences les choses ayant trait à la vie dans ce qu’elle a de matériel, on se hâte d’en faire un déséquilibré, quand on n’en fait pas un délirant ou un maniaque.

De tels jugements ont transpiré en dehors du monde médical. Ne fallait-il pas s’y attendre ? Voltaire, Rousseau, Pascal, Descartes, rois, princesses, politiciens, et tant d’autres n’intéressent-ils pas l’humanité tout entière ? Pourtant ils n’ont pas échappé à la froide et dure analyse mentale de quelques aliénistes.

Cela a contribué pour une grande part à donner créance à l’opinion qui fait dire bien à [p. 200, colonne 3] la légère, que neurologistes et psychiatres voient des fous partout ; car ils ressemblent quelque peu à ceux qui médisaient de la Joconde sous prétexte qu’elle portait des marques de lésions tertiaires, qu’une mauvaise restauration de l’œuvre avait seule causées. C’est pourquoi je reste de ceux que la gloire de François 1er intéresse plus que sa vérole, qui donnent plus de temps à la lecture de Pascal, de Rousseau, ou de Hugo, qu’à l’étude de leurs imperfections mentales, et qui avant de proclamer fous Le Vinci, Michel-Ange, ou, plus près de nous, Cézanne, Van Gogh, Manet, admirent et portent très haut leur œuvre puissant et génial. [p. 201, colonne 1]

Il n’est cependant point douteux que les passions morbides ou les accidents mentaux des peintres les plus illustres aient donné un caractère spécial à certaines de leurs œuvres, mais il serait ridicule de chercher davantage ou de vouloir prouver que leur mal fut la cause principale de la magnificence de leur production.

Au point de vue scientifique, il est intéressant pourtant de chercher à définir jusqu’à quel point l’aliénation mentale est susceptible d’influer sur la production artistique et le métier de dessinateur et de peintre.

Quelques-uns murmureront que tous les artistes peintres et dessinateurs sont déséquilibrés, car leur émotivité excessive détruit ce qu’il y a de rigide dans un jugement impeccable à force de froide logique.

A ceux-là je rappellerai qu’il est vrai que l’état mental des artistes est caractérisé par certaines particularités qui les éloignent du type mental idéal ; mais que ces particularités sont comme les qualités qui définissent un caractère, elles sont nécessaires ; car sans elles le caractère, comme le type mental, serait incolore et plat à force d’être parfait, Ce ne sont pas les particularités du psychisme qui font les aliénés et les anormaux, mais bien le caractère pathologique de ces particularités.

Enfin, il est bon de dire qu’on n’est pas artiste parce qu’on est mal équilibré, mais que l’artiste par sa façon de vivre, par l’excitation psychique intense qu’il réclame pour créer une œuvre forte, est plus exposé à l’aliénation mentale que les autres hommes.

On pourrait s’imaginer peut-être qu’il y a beaucoup à apprendre dans la critique des œuvres d’artistes devenus aliénés. Qu’on se détrompe. Nous avons étudié quelques peintres éminents qui ont continué à produire même au cours de leur internement ; plusieurs ont produit, dans la maison de santé où ils étaient maintenus leurs plus beaux morceaux. C’est d’ailleurs un fait de constatation propre à réjouir ceux qui s’intéressent au beau, que les artistes cessent de peindre quand leurs facultés s’affaiblissent, [p. 201, colonne 2] tandis que les non-artistes commencent souvent à dessiner quand la démence les atteint.

Toutes les fois qu’il s’agit d’aliénés, on éprouve quelque ennui à employer le mot Art ; car, qu’est-ce que l’Art, sinon la réalisation d’une conception à l’aide des connaissances ? Et, que sont les conceptions et les connaissances des aliénés ? Leurs connaissances artistiques sont le plus souvent néant ; quant à leurs conceptions, elles sont d’ordinaire si faibles, si indécises et imprécises, que leur réalisation obtenue sans la science du métier, ne peut être qu’un pâle reflet de l’art, quand il n’en est pas la plus pitoyable parodie.

N’empêche que l’idée dont procède une œuvre, si pauvre soit-elle, n’en reste pas moins une idée, et que la méthode employée pour objectiver l’idée sous forme de représentation graphique imagée fait appel à des connaissances, [p. 201, colonne 3]  quel que soit l’état rudimentaire de ces connaissances. Aussi, est-il expédient d’employer le mot Art lorsqu’il s’agit des peintures et des dessins des aliénés, sans tenir compte de l’ennui dont pourrait souffrir notre esprit à voir employer en pareille occurrence ce mot qui recèle, sous sa forme brève, la plus grande part de nos aspirations vers le Beau.

La brièveté de cette étude ne nous laissera pas le loisir de signaler, comme il conviendrait à un travail de longue haleine, toutes les particularités qu’impriment les diverses affections mentales aux dessins et peintures ; mais il y a déjà fort à dire en se bornant à disserter de l’inspiration et du métier des aliénés dessinateurs.

L’inspiration, n’est-ce point l’idée, la conception à réaliser teintée d’émotion et accompagnée du besoin presque irrésistible de l’objectivation ? Le métier, c’est l’application des connaissances pour une fin déterminée; dans le cas qui nous occupe, la fin, c’est le dessin ou le tableau, Le métier suppose la mémoire, l’intelligence et la coordination des mouvements, sans compter l’exercice.

La qualité de l’émotion et la qualité de l’idée donnent la valeur de l’inspiration, comme la sûreté de la main et la perfection de l’intelligence, qui emploient judicieusement et savamment les matériaux utiles, donnent la valeur de l’artisan. Un parfait équilibre des facultés motrices et intellectuelles est donc nécessaire pour que l’artiste produise une œuvre ne présentant aucun caractère pathologique. C’est ainsi qu’on conçoit sans peine qu’un malade présentant des idées délirantes ou des hallucinations, soit susceptible de peindre sans que rien n’altère son talent.

Parfois, mais la chose est rare, la production des délirants prend un réel intérêt pathologique. Cela n’arrive que du jour où le malade objective sur la toile ou le papier, ses idées délirantes. Malheureusement, les vrais artistes ne s’abandonnent guère à l’expression de tels sujets, Les quelques documents de cette espèce que j’ai pu réunir, expriment avec une naïveté enfantine ou une emphase maladive, l’idée ou les idées délirantes que les explications orales du malade exprimaient avec une clarté beaucoup plus satisfaisante.

Il est également peu fréquent de voir un [p. 202, colonne 1] malade représenter ses illusions et ses hallucinations de façon présentable. On pourrait, dans cet ordre d’idées, s’étonner que les artistes alcooliques {pourtant nombreux) n’aient presque jamais représenté leurs hallucinations terrifiantes. Cela tient évidemment à ce que, peignant en dehors des moments où ils sont hallucinés, ils reconnaissent le caractère pathologique ou tout au moins exceptionnel de leurs visions terrifiantes, et répugnent à les reproduire, [p. 202, colonne 2] ou bien qu’ils n’en gardent pas un souvenir assez lumineusement précis. D’ailleurs, le seul fait d’estimer que le contenu d’une hallucination horrifique ne mérite pas d’inspirer une toile suffirait à justifier l’absence de telles représentations. Je me suis pourtant souvent posé la question de savoir si tel illustre graveur flamand contemporain n’a pas puisé dans ses hallucinations l’inspiration de la plupart de ses planches.

Quoi qu’il en soit, je reste sceptique sur la fidélité de la représentation des visions pathologiques, car, à part les peintres qui, dit-on, auraient exécuté leur dessin devant l’hallucination posant complaisamment devant eux, les autres n’ont fait qu’un travail de mémoire, et nous savons combien il est rare qu’une œuvre de mémoire réponde à la réalité, combien un souvenir, même d’apparence très nette, est criblé d’imprécisions !

Tandis que le grand public a, de tout temps, pris intérêt aux œuvres dans lesquelles les artistes ont livré à tous une partie au moins de leurs préoccupations morbides, le psychiatre doit s’attarder avec plus de complaisance à déchiffrer dans un dessin l’empreinte qu’y laissent les facultés affaiblies, ou les caractères qu’y impriment les psychopathies. Dans ces productions, plus l’éducation artistique du malade est soignée, plus le caractère morbide de l’œuvre est aisé à déchiffrer. En revanche, le malade qui ignore tout du métier d’artiste, donne des œuvres où il est souvent malaisé de dé· couvrir Je trouble psychique derrière l’imperfection de la forme.

Sans nous préoccuper des détails du sujet représenté, nous pouvons dès l’abord nous faire une idée de la valeur psychique de l’artiste. C’est ainsi que nous ne pouvons estimer intelligents ceux qui sacrifient la forme de leur œuvre au besoin de se singulariser par une méthode incapable de rendre l’inspiration, ou qui adoptent la manière d’un maître qu’ils admirent, faute de trouver dans leur propre fonds le mode expressif qui convient non pas le mieux, mais qui seul peut convenir à la réalisation de ce qu’ils ont ressenti au moment de l’inspiration. Ceux-là entrent dans la grande cohorte des débiles, suiveurs assidus des vedettes du jour ; la faiblesse congénitale de leurs facultés sera jugée d’autant plus grande que le chef dont ils se réclament a attiré sur lui l’attention par un manifeste bruyant d’école, la naïveté tapageuse de sa couleur ou son dédain de la forme. Loin de moi la pensée de vouloir critiquer la méthode ou le métier des plus modernes de nos grands artistes, maîtres et créateurs de genres nouveaux ; [p. 202, colonne 3] je ne critique et ne regrette que leurs imitateurs. Un artiste bien équilibré copie s’il lui plait de copier, mais il n’imite pas.

La méthode picturale employée, et la manière dont elle est utilisée, servent donc dans une certaine mesure à pénétrer en partie l’état mental de l’artiste.

Quand, passant de celui qui a reçu une éducation artistique médiocre, nous abordons celui qui n’en a point eu, nous remarquons souvent que ce dernier copie avec exclusivisme la manière d’un seul artiste ; nous en conclurons à la pauvreté de son sens artistique, parce que ce sens ne peut être éveillé chez le sujet étudié que par l’intermédiaire d’un seul maître.

Par opposition à ceux-ci, rien n’est plus intéressant que de voir des malades, des déments précoces en particulier, arriver spontanément à créer des images coloriées nettement apparentées au cubisme, ou qui font un peu penser à certaines œuvres de James Ensor, de Van Gogh, de Van Dongen, d’Odilon Redon, ou du douanier Rousseau ; non que je mette en doute la haute valeur du talent des quatre premiers de ces artistes, mais simplement parce que leur méthode et un peu aussi leur vision se retrouvent, déformées sans doute, mais· se retrouvent quand même chez quelques aliénés.

Si nous cherchons très bas sur l’échelle de la culture artistique, nous finirons par rencontrer la pléiade des malades qui dessinent sans [p. 203, colonne 1] savoir dessiner. Chez eux, tout devient étrange. L’inversion des rapports de perspective, l’ignorance complète du rôle des points de fuite, l’absence de toute observation même rudimentaire des formes, font que leurs dessins sont souvent choses effarantes. De telles productions ne diffèrent pas beaucoup de celles des enfants.

D’autres malades (et ce sont toujours des déments dans les cas que j’ai observés) montrent, à côté de sérieuses qualités, des défauts inattendus. J’ai sous les yeux une fort belle toile, si je m’en tiens à la couleur et à la manière dont elle a été traitée, mais le tout est gâté par une grossière erreur de perspective qui rompt l’équilibre général.

Voici l’interprétation simplifiée d’une aquarelle charmante de Dulac (Illustration Noël 1911), mais les couleurs employées sont d’un ton insoutenable. Le cachet démentiel se trouve donc ici dans le métier. Il s’y manifeste également toutes les fois que le malade adopte une formule stéréotypée pour exprimer quoi que ce soit : superposition de carrés, d’arcs de cercle, de triangles, ou simplement de polyèdres.

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Il est bon de rappeler ici un mot de Marcel Réja : « Le fou se distingue du non-fou en ce qu’il subit le mouvement de ses idées au lieu [p. 203, colonne 2] de les diriger. » L’artiste, si avancée que soit l’école qu’il inspire, ou dont il se réclame, dirige son pinceau de la manière qu’il a décidé, et exprime les impressions qu’il a ressenties à sa façon. L’artiste n’est pas, en effet, un appareil photographique chargé d’enregistrer et d’exprimer ensuite ce qu’il a vu ; c’est un esprit cultivé en l’art de la forme et de la couleur qui manifeste sur la toile ce qu’il a ressenti, de même que le poète l’exprime en ses vers. Il ne doit pas plus y avoir identité entre deux dessins qu’entre deux poèmes destinés à représenter le même sujet. En présence d’un portrait, il ne convient pas de dire : « On dirait que M. X … va sortir du cadre », mais bien : « Voilà une toile admirable, où se retrouvent toutes les qualités de tel artiste ». Le sujet importe en effet moins que l’expression de ce qu’a ressenti l’artiste. Le sujet est le prétexte, et non la cause efficiente. Cette dernière réside toute dans l’artiste. Le modèle n’est pas responsable de l’œuvre.

Il est nécessaire de faire cette remarque pour mieux étudier l’inspiration artistique chez les aliénés.

Sans inspiration il n’y a point d’artiste.

L’inspiration est pour l’artiste quelque chose comme l’amour chez l’homme; ceux qui l’ont ressentie savent ce qu’elle a d’impérieux, de spontané et presque d’irrésistible. Ces caractères ont fait dire à certains que de même que les amoureux, les artistes sont en quelque chose anormaux, car ils sont sujets à des accès passionnels pendant lesquels ils présentent quelques troubles passagers de l’attention, peut-être du jugement, et certainement une émotivité spéciale, exagérée dans une direction, au détriment des émotivités normales. A envisager les choses à ce point de vue, nous croyons pouvoir mettre en compagnie des amoureux et des artistes, les savants et les érudits, et en général tous ceux qui dépassent la foule. Je concèderai cependant que chez l’artiste l’émotivité est plus développée que les autres facultés, et qu’en cela, on peut à la rigueur [p. 203, colonne 3] soutenir qu’il a rompu l’équilibre de ses facultés.

La représentation des formes naît d’ordinaire d’une inspiration purement intellectuelle. Parfois l’inspiration est produite par un moyen fort différent. C’est le cas de bien des barbouilleurs, enfants, aliénés, et même soi-disant peintres, qui commencent par jeter des taches de couleurs au hasard et se demandent ensuite : « Qu’est-ce que cela peut bien représenter ? » Pareille méthode, que des artistes n’ont point rougi d’utiliser, sert fréquemment aux aliénés qui, capables d’interpréter des taches, sont dans l’impossibilité de créer des formes coloriées. Il y a un un signe manifeste d’insuffisance intellectuelle.

Dans une classe toute voisine, nous trouvons ceux qui interprètent à leur manière des dessins et des tableaux, par insuffisance de pouvoir créateur ou incapacité de copiste consciencieux. Serait-ce le cas de ces transcriptions à la sauce pointilliste, ou cubiste, de certains chefs-d’œuvre du Louvre ? Je veux l’ignorer.

Parmi les dessins d’aliénés, une part ne présente aucun intérêt au point de vue de l’inspiration. Ce sont les dessins exécutés sur la sollicitation du médecin traitant.

Qu’on demande à quelqu’un de crayonner [p. 204, colonne 1] un cheval, une maison, une fleur, aussitôt il exécutera soit une maison anonyme avec sa toiture et ses rangées de fenêtres, soit une fleur à pétales régulièrement disposés, soit un cheval quelconque au repos. Il y a là un travail de synthèse de souvenirs. Parfois, le souvenir plus net d’une maison en particulier, d’un certain cheval antérieurement dessiné, d’une fleur vue en quelque livre, amènera la production d’un dessin donnant la mesure de la mémoire visuelle. D’autres fois encore, le dessin sera la répétition stéréotypée de formes adoptées par le malade. Tel dément représentera les personnages toujours sous la même forme, les maisons et les arbres sous le même aspect. J’ai sous les yeux un portrait exécuté par un dément sénile ; ce portrait diffère par la moustache seule de dizaines de portraits exécutés par le malade d’après des modèles fort différents. Il est remarquable que, pour les exécuter de profil, le malade regardait toujours ses modèles de face seulement.

Il est impossible de n’être pas frappé de la parenté qui unit à première vue le dessin d’un aliéné et celui d’un enfant. Pourtant les différences sont assez accentuées pour que la confusion soit évitée par un observateur averti. La qualité du trait et celle de l’inspiration permettent la différenciation.

Plusieurs disent : « Si je dessinais, je ne ferais pas mieux que cet aliéné ». Ils oublient qu’un [p. 204, colonne 2] homme ignorant du dessin ne cherchera pas à exprimer sa pensée par ce moyen. Si par hasard il consent à en user, c’est qu’il est momentanément dominé par une idée, une passion, dont il subit le mouvement, au lieu d’en être le directeur, aussi ses dessins auront-ils toujours trait à la passion qui le domine.

C’est ainsi que cet instituteur dont la presse a beaucoup parlé il y a quelques mois, adressait à un jeune apprenti une correspondance illustrée de dessins érotiques parce qu’il était dominé par la perversité de sa passion ; Liabeuf, orgueilleux de ses actes et haineux de la société, dessine la cour d’assises où figurent en bonne place les pièces à conviction ; il dessine également son évasion ; Sardou lui-même, au temps où il se croyait mu par des esprits, dessinait des scènes spirites étranges…

Il faut remarquer que les non-dessinateurs représentent presque toujours non pas ce qu’ils voient, mais ce qu’ils voudraient voir, de là les disproportions qui existent entre les parties du dessin. Les dessins érotiques, qui comptent parmi les plus courants, sont remarquables par les proportions démesurées des parties qui intéressent la vision érotique. Est-ce l’orgueil qui édicte le dessin ? L’auteur s’y [p. 205, colonne 3] représente énorme. Est-ce l’ivrognerie ? Bouteilles et verres passent au premier plan. Est-ce le meurtre ou le vagabondage spécial ? Alors le couteau, la casquette, le pantalon à pattes ne seront jamais omis, pas plus que la femme à l’abondante chevelure et à la poitrine opulente qui porte un ruban largement noué au cou.

Ceux qui ont tracé ces dessins ont été guidés par leur idée, et cette idée avait l’intensité d’une passion. Cette idée n’aurait pas conduit jusqu’au dessin, si l’homme avait eu une logique suffisante pour s’estimer incapable de produire sous le coup de la passion un dessin correct, puisqu’il ignore l’art du dessin. Et quel est donc celui qui possède si peu d’autocritique, sinon l’anormal ou le malade ?

Cet anormal ou ce malade peut n’avoir franchi que le premier échelon qui l’éloigne de la raison saine. Plus il s’en éloignera, plus on pourra reconnaître l’absence de jugement relativement à la qualité de l’œuvre, l’absence d’idée ou la pauvreté de l’inspiration, l’absence d’observation, et la faiblesse du métier.

Une étude plus attentive encore permettra de reconnaitre la marque qu’imprime aux dessins ou aux écrits, chacune des maladies mentales

 

 

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