Gustave Josèph Waffelaert. Réalité historique de la possession démoniaque. Partie 1. Extrait de la revue « La Science Catholique », (Paris),  tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, pp. 496-507.

Gustave Josèph Waffelaert. Réalité historique de la possession démoniaque. Partie 1. Extrait de la revue « La Science Catholique », (Paris),  tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, pp. 496-507.

 

Premier article d’une série de cinq distribués comme suit :
— Les démoniaques de la Salpêtrière et les vrais possédés du démon [Partie 1]. « La Science Catholique », (Paris),  tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, pp. 273-287. [en ligne sur notre site]
— Les démoniaques de la Salpêtrière et les vrais possédés du démon. [Partie 2]. « La Science Catholique », (Paris), tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, pp. 352-369.  [en ligne sur notre site]
— Réalité historique et possession démoniaque [partie 1]. La Science Catholique », (Paris),  tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, L pp. 496-507. [en ligne sur notre site]
— Réalité historique et possession démoniaque [parie 2]. La Science Catholique », (Paris),  tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, L pp. 571-593. [en ligne sur notre site]
— Les Possédées de Loudun. La Science Catholique », (Paris),  tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, pp. 747-761.

Gustave Josèph Waffelaert (1847-1931). Evêque, il occupa plusieurs poste avant  d’être envoyé à l’université de Louvain (1875-1880) où il obtient le doctorat en théologie : sa thèse, « De dubio solvendo in re morale », est soutenue le 20 juillet 1880. Il se détourne vite d’une morale casuistique et se porte vers la théologie morale, plus impliquée dans la vie spirituelle, et vers la théologie dogmatique. Proche des idées de saint Thomas d’Equin, il participa à plusieurs se détourne vite d’une morale casuistique et se porte vers la théologie morale, plus impliquée dans la vie spirituelle, et vers la théologie dogmatique. Proche des ides de Thomas d’Aquin, il participa activement au Dictionnaire apologétique de la foi catholique, aux revues La Science catholique, Canisiusblad, la Revue pratique.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie.
– Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

RÉALITÉ HISTORIQUE DE LA POSSESSION DÉMONIAQUE

Cette thèse n’a pas besoin de démonstration pour les fidèles catholique : la doctrine de l’Église est explicite sur ce point, car la Tradition et la Sainte Écriture nous fournissent des faits nombreux et notoires, qu’elles proposent elles-mêmes comme des faits de possession diabolique indubitables et dans le sens propre expliqué dans un précédent article (1). Inutile d’insister. D’ailleurs, en exposant nos preuves contre les incrédules, abstraction faite de la divinité de l’Écriture et de l’autorité doctrinale de la Tradition, nous établirons par là-même les fondements sur lesquels s’appuie l’enseignement de l’Église. Les dissidents, qui admettent l’inspiration divine de la Bible, ne sauraient, douter un instant de la réalité historique de la possession ; mais, hélas ! un grand nombre d’entre eux, tout en admettant, en théorie, l’autorité divine des Écritures, les interprètent à la façon des rationalistes et en bannissent le plus possible le surnaturel, comme le préternaturel. Leur fausse exégèse trouvera sa réfutation dans nos arguments contre les incrédules. Mais avant de développer nos preuves, il nous reste quelques observations générales, très importantes, à faire.

Dans les siècles passés, certains dissidents, ou même des catholiques mal inspirés, ont nié la réalité de la possession, et Dom Calmet a cru devoir faire une dissertation spéciale sur les obsessions et possessions du démon, pour en démontrer la réalité historique. L’interprétation des Évangiles, proposée par ceux que combat D. Calmet, et qui admettaient néanmoins la divinité de la Sainte Écriture, était la même que celle des modernes rationalistes : les démoniaques n’étaient que des malades.

Quelles étaient l’origine et la cause de cette fausse explication de l’Écriture et de cette négation de l’histoire tout entière ?

Saint Thomas fait remarquer que la négation de la réalité historique de la possession et, en général, de l’intervention du [p. 497]démon dans les choses d’ici-bas, provient « ex radice infidelitatis, sive incredulitatis, quia non credunt esse daemones, nisi in ajstimatione vulgi tantum (2) ». C’est bien là le fait des rationalistes, comme des médecins incrédules, de nos jours, dont toute l’argumentation se résume en ces mots : il n’existe pas de démon, si ce n’est dans l’imagination superstitieuse du vulgaire : donc il n’y a pas de possédés.

D’autres adversaires, ceux que combat Dom Calmet, admettent l’existence des démons ; mais ils se basent sur une fausse notion de la possession, comme s’il était impossible que le démon s’empare du corps de l’homme, habite en lui et le meuve; ou bien comme si la possession multipliait inutilement les miracles. Ils se fondent encore sur ce que Dieu ne peut permettre la possession. Nous ne réfuterons pas ex professo ces objections, de nulle valeur du reste, et abandonnées de nos jours, mais nous démontrerons le fait de la possession, qui coupe court aux négations et aux objections, tant des anciens que des modernes.

Une autre observation non moins importante, terminera ces préambules. Dans l’hypothèse de l’intervention du démon, que nous prouverons être la réalité, il faut faire la part des circonstances de temps et de lieux, pour se rendre compte de la nature différente de l’intervention diabolique et de la fréquence ou de la rareté des cas.

Au temps du paganisme, et maintenant encore dans les pays infidèles, l’intervention diabolique sera d’ordinaire plus générale, c’est-à-dire qu’elle sera plus fréquente et se présentera sous plus de formes ou de manières différentes.

Là, le démon règne en maître et en despote : il fait sentir son empire tyrannique par les obsessions et les possessions, il a ses adeptes clans les magiciens, il rend des oracles et reçoit le culte dû à la divinité. C’est toute l’histoire religieuse du paganisme ancien et moderne.

A la venue du Messie, rien d’étonnant à ce qu’il se soit produit une espèce de recrudescence de cruauté de la part du démon, qui voyait son règne entamé, et son pouvoir menacé- de. ruine. Aussi le nombre des possédés était-il beaucoup plus considérable aux premiers temps de l’Église que maintenant; d’ailleurs, Dieu [p. 498] pouvait avoir des raisons spéciales de le permettre alors (3). Ainsi nous verrons les apologistes, Tertullien, Minutius Félix, Justin, etc., en appeler au pouvoir des premiers chrétiens sur les démons, qu’ils expulsaient des corps des possédés par le seul nom de Jésus, comme à un argument public et irrésistible de la vérité du christianisme. Chose digne de remarque : la Judée n’était pas un pays infidèle ou payen, aussi voyons-nous que la plupart des possédés délivrés par le Sauveur se trouvaient en Galilée, où le peuple était plus charnel et grossier, en contact plus fréquent avec les Gentils ; saint Jean, qui raconte le ministère du Sauveur surtout en Judée, ne mentionne aucun cas de possession. De nos jours, dans les pays infidèles, les manifestations visibles du démon doivent être de même beaucoup plus générales que chez nous. Et, en effet, les témoignages de plusieurs siècles et au-dessus de tout soupçon, que nous apporterons, ne laissent aucun doute sur la vérité des faits, et le lecteur ne sera pas étonné de la parole récente d’un missionnaire, qui passa douze ans en Mongolie, et qui nous disait : « Vos savants d’Europe révoquent en doute l’intervention et l’existence même du démon : si je m’avisais de faire la même chose dans nos pays infidèles, tout le monde se récrierait, et les hommes sérieux hausseraient les épaules ; et si vos savants passaient quelque temps avec nous, ils seraient confus d’avoir jamais soutenu leur thèse incrédule. »

Dans les pays chrétiens, rien d’étonnant que l’intervention visible du démon soit plus limitée. Son pouvoir est restreint par Dieu lui-même, et sa tyrannie est combattue efficacement par tous les moyens spirituels que l’Église met entre nos mains. Enfin, le démon étant un être d’une intelligence et d’une puissance supérieures, choisit ses moyens suivant les circonstances, pour servir ses intérêts, il n’a pas la chance de se faire adorer par les peuples d’Europe, comme autrefois par les payens ; il a, au contraire, intérêt à se cacher, et à faire nier même son existence. Mais il a son intervention invisible, la tentation sous toutes ses formes ; ensuite, il a ses adeptes, les impies, qu’il inspire sans même qu’ils s’en doutent. Et certes, de nos jours, il ne faut pas être bien clairvoyant pour apercevoir l’action du démon et ses plans bien combinés dans l’œuvre de la franc-maçonnerie. [p. 499]

Mais ensuite, n’y-a-t-il pas aujourd’hui même quelque manifestation visible de l’action du démon ? Étrange contradiction des incrédules, due à la fourberie du père du mensonge ! Tandis qu’il éloigne les uns de l’Église en leur faisant nier son existence, il enserre les autres dans les pratiques du spiritisme. Aucun homme sérieux ne saurait nier universellement cette magie ou cette démonolâtrie moderne des spirites, qui sont érigés en secte, en religion du démon. Si le seul doute de l’existence du démon empêchait nos incrédules de devenir enfants fidèles de l’Église, nous leur dirions de se renseigner, à Paris même, sur les pratiques spirites, sans s’en rendre complices : ils seraient bientôt convaincus de l’existence des esprits. Ils devraient seulement se garder de croire au mensonge de ces esprits, qui se font passer pour les âmes des morts et qui prêchent que les peines de l’enfer ne sont pas éternelles ; ce sont-là leurs mensonges habituels.

Nous en venons maintenant aux arguments de notre thèse, qui sont les suivants : d’abord les arguments tirés des Évangiles, ensuite les témoignages des Pères de l’Église, mais les uns et les autres considérés comme simples documents historiques ; en troisième lieu, les témoignages plus récents au sujet des pays de mission.

  1. Les Évangiles.

Nous employons les Évangiles comme simples livres historiques. Aucun savant sérieux, même rationaliste, ne conteste plus l’authenticité des Évangiles, ni la bonne foi de leurs auteurs. Tout se réduit, .entre les incrédules et nous, à l’interprétation du texte, et à la question de savoir si les auteurs ne se sont pas mépris de bonne foi sur la nature des faits dont ils ont été les témoins ou dont ils sont les narrateurs.

Pour couper court à toute espèce de chicane, nous allons rappeler tous les passages des Évangiles, dans lesquels il est question des possessions diaboliques. Ces passages-peuvent se ranger sous les dix-huit chefs suivants (4) :

1° Le possédé de Capharnaum (Marc, I, 23-28 ; Luc, IV, 33-37). [p. 500]

2° Guérison de démoniaques à Capharnaum (Matt., VIII, 16 ; Marc, I, 32-34 ;Luc, IV, 40-41).  »

3° Jésus parcourt la Galilée en prêchant, suivi d’une grande foule, et il guérit les malades et chasse les démons (Marc, 1, 39. Cpr. Matt., lV, 24 ; Luc,IV, 12-44).

4° Les possédés de Gerasa ou de Gadara (Matt., VIII ; 28-34 ; Marc, V, 1-20 ; Luc, VIII, 26-39). 5° Jésus délivre un muet démoniaque, les pharisiens l’accusent de chasser les démons par Béelzebub (Matt., IX, 32-34).

6° Guérison de malades. Jésus rejette le témoignage des démons parlant par la bouche des possédés (Marc, III, 10-12 ; Matt., XII, 15-21. Gpr. ci-devant 2°).

7° Jésus guérit les malades et délivre les possédés parmi les foules, avant le sermon sur la montagne (Luc, VI, 18-10).

8° Guérison de malades, de possédés, et d’aveugles, devant les disciples envoyés par saint Jean-Baptiste (Luc, VII, 21).

9° Le possédé, muet et aveugle : Jésus se défend d’être démoniaque et de chasser le démon par Béelzebub (Matt., XII, 22-45 ; Marc, III, 20-30 ; Luc, XI, 14-26. Gpr. Jean, VII, 20 ; VIII, 48-52 ; X, 19-24).

10° Quelques saintes femmes suivent Noire-Seigneur, après qu’il les eut guéries et délivrées du démon, entre autres, Madeleine, dont sept démons avaient été chassés (Luc, VIII, 2. Cpr. MarcXVI, 9).

11° Les apôtres reçoivent le pouvoir sur les démons, et exercent ce pouvoir (Matt., X, 1-8 ; Marc, VI, 7, 12 et13 ; Luc, IX, 1).

12° La possédée, fille de la femme chananéenne (Matt., XV, 22-28 ; Marc, VII, 25-29).

13° Le fils unique possédé, lunatique, sourd et muet (Matt., XVII, 14-21 ; Marc, IX, 13-28 ;Luc, IX, 37-41).

14° Jésus corrige l’orgueil et la jalousie des apôtres, concernant leur pouvoir de chasser les démons (Marc, IX, 37-39 ; Luc, IX, 49-50).

15° Les soixante-douze disciples se réjouissent de l’efficacité de leur pouvoir sur les démons (Luc, X, 17-20).

16° La femme courbée et tourmentée par l’esprit malin depuis dix-huit ans (Luc, XIII, 11-17).

17° Les pharisiens annonçant à Jésus qu’Hérode veut le tuer, le Sauveur en appelle à ses guérisons et à son pouvoir sur les démons (Luc, XIII, 32).

18° Jésus, immédiatement avant son ascension, annonce que les fidèles, entre autres dons miraculeux, auront le pouvoir de [p. 501] chasser le démon en son nom (Marc, XVl, 17. Cpr.Actes des Apôtres, V, 16 ; VIII, 7 ;  XVI, 16 et suiv. ; XIX, 11 et suiv.).

De l’ensemble de ces textes évangéliques, nous pouvons déduire facilement et à l’évidence deux propositions :

1° Les évangélistes nous représentent les démoniaques comme possédés du démon dans le sens propre et usuel de l’Église, et nullement comme des personnes atteintes de simples maladies naturelles ; ils ne supposent pas le moins du monde que toute maladie était causée par un esprit malfaisant. — Voilà pour ce qui regarde l’interprétation des Évangiles.

2° Toute méprise de bonne foi de leur part est impossible. Pour nier que, du temps de Jésus-Christ, il y eut des possédés du démon, il faut donc refuser toute créance aux Évangiles. Pas de milieu. — Voilà pour ce qui regarde la question de savoir si les évangélistes ne se sont pas trompés de bonne foi.

Il nous suffira de rappeler sommairement les différents traits contenus dans les textes indiqués, pour montrer à l’évidence, qu’il y est question de l’intervention des démons, des esprits malins, et que cette intervention est bien la possession. Ces textes, en effet, nous disent que les démons, juin ou plusieurs, occupent le corps de l’homme et y habitent, comme dans une maison, qu’ils reprennent de force, si possible, quand ils en ont été chassés ; qu’ils font violence aux membres, causent différents accidents et des maladies ; qu’ils parlent par la bouche, du possédé, de choses dont celui-ci ne peut avoir l’idée ; qu’ils reconnaissent Jésus comme le fils de Dieu ; qu’ils demandent à ne pas être envoyés dans l’abîme, mais à pouvoir entrer dans un troupeau de porcs ; qu’ils montrent visiblement leur sortie du corps possédé en précipitant les porcs dans les eaux, chassés, par un seul mot de Jésus, ou par son seul nom. Voilà autant de signes de possession, les uns équivoques, les autres certains. Mais de plus, les évangélistes, même quand ils ne donnent pas de signes certains de possession, affirment clairement et constamment qu’il s’agit de vrais possédés, ils les appellent :habentes daemonium, spiritum immundum. Jésus interroge le démon, qui répond en donnant son nom et non pas le nom du possédé ; il menace les démons, les fait taire, les chasse et leur défend de rentrer dans le possédé délivré. Non seulement en public, mais en secret à ses disciples, il déclare que c’est bien le démon qui possède ; c’est Satan qu’il voit tomber du ciel, quand les possédés [p. 502] sont guéris par les apôtres ; c’est Satan qui serait divisé contre lui-même, si c’était par Béelzébub que le Sauveur chasse le démon.

Il donne à ses apôtres et à ses disciples le pouvoir sur tous les démons et la mission de chasser les esprits immondes. Les disciples et les apôtres exercent ce pouvoir; ils se réjouissent de voir même les esprits leur être soumis ; quand une fois ils ne réussissent pas, Jésus leur explique la cause de leur insuccès ; c’est qu’ils n’ont pas assez de foi, c’est que cette espèce de démon ne peut être expulsée que par l’oraison et le jeûne. Quand les Juifs l’accusent d’être démoniaque, ou de chasser les démons par Béelzébub, quoi de plus facile que de répondre : Misérables ignorants, il n’y a pas de démon, si ce n’est dans votre superstitieuse imagination. Est-ce ainsi que répond le Sauveur ? Bien au contraire : il affirme n’être pas possédé du démon et il condamne de péché de blasphème contre l’esprit de Dieu, ceux qui osent lui attribuer d’avoir un esprit immonde. Il montre ensuite par des paraboles l’impossibilité de chasser le démon par le démon.

Que faut-il de plus, pour justifier notre interprétation ? Ajoutons cependant que les évangélistes distinguent encore expressément les démoniaques des simples malades. Dans l’énumération des bienfaits et des miracles de leur Maître, ils rapportent constamment comme deux choses différentes, la guérison des malades, et la délivrance des possédés ; ceux-ci forment toujours une catégorie à part. Les apôtres reçoivent le pouvoir de chasser le démon, et le pouvoir de guérir les malades. Il y a une mention distincte de l’exercice de l’un et de l’autre. Il est vrai qu’ils signalent aussi les maladies des possédés : nous avons vu précédemment, que la possession n’exclut pas la maladie ; bien au contraire, le démon, qui est l’esprit malfaisant, provoque soit directement, soit indirectement les maladies, surtout les maladies mentales et nerveuses, en particulier, la paralysie, l’épilepsie, le mutisme, la surdité, la cécité, etc. Mais combien de malades dans le récit évangélique sont guéris par Notre-Seigneur, chez lesquels il n’est pas question de possession, ni de démon ! Et notons-le bien, des malades souffrant des mêmes maladies que celles qui, en d’autres cas, sont attribuées par les évangélistes aux possédés. En dehors des endroits nombreux cités plus haut, où la distinction des possédés d’avec les simples malades [p. 503] est clairement exprimée, nous pouvons ajouter des exemples en grand nombre de paralytiques, boiteux, sourds, muets, aveugles, hydropiques, etc., où il n’est pas question du tout de possession (Ainsi Matth., IX, 1 ; Marc, II, 3 ; Luc, V, 18 ; Matth., IX, 27 ; XII, 10 ; Marc, III, 1 ; Luc, VI, 6 ; Matth., XV, 30 ; Marc, VII, 32 ; VIII, 22 ; Jean, IX, 1 ; Luc, XIV, 1 ; XVIII, 35 ; Marc, X, 46 ; Matth., XXVIII, 29). Nous voyons de même les apôtres, après l’ascension de Jésus-Christ, faire un nombre considérable de guérisons, relatées dans les Actes des Apôtres, et où il n’est pas question de démon. Mais nous y voyons aussi, entre autres exemples, saint Paul chasser le démon d’une femme pythonisse (Act. apost., XVI, 16). Nous ne voulons pas dire que cette femme fût possédée : probablement il existait un pacte entre elle et le démon, de manière que l’intervention du démon fût une espèce de magie divinatoire, plutôt qu’une possession. Enfin, nous voyons des exorcistes juifs qui voulaient chasser les démons comme saint Paul, être maltraités par le possédé, dans lequel parlait le démon (Act. apost., XIX, 11).

Après tout ce que nous venons de dire, la seconde proposition n’a pas besoin de preuve. Où serait la bonne foi des Évangélistes, s’ils ne croyaient pas à la réalité de la possession, quand ils nous la décrivent de la manière que nous venons de rappeler ? Mais, dira-t-on, l’erreur de bonne foi n’est-elle pas possible ? Les Évangélistes, tout en étant persuadés de l’existence du démon et des possédés, n’ont-ils pas pris pour des possédés, tels qu’ils se les imaginaient, ceux qui n’étaient en réalité que des malades ? Ils ont pu distinguer des malades communs d’avec les possédés ; mais n’ont-ils pas confondu avec la possession les manifestations si singulières des différentes névroses, en particulier de l’hystérie?

Nous répondons que toute méprise de bonne foi est impossible. Qu’il suffise de rappeler que ces mêmes Apôtres qui écrivent les Évangiles, ou qui ont fourni les documents aux Évangélistes, ont reçu le pouvoir de chasser les démons, et ont exercé eux-mêmes ce pouvoir. Rappelons encore qu’ils font parler le démon par la bouche du possédé, qu’ils le font entrer dans les pourceaux, etc. Ou bien, il y eut de leur temps de vrais possédés, ou bien les Évangélistes ne méritent aucune créance, ce sont des imposteurs. Et remarquons-le bien, il ne s’agit pas d’un seul Évangéliste, ni d’un seul fait, ni de faits sans publicité ; mais tous les évangélistes [p. 504] sont d’accord, les faits sont nombreux, et se sont passés devant une foule de personnes. Les ennemis de Jésus-Christ eux-mêmes ne trouvent rien à nier, ils se contentent d’une mauvaise explication sur la manière de chasser les démons.

Les Évangiles étant authentiques, et les Évangélistes de bonne foi, notre thèse, à savoir l’existence de véritables possédés, est prouvée d’une façon inéluctable.

Afin de dissiper toute ombre de difficulté, nous passerons encore en revue les objections principales des rationalistes et incrédules.

Pour être bref, nous en écouterons un seul, des plus récents, tristement célèbre en France, Ernest Renan. Il reproduit d’ailleurs les autres, et n’a pas le mérite de l’invention : c’est aux rêveurs allemands qu’il s’est adressé, surtout à Strauss, comme il le dit dans son Introduction à la Vie de Jésus. Il a un autre, mais bien triste mérite : celui d’avoir adapté ses blasphèmes à l’intelligence et au goût des moins savants.

Notons d’abord que Renan ne nie pas d’une façon absolue les faits racontés par les Évangélistes, quand il s’agit même des miracles, et des possessions en particulier, mais toute sa tactique consiste à interpréter ou plutôt à dénaturer les faits. Il a même ici un aveu, qu’il faut relever : « Ce serait manquer, dit-il, à la bonne méthode historique que d’écouter trop ici nos répugnances (de rationaliste), et, pour nous soustraire aux objections qu’on pourrait être tenté d’élever contre le caractère de Jésus, de supprimer des faits qui, aux yeux de ses contemporains, furent placés sur le premier plan. (Il entend par là les miracles, et en particulier les guérisons de possédés; pour lui ce sont des impostures ou des illusions qui déparent Jésus.) Il serait commode de dire, que ce sont là des additions de disciples bien inférieurs à leur maître Mais les quatre narrateurs de la vie de Jésus sont unanimes pour vanter ses miracles Nous admettrons donc sans hésiter que des actes qui seraient maintenant considérés comme des traits d’illusion ou de folie ont tenu une grande place dans la vie de Jésus (5). » Nous demandons pardon à nos lecteurs de reproduire ces blasphèmes, mais il fallait relever cet aveu, pour mieux montrer qu’il ne s’agit ici que d’une question d’interprétation entre Renan et nous. [p. 505]

Parcourons donc brièvement les objections, qu’il fait à notre manière d’interpréter.

Il commence par dire qu’une facilité étrange à croire aux démons régnait dans tous les esprits. Non seulement en Judée, mais partout on admettait la réalité de la possession. L’hystérie, l’épilepsie, les maladies mentales et nerveuses, la surdité, le mutisme étaient expliqués par la possession. L’admirable traité « de la maladie sacrée » d’Hippocrate qui posa, quatre siècles et demi avant Jésus, les vrais principes de la médecine sur ce sujet, n’avait point banni du monde une pareille erreur. On supposait qu’il y avait des procédés pour chasser le démon. L’état d’exorciste était une profession. Il n’est pas douteux que Jésus n’ait eu la réputation de posséder les derniers secrets de cet art.

Nous répondons que la facilité de croire au démon, et la persuasion universelle de la réalité de la possession n’ont rien d’étrange, si ce n’est pour ceux qui nient a priorile démon. Le témoignage de l’antiquité tout entière prouve simplement que la possession était réelle, et fort fréquente de ce temps-là. Ce qui le confirme, c’est qu’Hippocrate, le père de la médecine, qui était certes connu, sinon en Judée, du moins en Grèce et à Rome, n’a pas changé la croyance universelle, qui est encore aujourd’hui aussi vive que jamais, sauf parmi certains incrédules d’Europe ; encore y en a-t-il d’autres qui joignent à l’incrédulité la superstition et le commerce avec le démon. Renan affirme sans preuve aucune que les possédés étaient des malades. Nous avons clairement demontré qu’un homme sérieux ne peut pas s’incliner devant cette affirmation gratuite, opposée, aux témoignages les plus certains de l’histoire. Renan ose comparer Jésus-Christ aux exorcistes juifs. Puisqu’il ignore ou feint d’ignorer, la différence essentielle entre la manière d’agir du Sauveur à l’égard des possédés, et celle des exorcistes, tels que l’Église en a encore, nous lui dirons : que l’exorcisme se fait suivant des rites, avec des prières déterminées par l’autorité ecclésiastique, et par des ministres désignés par elle ; c’est la voie ordinaire, qui n’a rien du miracle ; son efficacité, quoique réelle, n’est pas absolument infaillible ; Jésus-Christ chassait le démon infailliblement par un ordre, par sa seule volonté, et Dieu agit encore de même par ses saints ou par des personnes auxquelles il veut bien communiquer ce don ; cette, seconde manière est miraculeuse, elle prouve l’intervention spéciale et extraordinaire de Dieu. [p. 506]

Continuons. Le lecteur veut-il savoir ce que Renan fait de l’histoire des possédés de Gadara ? Voici : « Il y avait alors beaucoup de fous en Judée, sans doute par suite de la grande exaltation des esprits. Ces fous, qu’on laissait errer, comme cela a lieu encore aujourd’hui dans les mêmes régions, habitaient les grottes sépulcrales abandonnées, retraite ordinaire des vagabonds. Jésus avait beaucoup de prise sur ces malheureux. On racontait au sujet de ces cures mille histoires singulières, où toute la crédulité du temps se donnait carrière. » Voilà ce qui s’appelle critique historique et interprétation !

Pour l’honneur du bon sens humain, nous eussions préféré voir nier les faits, plutôt que de les entendre interpréter d’une façon aussi puérile. Aussi tout homme sérieux trouvera que Renan ne mérite pas ici d’être réfuté.

Mais ce n’est pas tout : « Ici encore, continue-t-il, il ne faut pas s’exagérer les difficultés. Les désordres qu’on expliquait par des possessions étaient souvent forts légers. De nos jours, en Syrie, on regarde comme fous ou possédés du démon (ces deux idées n’en font qu’une, –medjnoun) (6), des gens qui ont seulement quelque bizarrerie. Une douce parole suffit souvent dans ce cas pour chasser le démon. Tels étaient sans doute les moyens employés par Jésus. Qui sait si sa célébrité, comme exorciste, ne se répandit pas presque à son insu ? »

Renan a senti donc lui-même le ridicule de son interprétation, mais comment se tire-t-il de la difficulté ? Par une autre niaiserie. Il ne faut pas exagérer : souventce n’étaient pas des fous ; aujourd’hui encore là-bas, les possédés ou fous (c’est la même chose), sont des gens qui ont quelque bizarrerie. Et de peur que le lecteur ne comprenne pas très bien, il ajoute en note, qu’avoir un démon, δαιμονάν, a, dans l’antiquité, le sens d’être fou, c’est-à-dire souvent d’être bizarre. Pourquoi donc a-t-il commencé par dire que tout le monde croyait au démon, et à la possession ? Qu’on attribuait au démon toute espèce de maladies, surtout les maladies mentales et nerveuses ?

De plus, aujourd’hui même que les possédés sont plus rares, le verbe δαιμονάν a-t-il changé de signification, est-il vrai que [p. 507] dans n’importe quel temps, et quel pays du monde, avoir un démon, être possédé, signifie être fou, et que « daemonium habes, doit se traduire par : Tu es fou ? Quand on a quelque prétention d’être philologue, on devrait avoir honte d’oser affirmer pareille absurdité. Autre chose est traduire, autre chose interpréter : or, non seulement pareille traduction n’en serait pas une, mais une semblable interprétation doit être exclue, comme nous l’avons démontré. Autre chose est la signification des mots, autre chose un sens déduit par métaphore de cette signification. Ainsi nous disons : cet homme est un tigre. La signification du mot « tigre » est-elle pour cela autre chose que la bête féroce désignée par ce mot ? Et si je dis de quelqu’un : « Il a le diable au corps, » est-ce que pour cela avoir le diable au corps, signifie toujours être fou ? Ce seront donc les circonstances dans lesquelles je parle, qui devront indiquer que j’emploie l’expression clans un sens métaphorique. Dans les récits évangéliques, la métaphore est exclue d’une façon trop évidente et de trop de manières, pour y insister encore.

Remarquons enfin cette manière de broder sur l’histoire, peu digne d’un savant : suffit souvent, tels étaient sans doute, qui sait, presque à son insu !

Voilà tout ce que les rationalistes ont pu trouver contre les possessions démoniaques racontées dans les Évangiles, et en usant de toutes les ressources que la haine et des connaissances variées ont pu leur fournir.

Notre premier argument, en faveur de la réalité de la possession diabolique, argument tiré des récits évangéliques, reste debout.

G.-J. WAFFELAERT.

(A suivre.)

Notes

(1) Voir la livraison du 13 mai.

(2) In 4 Sent., dist. 34, q. I, a. 3.

(3) Voyez Jansénius de Gand, Concordia, ch. XXVII.

(4) (1) Nous suivons l’ordre chronologique et la concordance des deux plus grands interprètes des Évangiles, Luc de Bruges et Jansénius de Gand, qui sont ici parfaitement d’accord.

(5) Ch. XVI.

(6) Ici il met en note : « Cette phrase, Daemonium habes… doit se traduire par : Tu es fou » comme on dirait en arabe : Medjnoun enté. Le verbe δαιμονάν a aussi, dans toute l’antiquité classique, le sens de « être fou ».

 

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