Guilhem Teulié. Une forme de glossolalie. Glossolalie par suppression littérale. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), XVe série, 96eannée, tome II, 1938, pp. 31-51.

Guilhem Teulié. Une forme de glossolalie. Glossolalie par suppression littérale. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), XVe série, 96eannée, tome II, 1938, pp. 31-51.

 

Guilhem Amand Teulié (1903 (?)-1960). Médecin aliéniste. Interne à l’asile de Château-Picon, il exerce à l’asile de Villejuif pendant la Seconde Guerre mondiale. Médecin-chef du Pavillon sanatorial de l’asile de Maison-Blanche, Neuilly-su-Marne (1946-1960).

Autre publication :
— Les Rapports des langages néologiques et des idées délirantes en médecine mentale. Thèse de médecine. Bordeaux. 1927-1928. n° 5. Bordeaux, impr. Y. Cadoret, 1927. 1 vol. in-8°, 164 p.

[p. 31]

UNE FORME DE GLOSSOLALIE
Glossolalie par suppression littérale
par
Guilhem TEULIÉ

La glossolalie est un syndrome psychiatrique rare : seuls quatre cas en ont été publics, à notre connaissance. Le premier (1910) est celui d’un malade de Maeder, qui appelait son langage néologique la « Langue des Excellences ». Le deuxième (1921) est celui d’une Allemande, observée par Tuczek, qui disait parler « français » ou « latin » et en réalité employait un langage néologique. Le troisième (1925), publié par Cénac, est celui d’une femme qui parlait la « Langue des Élus ». Le quatrième (1927) est celui d’une malade observée par nous-même.

Le syndrome qui fait l’objet de l’étude présente est aussi une glossolalie, mais une glossolalie différente par sa forme de celles des quatre malades précédents. Les néologismes y sont créés par un mécanisme psycho-linguistique particulier.

Voici l’observation :

Observation

Antécédents et histoire de la maladie

Mlle G…, âgée actuellement de 55 ans, est une pensionnaire de l’hôpital psychiatrique de Vauclaire (Dordogne).

Elle est née à Paris, en 1882, d’une mère plus tard décédée à 52 ans, après cinq ans de paralysie, et d’un père inconnu. Elle n’a ni frère ni sœur. Elle n’a aucune famille. Seule, une ancienne amie écrit de temps en temps au médecin pour avoir des nouvelles et lui adresse quelque argent.

Enfant, Mlle G… est mise de bonne heure à l’école. Tandis que sa mère travaille dans un bureau de tabac ou fait des ouvrages de couture, la petite fille va en classe. « Elle aimait bien l’étude, dit-elle ». Elle obtient, en effet, des onze ans, son certificat d’études primaires. [p. 32]

Elle reste encore un an à l’école, puis entre dans un ouvroir religieux pour apprendre la couture. Elle y reste quelques années tout en continuant d’habiter chez sa mère. Puis un jour, elle s’installe chez les religieuses où elle est chargée de la surveillance d’enfants de trois à seize ans. A cette époque elle  ne va plus voir sa mère que tous les trois mois.

A 23 ans, elle fait un essai religieuse chez les sœurs garde-malades d’Angers. Après deux ans, elle renonce parce que, dit-elle, elle avait des difficultés morales, des doutes.

Elle est alors garde-malade laïque pendant un an. Elle fait une demande au Carmel pour être religieuse tourière. Elle reste dans cet ordre neuf mois, après lesquels elle abandonne encore la vie religieuse, ayant des doutes sur sa vocation, dit-elle.

Au cours d’un voyage à Lourdes, effectué à 27 ans, et payé par les économies faites au cours des années précédentes, elle rencontre une sœur d’un autre ordre qui la présente à sa Supérieure. Elle est agréée et reste dans cette nouvelle congrégation où elle soigne des malades. Mais au bout d’un an elle s’en va encore. « Je cherchais ma voie, dit-elle ».

Par la suite, elle travaille pour son compte, soignant à domicile des malades que lui indique l’Institut catholique. Elle mène une vie des plus modestes, gagnant dix à douze francs par jour.

Pendant la guerre, sa situation devient plus misérable encore. Elle travaille dans les ouvroirs religieux pour les blessés. Elle est nourrie et gagne un franc par jour. « La guerre, c’est dur, dit-elle ».

Après 1918, elle fait successivement des robes d’enfants, puis de la lingerie de luxe et enfin de simples raccommodages. Elle vit grâce à l’Armée du Salut qui l’héberge.

Enfin, un soir d’avril 1925, étant sans travail depuis plusieurs jours, à peu près à bout de ressource, elle décide de prendre quelques provisions et « d’aller mourir tout gentiment ». Elle est arrêtée par la police au Bois de Boulogne et conduite à la Maison de Santé de Nanterre.

Là, elle se fait remarquer par ses troubles mentaux. Elle est transférée à l’Infirmerie Spéciale du Dépôt où elle fait  l’objet du certificat médical suivant : « Automatisme mental avec idées de possession, d’influence et de persécution. Quelques interprétations morbides. Des personnages disparaissent dévorés par des anthropophages (sic) ; ceux-ci sont des individus dont l’esprit est allé habiter dans le corps des bêtes et est devenu carnassier. Métempsychose. Devenus anthropophages ils sont capables de dévorer d’autres hommes et de les restituer ensuite. Mouvements spéciaux des mâchoires des anthropophages. Elle-même a sent qu’elle était dévorée et que son esprit était au pouvoir des anthropophages. Prise et écho de la pensée d’autrui. Elle a l’intuition des âmes par la grâce de Dieu. Hallucinations auditives. Monosyllabes et bruits inarticulés. Hallucinations [p. 33] psycho-motrices surtout d’ordre génital. Des personnes qui ne sont pas des anthropophages mettent les corps ensemble et les obligent à faire des mouvements qu’on ne doit faire que lorsqu’on est marié. Troubles cénesthésiques. Souffrances. Malaises. Se sent engloutie, étouffée. Illusions visuelles. Géants qui ne peuvent être que les anthropophages. Idées mystiques. Sentiment de protection, de providence divine. Lutte entre Dieu et les anthropophages. Ceux-ci sont quelquefois homicides contre la loi de Dieu. Quelques tendances paranoïaques. Ton irrité, hautain. Récriminations. Désordre des actes. Trouvée errante au Bois de Boulogne. Misère. Hospitalisée à Nanterre. Aurait présenté des impulsions violentes. Aucun signe neurologique. »

Les certificats médicaux dont, par la suite, Mlle G… est l’objet tant à l’Asile Clinique Sainte-Anne qu’a l’Asile de Maison-Blanche, indiquent qu’elle est atteinte de délire hallucinatoire mystique évoluant sur un fonds mental de faible niveau.

En 1933, la malade est transférée de l’Asile de Maison-Blanche à celui de Vauclaire, en Dordogne. A cette époque les idées délirantes mystiques dominent les idées de persécution. Mlle G… emploie son temps à se perfectionner constamment. En particulier, elle modifie son langage pour en éliminer ce qui peut avoir un caractère vulgaire ; elle supprime des consonnes et des syllabes qui ne lui paraissent pas convenables et s’exprime ainsi en un langage néologique dont on trouvera l’étude plus loin.

État mental actuel

Actuellement, Mlle G… est une vieille demoiselle qui mène dans un quartier d’aliénés une vie toute de discipline et de piété. C’est une femme plutôt petite, portant physiquement ses 55 ans.

Elle se présente correctement chaque fois que le médecin lui demande de venir s’entretenir avec lui. Elle arrive les mains jointes sur l’abdomen à la façon des religieux, un gros sac noué à l‘un de ses poignets, les yeux baissés, la tête enveloppée jusqu’au cou d’une voilette protectrice qu’elle a confectionnée spécialement au crochet.

Certains jours, désirant faire honneur à qui la reçoit, elle porte des gants, eux aussi très adroitement fabriques en dentelle au crochet.

Elle n’est pas toujours d’égale humeur. Certaines fois, très aimable, elle cause volontiers. D’autres fois, surtout si elle a été contrariée, elle répond tout net qu’elle n’a pas de temps à perdre en paroles inutiles.

Interrogée au sujet de sa voilette protectrice, elle explique que « lorsque certaines autres malades ouvrent la bouche sur elle ou lui tirent la langue, un esprit ou un autre s’accroche à cette voilette » qu’elle est obligée de secouer pour l’en débarrasser. Sans voilette elle éprouve une « surexcitation des muscles du visage » ou bien « on la trafique dans la vue et on la fait coudre de travers », ce qui l’oblige [p. 34] a riposter violemment aux personnes qui l’ennuient. C’est la une protection « à la façon dont Jésus-Christ portait ses cheveux longs jusqu’aux épaules. » Quant à ses gants, elle les porte parce que « c’est plus convenable et plus propre ».

Ces quelques considérations sur son accoutrement indiquent déjà quelles sont les tendances de Mlle G… : le mysticisme et le perfectionnement de soi-même.

Autrefois la malade était en relations suivies avec Dieu. Non seulement elle l’entendait, mais elle le voyait tous les jours. Actuellement, elle ne le voit plus, mais elle l’entend encore. II lui parle, mais, de plus en plus rarement. Elle sent qu’il « se retire d’elle ». Il la conseille, la félicite si elle fait bien, la réprimande si elle se laisse aller, la défend contre les gens qui voudraient lui faire du mal. En particulier, il la défend contre le Diable qui se manifeste surtout sous la forme « d’anthropophages ». Les « anthropophages » sont des êtres malfaisants que personne ne voit et qui sont en lutte constante avec Dieu. Elle les entend parfois, mais surtout elle constate leurs actes néfastes : ils font disparaitre les gens, ils créent des difficultés aux Chrétiens ; c’est ainsi qu’ils donnent assez souvent de l’incontinence d’urine à cette pauvre demoiselle. Parfois le Diable prend d’autres formes ; c’est ce que Mlle G… appelle la métempsychose.

Bref, la malade est l’objet d’hallucinations auditives antagonistes. Son être est le lieu d’une lutte constante entre Dieu, qui la protège, et le Diable, qui agit sous diverses formes pour tenter de la faire pécher. Elle se protège des mauvaises influences de celui-ci par de nombreux signes de croix qu’elle fait chaque fois qu’il est nécessaire, c’est-à-dire quand elle entre dans une pièce, quand elle commence à parler, quand elle prononce un mot malpropre, etc…

Elle est aussi l’objet d’hallucinations psychiques qu’elle attribue à Dieu : « Quand le bon Dieu m’instruit, c’est sans bruit de paroles, dit-elle. C’est une idée qui passe ; on ne peut pas expliquer ça. C’est comme une voix sans paroles. C’est de l’entendement intérieur. C’est une idée qui nous est proposée. »

L’attitude religieuse de Mlle G… a frappe le personnel de l’établissement qui spontanément l’a appelée « Sœur G… ».

Une conséquence naturelle du mysticisme de la malade est le perfectionnement d’elle-même auquel elle travaille constamment. Elle cherche à mener le plus possible une vie correcte et exempte de péchés.

C’est ainsi qu’elle fait un signe de croix dès qu’elle entre dans le bureau du médecin, puis elle attend debout qu’on l’invite à s’asseoir et elle ne parle que si on l’interroge.

Elle explique que si elle voulait mourir quand on l’a arrêtée au Bois de Boulogne ce n’était pas pour se suicider, mais seulement pour éviter de faire des dettes et gagner ainsi « tout gentiment le royaume de Dieu ». [p. 35]

Elle estime que celui qui fait bien est récompensé et celui qui fait mal est puni. Elle est d’ailleurs aidée par Dieu qui la guide constamment. II lui dit de ne pas perdre son temps et elle fait chaque jour le compte de ses heures de travail. Elle s’occupe au ménage, au raccommodage et à ses moments libres elle transcrit les Évangiles. Quand elle coud et qu’elle est tentée de perdre un petit bout de fil, une « inspiration » (hallucination psychique), émanant de Dieu, lui fait savoir qu’elle doit l’employer.

Quand elle oublie un de ses devoirs, c’est que quelqu’un l’empêche d’accomplir correctement sa tâche. « Il y a toujours, dit-elle, des gens plus ou moins consciencieux pour vous dérober. Si j’oublie un de mes devoirs, le lendemain je me dis que c’est quelqu’un qui m’a encore dérobée. »

Elle évite de donner du travail aux gens. Ainsi elle réclame sa sortie, mais ne se résigne que très exceptionnellement à envoyer une lettre en ce sens parce qu’elle « ne veut pas faire marcher les facteurs. Ca ne lui porterait pas bonheur de faire marcher les gens par le mauvais temps ».

A cote de son mysticisme et de son désir de perfectionnement la malade présente des idées délirantes bizarres. Ainsi elle voudrait, a sa sortie de l’asile, obtenir une place de couturière au Jardin des Plantes, pour se procurer une mâchoire de quadrumane (animal qui s’apparente le plus à l’homme), de façon à faire remplacer les vingt et une dents qui lui manquent. II est indispensable qu’elle obtienne cette mâchoire, car actuellement elle est obligée de se servir des mâchoires de ses voisines. Quand elle se sera procuré une mâchoire de singe, elle « réduira les dents en poudre, fera bien bouillir et boira le bouillon. Ce qui en restera elle l’écrasera avec un marteau, le passera dans un moulin à café et le prendra dans la boisson par pincées, à la façon d’une poudre médicamenteuse. Ses dents repousseront, comme nos muscles se renouvellent lorsque nous mangeons de la viande ».

Mlle G… a besoin de lunettes, l’âge affaiblit sa vue, mais elle croit que c’est des gens qui agissent sur ses yeux « parce qu’ils sont malades eux-mêmes ». — « Ces gens se servent de sa vue parce que la leur est malade, de même qu’elle se sert, elle, des mâchoires en bon état d’autres personnes. C’est là, dit-elle, une mauvaise idée. II vaut mieux s’adresser aux animaux pour remplacer les organes en mauvais état. De même qu’on greffe les arbres on doit émonderle mondequi n’a pas bonne santé. »

De même, on peut prendre auprès d’autres personnes de l’énergie vitale quand on en manque soi-même. C’est ainsi que des femmes mariées envoient leurs maris auprès des malades, pendant la nuit, pour leur faire faire provision de vie. Bien souvent c’est à Mlle G… qu’ils s’adressent.

Les troubles mentaux présentés actuellement par le sujet sont l’exagération, sous l’influence de la maladie, de ses tendances congénitales. [p. 36] Mlle G… a toujours mené une vie où le travail et l’honnêteté tenaient la première place. Plusieurs fois elle fut sur le point d’entrer dans les ordres. Elle a eu constamment le goût des cérémonies religieuses. Toute sa vie elle a assisté régulièrement aux offices. Elle n’a d’ailleurs pas de regret de n’avoir pu suivre sa vocation. Elle comprend que c’était là un but à atteindre trop élevé pour elle.

Elle ne souffre pas non plus de sa solitude. Elle estime qu’être seul est le meilleur moyen de n’avoir pas de difficultés. Si elle a songé parfois au mariage, ce ne fut jamais d’une façon bien nette et elle a éprouvé beaucoup plus de satisfactions à se consacrer à Dieu.

Malgré cette sage philosophie, Mlle G… n’est pas indifférente. Elle subit ses misères par amour de Dieu. Mais bien souvent elle réagit assez violemment. Elle demande sa sortie, elle proteste centre la rigueur du régime de l’hôpital et contre les personnes (autres malades ou infirmières) qu’elle considère comme les auteurs de ses hallucinations.

Quant au fonds mental, malgré la longue évolution de la maladie, il n’est pas affaibli. La mémoire est bonne ; la malade est susceptible de raconter en détail toute son existence. La capacité de travail est conservée et Mlle G… s’occupe toute la journée à des travaux de couture ou de ménage. L’intelligence elle non plus n’a pas faibli.

II y a lieu de signaler toutefois que le fonds mental n’a jamais été d’un niveau très élevé. L’un des médecins qui ont examiné la malade a noté dans un certificat médical : « Faible niveau intellectuel. » L’intelligence de Mlle G… est celle d’une personne qui, malgré une instruction assez poussée et une éducation soignée ne parvenait à vivre que de façon très modeste ; si modeste qu’un jour, ne pouvant plus subvenir à ses besoins, elle avait décidé de se laisser mourir.

En résumé, cette malade est atteinte de psychose paranoïde caractérisée par des hallucinations multiples, des idées délirantes mystiques, de transformation d’organes, de persécution et autres, constituant des systèmes étendus et peu cohérents, des réactions actives et passives. Le fonds mental sur lequel évolue la maladie est congénitalement peu élevé mais n’est pas affaibli.

LE LANGAGE PARLÉ

On est frappé, dès les premières phrases prononcées par Mlle G…, par la présence dans son langage de mots bizarres qui paraissent incompréhensibles. Les phrases sont exprimées en français correct, dont certains mots sont remplacés par des néologismes.

II ne semble pas que ces troubles du langage existassent lors de l’internement de la malade à Paris. Aucun des certificats médicaux de cette époque n’y fait allusion. [p. 37]

Toutefois, en 1933, à l’arrivée de la malade à l’Hôpital psychiatrique de Vauclaire, le médecin qui l’examina nota dans son certificat de vingt-quatre heures : «  Évite dans le langage tout ce qui peut avoir un caractère terre-à-terre. Elle en est arrivée à se créer un langage nouveau fait de la suppression de consonnes et de syllabes du langage courant. »

A cette époque, elle a des phrases telles que celles-ci :

« On m’a internée parce que je n’avais pas d’argent pour faire mon

afé(café) ». — « Toute la semaine je travaille mais le dim(dimanche) je me repose en pri(prières) ». — « Je vois tous les jours le bon Dieu, je le vois dans la our(cour) ». — La consonne « c » et les syllabes « eres » sont supprimées parce qu’inconvenantes.

Les modifications du langage de Mlle G… sont, en effet, une conséquence des deux tendances dominantes de son esprit : le mysticisme et le perfectionnement de soi. Voici, d’ailleurs, l’explication qu’elle donne de l’origine de ces modifications : « C’est

pour abréger et que ce soit plus correct. Un esprit m’a donné l’idée de réoré(réformer) la langue. J’entendais des voix qui se moquaient de moi quand j’employais certaines syllabes. J’ai compris que je devais réoré(réformer) la langue. Toutes les fois que je manquais, j’entendais. Ici c’est le contraire ; on semble ne pas me comprendre quand j’emploie les mots de réorm(réforme). Je fais pour le mieux, ça m’est égal. Maintenant c’est adopté,

c’est adopté. A moins que j’aurais trop de diffiué(difficultés) dans la vie. »

Elle rapproche son langage de celui des enfants : « Je retrouve des fois dans le langage abrégé des mots dits par les petits enfants. Les petits enfants nous en remontreraient, me suis-je dit. C’est à force de causer et d’être déraisonnable qu’on allonge la langue comme ça. C’est le langage des petits. L’Évangile dit : Jésus aime tout petit enfant bien élevé,le(leur) recebé(ressembler) quand ve(veut) ené(entrer) au royaume de Dieu. L’enfant est inspré

(inspire) de Dieu pour parler. Son langage est plus propre, plus correct, plus pati (pratique), ça supprime les mots qui fatiguent l’enfant. »

Bref, les enfants sont inspirés de Dieu pour parler ; c’est pourquoi Mlle G… s’applique à employer un langage ressemblant au leur, qui offre des qualités de correction et d’économie. Les voix qui autrefois se moquaient d’elle quand elle prononçait certaines syllabes, n’ont fait que la pousser en ce sens.

II y a, dit-elle, onze a douze ans qu’elle travaille à ce langage. [p. 38]c’est-à-dire depuis les premières années de son internement :

« Maintenant, c’est une vraie abiud(habitude) et ça serait bien déconcerte(déconcertant) si je devais reprendre l’autre langage. »

Malgré cette longue période d’emploi, elle n’a pas encore adopte une dénomination unique pour designer ce langage nouveau. Elle utilise, selon les gens auxquels elle s’adresse, deux dénominations. « A des gens itel (spirituels), je dirais plutôt réorm de la lang(réforme de la langue) ; a des gens du monde, je dirais plutôt abrégé de la lang. »

En quoi consiste au point de vue linguistique, cette RÉFORME ou cet ABRÉGÉ de la langue ?

Il y a lieu de remarquer que dans le langage parle (1) seuls quelques mots sont remplacés par des néologismes et ces mots sont le plus souvent des substantifs. Ce langage parlé est constitué de phrases comme celles-ci :

— « Le matin j’ai le méa(ménage), je nettoye les brocs, je vais aux corvées, je fais tous les jours au moins deux pièces de accoda(raccommodage). »

— « Je ne suis jamais entrée en religion parce que j’avais des diffiué(difflcultes) pour I’obéon (obéissance). »

Quelquefois les néologismes remplacent des adjectifs ou des verbes. II en est ainsi dans les phrases :

— « Qui fait du bien est récoen(récompense) ; qui fait du mal est nite(puni). »

— « Je n’ai jamais beaucoup verse(été en relations, conversé) avec ma famille. »

— « Ca nous fait refléir(reflechir). »

Exceptionnellement, d’autres parties du discours sont remplacées par des néologismes. Ainsi :

« Je demanderai ma sortie niortou (n’importe où). »

Mlle G… dit elle-même pourquoi elle ne remplace que certains mots. « II y a, dit-elle, des mots qui sont sufiants(suffisants) comme ils sont. Je ne change pas pour le plaisir de changer ; il y a une raison, une cause. » Cependant, cette raison ou cette cause, si elle est peut-être claire à l’esprit de la malade, parait bien obscure à tout autre. [p. 39]

Mile G… donne toujours une explication quand on lui demande pourquoi dans un mot elle supprime on modifie telle lettre ou telle syllabe, mais ces explications sont souvent différentes d’un mot à l’autre et parfois pour le même mot d’un instant a l’autre. Toutefois, c’est presque toujours des raisons de correction, de propreté morale ou d’économie de temps. Ainsi, la malade dit souvent : « C’est pour abréger. » — « C’est pour que ce soit plus correct. »

Voici quelques exemples particuliers :

— « Pourquoi dites-vous tavailpour travail ? » — « Pour ne pas mettre « ra ». On dit dans l’Évangile : « Celui qui dit à son frère R.A.C.A. se fait condamner par le Tribunal du Jugement » (2).

La malade évite de dire raca, elle épelle.

— « Pourquoi dites-vous vous iortalitépour immortalité ? » — « Parce je n’aime pas dire la mort à tout bout de champ. »

— « Pourquoi dites-vous des révélaonspour des révélations ? » — « C’est pour ne pas dire la scie. »

— « Pourquoi dites-vous dimapour dimanche ? » — « C’est trop long. Et puis, qu’est-ce que ça ressemble dimanche ? »

— « Pourquoi dites-vous obéonpour obéissance ? » — « J’abrège pour faire des économies de temps et de papier. »

— « Pourquoi dites-vous vaiopour vaisseau ? » — « Parce que seau ça veut dire pas intelligent. »

Pour beaucoup de ces néologismes, il est facile de remonter aux mots qui leur ont donné naissance, c’est-à-dire d’en retrouver l’étymologie. Ainsi : inspassonpour inspiration, diffiuepour difficulté,abiudpour habitude, téü pour tenue, explictionpour explication, nouïurpour nourriture, dieupour odieux, néceairpour nécessaire, indivielpour individuel, réfléirpour réfléchir, erdrepour perdre, mouirpour mourir, retiépour retirer, eerneleën pour éternellement, seonpour selon.

L’étymologie d’autres mots, par contre, ne saute pas d’emblée à l’esprit. Ainsi, accodaest employé pour raccommodage, meapour ménage, lepour heure, avapour avance, fapour franc, saépour santé, éï pour esprit, éau pour épaule, abnépour cabinet, itelpour spirituel, récoenpour récompense, tenaé pour tenté,nitepour puni (vient de pénitence), ciuépour circuler, enépour entrer, coën pour comment. [p. 40]

De toute façon, que l’étymologie soit apparente ou non, le mécanisme général qui préside à la formation de ces néologismes est la suppression littérale, c’est-à-dire la suppression d’une ou plusieurs lettres dans un mot français. Ainsi, ortierpour mortier, ouvagepour ouvrage, ot pour pot, seniblepour sensible, enfapour enfant, tenaonpour tentation, reedié pour remédier, etc.

Les lettres supprimées sont Ie plus souvent des consonnes et plus rarement des voyelles (evtépour éviter). Parfois, il y a suppression de syllabes ou de groupes de lettres plus importants que la syllabe (èclepour siècle, egpour église).

Pour certains néologismes au mécanisme de la suppression littérale s’est ajouté celui de la modification littérale : certaines lettres sont supprimées et certaines autres sont modifiées. Ainsi : lepour heure, obéonpour obéissance, preupour prière. Ce double mécanisme est beaucoup plus rare que celui de la suppression seule.

Presque tous ces néologismes sont stables. Ils sont constamment identiques à eux-mêmes. A plusieurs années d’intervalle les mêmes formes verbales gardent le même sens et ce sens est le même que celui du mot français dont elles dérivent. On peut apprécier ce fait par l’examen d’écrits de dates différentes ou par des interrogatoires de la malade à plusieurs mois d’intervalle. Celle-ci nous dit d’ailleurs : « Quand j’ai trouvé une abréviation, je ne change pas, à moins qu’il me vienne une idée meilleure. »

Cependant, certains néologismes n’ont pas encore atteint leur forme définitive, bien que Mlle G… travaille à l’établissement de son néo-langage depuis douze ans. Ainsi, « récompense » se traduit indifféremment récoen,récouen,recone, « dimanche » se

dit dimou dima. De plus, certains mots, rares, sont employés, indistinctement dans leur forme française ou dans leur forme néologique. Enfin des mots qui, en français, ont plusieurs sens, sont traduits par des néologismes différents : le père est traduit par pa(le père de famille) et par Re(le Père éternel).

La malade dit avoir eu l’idée de faire un dictionnaire avec « l’expliction(explication) des mots ». II est probable que c’est la modestie de son fonds mental qui l’a empêchée d’exécuter ce projet. Toutefois, elle a bien voulu donner les séries verbales suivantes :

Jours de la semaine : dima(ou dim), indi(ou undi), mad(ou ma), erc, jeud, ved(ou vend), same.

Mois de l’année : avié,féié, mars, avil, mi, juin,juil, out, septe, octob, neveb, deceb. [p. 41]

Adjectifs numéraux cardinaux,

On obtient ainsiun, deu, troi, at, inc, is, set, it, nef, dis (10), onz, douz, teiz, cdorz, quinz, seiz, diset, disit, disnef, int (20), inteun, intdeu, introi, inteat, intinc, intis, intset, intit, intnef, ent (30), enteun, entdeu,… are (40),areun,… inquant (50),soiant (60), soiandis

(70),ateint (80),ateintdis (90),ce (100),deuce (200), ince (500),mil (1.000), dimil (10.000),cemil (100.000)., On obtient ainsi par exemple : ceentset(137), deucesoianteiz(273).

Les noms propres sent eux aussi transformes. Ainsi : Céilpour Cécile, Emilipour Emilie, Margueïtpour Marguerite, Maïpour Marie, Mapour Sainte-Marie, Jésus istpour Jésus-Christ. Il est a remarquer que le mot « Dieu » n’est jamais modifié.

Très rarement plusieurs mots constituent, en se groupant, un seul néologisme. Tel « ainsi soit-il » qui devient insoitil.

La syntaxe de ce langage parlé est à peine troublée. L’ordre des mots est le même qu’en français. II n’y a pas de schizophasie. Cependant, quelques mots monosyllabiques sont parfois supprimés (articles, pronoms, prépositions, etc…). Cette suppression est rare.

Les caractères de la diction expressive (rapidité du débit, intensité et timbre de la voix) ne sont pas modifiés. II en est de même du style. Cette malade n’a pas éprouvé le besoin de donner à son langage une forme religieuse, comme cela se rencontre chez certains mystiques. II y a lieu de signaler cependant l’emploi fréquent du monologue constitué, en réalité, ici, par les phrases exprimées par la malade quand elle converse avec ses interlocuteurs hallucinatoires.

LE LANGAGE ÉCRIT

Les règles du langage écrit sont les mêmes que celles du langage parlé. Toutefois, ces règles sont employées de façon plus absolue dans le langage écrit. Tandis que les paroles sont en un français dans lequel certains mots seulement sont remplacés par des néologismes, dans les écrits presque tons les mots sont néologiques. De plus, tandis que la syntaxe parlée est à peine touchée par la suppression de quelques rares mots monosyllabiques, la syntaxe écrite est très touchée par la suppression de tous ces petits mots.

Bref, le langage écrit est, si l’on peut dire, plus néologique que le langage parlé ; et cela est dû à l’emploi plus systématique des deux règles du langage parlé étudiées plus haut :

1° lune intéressant le vocabulaire : création de néologismes qui se substituent aux mots français ; [p. 42]

2 ° l’autre intéressant la syntaxe : suppression de mots mono-syllabiques.

L’emploi plus absolu de ces deux règles donne a Mlle G… plus de difficultés pour s’exprimer par écrit que de vive voix. Au sujet de son langage parlé, elle dit : « Des fois, il faut rechercher un mot ; mais maintenant ça ne m’arrive plus, j’ai l’abiud(habitude). » Tandis que pour son langage écrit : « Je suis obligée de faire grande attention pour écrire, pour ne pas me tromper. En trois le (heures), je fais une page ou deux. »

II en résulte que, bien que régis par les deux mêmes règles, le langage parlé est du français émaillé de néologismes et aisément compréhensible, tandis que le langage écrit est un langage néologique incompréhensible si on n’en a pas la clef.

Comme dans le langage parlé, la création des néologismes est obtenue par le mécanisme de la suppression littérale, seul ou accompagné du mécanisme de la modification littérale. Parfois même, le mécanisme de modification joue seul. Ainsi janbonpour jambon, resupour reçu. Ce dernier procédé est propre au langage écrit.

Les lettres supprimées sont, comme dans le langage parlé, le plus souvent des consonnes et plus rarement des voyelles, le plus souvent des lettres isolées et plus rarement des groupes de lettres (syllabes ou groupes plus importants que la syllabe).

Dans les néologismes écrits, on trouve la même stabilité que dans les néologismes parlés, avec les mêmes exceptions (néologismes de forme encore mal fixée, néologismes différents traduisant deux sens d’un même mot français).

Un fait qui est particulier au langage écrit, c’est que certains mots conservent leur prononciation française et sont néologiques seulement dans leur orthographe. La malade emploie pour eux une orthographe simplifiée qui ne modifie pas la prononciation. La morphologie du mot est nouvelle, mais sa phonétique reste la même. Ainsi : conêtrepour connaitre, soipour soit, toupour tout, aujourd’ui pour aujourd’hui, comepour comme, noupour nous, demeré pour demeurer, clockpour cloche, elepour elle, feble pour faible, onore pour honorer, otrepour autre, famil pour famine, exosé pour exaucer, etc… Le plus souvent, ces modifications d’orthographe portent sur les terminaisons aphones qui sont supprimées ou sur les voyelles doubles qui sont contractées en une seule (au devient o, ai devient é, en devient e). Subissant ce dernier mode de modification, l’article défini contracté « au » devient « o » et se juxtapose au mot qui le précède (juscopour jusqu’au) ou qui le suit (oburopour au bureau). [p. 43]

Parfois, mais assez rarement, plusieurs mots sont groupes en un seul néologisme. Ainsi : insoitilpour « ainsi soit-il », inteatlepour « vingt-quatre heures », areinemiutpour « quarante-cinq minutes », ienedoi nouareté pour « rien ne doit nous arrêter », venenou enaidepour « venez-nous en aide ». II ne semble pas qu’il y ait de règle fixant ces groupements, cependant les adjectifs numéraux cardinaux sont presque toujours joints en un seul néologisme au substantif auquel ils se rapportent.

La syntaxe est modifiée par la suppression de mots mono- syllabiques. Mais, tandis que dans le langage parlé cette suppression est très rare, dans le langage écrit elle est à peu près constante, de sorte que ce langage écrit a le caractère elliptique (3). Ce caractère elliptique est du même degré que celui du langage télégraphique car, seuls sont supprimés des mots d’importance secondaire dont l’absence ne nuit pas à la compréhension.

On peut se demander si la suppression de mots monosyllabiques n’est pas du même ordre que la suppression de syllabes dans les mots polysyllabiques. Apparemment, dans le premier

cas, il s’agit d’un trouble de la syntaxe puisqu’il y a suppression de mots et, par suite, nouvelle organisation de la phrase ; dans le deuxième cas, il s’agit d’un trouble du vocabulaire puisque la morphologie du mot est modifiée et que ce mot persiste. En réalité, il semble que c’est le même mécanisme qui joue dans les deux cas. La malade, par correction, propreté morale ou économie de temps et de papier, supprime des mots monosyllabiques comme elle supprime des syllabes dans les autres mots. La seule différence est dans le résultat : après suppression d’une ou plusieurs syllabes dans un mot polysyllabique, il reste un mot néologique, tandis qu’après la suppression de la seule syllabe d’un mot monosyllabique, il ne reste rien.

Il semble donc qu’on puisse ramener la suppression des mots monosyllabiques au mécanisme de la suppression littérale quand celui-ci s’exerce sur plusieurs lettres constituant une syllabe d’un mot polysyllabique.

Un trouble plus particulièrement syntactique est l’emploi très fréquent de l’infinitif pour d’autres temps et de la troisième [p. 44] personne du singulier ou de la première personne du pluriel pour la première personne du singulier.

Les écrits de Mlle G… ont-ils des caractères particuliers ?

L’écriture ne présente rien d’anormal. Elle est régulière, soignée, légèrement penchée vers la droite, sans personnalité. Elle atteint presque la perfection de la calligraphie dans les copies, de textes pieux.

La forme des écrits est remarquable par les caractères suivants. Souvent, le texte est divisé en deux colonnes verticales juxtaposées. L’une droite, l’autre gauche, comme dans les livres de messe. Des croix isolées remplacent les signes de ponctuation et des groupes de croix commencent chaque recto de feuille et servent parfois de points terminaux. Le groupe de début du recto des feuilles est toujours le même ; situé dans le coin gauche de la page, il est constitué par une grande croix grecque entourée de huit petites croix grecques avec une neuvième petite croix grecque sous l’ensemble du motif. Mlle G… donne ainsi l’explication de ces croix : « Je mets des croix au début de mes lettres pour que le diable ne s’y mette pas et empêche de se comprendre. »

Un autre caractère de ces écrits est l’emploi au début de chaque recto de feuille de la formule suivante, inscrite à droite du groupe de croix précédent : Au no du Re et du Fis et du Bon Ei Dieu+ insoitil+ pour : « Au nom du Père et du Fils et du Bon Esprit Dieu. Ainsi soit-il. » Chaque recto de feuille est terminé, souvent mais pas toujours, par la formule : par Notre Redepteu Jesu Isf G… Juli Céil Emili Margueït Mai, c’est-à-dire : « par Notre Rédempteur Jésus-Christ » et le nom et les prénoms de la malade.

II est à remarquer que le verso de feuille, s’il est souvent divisé, comme le recto, en deux colonnes verticales, ne porte jamais le motif des croix grecques ni les formules de début et de terminaison du recto.

II est presque inutile de dire que toutes ces particularités sont des conséquences logiques du délire mystique de la malade. II y a là une différence entre le langage écrit et le langage parlé qui, lui, a une forme ne présentant aucun caractère religieux.

Voici quelques exemples des écrits de Mlle G…

Les commandements de Dieu sont ainsi exprimés :

Coandeen Dieu +

1 + Le vrai Dieu aore

Et onore parfeteën

2 + Dieu en vai ne pa juré

Ni otre chose paretën [p. 45]

3 + Ton dima gardé +

En serva Dieu déoteën

4 + Pa et Ma onoré

Afin vivre longueën

5 + Omiid ne poin ètre

De fai ni olotaireën

  1. Voici un compte de dépenses :

 

Texte Traduction
Depese 1936 Dépenses 1936
Mad 11 out coerce aié 0,50 Mardi 11 aout commerce

cahier

outchou 2 metr 1 caoutchouc 2 mètres
ochète oresnan 0,50 pochette correspondance
1 plote laine blan 2,65 1 pelote. laine blanch
2 plote ft blan 1,20 2 pelotes fil hlanc
coton maron 1 coton marron
saon blan 1,25 savon blanc

 

it fa total 8 huit francs total

 

 

[p. 46]

 

LE LANGAGE MIMIQUE

Le langage mimique ne présente rien d’anormal si ce n’est une grande abondance de signes de croix. Mlle G… se signe chaque fois qu’elle emploie un mot ou une syllabe qu’elle estime malpropre, ce qui est assez fréquent. II y a là un moyen de défense contre le diable du même ordre que les croix grecques disséminées dans les écrits.

*
*    *

Cette observation doit être éclairée de quelques commentaires.

La première question qui se pose est de savoir si le langage néologique de Mlle G… est bien une glossolalie.

II y a lieu de remarquer, tout d’abord, que l’état mental de la malade permet nosologiquement de rapprocher celle-ci des autres glossolales connus. Elle est atteinte de psychose paranoïde, ceux- là de démence précoce paranoïde. Ces deux affections sont voisines et bien des cas sont difficilement classés, plutôt dans l’une [p. 47] que dans l’autre des deux catégories. Dans les deux affections il y a, à la fois, autisme et idées délirantes, avec ces particularités que dans la démence précoce paranoïde l’autisme est précis et

les idées délirantes lâches, tandis que dans la psychose paranoïde l’autisme est moins net et les idées délirantes plus systématisées.

Mlle G… est, à la fois, une solitaire et une fausse modeste. Elle vit pour elle et pour la Divinité et n’a aucune relation superflue avec l’extérieur. Sous des aspects d’humilité elle est inspirée de Dieu. Elle est une mégalomane comme les autres glossolales. Elle n’est ni une savante (observation de Tuczek et de nous-même), ni un surhomme (obs. de Maeder), mais une grande mystique comme la malade de Cénac.

On peut donc conclure à la similitude de son état d »esprit et des états d’esprit des autres glossolales. D’autre part, son langage néologique a les caractères linguistiques des glossolalies vraies (4). La définition donnée par Cénac s’applique à lui : « La glossolalie vraie est constituée par un langage nouveau, créé volontairement par le malade. Ce langage, plus ou moins bien composé, selon le niveau mental du sujet, est régi par quelques règles grammaticales, qui ne sont que la copie plus ou moins pauvre de celles des langues courantes connues de lui. Les mots sont des néologismes fabriqués par lui. Ils sont généralement en petit nombre et représentent, soit des mots ordinaires déformés ou détournés de leur sens, soit, surtout, des vocables entièrement néoformés (5). »

Le langage néologique de Mlle G… a la fixité du sens des mots des glossolalies, c’est-à-dire que chaque mot correspond constamment à la même idée. C’est là le principal caractère différentiel des glossolalies et des glossomanies ; ces dernières sont constituées de mots néologiques à sens variable. Le langage de Mlle G… a aussi ce caractère d’enrichissement et de perfectionnement constants des glossolalies. Depuis douze ans, la malade travaille au développement de son néo-langage et certains points sont encore indécis. On retrouve aussi ici, comme dans les autres glossolalies, l’effort conscient et volontaire du malade, tant pour la création de son langage que pour son emploi. Cet effort intellectuel est en relation directe avec le délire du sujet et son autisme. Consciemment et volontairement. Mlle G… crée et emploie son langage nouveau, qui lui est inspiré par Dieu, dans [p. 48] un esprit de perfectionnement et d’économie et qui satisfait ses aspirations d’isolement mystique. Comme les autres glossolales, Mlle G… a tenté de créer une langue nouvelle, c’est-à-dire l’ensemble d’un vocabulaire et d’une syntaxe néologiques, et, comme les autres, elle n’a guère obtenu de résultats que du côté du vocabulaire. Pour la syntaxe, ces résultats sont infimes et se bornent à quelques remplacements de temps ou de personnes les uns par les autres (6). L’ensemble obtenu frappe par sa pauvreté et son puérilisme ; et cela est encore un caractère des glossolalies. Comme pour celles-ci, le vocabulaire et la syntaxe dérivent des langues connues du malade (uniquement le français dans le cas présent), la langue nouvelle n’est autre chose que du français déformé et appauvri, son développement est faible : la langue reste à I’état d’ébauche.

Fixité du sens des mots, enrichissement et perfectionnement constants, effort du malade conscient et volontaire, création et emploi du langage en rapport avec le délire et l’autisme, résultats créateurs plus appréciables dans le vocabulaire que dans la syntaxe, pauvreté et puérilisme, voilà les caractères du nouveau langage de Mlle G…, qui en font une glossolalie.

En quoi cette glossolalie diffère-t-elle des quatre autres dont les observations ont été publiées ?

Elle en diffère, d’abord, en ce que son auteur, moins mégalomane peut-être que les autres glossolales, ne croit pas, comme ceux-ci, créer une langue nouvelle, mais seulement RÉFORMER ou ABRÉGER sa langue maternelle, le français.

Cette glossolalie diffère surtout des autres par le mécanisme psycho-linguistique qui préside à la création de ses néologismes.

Les néologismes de la « Langue des Excellences » (Maeder) sont des mots allemands ou français modifiés dans leurs formes ou leurs sens, ou des mots entièrement nouveaux à allure allemande, ou des mots empruntés à d’autres langues. Ceux du « français » ou « latin » de la malade de Tuczek sont obtenus soit par substitution de mots les uns aux autres, soit par décomposition de mots en remplaçant chaque syllabe par une expression appropriée. Ceux de la « Langue des Elus » (Cenac) sont constitués par une suite de syllabes formant des mots ou les voyelles et les consonnes sont reparties de façon à peu près constante et où les mêmes lettres sont employées fréquemment, en particulier les diphtongues æ,œ. Enfin, les néologismes du [p. 49] « français pseudo-scientifique », que nous avons analyse en 1927, sont des paralogismes on des mots déformés tirés les uns  et les autres, le plus souvent, des vocabulaires scientifique et technique.

Les néologismes du langage de Mlle G… sont créés par un mécanisme tout différent des mécanismes précédents. II a été exposé plus haut que ce mécanisme est le plus souvent la suppression littérale seule, parfois la suppression littérale accompagnée de modification littérale et parfois, dans le langage écrit, la modification littérale seule. La suppression littérale porte le plus souvent sur des consonnes et plus rarement sur des voyelles, le plus souvent sur des lettres isolées et plus rarement sur des syllabes ou des groupes de lettres plus importants que la syllabe.

En somme, les néologismes de Mlle G… entrent dans la catégorie des néologismes par déformation de mots de langues connues (le français dans le cas particulier, la malade ne connaissant pas d’autres langues). Mais cette déformation n’est pas obtenue au hasard, elle est obtenue par le mécanisme bien déterminé de la suppression littérale et, accessoirement, par celui plus vague de la modification littérale. C’est le mécanisme principal de suppression littérale qui donne à cette glossolalie son caractère bien particulier et la différencie des autres glossolalies jusqu’ici décrites.

II en résulte un aspect général du langage de Mlle G…, qui le rapproche du patois créole.

Voici deux textes empruntés a l’ouvrage de Garaud : « Trois ans a la Martinique », qui permettront d’en juger (7) :

Les deux mulets

Yon jou dans yon grand chimin
De milett té ka maché.
Youne té tini yon chage foin,
Lautt I’agent té ka poté…

Un jour dans un grand chemin — Deux mulets cheminaient —L’un portait une charge de foin — Et l’autre de l’argent…

Garaud, page 177.

Apres m’a fé diri doux,
Macriau frit, calalou ;
M’a vanne ça pou nèg canott.
Moin va pé fé jouque mabi…

[p. 50]

Ensuite je ferai du riz doux — Du maquereau frit, du calalott

(ragout créole) — Je vendrai ça pour les nègres canottiers — Je vais. pouvoir faire même du mabi (boisson fermentée)…

Garaud, p. 175.

Ainsi que le montrent ces deux exemples, le patois créole est, comme le langage de notre malade, du français déformé par suppression et modification littérales et suppression de petits mots, (syntaxe par juxtaposition). II a aussi cet aspect enfantin du langage de Mlle G…, aspect volontairement recherche par la malade. Cependant, une grande différence existe entre ces deux langages : le patois créole est harmonieux, parfumé de poésie exotique, tandis que la « Réforme du langage » est d’une fadeur décevante. Cela n’est point pour surprendre, car c’est par hasard que les deux langages précèdent des mêmes règles créatrices. Mlle G…, en effet, ignore tout du langage créole et des Antilles et, par surcroit, elle est aliénée, ce qui n’est pas pour développer ses facultés d’intelligence créatrice.

En présence d’une aliénée mystique glossolale, on est tenté de rapprocher le néo-langage de celle-ci des glossolalies religieuses et des glossolalies spirites.

Les glossolalies religieuses ne sont autres que le « »don des langues », dont furent gratifies les Apôtres quand, réunis, ils furent remplis du Saint-Esprit. Par la suite, d’autres cas de ce don furent observés, depuis ceux de la communauté chrétienne de Corinthe jusqu’à ceux des convulsionnaires de Saint-Médard, en passant par celui du pasteur Paul, en Allemagne. Or, toutes ces glossolalies ressemblent davantage aux glossomanies des aliénés qu’à leurs glossolalies vraies. Elles sont, en effet, des langages automatiques, susceptibles de variations, inintelligibles aux auditeurs et parfois à leurs auteurs. En dehors même de ce fait d’ordre général, qu’un phénomène religieux ne peut se ramener à un phénomène pathologique, le langage néologique de Mlle G… neprésente donc pas les caractères des glossolalies religieuses.

II est bien plus voisin des glossolalies spirites. Le cas le plus connu et le plus typique de celles-ci est le « Langage Martien ». L’auteur est un sujet féminin, spirite et médium, observé pendant plusieurs années par Flournoy. Ce langage étudié par Victor Henry, au point de vue linguistique, n’est autre chose qu’une traduction littérale du français à l’aide de néologismes dont l’origine peut être retrouvée dans le français lui-même ou dans d’autres langues étrangères dont le sujet a quelques notions. II présente certains caractères des glossolalies vraies des aliénés : fixité [p. 51] du sens des mots, enrichissement et perfectionnement constants, pauvreté et puérilisme. Malgré ces mêmes caractères, il parait bien téméraire de rapprocher psychologiquement une glossolalie d’origine médianimique d’une glossolalie d’origine délirante.

INDEX BIBLIOGRAPHIQUE

Cénac (Michel). — De certains langages crées par les aliénés. Contribution à l’étude des glossolalies. Paris, Jouve, 1925. (Thèse). [en ligne sur notre site]

Flournoy (Théodore). — Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, 2e édition. Paris, Alcan, 1910.

Henry (Victor). — Le langage martien. Étude analytique de la genèse d’une langue dans un cas de glossolalie somnambulique. Paris, Maisonneuve, 1901.

Maeder (A.). — La langue d’un aliéné. Analyse d’un cas de glossolalie. Archives de psychologie, 1910, t. IX, p. 208-216. [en ligne sur notre site]

Tuczek (K.). — Analyse einer Katatonikersprache. Zeitschrift fur die gesamte Neurologie und Psgchiatrie, 1921, vol. LXXII, p. 279-307.

Teulié (Guilhem). — Les rapports des langages néologiques et des idées délirantes en médecine mentale. Paris, A. Picard, 1927. (Thèse).

Notes

(1) On verra plus loin qu’il en est autrement dans le langage écrit.

(2) Saint Mathieu, Chapitre V, verset 22.

(3) Le langage elliptique est un langage dans lequel des mots sont supprimés. Selon la quantité relative de mots supprimés, il y a plusieurs degrés de langages elliptiques, depuis le langage télégraphique (où tout est compréhensible malgré les suppressions) jusqu’à l’incohérence (où tout est incompréhensible) en passant par le langage dit « petit nègre » (troubles de la syntaxe sans trouble des associations d’idées) et par la pseudo-incohérence (troubles de la syntaxe et troubles des associations d’idées).

(4) Cénac a divisé les glossolalies en glossomanies et glossolalies vraies. Nous employons le terme de glossolalie dans le sens de glossolalies vraies.

(5) Cénac (M.). — De certains langages créés par les aliénés. Contribution à l’étude des glossolalies, p. 123. [en ligne sur notre site]

(6) II a été dit plus haut pourquoi il semble que la suppression de mots monosyllabiques puisse être considérée plutôt comme un trouble du vocabulaire que comme un trouble de la syntaxe.

(7) Garaud. — Trois ans à la Martinique, 1895, in-4°.

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