Gilbert Robin. Les haines familiales. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), douzième série, tome premier, quatre-vingt-quatrième année, 1926, pp. 309-329.

Gilbert Robin.

Gilbert Robin. Les haines familiales. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), douzième série, tome premier, quatre-vingt-quatrième année, 1926, pp. 309-329.

 

Comme bien souvent, cet article anticipe la parution prochaine d’un auteur sur un sujet précis, ce qui enfaite la parution princeps.

Gilbert Robin (1893-1967). Romancier, essayiste et psychiatre français, spécialiste de l’enfance et de l’adolescence, connu sous les pseudonymes de « Gil Robin » et de « Docteur G. Durtal ». Il fut l’un des premiers médecins français à s’intéresser à la psychanalyse et à visiter Sigmund Freud (1928). Il fut également en contact avec les premiers membres du moment des surréalistes.
Quelques publications :
— (avec Henri Colin). Délire de possession chez une mélancolique avec hallucinations psychomotrices obsédantes à caractère coprolalique. Extrait du « Bulletin de la Société Clinique de médecine mentale », (Paris), 1923, pp. 41-48. [en ligne sur notre site]
— (avec Adrien Borel) Les Rêveurs éveillés. coll. « Les Documents bleus » (no 20), Paris, Gallimard, 1925.
— (avec Adrien Borel) Le masque symbolique d’une bouffée délirante chez une jeune fille de 18 ans. Article paru dans la publication « Le Disque vert », (Paris-Bruxelles), deuxième année, troisième série, numéro spécial « Freud », 1924, pp. 100-108. [en ligne sur notre site]
— Les Haines familiales, Paris, Gallimard, 1926.
— L’Enfant sans défauts, Paris, Flammarion, 1930.
— Précis de neuropsychiatrie infantile, Paris, Doin, 1939.
— L’Éducation des enfants difficiles, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1942.
— La paresse est-elle un défaut ou une maladie ?, Paris, Flammarion, 1932.
— Les Drames et les Angoisses de la jeunesse, Paris, Flammarion.
— Grandeur et servitude médicales, Paris, Flammarion.
— Les Troubles nerveux et psychiques chez l’enfant, Paris, Nathan.
— La Guérison des défauts et des vices, Paris, Del Duca.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – les notes de bas de page ont été renvoyé en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 309]

LES HAINES FAMILIALES
EN PATHOLOGIE MENTALE

Par le Dr Gilbert ROBIN
Chef de Clinique neuro-psychiatrique à la Faculté de Paris

Qu’on nous permette, à propos de la, haine, de ne pas discuter la valeur morbide des passions et quelque opinion que l’on professe à ce sujet, de laisser dans l’ombre la haine familiale chez l’homme normal sans nous demander si l’homme normal cesse de l’être au moment où il éprouve ce sentiment, pour n’envisager que la haine familiale en pathologie mentale,

Bien entendu, il ne sera question que de la haine qu’on éprouve et non de celle dont on est l’objet.

Il y a cent manières d’aborder un tel sujet. On ne sait laquelle choisir. Sans doute, n’y-a-t-il pas une position unique pour l’observer. Il y a le point de vue du malade, le point de vue du milieu familial, le point de vue du médecin et du psychologue. Il y a la haine de l’enfant, celle de l’adulte, etc., etc.

Nous n’élargirons pas à l’excès le cercle familial. Parents, grands-parents, enfants, oncles, tantes ,nous suffiront. Nous ne tiendrons compte des différends entre les époux qu’autant qu’ils auront des enfants, les réactions d’un ménage sans enfants sont les réactions du couple homme-femme et n’intéressent pas obligatoirement la famille puisqu’elles peuvent se produire sans qu’elle soit constituée.

Du reste la ‘haine est un sommet, une position extrême. A côté, il y a les heurts, les malentendus, les dissentiments, les antipathies, les répugnances, les aversions. Toutes les brouilles, Dieu merci, n’aboutissent pas à la haine et nous verrons, chemin faisant, qu’il ne faut pas a confondre avec les scènes de famille, [p. 310] même quand ces dernières aboutissent à des réactions graves.

Ces brèves et modestes considérations ne sont pas autre chose qu’un plan de travail et qu’une sorte d’introduction à l’étude des Haines familiales morbides.

L’importance d’un tel sujet n’échappera pas à ceux qui, loin de se contenter de reconnaître la haine familiale au cours d’une psychose, se demanderont pourquoi elle s’y trouve et à ceux qui rechercheront si, dans certains cas, ce n’est pas la haine familiale qui est cause de la psychose ou de la psycho-névrose et dans quelles limites elle l’est. On saisit l’intérêt qui s’attache à de telles questions, tant au point de vue clinique, qu’au point de vue psychologique, prophylactique, thérapeutique et social.

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*    *

Si nous passons en revue les diverses affections mentales, nous voyons que la haine n’est pas à la portée de tout le monde : ne hait pas qui veut. Un minimum intellectuel est exigé que ne présente pas toujours l’idiot, l’imbécile ou le dément. La haine a un caractère volontaire. Comme le fait remarquer Fontegrive, sou objet n’est pas le mal en tant que réalisé, mais le mal en tant que voulu. Elle exige donc ‘un certain caractère d’appréciation. Comment l’idiot ou le dément exprimeraient-ils des sentiments que l’un n’a jamais connu et que l’autre est en train de perdre. L’idiot peut être hostile à lui ou à plusieurs membres de sa famille d’une manière continue, il s’agit la plupart du temps d’une réaction automatique fixée, devenue habituelle. C’est une sorte de stéréotypie. Chez les déments, la haine peut être plus apparente, mais elle est souvent trompeuse en ce sens qu’elle fixe ; en raison d’une certaine viscosité démentielle, un sentiment autrefois éprouvé. La haine, chez le dément sénile par exemple, deviendra un rabâchage, Il entrera beaucoup plus d’irritabilité et de violence que d’intensité affective dans sa haine apparente. Les réactions les plus dangereuses, loin d’exprimer un sentiment puissant, marquent souvent un relâchement et [p. 311] une absence de contrôle qui prouvent que l’automatisme suit sans doute la ligne directrice des sentiments mais dépasse le but par son impulsivité démentielle. Tel cet antiquaire de 75 ans qui, après une haine de 20 ans contre son fils, ne le tua pour un motif futile que lorsque la démence eut en réalité porté atteinte à la force de son sentiment.

Évidemment, la complexité et la richesse psychologiques débordent, même chez l’idiot et le dément, de telles indications. Ces vues générales sont trop schématiques, car on pourrait me répondre que chez l’idiot et le dément les sentiments sont d’autant plus purs et plus, spontanés qu’ils sont indépendants du contrôle intellectuel. Mais c’est plutôt des tendances instinctives que des sentiments, qu’il faudrait parler et la haine ne saurait pas plus se passer de l’influence de ces derniers que des processus intellectuels.

Op. ne saurait prendre pour de la haine certaines manifestations. hostiles de la confusion men tale. On voit quelquefois de jeunes mères au cours d’une folie puerpérale qui a suivi de près l’accouchement, rejeter loin d’elles leur enfant, l’abandonner ou le frapper. Sans doute, la plupart du temps, c’est que leurs perceptions sont troublées. On comprend que la mère qui n’a plus’ qu’une vague conscience de sa personnalité, ne reconnaisse pas son mari et à plus forte raison l’enfant dont la naissance est oubliée, Du reste, une fois guérie, la mère regrette les actes qu’elle a pu ·commettre et, rendue à l’existence, chérit son enfant comme si rien ne s’était passé,

Mais là, il n’y a pas, à proprement parler,· mise en œuvre de tendances affectives profondes. Or, dans certains cas, celles-ci se révèlent : par exemple, quand le mari n’est pas aimé, quand l’enfant n’a pas été désiré. Les convenances cessent de retenir la pensée. La vérité jaillit au grand jour et à côté des fausses haines dues uniquement à la confusion, à l’erreur des perceptions, peuvent se manifester des haines vraies qui survivent à l’égarement et se sont épanouies grâce à lui.

Les mêmes désirs, tendances et sentiments sont capables de s’exprimer par un autre mécanisme. A [p. 312] force d’être retenus, leur intensité s’accumule et leurs énergies tumultueuses envahissent l’individu de toutes parts et le plongent dans la même confusion que la confusion toxique. Ce sont des confusions psychogènes. Phénomène curieux, ces forces, affectives vont profiter de l’obscurité qu’elles ont apportée dans l’esprit pour se révéler en pleine lumière. L’esprit confus va exprimer ce qu’il n’aurait pas dit s’il n’eût été confus, La clarté sort de l’ombre. Mais par une sorte de pudeur qui ressemble à la censure de Freud, la vérité affective, comme si elle craignait de se trop livrer, se masque sous des symboles.

La haine familiale chez les toxicomanes, l’alcoolique, le dégénéré est à la remorque des doses de poisons ingérées ou du déséquilibre de l’humeur et du caractère. Haine souvent intéressée, la plupart du temps capricieuse, à éclipses, comme dirait M. Legrain, mais capables d’aboutir à des réactions très graves en raison du caractère impulsif des actes. Un cuisinier observé par MM Pactet et Colin fit un délire alcoolique de jalousie et tua en le châtrant d’un coup de couteau son fils qu’il accusait d’avoir des rapports avec sa mère.

Les haines familiales les plus tenaces, les plus violentes se rencontrent dans les délires, surtout dans les délires d’interprétation et de revendication, soit que les malades — spécialistes de la rancune — mettent un ou -plusieurs membres de leur famille au rang de leurs persécuteurs, soit qu’ils renient leur vraie famille pour s’en créer une imaginaire, ou lui préférer une famille noble, riche, glorieuse, etc. A la phase des idées de grandeur, les parents sont souvent dédaignés, méprisés, insultés quand ils ne sont pas totalement méconnus, auquel cas la haine est morte. Les paranoïaques sont au plus haut chef des tyrans familiaux.

Dans la folie morale, ce n’est pas l’animosité qui pousse les pervers, c’est la haine et la haine au service de la méchanceté la plus noire. Deux éléments principaux, l’indifférence morale et les perversions instinctives signent cette anesthésie du sens moral. Les caractéristiques en sont bien connues, : ce sont l’amoralité, l’inaffectivité, l’inadaptabilité, l’impulsivité, [p. 313] Aussi dans leurs réactions vis-à-vis de leurs parents méritent-ils vraiment le nom qu’on leur a donné de « fléaux de famille ».

Dupré, dans un rapport désormais classique sur les perversions instinctives, a fait allusion aux haines, familiales dans la folie morale : « La perversion ou inversion du sentiment maternel, dit-il, se manifeste non seulement par l’indifférence vis-à-vis de l’enfant, mais par l’antipathie, la haine et la répulsion. Ces sentiments pathologiques peuvent apparaitre de très bonne heure, dès l’accouchement, et entrainer la mère à l’infanticide, indépendamment de toutes les conditions d’ordre subjectif et objectif qui expliquent ce meurtre dans tant d’autres circonstances. La perversion du sentiment maternel peut s’éveiller plus tard, s’associer ou non à l’antipathie pour le père des enfants, et déterminer chez la mère toute une série de réactions : abandon, négligence, sévices, tortures ; meurtre, vis-à-vis de ses enfants, dont on connaît les exemples dans les histoires d’enfants martyrs. Ces mères dénaturées, ces marâtres sont, pour la plupart, des débiles amorales, malignes, vicieuses, presque toujours alcooliques, associées à des maris ou des amants aussi pervers qu’elles-mêmes et complices de leur, conduite criminelle. »

A la malignité foncière s’ajoute souvent cette tendance à l’altération de la vérité jointe à la fabulation : la mythomanie. C’est ainsi qu’on voit les faux enfants martyrs de Dupré ne reculer devant aucune manœuvre et s’abandonner à toutes les simulations pour démontrer les supplices qu’ils endurent de la part de leurs parents ou de leurs maîtres. Ils peuvent devenir, de petits accusateurs criminels, coupables de faux témoignages, dénonçant leurs parents pour des fautes qu’ils n’ont pas commises.

Nous avons observé, d’abord avec M. H. Colin, puis avec le Pr. Claude (1), un cas de haine féroce contre sa mère de la part d’une jeune fille, Fernande. Mais la [p. 314] malignité de Fernande s’était servie de sa mère parce que c’était l’être le plus directement à sa portée et, à son défaut, elle eût reporté sa haine et sa rancune sur une ou plusieurs autres personnes de son entourage.

La haine familiale dans la démence précoce et la schizophrénie est sans doute un des chapitres les plus intéressants de la médecine mentale. Dans certains, cas, les réactions· hostiles ne sont qu’un des moyens dont se sert le jeune sujet pour obtenir la paix de la part d’une famille qui essaie de le stimuler et de secouer son indifférence. Il n’y a pas de haine à proprement parler, non plus que dans le malaise organo-psychiqne éprouvé par les jeunes gens candidats à la démence précoce, malaise qui les pousse, à renier leur vraie famille et à. se croire issus d’autre souche. Le délire n’est- ici qu’une justification affective. C’est la traduction intellectualisée d’un trouble cénesthésique ou de phénomènes d’automatisme mental. J’ai rapporté plusieurs exemples dans mon ouvrage sur les Haines familiales (2) et je me propose de revenir plus Ionguement dans une étude ultérieure sur ces Métamorphoses -familiales dont Sérieux et Capgras ont rapporté des cas fort intéressants dans leur article sur les Interprétateurs filiaux (Encéphale, 1918). On note des phénomènes de haine familiale vraie dans les formes de D. P. dites folie morale acquise. Au lieu d’indifférence ou au cours de l’indifférence, on voit certains sentiments pervertis, témoin le sentiment filial chez un jeune homme de Morel haïssant son père et chez une jeune fille du service du Dr Trénel qui couchait avec une hache sous son oreiller pour, disait-elle, tuer son père.

Mais c’est sans doute dans, cette forme spéciale de schizophrénie qu’avec H. Claude et Borel nous avons appelé schizomanie, qu’on trouve les cas les plus purs de haine familiale. Ici, aucune indifférence non plus que ces perversions instinctives qui sont; eh somme, comme la dernière bouffée des sentiments altérés, le [p. 315] dernier sursaut de l’indifférence. Le noyau profond, comme dit Minkowski, l’autisme de ces sujets est lourd de potentiel affectif. La rêverie morbide (Borel et Robin) n’est pas toujours primitive. Avant la phase de « compensation » (Montassut), il y a une phase douloureuse occupée fréquemment par une haine morbide des enfants contre leurs parents. Ces sujets méritent de rentrer dans. cette forme de schizomanie (3) que Borel appelle la bouderie morbide (4). Leroy et Montassut (5), Capgras et Canette (6), Besnard (7), Claude, Borel et Robin (8), Borel (9), Claude et Robin (10) ont rapporté des faits cliniques méritant d’entrer dans la schizomanie, principalement à forme de bouderie.

Dans les obsessions, les phobies, les impulsions, la haine familiale prend une importance considérable.

On sait que tantôt c’est une simple idée qui occupe l’esprit, tantôt l’idée pousse à l’acte, les gestes impulsifs en dérivent, tantôt enfin la crainte domine et va si loin qu’elle empêche d’agir, d’où phobie. C’est ainsi que des mots sacrilèges viennent aux lèvres des saints et ‘que des. pensées érotiques hantent les rêves des mystiques. C’est un phénomène psychologique bien connu. L’idée qu’on veut chasser est celle-là même qui revient sans cesse. On dirait que chaque sentiment est à renversement, que les tendances opposées comme les pôles électriques de signes contraires s’attirent électivement. Il existe pour les sentiments et les [p. 316] passions de noms- opposés, des couples indissolubles, comme le jour et la, nuit, la vie et la mort.

Ce renversement si facile des tendances prouve souvent que l’être humain se tient en équilibre instable sur le monde des sentiments. Il prouve sa sensibilité, sa fragilité. C’est pourquoi les êtres les plus rafinés, les plus délicats, tombent d’un excès dans l’autre et ignorent la mesure. C’est pourquoi une mère idolâtrant son enfant aura la phobie de lui faire du mal, ne pensera qu’à cela, ruminera des idées de crime et sera obligée de fuir celui qu’elle ne redoute de tuer que parce qu’elle l’aime trop ardemment. L’obsession de la haine chez une mère de famille n’a souvent de raison que l’excès de son amour.

Personne ne l’ignore : Il faut chercher la haine dans les parages de l’amour et vice versa. C’est là un lieu commun. Cette tendance à faire toujours balancer deux sentiments contraires autour d’un fait, d’un événement banal, c’est ce que Freud et Bleuler nomment l’ambivalence. C’est pourquoi les obsessions, les impulsions sont lourdes de révélations. L’obsession peut ne mettre au jour que des craintes, comme celles de la jeune mère à l’égard de son enfant. Elle exprime parfois des désirs, des désirs restés inconscients. Tel fils qui ne pense qu’avec effroi à la mort de son père et ne pense qu’à cela, met à nu quelquefois le désir qu’il ignore de le voir disparaître. Il faut analyser profondément de tels cas pour efi pénétrer le sens et la plupart du temps le sentiment qui a mis en branle l’obsession est oublié depuis longtemps, il repose dans l’inconscient et ne revit que -sous forme d’une Idée qui semble bien étrangère à lui.

Pour ne citer que quelques auteurs, Morel (11), Freud (12), Laforgue et Allendy (13), Claude, Fribourg-Blanc et Ceillier (14) ont rapporté des observations [p. 317] édifiantes ou si la haine familiale n’était pas toujours consciente de la part du sujet; un procédé spécial d’analyse, la psychanalyse, permettait de révéler un complexe d’Œdipe ou d’Électre remontant à l’enfance, complexe qui serait le nœud de la psycho-névrose observée.

Mais à ce point, arrêtons-nous, et déjà, ne sommes-nous pas allés trop loin. Ce n’est plus en partant des haines que nous découvrons des obsessions, c’est en partant des obsessions que par .des chemins détournés nous aboutissons à la haine.

Or, si nous voulions connaitre toutes les haines de famille, les haines supposées, les haines inconscientes, il y aurait peut-être trop à dire. Il faudrait invoquer Freud. Car à son point de vue c’est une grande tâche pour l’individu humain de cesser d’être un enfant pour entrer dans la collectivité sociale. Il lui faut desserrer les liens qui l’unissaient à ses parents : « La tâche du fils, dit Freud, consiste à détacher de sa mère ses désirs libidineux pour les reporter sur un objet réel étranger, à se réconcilier avec le père s’il lui a gardé une certaine rancune, ou à s’émanciper de sa tyrannie lorsque, par réaction contre sa révolte enfantine, il est devenu son esclave soumis. Ces tâches s’imposent à tous et à chacun et il est à remarquer que leur accomplissement réussit rarement d’une façon idéale, c’est-à-dire avec une correction psychologique et sociale parfaite. Les névrotiques, eux, échouent totalement dans ces tâches, le fils restant toute sa vie courbé sous l’autorité du père et incapable de reporter sa libido sur un objet sexuel étranger. Tel peut être également, mutatis mutandis, le sort de la fille. C’est en ce sens que I’Œdipe-complexe peut être considéré comme le noyau des névroses. »

C’est le point capital de la théorie de Freud. Des modalités diverses du complexe d »Œdipe vont naître les symptômes des névroses et des maladies mentales. Autrement dit, il n’y aura pas de névroses ou de psychoses sans perturbations dans l’évolution du complexe d’Œdipe. Pour Freud, on le sait, les psychonévroses représentent des tendances sexuelles infantiles refoulées ou de [p. 318] véritables régressions à l’enfance. Comme toutes ces tendances contrariées concernent le complexa d’Œdipe, le complexe d’Électre et le complexe familial suivant le sexe et le nombre des enfants, on conçoit que toutes les maladies de l’esprit, dans la pensée du psychiâtre de Vienne, sont dirigées par des amours et des haines familiales mal refoulées, mal oubliées dans l’Inconscient. L’amour filial de Freud, chez le nerveux, ne va jamais sans haine. En quelque sorte, nous ne saurions envisager les haines de famille sans étudier en même temps toutes les névroses, toutes les psychoses. Ainsi se trouve posé le problème par Freud. N’y aurait-il donc pas de maladies mentales sans complexes familiaux à leur base ? Faudra-t-il chaque fois que nous nous trouverons en présence d’un trouble psychique aller chercher, grâce à la psychanalyse, les souvenirs de la toute première enfance afin d’y déceler coûte que coûte un complexe sexuel, un complexe familial ? Et nous contenterons-nous, dans nos. explorations pathogéniques, d’expliquer les symptômes morbides par une fixation à l’enfance, un infantilisme psychique ou par un phénomène de régression aux premières années de l’existence ?

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Certes, le problème est complexe. Il est difficile de trancher. Ce sont à la· vérité les causes mêmes de la haine familiale morbide qu’il importe de découvrir et de déraciner. Coûte que coûte, il faut être médecin, non pas au sens étroit du mot, mais médecin d’abord, psychologue ensuite pour autant que psychologue et clinicien ne feront qu’un. Le psychiâtre sera avant tout neurologiste, biologiste, physiologiste. Sûr de ces méthodes, alors il pourra hasarder des hypothèses psychologiques de travail.

Tout d’abord le clinicien, en présence d’une maladie mentale récente, peut découvrir une haine familiale qui dure depuis des années, depuis toujours. Ou la haine sera emportée, brassée, noyée, oubliée dans le courant de la psychose, ou elle évoluera parallèlement à elle, sans modifications notables ; ou elle recevra un coup de fouet de la psychose voisine, sans perdre ses [p. 319] caractères antérieurs. Mais le médecin qui connaît l’étiologie de la psychose ne la rattache en rien à la haine.

Plus intéressant est le cas où. le médecin, consulté sur un différend, un dissentiment familial, a l’attention attirée sur l’existence d’une maladie mentale. C’est très fréquent. La haine a joué ici le rôle de signal-avertisseur, de signal-symptôme. Et bien que son apparition marque le début des accidents morbides, elle peut être en partie justifiée, tout au moins rationnelle.

L’ambiance a souvent sa .part de responsabilité, soit qu’il y ait eu des torts réels de la part de la famille, soit que les torts jaillissent du fait même de la maladie du sujet, c’est-à-dire que les parents, par exemple, ignorants d’une affection mentale chez leur enfant, ont pu être maladroits avec lui, commettre des erreurs de psychologie. On pourrait dire ici que la haine du malade est, jusqu’à un certain point, d’origine exogène et l’on ne saurait trop insister sur le rôle des interréactions familiales· dans le développement de la haine morbide. La plupart du temps, en aliénation mentale, la haine est endogène, procédant des caractères pathologiques du sujet, venant gratuitement de lui sans avoir été en rien motivée par l’entourage qui a gardé une passivité absolue. La haine fait partie du tableau clinique. Elle est un reflet. Elle reçoit sa teinte et sa formule du fonds mental de celui qui l’éprouve. C’est pourquoi un bon psychiatre pourra envisager tel ou. tel diagnostic suivant le mode d’expression de la haine. Les· mobiles invoqués pour l’expliquer dénoncent à eux seuls la valeur intellectuelle et les tendances du sujet. Haine intéressée poursuivant l’argent. le bien-être, les honneurs, fréquente chez les pervers où l’amoralité foncière des sentiments renforce ses réactions à une impulsivité sans contrôle. Haine à mobile altruiste du redresseur de torts qui flétrit ce qu’il croit être le mensonge, la laideur morale, On la rencontre chez le persécuté. Haine injuste, irraisonnée, illogique, autiste en un mot, du schizomane et du schizophrène, ayant rompu les ponts avec l’ambiance et extériorisant en haine ou le malaise cénesthésique ou un autisme insatisfait. [p. 320]

Par contre, le désordre et le tumulte des réactions n’empêcheront pais de rechercher la valeur affective plus ou moins cachée de certaines manifestations de haine apparente consistant en scènes, brouilles, violences, protestations de sentiments hostiles liées en général à la colère, etc. C’est ainsi, nous l’avons dit, qu’il y a plus d’automatisme que de passion vraie dans les haines que. semblent manifester dans certains cas les paralytiques généraux, les déments séniles, les idiots. Les, dégénérés, les déséquilibrés ont plus de réactions que de haine vraie, à part les cas compliqués de psychose perverse. Quant aux phobies et aux obsessions évoluant sur un terrain psychasthénique, je crois, en matière de haine familiale, qu’elles expriment tantôt vraiment la peur de haïr, tantôt le désir inconscient et masqué de le faire. On ne saurait généraliser les idées de Freud, si vraies cependant chez un grand nombre de malades.

Dans ces cas d’obsessions-phobies où le sentiment ne me paraît pas altéré et où c’est la crainte seule de sa transformation qui donne aux malades cette impression, on peut parler de fausses haines. II est bon de savoir les dépister, de savoir les comprendre. Car un mot peut soulager le malaise qu’elles donnent à l’âme.

Les mélancoliques nous en fournissent souvent des exemples. Comment le croire ? Ces mélancoliques déprimés, en proie à une douleur morale qui les abat et les plonge dans l’inertie, toujours humbles, résignés, prêts à l’humiliation, seraient capables de haïr ? Ils le croient ou plutôt ils le redoutent. Comme ils se trouvent changés et devenus incapables, d’après eux, d’aimer, de sentir, de s’émouvoir, ils font de ce sentiment d’indifférence un tableau pessimiste qui va bien avec leurs tendances à se croire indignes, coupables et irrémédiablement perdus. Ils ne vibrent plus au milieu de leurs enfants, de leur mari, de leur femme, de leurs parent ? Parbleu ! ils sont méchants, sans cœur. Ils haïssent : En fait, ils se reprochent de haïr, justifiant ainsi leurs sensations pénibles. Cette haine dont ils s’accusent à l’égard de leur famille, n’est-ce pas le contraire de la haine ?

Est-ce à dire qu’elle ne soit pas dangereuse, malgré [p. 321] les apparences ? Ne sommes-nous pas en plein délire ? J’ai vu des mères s’accuser d’être damnées, d’être condamnées à haïr ! Alors, que ·deviendra l’enfant, ce nouveau-né qui a besoin d’être protégé, nourri, couvé ! Que deviendra-t-il si sa mère le déteste et le néglige ! Non, plutôt n’importe quoi que cet abandon. Il ne faut pas que l’innocent souffre et gémisse ! Voilà pourquoi les mères tuent: l’infanticide par amour ou par crainte de la haine !

Ainsi, dans un grand nombre de cas, les causes de la haine ou de manifestations qui en donnent l’apparence sortent de la constitution même du sujet, de l’affection mentale qu’il présente. Le pronostic de la haine dépend -dans une certaine mesure du. pronostic de la psychose. La haine, même si elle encombre le tableau clinique, est ici secondaire. Elle n’a guère que la valeur d’un symptôme. Il faut bien savoir en· effet qu’il y a des cas où la haine n’est familiale que parce que la famille est en quelque sorte à portée du malade. A son défaut, la haine se répercuterait sur l’ambiance, sur le voisinage, sur certaines corporations, etc. C’est ce qu’on observe parfois dans la folie morale, où le besoin de haïr l’emporte sur le motif et s’exerce sans tenter de se justifier, dans la paranoïa où l’on voit un persécuté tantôt accuser primitivement sa famille de le torturer, tantôt ne porter ses soupçons sur les siens qu’après avoir englobé le genre humain tout entier dans ses persécutions et parce qu’il n’a pas trouvé dans sa famille la sécurité que son tempérament méfiant et ombrageux lui empêchera, toujours de reconnaître.

Mais il en va autrement dans d’autres cas tout opposes où la maladie mentale naît de la haine familiale. Il s’agit le plus souvent de psychonévroses : obsessions, anxiété, hystérie, perversions sexuelles, homosexualité ou d’ébauche de schizomanie et de schizophrénie.

Tantôt la haine est consciente, reconnue par le sujet. Le plus souvent, il l’ignore., bien que pour le psychologue elle paraisse affleurer à la surface de la personnalité. C’est alors qu’il faut faire appel à la notion du complexe d’Œdipe et d’Électre. On conçoit que le [p. 322] complexe de haine tienne en mains le syndrome morbide. Il le conditionne. Que ce complexe soit tranché par une thérapeutique appropriée et la psychonévrose doit guérir. Tout à l’heure, la haine cédait avec la psychose, ici la psychonévrose cède à la condition que la haine soit réduite.

Ainsi, en présence d’un sujet atteint d’une affection mentale, la- haine familiale qu’il présente dépend :

a) de sa mentalité, autrement dit de sa constitution et de sa psychose ou psychonévrose ;

b) du tort dont il a été réellement l’objet ;

c) du tort dont il croit avoir été- l’objet (Illusions, interprétations, hallucinations, intuition, délire, autisme) ;

d) de l’impassibilité ou des réactions de défense du ou des membres de la famille que le malade accuse et attaque ;

e) des réactions du malade lui-même : les haines collectées {analogie avec un abcès) entretenant la psychose, les haines ouvertes libérant souvent les complexes mais dangereuses d’emblée pour l’entourage.

Du reste, que la haine soit primitive ou secondaire, qu’elle tienne la clef des syndromes ou ne soit qu’un symptôme dans un syndrome, ce sont toujours les mêmes thèmes qui l’alimentent. On recherchera l’intérêt, l’amour-propre, l’orgueil, l’envie. (Pour, Spinoza, individia est ipsum odium. L’envie serait la haine même). Cette idée se retrouve dans Jones (15) qui écrit : «  Nous ne haïssons jamais une personne qui ne soit pas d’une manière ou d’une autre (bien que cela ne soit pas toujours évident) supérieure à nous-mêmes, plus forte que nous, qui n’ait quelque pouvoir sur nous. » Il faut surtout entre les êtres qui se haïssent un tort lien affectif, c’est pourquoi les déceptions de l’amour sont à la. base de bien des haines familiales et c’est Freud qui a eu le mérite de nous montrer que les déceptions de l’amour sont loin d’être étrangères à l’enfant. [p. 323]

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Le traitement des haines familiales morbides se mettra au service de leurs causes.

Toutes les perturbations familiales graves doivent être suspectes. Nous avons vu qu’elles ont souvent servi de signal-symptôme d’une psychose au début. Il ne s’agit pas d’être pessimiste -puisqu’à côté des haines vraies, haines-passion, il y a de simples brouilles, ou de simples scènes de famille. Mais la gravité des réactions n’est pas toujours en rapport avec le sentiment qui les inspire. Une scène de famille banale peut entraîner un geste homicide chez un pervers, impulsif et débile, chez un alcoolique, etc. Au contraire, des haines farouches peuvent n’entrainer aucune réaction chez des paranoïaques résignés,

Aussi le médecin sera avant tout médecin. En injectant du mercure ou de l’arsenic à des syphilitiques, en faisant une cure de désintoxication hépato-rénale chez les déments séniles, les confus, les- toxicomanes, etc., en traitant tous les appareils de ses malades, le psychiâtre verra souvent la haine s’améliorer en même temps que la psychose qui la conditionnait.

Dans la folie morale, dans les délires, la séparation. du malade d’avec le milieu familial s’impose et cela au prorata du caractère impulsif du sujet. La séparation, l’isolement permettent dans une certaine mesure un apaisement de la haine et si les malades peuvent être déplacés, envoyés dans un centre éloigné de leur famille, ils sont susceptibles, sous une surveillance médicale bien entendue, de reprendre au dehors une activité utile. Pour notre part, nous avons pu remettre en liberté dans ces conditions et sans Incidents ultérieurs des malades dont la haine délirante était systématisée sur leur famille. Évidemment, c’est une question d’espèces.

Exigeront un traitement tout différent les psychoses et surtout les psycho-névroses qui semblent, dans certains cas, unies à une haine familiale par des liens étiologiques. La haine est tantôt consciente, tantôt ignorée du sujet et c’est alors l’analyse et l’interprétation [p. 324] des symptômes morbides qui la révèlent. Les exemples de ces faits se recrutent surtout dans la schizomanie, la schizophrénie, l’hystérie, la neurasthénie, la psychasthénie, le déséquilibre psychique, les phobies, les obsessions-impulsions, l’anxiété, etc., bien entendu sans commettre le ridicule de reconnaître toujours la haine comme explication univoque de ces affections.

Ne nous attardons pas à la thérapeutique des symptômes. Ou nous savons — ce sentiment étant avoué par le malade — que la haine est à la base de son état, ou si la haine est inconsciente, notre intuition clinique· et certains indices nous incitent à la rechercher.

La première condition c’est de la regarder en face. Qu’on évite de se voiler le visage au seul nom d’une famille bouleversée. Soutenons la thèse de la lumière : ne rien laisser ,dans l’ombre. Forcer les secrets. Un incident — même futile — a pu prendre corps et se fortifier dans la personnalité. Arracher les racines. Au début, le traitement peut envenimer la psycho-névrose, car le prétexte futile derrière lequel le sujet s’abritait ayant sauté, ayant été dénoncé, il reste la haine nue, la haine pure. C’est mieux ainsi. On mettra à jour les arrière-pensées, car les bouderies durables des- schizophrènes se greffent souvent sur des causes insignifiantes.

La psychothérapie n’est pas toujours insuffisante à venir à bout de ces haines familiales et partant à faire cesser la psycho-névrose. Dans certains cas. de déséquilibre psychique, de faux déséquilibres, devrions-nous dire, de neurasthénie, de psychasthénie, d’anxiété, nous sommes arrivés à d’excellents ; résultats par ce traitement.

Mais dans les cas rebelles de phobies, d’obsessions-impulsions, dans la schizomanie et la schizophrénie où la personnalité tout entière rétractée ou parfois tout entière retournée répond non plus à nos modes de pensée logiques mais à un mode de pensée autiste, en rapport avec une logique affective qui n’a rien. à faire avec la logique rationnelle et qui nous est incommunicable, on devra recourir à la psychanalyse. [p. 325]

La famille pour ces sujets est un champ de bataille. Il faut les en retirer. Il faut que leur cœur, douloureusement concentré, se détende et se répande sur son nouvel entourage. On pénètrera, par les fissures de l’inconscient, dans l’intimité la plus ignorée du sujet. On se servira des pensées libérées pour tenter de refaire une mentalité qui suivait jusqu’alors des voies anormales et surtout asociales. On réadaptera l’individu à une saine existence, et l’on pourra tenter l’expérience de le replacer dans son milieu familial. Il apportera une âme renouvelée, un regard transformé. La charge affective qui naguère accablait son cœur comme un rocher se sera mieux répartie. Mais c’est parler de cas heureux. Souvent la tâche est plus ingrate et le résultat douteux.

Beaucoup de haines familiales d’apparence inexplicable ont leur secret dans l’enfance. Selon, Maeder : « L’enfant est placé dans la famille dans une sorte de champ bipolaire d’influences, dont le père et la mère sont les deux pôles ou centres dynamiques, alternativement ils stimulent ou inhibent par action attractive ou répulsive ses propres tendances, les dirigent vers un développement naturel, la réalisation de son être. La mère stimule la sensibilité, l’affectivité, l’imagination, l’intuition, elle favorise l’épanouissement des sentiments, du sens social et de la vie intérieure, fondement de la morale, accès à la vie religieuse ; le père stimule le sens d’observation du monde extérieur, vitalise les énergies, l’instinct d’agression, il symbolise l’autorité qui défend, réprime, il dirige, fortifie la volonté, développe l’intelligence et l’individualisme ; en un mot, il lui ouvre l’accès à la réalité extérieure, nature, société, état, mais il cultive aussi sa pensée qui le conduira plus tard à la connaissance de soi-même, à une conception de la vie et du monde. »

Mais les choses se compliquent, l’affectivité enfantine peut être bouleversée, « parce que, ajoute Maeder, les parents ne sont pas seulement une fonction éducatrice des enfants, ils sont les êtres autonomes qui ont leur vie à eux ; comme tons les hommes ils sont des êtres incomplets, imparfaits, dont l’influence sera [p. 326] nécessairement hétérogène (Maeder, Régulation psychique et guérison, Archives suisses de neurologie et de psychiatrie, volume XVI, fasc. 2).

Tous les incidents de l’existence; les moindres mais, maladresses des parents frappent la curiosité naturelle à l’enfant et seront pour lui la source d’émotions, et cela d’autant plus gravement qu’il pourra être héréditairement un émotif ou un schizoïde par exemple.

Si les complexes affectifs attendent le plus souvent la puberté pour se traduire en symptômes morbides, il n’en est pas moins vrai que l’enfant peut, dès les premières années, présenter des obsessions : des phobies, des crises d’angoisse, des colères morbides, des troubles de la conduite et du caractère en rapport avec ces complexes. Mon collègue et ami, le Dr Vinchon, a bien voulu me communiquer l’observation d’un enfant de 4 ans 1/2 qui présentait des crises d’angoisse provoquées par la peur de perdre sa mère, parce qu’il avait assisté à des scènes entre ses parents où il était question de séparation. Dans la littérature psychanalytique, on ne compte plus les faits de ce genre (Freud, Maeder, Laforgue et Allendy, Jones, etc., etc.). Bovet (16) donne des explications ingénieuses pour certains enfants fugueurs et vagabonds. Pour cet auteur, l’enfant vagabond est avant tout un être qui s’est détaché de ses parents. Pour quel motif ? Là jouent les hypothèses : 1 ° de Freud, à savoir que l’enfant voit dans son père un rival qui l’humilie, qui l’évince dans son amour pour sa mère ; 2° d’Adler pour lequel la révolte de l’enfant vise le tyran qui lui est supérieur par la force. Ces sentiments éveilleraient chez l’enfant l’idée de rébellion plus ou moins consciente. C’est le point de départ d’un conflit mental qui ne saurait être tranché que par le rêve on par l’action adaptée. D’une part, l’enfant peut rêver la mort de ses parents ou la sienne propre, il peut rêver que ses parents le quittent ou que c’est lui. qui les quitte. Dans la réalité, quel est le moyen offert ? Le parricide, le suicide, le bannissement [p 327] des parents ? Ce moyen n’est guère pratique. Reste l’abandon du foyer paternel qui fera cesser le conflit.

Il est bien évident que Bovet, en attirant l’attention sur la possibilité d’un conflit chez le vagabond, montre une pénétration très utile au point de vue pratique. Il serait trop simple, en présence de jeunes fugueurs, ou d’enfants présentant certaines impulsions violentes à caractères plus ou moins symboliques, de parler toujours de folie morale, d’invoquer la toute-puissance d’instincts pervertis. Il n’est pas rare de voir des enfants, à la suite d’un conflit familial non dénoué, trouver eux-mêmes, à leur insu, inconsciemment, la solution morbide de leur complexe, en versant, les uns dans la schizoïdie et la schizomanie, les autres dans les obsessions, les phobies ou les manifestations hystériques. Mais dans ces cas, il existait chez l’enfant un malaise plus ou moins vague, plus ou moins subconscient, qu’avait fait naître la dysharmonie intime due au conflit mental. Il ne faut pas généraliser et la haine familiale n’est pas toujours la suite logique d’un complexe, pas plus que le vagabondage n’est, chez tous les enfants qui le présentent, la tentative d’évasion d’un conflit intime à thème parental. C’est au médecin à se rendre compte, en dernière analyse ; s’il a affaire à un schizoïde, un obsédé, un persécuté ou un pervers, un fou moral.

C’est surtout à partir de la puberté que les complexes affectifs aboutissent à la psychose et à la psycho-névrose. Le médecin soucieux de son art ne devra pas traiter à la légère ces crises de larmes ou de colères, ces bouffées anxieuses, ces dépressions vagues, ces reploiements, ce goût de la solitude, ces rêveries sans fin, ces scrupules ; ces craintes, ces obsessions, ces ruminations incessantes qu’on observe souvent chez les jeunes gens et les jeunes filles. Dans un grand nombre de cas, la psychanalyse peut les guérir et les empêcher de verser dans la schizomanie et la schizophrénie. C’est souvent jusque dans. le berceau qu’il faut aller chercher — trop tard — le secret d’une haine morbide qui a désolé toute une vie, qui désole encore le vieillard ! [p. 328]

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Aussi, pour faire œuvre complète, le médecin ne saurait-il se désintéresser de l’éducation, de l’enfant dans le milieu familial. Il est évident que les parents doivent allier beaucoup d’aisance à beaucoup de retenue dans leurs propos et leurs manières, sans avoir l’air mystérieux ou dissimulé ; la curiosité de l’enfant s’aiguise si vite jusqu’à la douleur. C’est à peine si Freud est allé, trop loin dans ses conclusions ; à l’âge où l’affectivité est encore une vague nébuleuse détachée de la vie organique, déjà le fils montre la préférence pour la mère, la fille pour le père. Sans doute, ces tendances sont sexuelles, sans doute elles sont incestueuses, mais pourquoi juger des termes avec notre séculaire appareil moral qu’effarouchent les mots plus que les faits, pourquoi rougir de phénomènes psychologiques que nos préjugés jugent honteux. Ces sentiments d’amour pour le parent du sexe opposé et de jalousie envers le parent du même sexe sont le fond, nous le savons, du complexe d’Œdipe et du complexe d’Électre.

Pour peu que l’éducation ait laissé à désirer, que l’enfant ait eu à souffrir de certains exemples et que ses tendances passionnées aient été brutalement réprimées ou au contraire lâchement favorisées (rôle néfaste de l’adulation), l’ensemble des sentiments familiaux risquera d’être bouleversé, et avec eux  peut-être le développement moral de la sexualité. On pense avec quel tact, quelle délicatesse les parents doivent veiller à la sensibilité de leur enfant. Combien se doutent de leur responsabilité ? Le cœur de l’enfant contient en germe pour l’avenir son bonheur ou sa tristesse. La vision que nous avons de notre village, de notre patrie, du monde entier n’est souvent que l’agrandissement de la vision que nous eûmes, tout petits, de notre foyer.

L’autorité du père est sans doute le pivot de l’harmonie familiale. Mais quel délicat réglage elle exige ! Les uns tiennent pour la main de fer, les autres pour l’indulgence et la faiblesse, et je crois que personne n’a tout à fait raison. Au lieu de diriger l’enfant en [p.329] lui imposant sa manière de penser, sa manière de sentir, le père soucieux d’éducation intelligente, devrait faire abnégation de sa personnalité et pénétrer dans les sentiments de son enfant comme s’ils étaient les siens propres. Il apporterait les lumières de son intelligence et de son expérience chez un jeune être dont il partagerait un instant les émotions et les sentiments. Le conflit est fatal si l’un ne se met pas à la place de l’autre. Le cœur d’un père et le cœur de son fils ne battent jamais du même rythme. Toute une vie les sépare. Il parait simple de donner des conseils, simple d’écrire un traité de morale lorsque l’on part de 0, d’un cœur vierge comme la page blanche sur laquelle on va écrire. Mais en vérité devant un conflit, un problème donné, quelle attitude prendre et en dernière analyse qui oserait édicter des principes stricts d’éducation ?

Le problème est difficile, mais le médecin n’a pas le droit de s’y soustraire. Attirer l’attention du psychologue et du sociologue, c’est, après avoir fait œuvre thérapeutique, faire œuvre prophylactique. Je suis trop incompétent pour faire autre chose que, de souligner l’importance de la question et indiquer quels principes d’éducation, tirés des causes principales des haines pathologiques ne seraient peut-être pas mauvais. J’ai voulu· simplement montrer l’intérêt diagnostique, étiologique et thérapeutique qui s’attache à la connaissance de ces haines familiales morbides, qu’une excessive discrétion, qu’une pudeur trop retenue, fait passer sous silence.

Notes

(1) CLAUDE et ROBIN. — Les haines pathologiques. De la folie morale à la démence précoce. Concours médical, 11 octobre 1925.

(2) Dr Gilbert ROBIN. — Les haines familiales. A paraître chez Gallimard N. R.F. (Les documents bleus).

(3) CLAUDE, ROBIN et ROUNOVITCH. — La schizomanie Simple. Ann. médico-psychol., séance de novembre 1925.

(4) BOREL. — Rêveurs et boudeurs morbides. Journal de Psychologie, 1925.

(5) LEROY et MONTASSUT. — Évasion de la réalité pour se créer une nouvelle personnalité chimérique. Annales médico-psychologiques, 1924.

(6) CAPGRAS el CARRETTE. — Illusion des sosies et complexe d’œdipe. Annales médico-psychol., juin 192.4.

(7) HESNARD. — Analyse d’un cas de psychose paranoïde chez une jeune fille. L’ Évolution. psychiatrique. Payot, éd.

(8) CLAUDE, BOREL et RPBIN. — Discordance entre l’activité intellectuelle et l’activité pragmatique. Ann. médico-psychol., 1921.

(9) BORRL. — Loc. cit.

(10) CLAUDE et ROBIN. —L’indifférence et le négativisme schizomaniaque. Annales médico-psychologiques, 1925.

(11) MOREL. — Traité des maladies mentales.

(12) FREUD. — Introduction à la psychanalyse. Payot, éd.

(13) LAFORGUE et ALLENDY. — La psychanalyse et les névroses. Payot, ‘éd.

(14) CLAUDE, FRIBOURG-BLANC et CEILLIER. — Syndrome obsessionnel polymorphe avec complexe d’Œdipe. Annales médico-psychol., mai 1923.

(15) JONES. — Traité de psychanalyse. Payot, éd.

(16) BOVET. — Enfants vagabonds et conflits mentaux. Journal de psychologie, 1924, n° 13.

 

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