Georges Heuyer Georges et A. Lamache. Le mentisme. Partie 1. Extrait de la revue « L’Encéphale », (Paris), vingt-quatrième année, 1929, pp. 325-336.

Georges Heuyer Georges et A. Lamache. Le mentisme. Partie 1. Extrait de la revue « L’Encéphale », (Paris), vingt-quatrième année, 1929, pp. 325-336.

Article en 2 parties en ligne sur notre site.

Alexandre Eugène Lamache (1894-1978). Psychiatre et neurologue. Elève de Henri Claude, il est connu pour ses recherches en histologie  et pour ses travaux concernant la physiopathologie du liquide céphalo-rachidien.
Quelques publications :
— Études sur la tension du liquide céphalorachidien, Ed. Louis Arnette, 1926.
— Tension veineuse rétinienne. Stasc papillaire. Circulation cérébrale, par Alexandre Lamache et J. Dubar, 1929
— (avec R. Targowla).Le Syndrome biologique des états mélancoliques, 1933

Georges-Jean-Baptiste Heuyer (1884-1977). Médecin, professeur à la faculté de médecine de Paris, membre de l’Académie nationale de Médecine. Il est le fondateur en France de la pédopsychiatrie. Bien qu’il ne fut lui-même ps psychanalyste, il fut le premier à introduire la psychanalyse dans le milieu hospitalier avec Eugénie Sokolnicka, pis Sophie Morgenstern. Ses travaux sont orientés sur la pédopsychiatrie. Quelques une de ses publications :
— Enfants anormaux et délinquants juvéniles : nécessité de l’examen psychiatrique des écoliers. Thèse de doctorat en médecine. Paris, G. Steinheil, 1914. 1 vol.
— Le devinennent de la pensée et contribution à l’étude organique de l’automatisme mental. Partie 2. Article paru dans Article paru dans les « Annales médico-psychologiques », (Paris), douzième série, tome deuxième, quatre-vingt-quatrième année, 1926, pp. 321-343. – douzième série, tome deuxième, quatre-vingt-quatrième année, 1926, pp. 406-431. Outre l’importance épistémologique, Heuyer fut à l’origine du concepts de « Devinement de la pensée », nous trouvons dans ce mémoire une description clinique d’un cas de possession diabolique, attachée au syndrome d’automatisme mental. [en ligne sur notre site]
— Les Bourreaux domestiques, 1928.
— Les Troubles du Sommeil chez l’enfant. 1928.
— Psychoses et crimes passionnels, 1932.
— (avec Alexandre Lamache). Le Mentisme,  1933.
— (avec Sophie Morgenstern). La Psychanalyse infantile et son rôle dans l’hygiène mentale.  1933.
— Psychiatrie sociale de l’enfant. Cours du Centre de l’Enfance professé du 15 octobre eu 15 décembre 1950, Paris et Londres. Paris, Centre International de l’Enfance, 1951. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original., mais avons corrigé plusieurs fautes de composition. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 325]

LE MENTISME

PAR

G. HEUYER
Médecin des Hôpitaux

A. LAMACHE
Ancien chef de clinique des maladies mentales
à la Faculté de Médecine de Paris

Le mentisme est un symptôme depuis longtemps connu en psychiatrie. Le premier auteur qui l’a décrit complètement est Dumont de Monteux, médecin des Prisons du Mont Saint-Michel, qui, en 1867, rédigea son autobiographie en une sorte de testament médical. Il avait présenté dans le cours de sa vie le phénomène du mentisme « Je subis l’effervescence intellectuelle, connue sous le nom de mentisme ». Mais c’est M. Pierre Janet qui dans son livre sur les « Obsessions et psychasthénie » a étudié très complètement le mentisme sous la forme de « rumination mentale et de rêverie forcée ».

Chaslin, dans ses « Eléments des séméiologie et de clinique mentale », a décrit le mentisme plus qu’il ne le définit, sous la forme « d’un défilé d’idées que le malade ne peut fixer et sur lequel il ne peut par conséquent réfléchir, ou plutôt à propos desquelles il a une sorte de rêverie forcée ».

Dupouy, dans son livre sur « les Opiomanes », parle de la rêverie du fumeur d’opium, sorte de « mentisme vigil » qui se désagrège peu à peu et finit par se résoudre en torpeur.

  1. Rogues de Fursac désigne sous le nom de mentisme un état qui participe à la fois de la fuite des idées et de l’obsession.

Lévy-Valensi en parle dans les mêmes termes.

Dide et Guiraud, dans leur « Psychiatrie du Médecin Praticien » [p.326] (1922), parlent du mentisme avec précision comme d’un « défilé rapide d’idées dont le patient se rend compte et dont il souffre ». Le mentisme est accompagné d’un état affectif d’inquiétude et de doute angoissant ; comme dans l’obsession, le sujet ne se sent plus maître de sa pensée.

Petit, dans sa thèse sur les « Auto-représentations aperceptives » (Bordeaux 1913) fait le diagnostic de celles-ci avec les états de mentisme qu’il considère comme des représentations mentales normales ou pathologiques.

Ainsi chez tous les auteurs qui ont parlé du mentisme trois notions paraissent dominer :

1° Il s’agit d’une représentation mentale vive, de mécanisme imaginatif et dont le sujet a conscience ;

2° Le sujet n’est pas maître d’évoquer à sa volonté ni de supprimer les représentations qui s’imposent à lui d’une façon quasi-automatique ;

3° Enfin cette représentation mentale est toujours accompagnée d’un état d’inquiétude et de doute angoissant.

C’est à cause de ces trois caractères essentiels que nous proposons du mentisme la définition suivante :

« Représentation mentale vive, involontaire, pénible et dont le sujet a conscience de la nature morbide ».

DESCRIPTION

Chez l’individu normal le mentisme existe quelquefois. Il se produit alors dans des conditions spéciales. C’est généralement à la suite d’une fatigue physique ou d’un travail intellectuel prolongé, parfois à la suite d’une intoxication digestive, de la prise en excès de vin, d’alcool, ou à la suite d’un dîner trop copieux, ou par abus de tabac.

C’est le soir, quand le sujet est au lit, que le mentisme se produit. Le mentisme est presque toujours hypnagogique. Le sujet, couché, attend vainement le sommeil : agité, il cherche à se débarrasser de pensées ou d’images qui s’imposent à son esprit, dans des conditions presque toujours les mêmes. Le plus souvent c’est un mot qui revient sans cesse, quelquefois c’est un membre de phrase ; dans d’autres cas il s’y ajoute un air de musique : c’est alors une phrase d’une chanson connue.

Le caractère auditif est de beaucoup le plus fréquent. Exceptionnellement, le sujet voit repasser des personnages sous forme d’images plus ou moins floues, dans des positions presque toujours les mêmes, [p. 327] peu mobiles. Elles n’ont pas le caractère d’une hallucination, car elles ne sont jamais objectivées dans leur forme, leur couleur, elles ne se projettent pas dans l’espace, elles gardent une valeur subjective.

Dans d’autres cas, le mentisme a un caractère idéatif ; il se présente sous la forme de souvenirs, de projets, ou de préoccupations morales au sujet d’actes insignifiants.

Quelle qu’en soit la forme : auditive, visuelle ou idéative, les manifestations du mentisme présentent un certain nombre de caractères précis :

La limitation du thème : Il n’y a pas d’activité imaginative ou du moins de dynamisme. Il n’y a nulle évolution de la création imaginative, aucune recherche, aucune variété. C’est un mot, une phrase, un air qui reviennent toujours les mêmes ; le visage du personnage qui apparaît ne se modifie pas ; la pensée, quelle qu’elle soit, reste identique à elle-même.

Le ressassement : Il y a une répétition incessante du même élément sous une forme stéréotypée. C’est ainsi qu’un de nos malades, à la suite d’un dîner copieux et d’abus de tabac, était poursuivi par la répétition d’une même phrase absurde. « Mes guêtres sèchent-elles ? » Parfois le thème, au lieu d’être limité à un mot, à une phrase, est un peu plus étendu et c’est une bande filmée des souvenirs de la journée qui défile, repasse sans cesse dans l’esprit sans aucune variation.

L’automatisme : Ce caractère a été décrit avec précision par Dumont de Monteux qui s’exprime ainsi : « L’âme n’est point l’agent scénique, elle n’en est que la spectatrice forcée… Il faut avoir subi la conflagration dont je parle pour être pénétré de l’insuffisance de la réaction. J’affirme que quelque effort que je fisse, ma volonté ne pouvait maîtriser mes pensées ; car celles-ci, ricochant de sujets en sujets, il m’était impossible de les tenir en bride. Donc il y a entre nos facultés et nous-mêmes toute la différence qu’il y a entre un cavalier et son cheval devenu frénétique… Il n’est pas plus permis à un malade de s’opposer à la concentration de ses idées qu’il ne lui est permis de s’opposer à celle des fluides qui fluxionnent une partie contuse. »

L’anxiété : Cette répétition mécanique, dont le sujet ne peut se débarrasser, détermine une sorte d’agacement, d’énervement, quelquefois une véritable inquiétude, et, quand le mentisme se prolonge pendant une partie de la nuit, une anxiété plus ou moins intense. Dans tous les cas, le sommeil fuit. Si le sujet se lève, marche, s’occupe, le mentisme a tendance à disparaître pour reparaître immédiatement [p. 328] sous la même forme et avec la même acuité dès que le sujet se recouche. Habituellement il n’y a guère de grandes manifestations anxieuses. Il s’agit beaucoup plus d’un malaise et d’un agacement que d’une angoisse. « L’âme est angoissée, proportionnellement au degré de passivité qu’elle endure (D. de M.). »

En général, quand le sommeil vient, il est profond et marque la disparition du mentisme, même pour les périodes ultérieures d’insomnie au cours de la même nuit ; en tout cas il a complètement disparu le matin au réveil.

Chez le sujet normal, le mentisme n’existe qu’à l’occasion d’une intoxication fortuite et d’un état de fatigue, sans qu’on puisse dire d’ailleurs qu’il se reproduira toujours sous la même forme dans les mêmes conditions. Au cours d’une intoxication identique, il peut ne pas se reproduire ou prendre une forme tout à fait différente, par exemple d’auditif devenir visuel ou idéatif ; mais quelle que soit sa forme, il se produira toujours avec les caractères essentiels que nous avons indiqués.

MENTISME DANS LES INTOXICATIONS

Dans un certain nombre de cas, l’intoxication qui cause le mentisme est simplement digestive. C’est à la suite d’un bon dîner, aggravé par la prise d’alcool et l’abus du tabac, qu’apparaît le mentisme. Alors le mentisme est accompagné des autres signes de l’intoxication digestive : céphalée légère, accélération du pouls, quelquefois des troubles gastro-intestinaux, des vomissements ; un peu plus tardivement, peuvent apparaître des symptômes d’insuffisance hépatique. Telle est l’observation suivante :

OBSERVATION I. — L. P., 37 ans, chef de rayon.
Sous l’influence d’une tasse de café ou d’un cigare, P. présente depuis plusieurs années des crises de mentisme. Celui-ci débute environ 2 ou 3 h. après l’absorption de café et apparaît aussi bien le jour que la nuit ; en ce dernier cas, il s’accompagne d’insomnie totale.
P. raconte qu’ayant absorbé deux tasses de café, vers 10 heures du soir, il se réveilla vers minuit avec cette phrase dans la tête : « Mes guêtres sèchent-elles ? » Pendant 20 heures il ne put chasser cette expression. Il employa tous les moyens, se leva la nuit, essaya de chantonner, de lire, rien n’y fit. Cette phrase était répétée automatiquement, toujours sur le même ton monotone, et l’accompagnait jusque dans son travail, au magasin ; dans l’autobus le bruit des roues accélérait ou au contraire ralentissait le [p. 329] rythme du débit de la phrase, mais l’intonation restait toujours la même. « J’en serais arrivé, dit le malade, à me briser la tête contre un mur pour avoir la paix. J’étais dans un état d’énervement extrême, je ne pouvais rester en place, tout m’irritait, m’agaçait. C’est une situation atroce ».
Cette crise est une des plus fortes qu’ait subies le malade. Mais pour ainsi dire expérimentalement, à chaque reprise de café ou à chaque cigare, le phénomène se reproduit. « A chaque crise, dit le malade, c’est une espèce de scie ». Il n’y a guère de longues phrases. Ce sont tout au plus 10 ou 12 mots qui se répètent sans cesse, mots qui pour le malade ne présentent aucun intérêt. La plupart du temps le contenu est neutre et n’est pas en rapport avec les préoccupations du sujet. A plusieurs reprises le malade a présenté du mentisme visuel ; chaque fois la scène avait trait à un souvenir de son adolescence. Au cours d’une promenade, en arrivant en bas d’une côte, il avait fait une chute sans gravité. Au cours de ses accès de mentisme, il se voyait descendant sans arrêt cette côte à toute allure et tombant, puis aussitôt, sans passer par une image intermédiaire (se relever, constater les contusions) il était à nouveau à bicyclette et recommençait la descente et la chute. « Je fis ainsi au moins 300 ou 400 fois le trajet ».
Le malade, vu au cours d’un accès de mentisme, avait un pouls à 112, les mains moites, la respiration accélérée, la diurèse n’était que de 600 gr. en 24 heures.
D’hérédité arthritique (père goutteux, mère rhumatisante chronique), P. est obèse (82 kg.). Dans l’enfance, il a toujours eu le sommeil agité et a présenté de la somniloquie. Depuis l’âge de 23 ans, le malade a des digestions pénibles avec somnolence, la langue est habituellement saburrale, le foie un peu gros et douloureux ; les urines contiennent presque toujours de l’urobiline en quantité notable ; la constipation est habituelle.

OBSERVATION II. — Un de nos confrères nous dit être sujet à des accès de mentisme qui se produisent toujours dans les mêmes conditions. C’est à la suite d’ingestion de vin de Bourgogne et d’excès de tabac que le mentisme apparaît sous la forme musicale ou visuelle. C’est presque toujours la même phrase d’une sonate de Beethoven qui revient à l’esprit. Quelques jours avant un concours, en période de surmenage, ayant commis quelques excès alimentaires, il présenta un mentisme qui, uniquement visuel dans la journée, était à la fois visuel et musical vers le soir. L’image de la salle du concours ne quitta pas son esprit pendant 48 heures. L’insomnie fut totale ; la langue était très saburrale, l’appétit nul, le teint terreux ; les sensations nauséeuses étaient continuelles, la diurèse, très basse, était de quelques centaines de grammes. Le mentisme ne cessa que deux jours plus tard, d’une façon presque expérimentale, après l’ingestion de 30 grammes de sulfate de soude et l’apparition d’une diurèse abondante (2 litres environ).
Parfois le mentisme se présente chez des individus qui sont [p. 330] prédisposés aux auto-intoxications : pléthoriques, grands ptosiques de l’estomac, tel le malade suivant :

OBSERVATION III. — C., électricien, 40 ans.
« En période digestive, je suis lourd, j’ai tendance à être somnolent, mon travail ne rend pas. A ce moment, je ne suis plus maître de mon cerveau, je suis envahi par une foule d’idées les plus extraordinaires, c’est un fouillis de pensées qui me viennent, je ne peux les approfondir, elles ne font que passer. Cela me fatigue beaucoup ; en même temps je suis mal à l’aise. Je me sens gonflé, ballonné, je bâille, j’en arrive à délaisser mon travail. Plus rarement ce sont des images qui passent dans mon esprit. Hier, par exemple, mon esprit a été occupé par l’image d’amis faisant l’ascension du Mont-Blanc ; cette ascension était pénible et leurs efforts étaient ponctués d’un même cri étouffé « ahan, ahan, ahan ! » que je n’ai pu chasser. Cela a duré pendant plus de 3/4 d’heure. »
Examen physique : gros embonpoint. Le malade est un très gros mangeur de pain, buveur de bière, il mange très vite. On trouve des signes d’atonie gastrique avec dilatation. Mis à un traitement convenable et qu’il suit très scrupuleusement, le malade revient nous trouver au bout de trois mois. Il est très amélioré et nous dit : « Je suis beaucoup plus maître de mon cerveau. »

C’est au cours de l’intoxication par l’opium que le mentisme apparaît sous sa forme la plus riche et que sa nature imaginative est la plus évidente.

Dupouy dans son livre sur « les Opiomanes » a nettement indiqué le caractère du mentisme dans les divers états de l’intoxication par l’opium.

Dans « la pointe d’opium » « l’imagination est hyperactive, les idées surgissent plus abondantes et plus originales, elles se détachent avec plus de netteté et gagnent en élévation. L’esprit découvre des aperçus jusqu’alors insoupçonnés. La mémoire participe à cette exaltation fonctionnelle, les souvenirs se pressent plus nombreux et plus vivaces autour de l’idée directrice ». (p. 85).

Dans l’étude sur la griserie et la rêverie produites par l’opium, Dupouy note que la rêverie est inégale, maniaque, rapide, c’est-à-dire qu’elle touche à une multitude de questions, les effleurant toutes plus ou moins superficiellement et créant des associations d’idées avec une aisance remarquable. Les pensées et les tableaux se succèdent sans arrêt, faisant défiler les vies, les générations et les siècles. Le temps n’existe plus. La rêverie d’opium, hyper-idéative, est aussi [p. 331] hyper-mnésique. Des souvenirs depuis longtemps évanouis, disparus du champ de la conscience, renaissent à nouveau à la mémoire avec leur fraîcheur primitive et s’évoquent spontanément, se reliant à d’autres que l’on croyait pareillement perdus, les réveillant et les associant, mais cette hypermnésie n’est pas volontaire et s’effectue automatiquement. Elle n’existe plus le lendemain matin, lorsqu’est tombée l’excitation due à l’opium.

Dupouy signale épisodiquement au cours de l’intoxication par l’opium l’illusion du déjà vu sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir.

Nous voulons attirer l’attention, dans l’excellente description de Dupouy, sur certains phénomènes d’évocation spontanée et automatique qu’il définit « les créations imaginatives de la rêverie d’opium ». Dans la simple rêverie le sujet évoque volontairement certains souvenirs plus ou moins agréables, plus ou moins précis, plus ou moins colorés, avec lesquels il joue volontairement dans son imagination et dont il peut se libérer quand il lui plaît. Les caractères signalés par Dupouy, et que nous avons relevés, montrent qu’il ne s’agit pas d’une vraie rêverie, mais que ces représentations mentales produites par l’opium sont en réalité du mentisme. D’ailleurs plus loin Dupouy ajoute : « La rêverie du fumeur d’opium, sorte de mentisme vigil, se désagrège peu à peu (p. 103). » Il dit encore : « Nous sommes amenés ainsi à considérer la rêverie d’opium comme une sorte de sub-onirisme toxique, comme une forme légère de confusion mentale, et l’excitation initiale comme une variété de mentisme. »

Il est à remarquer, en effet, que ce sont presque toujours les mêmes pensées qui reviennent chez les mêmes fumeurs avec un caractère fatigant et obsédant, sur lequel certains de nos malades ont insisté tout pareillement. Thomas de Quincey disait dans le même sens « La pensée ne peut arriver à se poser et fuit toujours »… Dupouy ajoute : « Les pseudo-hallucinations de la rêverie thébaïque ne sont que des représentations mentales intensifiées jusqu’à simuler une réelle perception. Elles sont volontiers panoramiques et cinématographiques, constituées par une série de tableaux différents, défilant devant les yeux avec la netteté, le relief, la couleur, la vie de la réalité ou de l’hallucination. Le fumeur croit voir comme en rêve des paysages splendides ou riants… souvent exotiques… »

Les représentations mentales ne sont pas fatalement visuelles et le fumeur peut, dans son rêve, rappeler des souvenirs auditifs, évoquer des phrases musicales, des airs ou des chants jadis entendus et assister [p. 332] en imagination à un concert symphonique, revivre chaque détail,. chaque note de l’orchestre ou du chœur (p. 117 et 118).

Ainsi on trouve dans la rêverie du fumeur d’opium, telle que l’a remarquablement décrite Dupouy, le mentisme avec tous les caractères que nous avons spécifiés dans notre définition et notre description.

MENTISME DANS LES MALADIES NERVEUSES

a) Epilepsie :

Le mentisme est un syndrome qu’on rencontre dans de nombreuses maladies nerveuses et mentales. Le plus souvent c’est un épiphénomène qui est noyé parmi les autres symptômes et qu’il faut rechercher avec soin.

Quelquefois cependant il est assez intense pour décider le malade à aller consulter un médecin, car il est la cause apparente d’une insomnie très pénible.

Chez des épileptiques nous avons trouvé quelquefois du mentisme. Celui-ci ne nous est jamais apparu comme un équivalent, car le malade se rappelait les conditions mêmes de sa production et nous en narrait les détails. Toutefois il présentait dans certains cas une telle intensité, il s’entremêlait d’une façon si nette avec d’autres accidents nettement épileptiques (crises convulsives, absences), disparaissant ou s’atténuant sous l’action de la médication, en même temps que les autres accidents épileptiques, qu’il paraissait nettement conditionné par les causes organiques qui déclenchaient les autres manifestations du mal comitial.

H en était ainsi dans les deux observations suivantes :

OBSERVATION IV. — Cont. L., 23 ans, photographe.
Psychasthénique constitutionnel ; hérédité chargée : père éthylique et probablement spécifique : un frère épileptique. Stigmates d’hérédo-spécificité : malformations crâniennes, dents mal implantées, voûte palatine ogivale, organes génitaux mal développés. Convulsions dans l’enfance entre 2 et 6 ans : pupilles inégales à réaction normale, chorio-rétinite. Le Wassermann est négatif dans le sang et le liquide céphalo-rachidien ; mais dans ce dernier on trouve une réaction de Pandy positive, une albumine à 0,35 et 2 lymphocytes.
En avril 1926, période de préoccupations légitimes au sujet de son état et de celui de son frère ; Cont. présente des absences au cours de son travail, environ 5 ou 6 fois par mois. Il se plaint d’insomnie, survenant par périodes de 3 [p. 333] à 4 jours ; il souffre de céphalées : « Je ne puis rien faire, dit-il, je suis très fatigué, ma tête est embrouillée et dès que je fais effort pour penser, aussitôt m’arrive dans la tête un air de chanson, c’est un air que j’ai entendu dans la rue, il me revient sans cesse, m’importune et m’agace. Si je puis chasser cet air pendant quelques instants, il revient quelques secondes après et je ne puis m’en débarrasser. Cela dure des heures entières, c’est toujours le même air, la même ritournelle ; ce sont des airs absolument indifférents qui ne m’intéressent pas. Je ne suis nullement musicien, cela m’énerve au possible et m’empêche de dormir. »
Plus rarement, Cont. présente du mentisme visuel. « Tout en travaillant, dans le champ de ma vision, en même temps que les objets réels, je vois la figure d’un grand’père et d’un oncle. C’est assez flou, les traits sont mal marqués, mais les contours sont nets. Pendant 6 jours, le portrait de mon grand-père ne m’a pas quitté, je le voyais partout ; ces images étaient dans mon esprit et ne me quittaient pas un seul instant, et pourtant mon grand’père et cet oncle me sont indifférents, car je ne les ai jamais connus personnellement et ne les connais que par leur photographie. Tout cela m’est très désagréable, me fatigue, j’ai peur de devenir fou. La nuit je me calfeutre dans mon oreiller, je ferme les yeux et, malgré tous ces moyens, l’air continue et l’image est toujours dans mon esprit. Je lutte, je fais l’impossible et ne puis arriver à chasser cette musique : ainsi, en vous parlant, maintenant, cela me chante dans la tête. »

OBSERVATION V. — Ghesq., âgé de 35 ans.

Le malade vient consulter le 25 mars 1927 pour de l’insomnie et de l’anxiété nocturnes qui durent depuis 3 mois environ. Il a été réformé pour des crises épileptiques qui sont toujours nocturnes et très caractéristiques avec début brusque, convulsions cloniques, morsure de la langue, miction terminale. Les crises ont débuté en 1917 pendant la guerre, à la suite d’une blessure superficielle de la tête et de la jambe. Il fut réformé pour ces crises peu de temps après.
Depuis sa réforme, il a environ tous les mois une crise nocturne avec morsure de la langue, mais depuis plusieurs années il ne perd plus ses urines. Depuis l’apparition de ces crises convulsives, le malade présente tous les soirs un mentisme très intense.
Il pense à ses parents, il les voit, leur parle, s’inquiète à leur sujet, et pourtant, dit-il, sans raison. Il sait bien qu’ils ne sont pas là, mais il ne peut chasser leur image. C’est toujours très pénible.
A noter que le sujet prend beaucoup de café, un litre par jour environ.
Son état général est bon, il ne présente aucun signe viscéral ni neurologique ; toutefois il accuse une certaine diminution de l’audition du côté gauche ; la tension artérielle est sensiblement normale : Mx 13, Mn 8.
Le malade, mis au gardénal et revu un an après, le 29 avril, n’avait plus eu, depuis un mois, de crise nocturne et son mentisme avait disparu. [p. 334]
A noter que selon nos conseils, il ne prenait presque plus de café, de telle sorte qu’il est possible que le mentisme ait été dû à la prise en excès de café : on serait peut-être en droit de rattacher ce fait à ceux que nous avons décrits plus haut, au cours des diverses intoxications.

Picard dans sa thèse sur les « Actes automatiques de nature comitiale » décrit des faits de tachypsychie et de fuite automatique des idées. « Des souvenirs de choses précises et des idées bizarres passent et se succèdent vivement dans l’esprit, sans qu’il les puisse retenir et en garder le contenu » (observation 5).

Or, à la lecture de cette observation, il semble bien que ces faits de tachypsychie sont identiques au mentisme que nous décrivons.

b) Mentisme des tumeurs cérébrales :

Nous avons eu l’occasion d’observer un cas de mentisme au cours d’une tumeur cérébrale. Sa production en rapport avec l’évolution de la tumeur, sa disparition aussitôt après la trépanation décompressive permettent de considérer cette observation comme un fait pour ainsi dire expérimental. Nous n’avons point trouvé de faits de ce genre relatés dans la littérature, notamment dans la thèse de Baruk sur les troubles mentaux dans les tumeurs cérébrales.

OBSERVATION VI. — Mme B., âgée de 61 ans, vient nous consulter le 7 mars 1927 parce que, depuis six semaines, sa vue a beaucoup baissé. Elle ne présente pas de céphalée ni de vomissements, mais elle déclare que « sa tête travaille tout le temps ». Elle pense toujours, elle rumine, il y a dans sa tête un ressassement de paroles continuel. Elle cherche dans ses souvenirs d’enfance les choses qu’elle avait faites « étant gosse ». Elle revoit des personnes qui n’existent plus depuis 40 ans, « c’est énervant, c’est pénible à se jeter à l’eau ». « Quel supplice ». Il y a dans ces propos de la malade une description complète du mentisme.
A l’examen on ne trouve aucun signe neurologique, mais les pupilles sont irrégulières et leurs réactions sont paresseuses.
A l’examen viscéral, la tension artérielle est élevée : Mx 19, Mn 9. L’examen oculaire, pratiqué par le Dr Monbrun, montre une vision réduite : la malade voit la main à 30 centimètres et point au delà. Il existe une stase papillaire bilatérale avec atrophie en évolution du nerf optique. L’examen du sang fut négatif, la malade refusa de se laisser faire la ponction lombaire, mais le diagnostic de tumeur cérébrale, affirmé par l’examen oculaire, ne faisait pas de doute.
La radiographie montrait un aspect granité des os du crâne d’épaisseur inégale par place. En présence de l’évolution rapide des troubles oculaires, [p. 335] la trépanation décompressive fut pratiquée par le Dr de Martel le 14 mars 1927. La malade fut réexaminée le 23 mars ; l’examen oculaire montrait une amélioration considérable de la stase et de la vision : les doigts étalent vus à 1 mètre. Fait important, le mentisme avait complètement disparu. La malade déclarait : « La tête ne travaille plus comme elle travaillait, rien que pour cela je sens l’amélioration que l’opération m’a faite. »

Nous n’insisterons pas davantage sur l’intérêt de cette observation qui démontre d’une façon évidente l’origine organique du mentisme.

Nous pouvons rapprocher du mentisme au cours des tumeurs cérébrales, l’observation rapportée par l’un de nous avec MM. Claude et Targowla d’un syndrome hallucinatoire complet par hypertension crânienne et disparaissant par ponction lombaire.

LE MENTISME AU COURS DE L’HYPERTENSION ARTÉRIELLE

L’hypertension artérielle, au cours de certains paroxysmes, peut s’accompagner de phénomènes d’excitation rentrant dans le cadre de l’hypomanie. Chez une de nos malades, le trait dominant, au point de vue psychique, était à chaque poussée d’hypertension, le déclanchement d’un accès de mentisme.

OBSERVATION VII. — Mme Ras., 53 ans.
Aucun antécédent pathologique personnel ou héréditaire ; depuis la ménopause, se plaint de vertiges, de céphalées intenses survenant par crises et durant plusieurs jours. La tension artérielle est habituellement à 19-10. Les urines ne contiennent ni sucre, ni albumine, le taux d’urée sanguine est normal ; les artères sont souples. A la suite de petits écarts de régime répétés, la pression monte à 24-11, l’urée sanguine reste normale. A ce moment, apparaît de l’insomnie avec un mouvement incessant de pensées qui traversent l’esprit : « Cela fait dans ma tête un brouhaha infernal, en quelques minutes je revis des années de mon existence. C’est un défilé de souvenirs que je ne puis arrêter, cela déferle sans cesse, et quand je crois que c’est fini, le rouleau commence à nouveau à se dévider. « La malade est anxieuse et se demande « si elle ne va pas perdre la tête ». Une saignée de 250 grammes, une purgation et la diète pendant 48 heures, abaissent la pression à 18-10 et le mentisme disparaît dans le même temps.

Nous insistons sur ce fait qu’à aucun moment l’examen humoral ne permit de déceler des phénomènes d’auto-intoxication, et que le trouble circulatoire causé par le paroxysme hypertensif semble avoir été seul responsable de l’explosion de cette crise de mentisme. [p. 336]

MENTISME DE LA MENSTRUATION

Voisinant avec les troubles du caractère, l’énervement, l’agacement, les petites réactions anxieuses, l’insomnie, nous avons assez souvent trouvé le mentisme au moment de la menstruation. Voici une observation particulièrement caractéristique :

OBSERVATION VIII. — Malade de 29 ans, sans hérédité psychopathique ; mariée depuis 6 ans, a un enfant de 3 ans bien portant. Aucun abus toxique, un café par jour. Mme Pil. n’a jamais fait de maladies importantes ; à noter qu’elle présente très facilement, sous l’influence d’un écart alimentaire quelconque, des crises urticariennes. Elle vient consulter parce que pendant les 48 heures qui précèdent ses règles, elle est irritable, se fâche pour des motifs futiles, s’énerve à tout propos. « A ce moment, je n’ai plus la tête à moi, je suis toujours occupée par des tas de bêtises, qui n’ont aucun sens, et qui me passent comme un éclair à travers l’esprit. C’est un mélimélo auquel je ne comprends rien et cela m’agace ! » Les nuits sont sans sommeil, la tête est lourde, avec des sensations de constriction ; en même temps la malade éprouve une sensation de brisement, de lassitude, elle ne se sent bien nulle part, elle a soif et présente quelques réactions anxieuses. Tout cela dure 48 heures et dès le second jour des règles, l’état normal est revenu : Mme Pil. n’accuse plus aucun malaise et les nuits sont bonnes.

Il est intéressant de noter que d’une façon concomitante à la crise de mentisme, on note dans le même jour, un dérèglement vaso-moteur intense avec oscillations très marquées, dermographisme et érythème pudique. Le système neuro-végétatif est très excitable, avec des variations rapides d’hyperexcitabilité sympathique ou pneumo-gastrique. Toutefois le réflexe solaire est à chaque période prémenstruelle très marqué. Cette malade a été soumise au traitement par le gynergène pendant les six jours précédant les règles et depuis cette thérapeutique, le mentisme est très atténué et se borne à un ressassement hypnagogique. Au reste, toutes les autres réactions se sont atténuées et l’hyperexcitabilité sympathique s’est réduite considérablement.

 

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