Georges Surbled. Crime et folie. Extrait de la revue « La Science catholique », (Paris), 15 octobre 1900, p. 997-1005.

Georges Surbled. Crime et folie. Extrait de la revue « La Science catholique », (Paris), 15 octobre 1900, p. 997-1005.

Georges Surbled (1855-1913). Médecin polygraphe défenseur du spiritualisme traditionnel, il participe à des nombreuses revue, en particulier dans La Revue du Monde Invisible fondée et dirigée par Elie Méric, qui parut de 1998 à 1908, soit 10 volumes et La Science catholique, revue des questions sacrées et profanes… dirigée par J.-B. Jauget et dirigée par l’abbé Biguet de 1886 à 1910.
Quelques unes de ses publication :
— Le Rêve. Étude de psycho-physiologie. Partie 1. Extrait de le revue « La Science catholique », (Paris), 9e année, n°6, 15 mai 1895, pp..481-491.
— Le mystère de la télépathie. Article parut dans la « Revue du monde invisible », (Paris), première année, 1898-1899, pp. 14-24. [en ligne sur notre site]
— Le diable et les médiums. Partie 1. Extrait de la revue « La Science catholique »,  treizième année, 3e année de la Deuxième série – 1898-1899., n°1, 15 décembre 1898, pp. 61-71. [en ligne sur notre site]
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Le diable et les médiums. Partie 2.  Extrait de la revue « La Science catholique »,  treizième année, 3e année de la Deuxième série – 1898-1899., n°2, 15 janvier 1899, pp. 113-123. [en ligne sur notre site]
— La stigmatisée de Kergaër. Article parut dans la revue « Le Monde invisible », (Paris), 1899, pp.104-107. [en ligne sur notre site]
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Obsession et possession.] Article paru dans la « Revue des sciences ecclésiastique- Revue des questions sacrées et profanes… Fondée par l’abbé J.-B. Jaugey, continuée sous la direction de M. L’abbé Duflot », (Arras et Paris, Sueur-Charruey, imprimeur-libraire-éditeur), n° 15, décembre 1897, pp. 46-58. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 997]

CRIME ET FOLIE

Le crime et la folie sont-ils liés et solidaires ? En d’autres termes le criminel que nos lois poursuivent et punissent n’est-il qu’un fou, un malade qu’il faudrait simplement interner et soigner ?

A soutenir celte mauvaise thèse, aussi fausse que dangereuse, il y a toute une école, l’école matérialiste, qui occupe la plupart des chaires officielles, lient presque toute la presse à sa dévotion et prétend déjà imposer ses conclusions au prétoire. Mais elle n’a en sa faveur que des hypothèses gratuites, des passions haineuses, et c’est insuffisant pour remplacer les faits el les preuves.

Pour défendre le droit et la société, pour maintenir l’existence de l’âme spirituelle et du libre-arbitre, il n’y a qu’une infime poignée de savants ; mais leur cause est si belle, si juste, si vraie qu’elle défie toute contradiction, ne craint pas ses nombreux et bruyants adversaires et attend patiemment, solidement établie sur les principes, la victoire décisive que l’avenir lui réserve avec la découverte du fonctionnement des centres nerveux, de la base de la volonté et de la cause de la .folie. Tant que cette découverte ne sera pas faite, il y aura place à des discussions aussi pénibles qu’infructueuses, et toute règle précise, absolue fera défaut dans la pratique. Comment dire avec rigueur où commence la folie, où finit la raison quand on ignore le jeu de l’activité cérébro-psychique, les conditions physiologiques des facultés spirituelles ? Dans l’état actuel de la science nerveuse, il faudrait une forte dose d’inconscience et d’ignorance pour oser trancher définitivement les obscurs problèmes de l’aliénation mentale.

N’exagérons rien pourtant et reconnaissons que les matérialistes n’ont aucun droit de se prévaloir en faveur de leur thèse des résultats acquis par la science. Tout au contraire, il y a des faits positifs qui la condamnent ; et c’est l’un de ces faits que nous avons l’intention d’exposer ici, puisque les généralisations et les vues d’ensemble sont encore prématurées et comme interdites.

I

C’est à propos d’une forme très caractérisée d’aliénation, de la folie morale que les matérialistes ont multiplié lès efforts pour établir un [p. 998] rapprochement, on pourrait dire un pont entre le crime et la folie. Ils avaient leurs raisons et il faut bien admirer leur ruse tout en l’éventant.

La folie morale est, selon nous, le type le plus parfait, nous ne disons pas le plus complet de la folie (1). « Prenez garde, nous a objecté un juge expert entre tous, M. le Comte de Vorges ; vous faites le jeu de ceux qui regardent toute tendance au crime comme une folie et vous oubliez d’établir la distinction qu’il y a entre la folie morale et la perversité criminelle (2). »

Cette distinction, établie nettement par les auteurs, nous allons la rappeler pour répondre au desideratum de M. de Vorges, réparer notre oubli et ne laisser aucune prise aux adversaires acharnés du spiritualisme.

La folie morale a été longtemps méconnue par les aliénistes. C’est Esquirol qui le premier eut l’honneur de la signaler. Sous le nom de monomanie raisonnante ou affective, il décrit une forme de folie où, par un saisissant contraste, la vie affective est gravement atteinte, pendant que l’intelligence demeure à peu près entière. Cette singulière monomanie a été successivement admise par les auteurs et en a reçu les noms les plus divers. C’est la manie de caractère de Pinel, la monomanie instinctive ou impulsive de Morel, le délire des actes ou folie d’action de Brierre de Boismont, la folie lucide de Trélat, la folie raisonnante ou morale de Falret, la folie instinctive de Foville, la folie affective de Maudsley. Toutes ces expressions sont plus ou moins approximatives, mais aucune ne vaut le nom que Pritchard a attribué à la maladie dès 1835 (3) et qui a généralement prévalu : celui de folie morale. Qu’est-ce que la folie morale ?

C’est un trouble psycho-sensible qui porte presque exclusivement sur les facultés affectives el produit l’obtusion ou la suppression du sens moral. Le malade est entraîné par une perversité native et incorrigible à commettre des actes délictueux, coupables, sans en ressentir le caractère criminel, sans éprouver une hésitation avant ou un regret après. Il ne tient compte ni de son rang, ni de sa dignité, ni de son honneur, il n’a d’égards ni pour sa femme, ni pour ses parents, ni pour ses supérieurs. Etranger à toute pensée élevée, il obéit aveuglément à ses bas penchants, à un égoïsme sans bornes.

Ecoutons la description très complète, très exacte que M. Jules Falret a donnée du mal. « Les fous moraux, écrit-il, sont de vrais fléaux de famille. Ils se font d’abord renvoyer violemment des pensions, institutions, [p. 999] séminaires, couvents, maisons religieuses ou maisons de correction où on les a placés : ils ont des instincts vicieux précoces qui les font considérer comme des êtres cyniques, féroces ou dangereux ; on ne peut pas plus les garder dans la famille que dans l’éducation commune. Ils s’engagent alors, comme mousses, dans l’armée : ils se font mettre dans les compagnies de discipline, renvoyer des régiments, condamner par dos conseils de guerre…Ils se livrent successivement aux professions les plus diverses sans pouvoir s’attacher à aucune. Ils ne peuvent se fixer à rien : ils changent de lieu, de situation, de milieu, de relations, d’occupations et de mode d’existence. Rien ne peut les retenir dans la voie droite et régulière, ni les supplications de leurs parents, ni les conseils de leurs amis, ni les malheurs de tout genre que leur conduite leur inflige à chaque instant. L’expérience personnelle et les dures épreuves de la vie qui servent ordinairement à corriger les natures les plus insoumises, quand elles sont susceptibles de modification, n’ont pas de prise sur ces natures exceptionnelles, mal nées, vouées au mal par naissance et que rien ne peut modifier, ni l’expérience des autres, ni leur expérience personnelle. Ils parcourent ainsi la vie au milieu des péripéties les plus variées, des incidents les plus graves et les plus grotesques, côtoient constamment la police correctionnelle et la cour d’assises, ou bien l’asile d’aliénés, et ils finissent souvent par arriver à l’un ou à l’autre (6).

Tel est le sinistre tableau de la folie morale. Ses victimes ne sont pas absolument dangereuses ; elles nuisent plus souvent à elles-mêmes qu’à autrui et ne sont pas enfermées d’ordinaire. Nous les coudoyons tous les jours, dans la vie sociale, et l’on est facilement porté à les prendre pour de simples originaux, des excentriques. On admet malaisément que ce sont des fous. Le sentiment vulgaire à cet égard est très fort, obstiné et réfractaire à tous les raisonnements : il ne veut reconnaître que les fous furieux, les fous à lier, il répugne absolument à regarder comme tels les individus qui ont de la tenue, de l’usage, causent bien et vaquent aux occupations communes. C’est une illusion dangereuse contre laquelle proteste toute la médecine et qu’il est facile de dissiper (7). De l’aveu de tous les aliénistes, les malheureux dont nous parlons sont des malades, des fous, ils ne sont pas responsables des crimes qu’ils commettent.

Mais on comprend que les savants sectaires aient tout mis en œuvre pour exploiter l’ignorance et égarer l’opinion publique de leur côté. L’occasion était trop bonne pour dire hardiment aux profanes abusés par les apparences : « Le fou moral n’est ni fou, ni malade, c’est un inconscient, [p. 1000] un criminel-né. » La prétention est singulière dans la bouche de médecins habitués par état à juger d’une cause par ses effets, d’une maladie par ses caractères.

La folie morale, nous le verrons, se distingue de la criminalité par tous ses caractères. Mais la passion égare tellement certains matérialistes qu’elle leur fait perdre toute logique et méconnaître les faits les plus évidents. C’est ainsi que Lombroso ose écrire : « Le fou moral n’a rien de commun avec l’aliéné ; il n’est pas un malade, il est un crétin du sens moral (8). » C’est à la fois contradictoire et faux : et il est inutile de réfuter un maître qui ne compte plus aux yeux de la science sérieuse, si l’on en croit Fleschig. Le fou moral est un aliéné très caractérisé : toute la vie affective est compromise, le sens moral est atrophié, et la raison subit la déchéance de la volonté.

II

L’intelligence du fou moral est-elle absolument intacte ? Tous les auteurs ne s’accordent pas à l’admettre, et certains, Mœli par exemple, affirment qu’il y a toujours, à un degré plus ou moins accentué, de la débilité mentale. Cette opinion peut être vraie dans certains cas, mais elle est contestable et contestée dans sa généralité. Ce qui est établi, c’est que l’intelligence n’est pas gravement atteinte, quand elle l’est. Il n’y a ni hallucination, ni délire, ni idées fixes. Ce qui manque, ce n’est pas l’esprit, c’est la suite des idées, c’est la raison pratique.

Il est important de remarquer que la folie morale ne constitue pas une entité morbide : c’est un syndrome, un ensemble de symptômes qui se retrouve dans plusieurs maladies. Tout n’est pas dit sur ce point obscur de la science, et l’avenir seul y portera la pleine lumière. Dans les folies hystérique, épileptique, alcoolique, traumatique, les troubles psychiques sont comparables à ceux de la folie morale : la dégénérescence en est le lien commun, et à bien dire, la source. L’hérédité a aussi une part importante dans la genèse de ces folies dégénératives. Les individus qui ont des ascendants aliénés ou névropathiques présentent des troubles intellectuels, des défectuosités psychiques ou morales qui souvent ne se développent pas et passent inaperçus du vulgaire, mais qui arrivent aussi à grandir et à constituer la maladie mentale. Ces stigmates moraux ne vont pas sans des anomalies correspondantes de l’organisation vivante, dès stigmates physiques qui caractérisent nettement la dégénérescence. Ce qui distingue le fou moral aux yeux de tous, c’est l’absence de sens [p. 1001] moral. Il n’a ni raison, ni conscience, il se livre aux plus vils penchants, il n’est pas seulement perverti, il est surtout incorrigible.

Tous ces traits ne se retrouvent ils pas chez le criminel d’habitude, le criminel-né, comme dit Lombroso ? On l’a cru un instant, et la campagne ardente qui a été menée naguère par les matérialistes a pu faire illusion à plusieurs. Mais l’école de Lombroso a vécu, et les maîtres de la science, les spécialistes de l’aliénation, les Krafft-Ebing, les Hack-Tuke, les Binswanger, les Maudsley ont nettement établi une barrière infranchissable entre la folie et le crime, entre le fou moral et l’homme coupable. S’il y a des caractères communs entre eux, il y a aussi des différences tranchées qui les distinguent, qui ne permettent pas de les confondre.

III

La folie morale, au point de vue psychique, se caractérise, nous l’avons dit, par l’obtusion ou la perte du sens moral, par les penchants mauvais, par une perversité tenace et incorrigible. A ce point de vue, elle ne se distingue pas nettement de l’état que présentent les criminels invétérés, et les profanes peuvent s’y tromper. Nous connaissons tous des malheureux qui n’ont pas le moindre sentiment d’honneur ou de respect, qui ont en quelque sorte l’instinct du mal : ils commettent des délits, des crimes sans la moindre hésitation, sans le plus léger remords, et pourtant ils ont l’entière conscience de leurs actes, ils usent de mille ruses pour éviter la répression et ils arrivent parfois à leurs fins. Ce sont de sinistres chenapans, ce ne sont pas des fous moraux.

L’état psychique de la folie morale ne suffit pas à la caractériser : c’est ce qui est le plus apparent chez les sujets, c’est ce qu’il y a de moins sûr. Aussi les savants ne s’y arrêtent pas et recherchent surtout les signes physiques qui doivent accompagner et corroborer les signes moraux. C’est dans le corps qu’ils trouvent le fond et comme la racine du mal.

Le diagnostic de folie morale n’est exact et complet, ne s’impose réellement que lorsqu’on observe tous les signes qui appartiennent à la dégénérescence. Il se complète heureusement par l’étude des antécédents héréditaires.

Il est exceptionnel qu’un fou moral ne présente pas chez ses ascendants, des tares nerveuses manifestes, soit l’aliénation mentale, soit l’épilepsie, soit l’alcoolisme. Ces tares seraient insuffisantes, à elles seules, à établir le diagnostic ; mais elles servent à l’éclairer.

Il repose avant tout sur les marques très nettes de la dégénérescence. Ce sont, au point de vue fonctionnel, des troubles moteurs, des convulsions générales ou partielles, un tic de la face ou des membres, des [p. 1002] contractures, des parésies, des accidents épileptiques, plus rarement des palpitations nerveuses, des accès d’asthme.

Il est digne de remarque que ces signes de dégénérescence n’attendent pas toujours l’âge adulte pour se manifester. On les observe dès l’enfance sous les formes variées de convulsions (éclampsie de la dentition), de terreurs nocturnes, de chorée et de somnambulisme. La présence de tels antécédents chez un fou moral facilite singulièrement le diagnostic. Malheureusement l’étude des malades manque souvent de commémoratifs, et on doit s’en tenir aux signes actuels.

Ce qui n’échappera jamais à l’œil attentif du praticien, ce sont les stigmates physiques de la dégénérescence, dont l’importance est capitale. Ils consistent dans des difformités ou malformations telles que bec-de-lièvre, simple ou compliqué, gueule de loup, fistules du cou, doigts ou orteils surnuméraires, colobome de l’iris, etc.

Avec de telles marques, le fou moral se distingue facilement non seulement des autres aliénés, mais surtout des malfaiteurs conscients et responsables. C’est un dégénéré qui s’accuse. Sa perversité ne saurait lui être imputée comme un crime : elle tient à son organisation vicieuse.

IV

Le fou moral est un malade, un aliéné : il n’est que cela. Le trouble de ses facultés affectives est profond, évident, mais il ne constitue pas la caractéristique de son état, encore moins la racine de son mal. S’il frappe surtout l’attention des observateurs, c’est parce que les manifestations du cœur sont expansives et se traduisent dans tous les actes. La perversion morale n’est pas de nature simple, elle peut être due à des causes très diverses. Ici elle se rattache nettement, fatalement aux vices de l’organisation physique, elle est d’ordre héréditaire ; et, par suite, elle ne présente pas le moindre remède, elle est irrésistible et incorrigible.

Opposez à ce lamentable tableau celui du criminel, et vous apprécierez les différences et le contraste. « Le criminel, dit très justement le Dr X. Francotte, de Liège, qui fait autorité dans cette matière, le criminel est exempt de tare héréditaire et doué d’une organisation normale. Ses mauvais penchants ne sont point inhérents à sa nature : ils sont la conséquence d’une éducation vicieuse, de mauvais exemples et de sa propre volonté. Artisan de sa propre déchéance morale, il pourra toujours être aussi l’artisan do son relèvement et de sa réhabilitation (9). »

La perversion morale ne se manifeste pas de même chez le criminel et [p. 1003] chez le fou moral. Il est rare que le premier soit absolument vicieux dès le début et que sa première faute soit un coup de maître ; il est fréquent au contraire qu’au contact des mauvaises compagnies, sous l’influence des passions, il se perde graduellement et roule de plus en plus bas dans les abîmes du crime. Le fou moral se distingue d’emblée par la perversité : il est vicieux d’origine, avec l’instinct précoce du vice. Ses fautes apparaissent à un âge où les mauvais exemples n’ont pas eu le temps d’exercer leur action ; et les meilleures précautions, l’isolement, la plus solide éducation n’arrivent pas à l’en préserver.

L’acte délictueux lui-même présente des conditions très différentes suivant qu’il est accompli par le criminel ou par le fou moral. Celui-ci fait le mal par plaisir ou par inconscience. Le criminel est toujours poussé par une passion, la haine, la vengeance, l’amour du bien-être ou des richesses, il prépare de loin et combine habilement son méfait : il est intéressé à la réussite. Aussi n’opère-t-il pas, comme le fou moral, des actes insensés, contradictoires. Ce dernier ne cherche jamais sa satisfaction personnelle, et ses crimes accusent à un haut degré l’absence de la délibération, de la préméditation, le défaut de toute considération, la négligence des précautions les plus vulgaires, la brusquerie et la rapidité de l’exécution, toutes circonstances qui trahissent l’inconscience. Il est vrai qu’on observe également chez certains criminels une indifférence singulière, du sang-froid, du cynisme, de la cruauté ; mais jamais avec la constance et le degré qui distinguent les attentats des fous moraux.

Comme on le voit, les caractères ne manquent pas pour séparer le crime de la folie, la perversité coupable de la perversité morbide. Séparés, ils ne suffiraient pas à faire la conviction, réunis, ils arrivent à asseoir un solide diagnostic. Si tous ces caractères, ou du, moins les principaux d’entre eux ne se rencontrent pas dans un cas donné, il n’est pas prudent de conclure. C’est ainsi que quelques auteurs ont voulu inférer la folle morale de la seule monstruosité de l’acte incriminé. Une telle preuve ne vaut rien, parce que l’existence de l’une quelconque des formes de l’aliénation ne résulte que de l’ensemble des signes qui la caractérisent. Or, la monstruosité du crime n’est qu’un de ces signes, et non le plus constant, et non le plus important. Elle peut faire présumer la folie, elle ne l’établit pas.

Que la distinction entre le crime et la folie soit possible, légitime et claire c’est ce qui ressort de notre exposé. Mais il n’en est pas moins certain que celte distinction est pleine de difficultés dans la pratique et qu’elle n’a pas toujours été faite avec exactitude et justice. De là des erreurs [p. 1004] déplorables qu’il faut avouer, mais que l’avenir connaîtra comme le passé. L’homme n’est pas infaillible. Errare humanum est.

Le cas du malheureux Verger qui assassina Mgr Sibour en pleine église montre bien la débilité de la science humaine.

Ce prêtre était aliéné.

Fils de suicidés, ayant dans ses ascendants de nombreux aliénés, il manifestait depuis de longs mois un dérangement cérébro-psychique quand il perpétra son horrible attentat au cri de : « Pas de déesses ! à bas les déesses ! »

Et pourtant, il fut déclaré responsable, coupable et traîné sur l’échafaud. Tous les princes de la science d’alors, Lasègue, Conneau, s’accordèrent à conclure que Verger jouissait du libre exercice de sa raison.

C’était une erreur, el la mémoire du malheureux prêtre en bénéficie pour l’honneur de l’Église.

V

La science est bornée ; mais, précisément à cause de sa faiblesse, il faut qu’elle multiplie ses efforts pour atteindre la vérité et mettre la justice à l’abri des erreurs. Elle est admirablement guidée par la raison. Jamais elle ne confondra le crime avec la folie, la perversité du malfaiteur avec la perversité du malade. Comme l’observe judicieusement le Dr X. Francotte, « le crime est dans le domaine des actes ce que l’erreur est dans le domaine de l’intelligence. En bien des cas, il est malaisé de distinguer l’erreur, phénomène normal, de l’idée fausse de l’aliéné, de la conception délirante. Ces deux ordres de faits n’en sont pas moins nettement distincts, et toujours le bon sens les a séparés (10). »

Le même auteur résume très exactement les caractères distinctifs des fous et des criminels dans une page qui mérite d’être citée. « Parmi les criminels de profession, dit-il, c’est-à-dire parmi les êtres pervers pour lesquels le crime est une habitude, qui ignorent tout scrupule de conscience et tout repentir, il faut distinguer deux catégories.

« La première comprend ce que l’on peut appeler les criminels-nés ou plus exactement les aliénés criminels : c’est la maladie, folie morale, épilepsie, alcoolisme, dégénérescence psychique, etc., qui altère leur sens moral, qui leur inculque des penchants, vicieux, qui les entraîne à des actes nuisibles. Ils sont incorrigibles et irresponsables dans la mesure de leur état morbide. Le crime n’est qu’une manifestation de cet état morbide, et pour être autorisé à admettre ce dernier, il est nécessaire de [. 1005] constater les autres symptômes de la maladie fondamentale, comme les stigmates psychiques, les stigmates physiques, la tare héréditaire en cas de dégénérescence.

« La seconde catégorie comprend les criminels d’habitude vrais. Au point de vue moral, ils peuvent ressembler absolument aux aliénés criminels. Mais la genèse, la nature intime de leur dépravation est tout autre. Ils ne subissent point d’influences internes et ne présentent dans leur organisation aucune marque pathologique. Us ne sont pas nés pervers, mais ils sont devenus tels. Ils portent la responsabilité de leurs actes. C’est leur volonté qui a faibli et qui les a poussés au mal : leur volonté pourra les régénérer et les faire sortir de leur abjection morale (11). »

Voilà la distinction essentielle, fondamentale, qu’il faut toujours faire et que notre savant confrère de Belgique met admirablement en relief. Lombroso ne l’a pas vue, mais la science mieux éclairée commence à l’admettre, et elle suffit à la vérité et à la justice. Nous l’avons dit un jour et nous aimons à le répéter pour conclure, l’œuvre du savant italien n’a pas été vaine, puisqu’on semant des idées fausses ou incomplètes et en agitant l’opinion, elle a provoqué les travaux et la contradiction et finalement fait la lumière. « Nous sommes tous, à un certain point de vue, des criminels-nés ; nous portons en nous, fruit du péché originel, le penchant au mal ; mais, pour résister à toutes les passions, l’âme a dans la volonté une arme puissante de salut, que l’éducation religieuse et morale vient seconder et que Dieu favorise du secours victorieux de sa grâce (12). »

Dr S. SURBLED.

NOTES

(1) Op. cit., pp. 344-345.

(2) Dr S. La Vie psycho-sensible, p. 18-19.

(3) Dr S. La Folie, Téqui.

(4) Annales de philos. chrét., doc. 1896, p. 336.

(5) A Trealise of Insanity.

(6) Les aliénés et les asiles d’aliénés, p. 187.

(7) Cf. Dr S. La Folie, Téqui.

(8) L’homme criminel, préface, p. XV.

(9) L’Anthropologie criminelle, p. 288.

(10) Op. cit. p. 343.

(11) Op. cit. p. 344-345.

(12) Cf. Dr S. La Vie psycho-sensible, p. 18-19.

 

 

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