Georges Dumas. Le Diable en Thiérarchie. Extrait de la « Revue de Paris », seizième année, tome premier, janvier-février 1909, pp. 171-198.

Georges Dumas. Le Diable en Thiérarchie. Extrait de la « Revue de Paris », seizième année, tome premier, janvier-février 1909, pp. 171-198.

 

Georges Dumas (1866-1946). Médecin, psychologue, philosophe, fidèle disciple de Théodule Ribot, spécialiste des émotions. Il est chargé de cours à la Sorbonne et en 1912 professeur titulaire de psychologie expérimentale et pathologique. Il fonda des instituts à Buenos Aires, Santiago du Chili et à Rio de Janeiro l’Institut franco-brésilien. Avec Pierre Janet, à qui il succèdera à la Sorbonne, il fonde la Journal de psychologie normale et pathologique en 1903. Il est surtout connu pour son Traité de Psychologie (1924) en 2 volumes et son Nouveau Traité de psychologie en 10 volumes (1930-1947), tous deux réunirent de prestigieux collaborateurs. Nous renvoyons pour sa biographie et sa bibliographie aux nombreux articles sur la question. Nous n’en retiendrons que quelques uns :
— Les états intellectuels dans la mélancolie. Paris, Félix Alcan, 1895. (Thèse de médecine). 1 vol.
— La tristesse et la joie. Paris, Félix Alcan, 1900. 1 vol.
— La plaie du flanc chez les stigmatisés chrétiens. Journal de Psychologie, (Paris), quatrième année, 1907. [En ligne sur notre site]
— La stigmatisation chez les mystiques chrétien. Extrait de la « Revue des Deux Mondes », (Paris), tome 39, 1907, pp. 196-228. [En ligne sur notre site]
— L’odeur de sainteté. Article paru dans « La Revue de Paris », (Paris), quatorzième année, tome sixième, novembre-décembre 1907, pp. 531-552. [En ligne sur notre site]
— Comment les prêtres païens dirigeaient-ils les rêves ? Journal de psychologie normale et pathologique, (Paris), cinquième année, 1908, pp. 447-450. [En ligne sur notre site]
— Comment on dirige les rêves. La Revue de Paris, (Paris), XVI année, tome 6, novembre-décembre 1909, pp. 344-366. [En ligne sur notre site]
— Les loups-garous. « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), 1907. pp. 225-239, puis, quelques mois après, dans La Revue du Mois, (Paris), 2e année, n° 16, tome III, quatrième livraison, 10 avril 1907, pp. 402-432.  [En ligne sur notre site]
— La plaie du flanc chez les stigmatisés chrétiens. Journal de psychologie normale et pathologique, (Paris), quatrième année, 1907, pp. 32-36. [En ligne sur notre site]
— La logique d’un dément. Extrait de la « Revue Philosophique de France et de l’Étranger », (Paris), trente troisième année, Tome LXV, janvier-juin 1908 pp. 174-194. [En ligne sur notre site]
— La contagion des manies et des mélancolies. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-sixième année, tome LXXII, juillet à décembre 1911, pp. 561-583. [En ligne sur notre site]
— Qu’est-ce que la psychologie pathologique ? Journal de psychologie normale et pathologiques, (Paris), 1915, p. 73-87. [En ligne sur notre site]
— La contagion de la folie. Revue philosophique. 1915.
— Troubles Mentaux et Troubles Nerveux de Guerre. Paris, Félix Alcan, 1919. 1 vol.
— Le refoulement non sexuel dans les névroses. L’Encéphale, (Paris), dix-huitième année, 1923, p. 200. [En ligne sur notre site]
— Le rêve et la rêverie. Extrait du « Traité de psychologie », (Paris), Librairie Félix Alcan, 1924, tome II, pp. 211-221, et pp. 225-226. [En ligne sur notre site]
— L’expression de la peur. « L’Encéphale », (Paris), vingt-septième année, n°1, janvier 1933, pp. 1-9 + 3 planches hors texte. [En ligne sur notre site]
— Le surnaturel et les dieux d’après les maladies mentales. (Essai de théogénie pathologique). Paris, Presses Universitaires de France, 1946. 1 vol.
— La vie affective. Physiologie. – Psychologie. – Socialisation. Paris, Presses Universitaires de France, 1948. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images on été rajoutée par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 171]

LE DIABLE EN THIËRACHE

Le samedi 3 novembre 1565, le lendemain de la fête des Morts, sur les trois heures de l’après-midi, entre le second et le troisième coup des vêpres de Saint-Hubert, une jeune femme de Vervins, Nicole Obry, âgée de seize ans et demi, passant par le cimetière, s’agenouilla, suivant la coutume du pays, sur la tombe de Joachim Villot, son grand-père. C’était la fille d’un marchand-boucher, Pierre Obry, et de Catherine Villot, gens aisés qui, dès sa première enfance, l’avaient confiée aux religieuses du couvent de Montreuil-sous-Bois, situé à cinq lieues de la ville. Depuis trois mois, elle était mariée à un tailleur, Louis Pierret, qui l’entourait d’affection, et elle avait toujours vécu dans la paix des âmes pieuses jusqu’à ce samedi 3 novembre 1565. Tandis qu’elle priait pour le trépassé, elle eut une vision qui la remplit d’épouvante. A côté d’elle, enveloppé de la tête aux pieds dans un suaire blanc, un fantôme se tenait debout et lui disait : « Je suis ton grand-père ».

Toute tremblante, Nicole rentra chez elle et retrouva le fantôme debout au coin du foyer ; elle se coucha et le sentit peser de tout son poids sur sa poitrine ; elle étouffait et ne pouvait crier. Pendant quatre jours, elle fut obsédée ou tourmentée de la sorte et par moments, folle de terreur, elle se roulait par terre, au grand scandale de sa famille qui ne savait rien de l’apparition. [p. 172]

Le mercredi matin, comme Nicole venait de se confesser à messire Antoine Nicaise, le fantôme se présenta à visage découvert : « Tu n’es pas bien confessée, dit-il ; demande M. Lautrichet », puis il ajouta : « N’aie pas peur », et de nouveau : « Je suis ton grand-père ». Nicole reconnut les yeux, le nez, la bouche et elle tomba dans une telle faiblesse que, sur les trois heures de l’après-midi, elle sembla près de mourir; mais elle n’était que « transie » et, dans l’intérieur de son âme, elle causait avec le fantôme qui daignait enfin lui apprendre la raison de ses visites. Il rappelait que, voilà deux ans, un soir après souper, il mourut subitement, et il révélait qu’il n’avait pas accompli certains pèlerinages dont il avait fait le vœu ; aussi était-il encore en purgatoire « dans une grande misère et perplexité. Que sa petite-fille fit faire les pèlerinages, dire quelques messes, distribuer des aumônes et il pourrait gagner le paradis.

Revenue à elle, Nicole ne crut plus devoir taire ses visions; elle en parla à sa famille et la supplia d’écouter les prières du défunt ; mais elle se heurta au solide bon sens des siens « La croyez-vous donc s’écriait Paquette Villot, sœur de la mère : il ne la faut croire, ce sont fantaisies et opinions (1) « . On décida cependant de lui céder, ne fût-ce que pour calmer ses angoisses. En quelques jours, les pèlerinages furent faits, les messes dites, et, le lundi suivant, un service solennel fut célébré où les enfants et les petits-enfants de Joachim Villot vinrent prier pour le repos de son âme. Tandis que cette cérémonie s’accomplissait, Nicole, bien loin de s’apaiser, était en proie à d’étranges tortures, et ceux qui rentraient de l’église la découvrirent cachée sous le lit de son père, roidie, sans connaissance, les mains si serrées que personne ne put les ouvrir. Pour y parvenir, le maître d’école, M. Lourdet, prêtre de son état, fut obligé de dire : « Esprit, qui que tu sois, je te commande par Dieu de laisser ouvrir ces mains ». Dès lors, Nicole apparut, suivant les jours, tantôt roidie et dure comme pierre, tantôt agitée d’une sorte de furie. Souvent elle se frappait la tête contre la muraille et contre [p. 173] la table; quelquefois elle faisait mine de se vouloir jeter au feu.

Que réclamait encore le grand-père et que voulait-il signifier par ces tourments ?

Il avait demandé, dit-il, un pèlerinage à la chapelle de Saint-Jacques, distante de bien des lieues, et Nicole, craignant la dépense et la peine pour les siens, n’avait pas parlé de cette demande; or il la renouvelait aujourd’hui ; s’il n’était pas écouté, il infligerait mille maux à sa petite-fille : « Il me tournera, déclara-t-elle, les bras derrière la tête et une jambe derrière le dos, et il me rendra aveugle, sourde et muette jusqu’à ce que ce voyage soit accompli (2) ».

Malgré ces menaces, les parents de Nicole ne furent pas encore très émus; ils pensèrent à quelque maladie naturelle « comme germe de premier enfant » toutefois ils se décidèrent, par acquit de conscience, à consulter les gens d’Église, beaucoup plus experts sur ces questions de visions et de fantômes. Les gens d’Église ne pouvaient guère admettre que l’âme de Joachim Villot apparût à Nicole; ils savaient que la théologie tient les prodiges de ce genre pour très rares; et ils n’avaient garde de donner dans la superstition populaire des revenants; mais ils étaient imbus de la philosophie diabolique de leur temps.

Derrière les apparitions de Joachim Villot, ils flairèrent tout de suite une ruse de l’Esprit de Mensonge : aussi conseillèrent-ils à la famille Obry de faire conjurer le fantôme suivant le rituel ; si Nicole avait affaire à un diable, on allait obliger ce diable à se découvrir. L’idée parut heureuse à tous, et le fantôme lui-même, feignant l’assurance, désigna comme exorciste M. Lautrichet, un des curés de Vervins.

Ce prêtre, sachant par les Écritures que les plus mauvais démons ne peuvent être chassés que par la prière et le jeûner demanda quelques jours pour prier et jeûner (3), puis il commença les conjurations rituelles : «  Qui es-tu ? Parle. Je te l’ordonne [p.174] au nom de Dieu ». Les assistants, parmi lesquels M. Lourdet, purent constater alors que quelqu’un parlait en Nicole. « Elle avait la bouche ouverte comme à y laisser entrer une noix », les lèvres tout à fait immobiles et, sous le menton, une sorte d’enflure mystérieuse. Du fond de la gorge, une voix sortait, grosse et caverneuse, qui disait : « Je suis de Dieu, qui a enduré mort et passion pour vous tous, de la Vierge Marie, de tous les Saintes et Saints du Paradis; je suis l’âme de Joachim Villot (4) ».

Le prétendu grand-père maintenait son dire, et peut-être fût-il arrivé à duper tout à fait son monde, sans la pénétration du maitre d’école, Guillaume Lourdet.

Cet ecclésiastique savait, par le rituel, que ni les âmes des morts, ni les anges de lumière ne peuvent occuper le corps des vivants, et il serra si fort l’Esprit dans ses raisonnements qu’il le démasqua : « Je trouve fort difficile à croire, lui disait-il, que tu sois une âme en un autre corps; mais j’estime plus vraisemblable que tu sois quelque ange ».

Par la voix de Nicole, l’âme lui répondit : « Tu dis bien vrai, je suis le bon ange du défunt. » Le maître d’école lui dit : « Oui bien, mais ce n’est pas la propriété d’un bon ange de tourmenter les créatures pour le bien desquels Dieu l’a ordonné, ni d’entrer ainsi au corps d’icelles ». Cet ange répondit : « Je ne suis pas dedans le corps; mais je parle seulement, selon la permission divine, par la bouche de Nicole, que je tourmente au défaut que les voyages ne sont accomplis ; les saints, que tu entendes! veulent être servis ». Répliqua le maître d’école : « Puisque tu es dedans la bouche, tu es bien dedans le corps… Même les saints ne demandent pas leur propre gloire, mais celle de Dieu seulement ; et, pour ce, clairement je connais que tu n’es grand-père ni âme ni ange bon de lumière, mais bien mauvais et de ténèbres et satanique, qui nous veux induire en idolâtrie (5) ». Satan convaincu d’imposture ne répondit rien et c’est ainsi que Guillaume Lourdet, discrète et savantissime personne, éclaira les parents de Nicole sur la maladie de leur fille. [p. 175]

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*     *

Quand le bruit se répandit dans Vervins que la fille du boucher Obry était possédée d’un diable, les notables tinrent conseil sous la présidence de Robert de Coucy, abbé de Foigny, seigneur de la ville, et toute l’assemblée fut d’avis qu’il fallait se mettre au plus vite en mesure de lutter contre l’ennemi du genre humain. Justement le vénérable Pierre de La Motte, « homme de sainte vie et de grande doctrine », devait venir dans quelques semaines de l’abbaye de Vailly pour prêcher l’Avent ; on le pria d’avancer son arrivée, et le religieux se mit aussitôt en route. C’était un convaincu qui marchait au diable comme les soldats marchent au feu. A Laon, où il passa, il prit à la hâte les instructions du doyen du chapitre de Notre-Dame, Christophle de Héricourt, et le 27 novembre, au matin, après une nuit de repos, il sommait, en latin, son adversaire de se nommer. Suivant le rituel, le diable aurait dû répondre dans la même langue ; mais le drôle feignant de ne pas comprendre les conjurations, le religieux reprit dans un français très clair les raisonnements de Guillaume Lourdet : « Je te jure, cria-t-il en terminant, je te jure sur les saints évangiles que tu es un diable », et se tournant vers les assistants, il ajouta : « Messieurs, désormais ne croyez autre chose, sinon que c’est un diable qui possède ce corps (6) ».

Nicole ne devait pas résister longtemps à des suggestions aussi fortes. Elle devint démoniaque et, quelques jours plus tard, elle aperçut enfin le diable qui jetait le masque et raillait ce n’était plus Joachim Villot, recouvert de son suaire ; c’était un homme noir avec de grandes dents qui ricanait et disait : « Ne suis-je pas un beau grand-père ? » Dont de frayeur, dit l’histoire, Nicole se retira en sa maison, et lors premièrement crut que c’était un diable (7).

Pierre de la Motte n’avait plus qu’a chasser le démon qu’il venait de créer. Il fit tout ce qu’il savait faire et ancra plus profondément dans l’esprit de Nicole l’idée qu’elle était [p 176] possédée. Pour être plus fort, il avait fait chercher dans le Hainaut, chez le doyen d’Avesnes, un livre d’exorcismes réputé dans tout le pays, et chaque jour, dans l’église de Vervins, devant le peuple assemblé, il exorcisait Nicole. Il se votait d’un surplis, d’une étole et, la croix ou le Saint-Sacrement dans la main, il faisait ses conjurations : « avec la prolation des hauts noms de Dieu, inscrits au livre comme Tétragrammanton, Emmanuel, Sabaoth, Adunaï, etc. »

En entendant ces noms redoutables, le diable tempêtait, clabaudait, rugissait, et, quand il voyait approcher l’hostie, il s’agitait de terrible manière : « Tellement que vous eussiez vu la pauvre Nicole devenir enflée par le ventre et l’estomac, montrant difformités ou figures horribles et épouvantables par les taches de couleur changeant au visage, et si effrayement et hautement le diable tonnait et jetait les horribles cris que l’on l’oyait de loin, voire du marché. davantage vous eussiez dit que les grenouilles se battaient dans son ventre, comme les gardes qui avaient les bras dessus le sentaient et nous l’ont solennellement, comme tout le reste, testifié (8) ».

Au milieu des tourments qu’il endurait, le diable ne put plus refuser de se nommer; il déclara, au grand effroi de l’assistance, qu’il était Belzébuth en personne, le prince des démons. Aussitôt le religieux écrivit le nom sur un papier qu’il présenta à la flamme d’un cierge et, pendant que le papier brûlait, le diable criait comme une femme en travail d’enfant ou comme une personne que l’on contraindrait à avoir les pieds au feu (9). Il sortit enfin du corps de Nicole, mais pour y rentrer dès que la cérémonie fut termina, et pendant les jours qui suivirent, il continua ce manège. Au moment où on le croyait loin, il apparaissait tout à coup pour tenir des propos obscènes, injurier les assistants et faire les cent sottises. Pierre de La Motte perdait sa peine et son temps dans cette lutte inégale ; il demanda du secours autour de lui, et, par des lettres pressantes, qui portaient au loin la célébrité de Nicole. il recommanda la patiente à « l’évoque de Soissons, au chapitre de Laon, à la comtesse de Brienne, à ceux de l’archevêché de [p.177] Reims ». Ainsi, « en plusieurs lieux furent faites prières et processions pour le salut et la délivrance de la démoniaque, à la fête de Noël et autres jours. C’est ici la fortification du religieux et amplification et bruit de cette possession (10). » Nicole connut les démarches du religieux et son hôte infernal prit ses mesures en conséquence : « Ah ! tu te fortifies contre moi, dit-il au religieux; mais aussi me fortifierai-je contre toi, car j’appelle tous les diables à mon aide ». Le religieux répondit : « Aussi appelé-je tous les bons anges à mon aide contre toi. Va dire à Lucifer que je ne le crains pas, non plus que fais-je toi ni tous les diables d’enfer ». La démoniaque. beuglant comme un taureau, lui fit la moue ; le religieux : « en méprisant et dépitant le diable la lui fit aussi (11) » et de grandes batailles commencèrent où l’évêque de Laon, Monseigneur de Bours, apporta bientôt le concours de son prestige et de son autorité. Ce prélat, ancien aumônier du jeune roi Charles IX, comte d’Anisy et pair de France, était aussi remarquable par son érudition que par sa piété ; récemment élevé à la dignité épiscopale, il était encore occupé par les soins de son installation; mais dès qu’il apprit les tristes exploits de Belzébuth, il voulut au moins reconnaître l’ennemi et le vendredi 2 janvier il arrivait sur le théâtre de la guerre avec deux théologiens de marque, Messieurs Chausse et de Vaux, chanoines de Laon, « doctes et vertueux hommes ». Le lendemain matin, Monseigneur de Bours se revêtait de ses habits épiscopaux; par-dessus sa chasuble et son aube. il laissa pendre sa croix pastorale et, la crosse en main, la mitre sur la tête, il célébra devant le peuple de Ver vins le sacrifice de la messe. Couchée sur un lit, derrière le grand autel, Nicole assistait à la cérémonie. La messe dite, elle fut apportée devant Monseigneur qui, sous les yeux de tous, en grande pompe, exorcisa le diable. «  Quel est ton nom ? — Belzébuth. — Quel est le nombre de tes compagnons — Ils sont dix-neuf avec moi. — Je t’ordonne, par la vertu et puissance de Dieu, de sortir présentement avec l’armée de la fureur. —  Oui vraiment nous sortirons pour toi, mais pas encore, et pas (p. 178] ci. » Monseigneur, qui devait comprendre ces paroles plus tard, ne s’y arrêta pas, et, tout entier à son œuvre du moment, il invectiva et menaça le Maudit mais il eut beau proférer les menaces du rituel, brûler le nom du diable, lui présenter la croix et l’hostie, il ne parvint à le chasser que pour quelques instants.

Après une seconde conjuration aussi vaine que la première, il regagna sa ville épiscopale en laissant tout le pays sous l’impression pénible d’un échec.

Les protestants, fort nombreux dans le pays, jugèrent l’occasion favorable d’offrir leurs services. Comme les catholiques d’alors, ils croyaient aux possessions diaboliques (12), et, dans le cas de Nicole, ils avaient des raisons très particulières de chercher un succès. Depuis trois mois que le diable était à Vervins, il ne cessait de les mettre en cause; dans ses discours, tantôt il les appelait « ses amis, ses enfants, ses serviteurs qui faisaient bien ses volontés », tantôt il se moquait d’eux ; jamais il ne cessait de les compromettre par des éloges perfides ou de les décrier par des injures. D’autre part, les exorcistes de Nicole voyaient une preuve de la transubstantiation dans les sauts que faisait leur patiente devant le Saint-Sacrement, comme dans l’apaisement qu’elle éprouvait après la communion si ce pain n’était que du pain, on ne s’expliquait pas les terreurs et les défaites de Satan si c’était le corps de Jésus, tout devenait clair et l’expérience démontrait, en même temps que la vérité du catholicisme, l’erreur abominable de Calvin. Les protestants, en délivrant Nicole après l’échec de l’évoque, établiraient à la fois qu’ils n’étaient pas les amis du diable et réduiraient à néant l’argument contre le principe même de leur religion. Dès les premiers jours de janvier, plusieurs ministres se présentèrent pour chasser Belzébuth et ses acolytes. Fidèles à l’enseignement de Calvin (13), ils tenaient les exorcismes pour pratiques superstitieuses et ils ne mettaient leurs espérances que dans la bonté toute-puissante de Dieu. L’un d’eux, Tournevèle, s’approcha de la démoniaque et commença de lire les psaumes de Marot ; mais Belzébuth l’ayant [p. 179] reconnu l’invectivait ; « Crois-tu donc qu’un diable puisse en chasser un autre? » Et comme le pasteur répondait « Je ne suis pas un diable, mais le serviteur du Christ. Tu es pire que moi, répliquait Belzébuth, car je crois ce que tu ne veux pas croire; aussi t’en aime-je mieux, de même que tous mes bons huguenots (14). Penses-tu me chasser avec ces plaisantes chansons que j’ai aidé à compose ? » Il insinuait encore que Tournevèle était plus malade que Nicole (15), puisqu’il avait dans la cervelle le malin esprit que la démoniaque n’avait que dans le corps et, se tournant vers le pasteur Confiant de Ribemont, il le narguait et lui donnait des surnoms.

Tournevèle dit simplement : « Je prie le Seigneur qu’il assiste cette pauvre créature » ; mais le diable repartit de plus belle : « Je prie Lucifer qu’il ne te laisse pas et te tienne toujours en ses liens comme il le fait. Va, va, je ne ferai rien pour vous et ne délogerai pas parce que je suis votre maître et que tous vous êtes des miens (16). »

Les protestants réussissaient moins encore que les catholiques pour comble d’humiliation, ils virent Pierre de la Motte calmer par la simple communion la possédée qui s’était moquée de leurs prières et de leurs psaumes.

Cependant toutes les victoires de Pierre de la Motte, de Guillaume Lourdet et de M. Lautrichet n’empêchaient pas Belzébuth de rentrer dans Nicole aussitôt qu’il en était sorti ; bien plus il se fortifiait à mesure qu’on l’attaquait davantage et, depuis les fêtes de Noël, il avait appelé à son secours vingt-neuf drôles de son espèce, parmi lesquels des chefs de légions comme Astaroth le pourceau et Cerbérus le chien. Soutenu par cette engeance maudite, il le prenait de haut, dictait des conditions, devenait tout à fait insupportable et déclarait de nouveau qu’il ne sortirait pas à Vervins. Où devait-on le conduire pour le vaincre ? Il commit l’imprudence de laisser voir qu’il redoutait d’aller à Notre-Dame de Liesse ; sur cette indication, on se mit en devoir de l’y mener. [p. 180]

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*     *

Le mardi donc, 22 janvier, fête de saint Vincent, on vit sortir de Vervins, à neuf heures du matin, une charrette recouverte d’une bâche et traînée par trois chevaux. A l’intérieur, avaient pris place Nicole plus tourmentée que jamais et sa mère Catherine Villot ; à côte, cheminaient le bon religieux, le maître d’école, le charretier, le mari et l’oncle de Nicole. Le voyage fut marqué de miracles et de signes étranges. Dès la première lieue, ils furent rejoints par un jeune homme vêtu de blanc qui paraissait dix-huit ans à peine et qui s’offrit a les guider. Tous pensèrent que c’était un messager céleste et ils le suivirent avec confiance dans les chemins défoncés par l’hiver, au milieu d’un pays marécageux où il les dirigeait de la voix et du geste.

Dans la charrette, Belzébuth faisait rage et s’efforçait d’entraver, par tous les moyens, ce pèlerinage abhorre. Parfois il rendait Nicole si lourde que les chevaux refusaient d’avancer, malgré les cris et les coups ; alors un des ecclésiastiques revêtait en plein champ un surplis et une étole, prenait une hostie dans un corporal et, s’agenouillant près de Nicole, lui donnait la communion. A l’instant, les chevaux s’élançaient, si rapides qu’ils semblaient voler. D’autres fois, le diable tourmentait sa victime de si répugnante manière que nul ne pouvait tenir près d’elle sans avoir des nausées : « Et quand quelqu’un était contraint de vomir, la démoniaque se moquant en vomissait davantage (17) ».

Un moment deux détonations retentirent sous la bâche, et dans la pieuse caravane personne ne douta que ce ne fut le bruit du tonnerre.

Dans l’après-midi, on traversa le village de Pierrepont et l’on pensa à s’y arrêter pour essayer l’effet des reliques qui étaient conservées dans la chapelle mais il parut plus convenable d’aller à Liesse, malgré la nuit qui tombait. Vers les six heures du soir, après cette journée de fatigues et de prodiges, [p. 181]  la charrette arrivait enfin et les pèlerins se logeaient dans une hôtellerie « où pendait l’image de saint Martin. » Le lendemain mercredi, dès la première heure, tout le pays savait quel habitant terrible l’hôtellerie abritait et une procession se déroulait dans les rues du village ; puis le religieux, après un sermon éloquent, faisait placer la démoniaque devant l’image de la Belle Dame et prononçait les conjurations. Dès les premiers exorcismes, vingt-six démons sortirent de la possédée avec un vacarme épouvantable et, comme ils connaissaient leur rituel aussi bien que les prêtres, ils emportèrent trois ardoises de la toiture et deux branches d’un jeune sapin en signe de départ. Mais, tous les efforts du religieux se brisèrent contre l’entêtement de Belzébuth et des trois diables qui restaient encore. Ils refusaient énergiquement de déguerpir. Nicole, exorcisée déjà par monseigneur de Laon, rêvait-elle à de nouvelles conjurations épiscopales, dans la cathédrale dont elle voyait les quatre tours se profiler au loin sur le ciel Belzébuth dit brutalement au pauvre P. de la Motte : « Quand tu serais ici jusqu’à minuit, voire cent ans, il n’en sortira plus un seul; ne te contentes-tu pas d’avoir chassé vingt-six diables pour un jour? Il en faut pour ton évêque ». Belzébuth ajoutait qu’il avait envoyé ces vingt-six démons à Genève, en pays ami. Le religieux, dès le lendemain, écrivait à l’évêque de Laon pour lui faire connaître les propos du diable et lui annoncer l’arrivée prochaine de la démoniaque; puis les pèlerins se mirent en route dans le même équipage et, après un crochet à Pierrepont où Nicole lâcha encore un démon, ils se dirigèrent vers Laon (18).

Tous les ecclésiastiques de la ville se préparaient à les recevoir. Au sortir de vêpres, un certain nombre avaient tenu conseil pour savoir où on logerait la charrette infernale et, dès le matin, Geoffroy de Billy, abbé de Saint-Vincent, avait sauté en selle avec ses gens et quelques chanoines pour se porter au-devant de Nicole et la défendre au besoin contre les attaques des huguenots. C’était un homme d’armes en soutane fils de Louis de Billy, gouverneur de Guise, il avait vécu depuis son enfance au bruit des discordes civiles trois ans aupavant ; [p. 182] il avait perdu deux de ses frères à la bataille de Dreux et il devait en perdre un troisième à Jarnac. Il rejoignit les pèlerins à Pierrepont, les dégagea d’un groupe de protestants armés, qui voulaient leur faire un mauvais parti, et, à la tête de ses gens et de ses chanoines, il les escorta jusqu’à Laon, où l’étrange cortège fit son entrée vers les cinq heures du soir. Sur la place une foule immense environna la charrette, en commentant les mystérieuses aventures de Nicole; mais nul ne voulait la recevoir, car le diable qui connaissait tous les péchés non confessés se divertissait souvent à les divulguer aux dépens de ses hôtes. On parla de conduire la possédée à l’Hôtel-Dieu ; mais les malades et les infirmes se déclarèrent prêts à quitter la place. On songea à la confier au suisse de la cathédrale; il dit que ses enfants seraient épouvantés. Il fallut toutes les prières et tout l’argent de messieurs les chanoines pour décider l’hôtelier « des Pourcelets », à donner une chambre. « Si les habitants avaient su qu’elle était si près, avec l’heure qu’il était, ils eussent fermé les portes de la ville. » Seuls les prêtres, en général bien confessés, osaient regarder le diable en face et ils escomptaient déjà sa défaite pour le triomphe de leur religion.

Depuis cinq ans que le protestantisme avait fait son apparition dans la ville, ils avaient vu les magistrats, les médecins, les gentilhommes, les gens de police eux-mêmes gagnés peu à peu par l’hérésie; maintes fois le catholicisme avait été bafoué, tourné en dérision par ces égarés ; tout récemment encore, un ciboire et des hosties consacrées avaient disparu et sans doute servi à quelque parodie sacrilège de la messe (19). Un miracle, une victoire définitive du Saint-Sacrement sur le démon fermerait la bouche à l’impie et dessillerait les yeux de l’aveugle. Or Nicole apportait ce miracle dans sa pauvre charrette, puisqu’elle amenait avec, elle Belzébuth, Astaroth et Cerbérus, diables terribles et déjà vaincus à demi.

Dès le premier jour, les ecclésiastiques de toute robe se pressèrent autour de la possédée; le lendemain de son arrivée, le vendredi 20 janvier, Monseigneur de Bours l’exorcisa dans la cathédrale de Laon. Les gens du pays accourus en foule, se [p. 183] pressaient dans la grande nef, si nombreux, si désireux de voir et d’entendre qu’on dut élever sous le dôme, devant le jubé, une grande estrade pour y mettre Nicole et ses gardes. L’évêque monta sur cette estrade et, comme Guillaume Lourdet, comme Pierre de la Motte, mais avec plus d’autorité, prononça les paroles solennelles des exorcismes. L’abbé de Saint-Vincent l’assistait, brûlait les noms des diables et faisait du zèle. Belzébuth, piqué d’honneur, répondait avec plus d’à-propos que jamais. Il parlait latin maintenant, ricanait, se moquait de l’eau bénite, traitait l’évêque de vilain papaud, l’abbé de Saint-Vincent, de fils de ribaude, et racontait sur les gens de la ville de méchantes histoires qui se trouvaient souvent être vraies ; puis quand l’hostie était présentée à Nicole, les trois diables s’unissaient dans un même concert. « Alors, ensemblement et distinctement, comme si trois doigts abaissant les marches ouvraient le vent à trois tuyaux d’orgue sonnant, était ouï le grognement d’un gros pourceau, l’aboiement d’un chien, le meuglement d’un taureau échauffé (20) » et le pourceau, le chien et le taureau se démenaient de telle manière dans le corps de l’infortunée que six hommes n’arrivaient pas sans peine à la maîtriser’ Dès qu’elle communiait, elle retrouvait la paix.

Les assistants sentaient la foi renaître en leur. âme, s’ils l’avaient perdue, ou se fortifier encore s’ils l’avaient conservée. « Aucuns se mettaient en grande dévotion, hantaient et fréquentaient les églises plus souvent que de coutume ; beaucoup abjuraient leur huguenoterie ». A chaque pilier de la cathédrale, était assis un confesseur en surplis ; le matin et le soir, avant ou après les conjurations, il écoutait les âmes repentantes lui avouer des fautes cachées que la confession arrachait pour jamais à la connaissance du diable.

Dans toute la France, on parlait des miracles de Laon et de la conversion des hérétiques. Les réformés, qui faisaient les frais de l’aventure, s’agitaient de leur mieux. L’irritation et la crainte ayant excité leur esprit critique, ils parlaient non plus de possession diabolique, mais de « tromperie », « d’abus », et, n’ayant pu délivrer Nicole, ils avaient l’ambition [p. 184] de la démasquer ; ils allaient répétant qu’elle était dressée par les prêtres et qu’elle apprenait de leur Louche les Insanités qu’elle débitait ensuite pendant les conjurations. Déjà, sur la route de Laon à Pierrepont, quelques-uns d’entre eux avaient formé le projet de charger le bon religieux, après avoir donné les étrivières à Nicole sans l’arrivée du seigneur abbé de Billy, ils auraient vraisemblablement traité le diable à coups de fouet. Dans la ville, ils ne pouvaient guère songer à ces procédés simples; mais après les exorcismes solennels de Notre-Dame de Laon, ils élevèrent de telles protestations que le lieutenant civil, maitre du Mange, accompagné de plusieurs magistrats, se rendit chez l’évêque et lui remontrèrent « qu’il était bon d’expérimenter Nicole afin de savoir si l’on faisait de nuit ou de jour quelque chose à la dite femme pour l’exciter ou émouvoir à dire ou à faire tout ce qui arrivait aux conjurations (21) ». Jean de Bours était trop convaincu de la présence du diable pour ne pas accueillir cette proposition avec empressement; il accepta que, jour et nuit, des catholiques et des réformés, parmi lesquels un médecin de chaque religion, vinssent surveiller Nicole à l’hôtellerie des Pourcelets.

Les médecins examinèrent Nicole avec le plus grand soin; ils constatèrent que le bras gauche se paralysait tout à fait en dehors des crises démoniaques et devenait alors si Insensible qu’on pouvait impunément enfoncer des épingles sous les ongles. Ils assistèrent à une scène de fureur si violente que catholiques et protestants curent une égale frayeur. Enfin ils virent Nicole tomber dans une léthargie étrange où elle-leur apparut froide, pesante, sans mouvement ni sentiment quelconque et dont ils ne purent la tirer par aucune excitation ni remède. « Le chirurgien la frotta fort, mais principalement les deux jambes avec gros linges chauds, lui tira le poil des tempes, lui bailla pain et vin mouillé dedans la bouche, lui jeta de l’eau froide au visage, lui tacha d’ouvrir la bouche avec pincettes de fer, lui détordit le gros orteil; pour tout cela toutefois elle ne revint (22) ». Une restait plus [p. 185] qu’à tenter l’épreuve, déjà connue, mais toujours contestée par les hérétiques, du Saint-Sacrement. Un réformé proposa de donner à la patiente une hostie non consacrée pour en voir l’effet ; « mais, le catholique lui rabattant le coup lui concéda ce expérimenté lui-même ou autres d’entre eux (23) ». Et le réformé, aussi religieux que son adversaire, n’osa pas s’engager dans une expérience où il voyait apparemment quelque chose de diabolique. Alors le chanoine Pelletier mit l’Eucharistie sur les lèvres de la « pis que morte » aussitôt elle lova la tête et fit le signe de la croix en disant « Mon Dieu, mon Dieu ! » Nicole présentait donc de l’anesthésie, de la paralysie et des crises convulsives, suivies de léthargie ; comme elle retrouvait son bras sous l’influence de Belzébuth et ses sens après la communion, on peut affirmer avec certitude qu’elle était atteinte d’hystérie, et ce diagnostic met d’accord, à distance, les deux partis qui se disputaient à son sujet. Les catholiques étaient très sincères quand ils se défendaient de faire la leçon à Nicole ils ignoraient que leur patiente, suggestible et docile, profitait pour s’instruire de tous les interrogatoires et de tous les exorcismes ; ils ne soupçonnaient pas que, dans les propos qu’elle prêtait au diable, elle n’était que l’écho des conversations qui se tenaient autour d’elle. Nicole elle-même était de bonne foi lorsqu’au sortir d’une crise, où elle avait attaqué les réformés avec la dernière violence, elle apparaissait calme et ignorante, dénuée d’esprit et de fiel, incapable même de se rappeler ce qu’elle venait de faire ou de dire; elle vivait deux existences séparées par l’oubli et elle était persuadée que, dans ses moments d’agitation et de délire, un véritable démon vivait en elle. De leur côté les protestants, qui niaient avec raison, le miracle, ne pouvaient guère, dans leur ignorance de l’hystérie, trouver d’autre explication que la supercherie et le dressage pour tous les exercices et les propos de Nicole ; très sincèrement, eux aussi, ils cherchaient « l’abus » ; ils chercheront pendant plusieurs mois sans arriver à le découvrir et ce sera leur faiblesse que d’accuser d’imposture une hystérique docile et des prêtres convaincus. Aussi toutes les expériences, [p.186] toutes les enquêtes vont-elles tourner contre eux sans qu’ils arrivent jamais à soupçonner le mot de l’énigme ; en revanche les catholiques triomphants vont répéter indéfiniment leur miracle.

Ils ne manquèrent pas à chanter victoire âpres cette première épreuve, et le chanoine Pelletier eut beau jeu pour interpeller les reformes : « Que voulez-vous dire maintenant, pauvres gens abusés ? Vous êtes bien obstinés de nier la puissance et la vertu du Saint-Sacrement (24). » En fait, nul parmi les témoins ne songeait plus à nier le miracle; M. de la Hève, médecin catholique, en rédigea le procès-verbal, tandis que le médecin réformé, M. Quentin le Moyne, subitement éclairé par la lumière des faits, proclamait que Nicole était possédée du diable.

Les protestants de Laon réclamèrent aussitôt une seconde expertise et l’obtinrent d’autant plus vite que le lieutenant civil, qui leur était acquis, espérait voir tomber l’agitation des partis dès que la supercherie serait découverte. Le dimanche soir, il se rendait aux Pourcelets et commençait par admonester sérieusement la mère de Nicole « Pourquoi êtes-vous venus à Laon Est-ce que Dieu n’est pas aussi puissant à Vervins qu’à Laon pour chasser les diables Est-ce l’évêque qui vous a mandés ou invités à faire ceci ? Vous êtes cause d’émouvoir le peuple et de faire sédition (25) ». Puis il faisait transporter Nicole à la prison où Me Jean Garlier, un médecin protestant moins impressionnable que le pauvre le Moyne, venait aussitôt la visiter. C’était un esprit fort qui ignorait l’hystérie autant que ses confrères et qui annonça très haut qu’il allait démasquer les imposteurs en vingt-quatre heures. « Il regarda sous les habillements, sous les aisselles, aux narines, aux oreilles et partout, pour y trouver quelque chose qui put émouvoir la dite Nicole pour se débattre comme elle faisait quand elle était possédée (26). »

Il ne trouva rien. Le lendemain, comme il procédait à un nouvel examen en présence de Pierre Muyau, médecin catholique, [p. 187] et de plusieurs personnes des deux religions, il dut engager une lutte à main plate contre la démoniaque, qui le chargeait furieusement; mais il disait sans s’émouvoir : « J’en ai vu bien d’autres », et il poursuivait ses investigations. En vain Nicole fit le pont, de si impudique manière, qu’elle montra aux médecins, au lieutenant et aux chanoines tout ce qu’elle pouvait leur montrer. En vain elle tomba, la bouche ouverte et le corps raidi, sur son lit, Carlier, tout à son affaire, profitait de l’occasion pour éprouver sa sincérité en lui versant dans la bouche un liquide puant, que plusieurs catholiques prirent pour du poison.

En vain le démon lui-même intervint sous la forme d’un scarabée noir et, courant sur le lit, porta la terreur parmi les catholiques Carlier disait : « C’est une ordure tombée du ciel de lit » et il secouait les rideaux pour en faire tomber d’autres. Mais il eut beau observer, palper, tourner et retourner Nicole, pas plus que Mr. le Moyne il n’arriva à découvrir un artifice et s’il persista, contre toute évidence, dans sa conviction diabolique, il eut le désagrément de voir deux huguenots de l’assistance se convertir au catholicisme, lorsque Nicole revint à elle sous l’influence de la communion. Le triomphe des catholiques était complet dans toute la ville il y eut joie et enthousiasme ; les cloches de la cathédrale sonnant à carillon annoncèrent à tout le pays le triomphe du Saint-Sacrement et monseigneur de Bours, après avoir pris l’avis du chapitre, ordonna que des supplications générales fussent faites dans les églises et des processions solennelles dans les rues (27). Belzébuth ne pouvait faire moins devant toutes ces manifestations de la foi publique que de sacrifier encore un de ses diables et ce fut Astaroth qu’il congédia le premier en ajoutant qu’il l’envoyait rejoindre les reitres de M. d’Andelot, le frère de Coligny.

Dès lors aucun grognement de porc ne se fit plus entendre dans Nicole mais Cerbérus aboya tandis que Belzébuth meuglait ; puis Cerbérus dut aussi partir et Belzébuth, qui meuglait tout seul en face de l’évêque, de l’abbé de Saint-Vincent et des chanoines, avoua sous les exorcismes que ses amis, les [p. 188] huguenots, après avoir tenté d’empoisonner Nicole par la main de Jean Carlier, venaient de commettre un horrible sacrilège : « Nicolas Étienne (28) dit-il, Antoine Étienne, Nicolas Meigret et Hubert Duchemin, mais huguenots obstinés, ont dérobé une hostie qu’ils ont apportée au logis de Duchemin ; ils l’ont partagée en trois, en ont pris chacun une partie et l’on fait bouillir dans l’eau, puis ils l’ont présentée aux chats et aux chiens qui n’en ont pas voulu manger. Oh ! Si encore aujourd’hui Jésus-Christ cheminait sur terre, je, avec les huguenots obstinés, lui ferais bien plus du mal que les juifs (29) ». vingt mille auditeurs parmi lesquels beaucoup de protestants entendaient ces accusations du diable retentir sur la voûte de Notre-Dame de Laon, et l’on peut facilement se représenter la satisfaction, la colère, les applaudissements et les huées qui les accueillaient dans l’assistance. Les catholiques triomphaient, les réformés s’indignaient, tout le monde s’invectivait et la ville était en révolution.

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Les protestants ne pouvaient plus songer à demander une expertise dont ils prévoyaient l’issue sans pouvoir se l’expliquer ils portèrent plainte au gouverneur de l’Ile de France, François de Montmorency, en le priant de faire cesser au plus tôt la campagne de calomnies et d’injures.

François de Montmorency, fils aîné du connétable, était aussi bon catholique que Monseigneur de Bours et l’abbé de Saint-Vincent ; comme eux, il croyait à la réalité des possessions et à l’efficacité des exorcismes mais il était aussi éclaire et tolérant, et il tirait de son nom, de sa charge et de ses titres une autorité suffisante pour se faire écouter de tous les partis. Le 1er février, il adressait aux magistrats de Laon et à l’évêque deux lettres pleines de bon sens et de fermeté. Aux magistrats : « S’il arrive des troubles, disait-il, vous pouvez vous assurer de me demeurer répondants et m’en prendrai si bien à vous que d’autres y prendront exemple. » [p. 189]

L’évêque, l’abbé de Saint-Vincent et les chanoines furent bien obligés d’écouter. Ils décidèrent que désormais les processions ne sortiraient pas de l’enclos qui entourait l’église, et ils conjurèrent deux fois le jour pour hâter la délivrance de Nicole. Belzébuth lui-même, malgré ses rodomontades, ne pouvait pas rester indifférent à des avertissements aussi clairs. Il essaya bien de faire passer les lettres de Montmorency pour des faux ; mais il prit en même temps ses mesures pour déguerpir. Les lettres du maréchal avaient mis 48 heures pour arriver à Laon deux jours pour la réponse et deux jours pour une nouvelle lettre, on avait donc quatre jours au moins pour désobéir sans être inquiétés de nouveau ; le diable était assez malin pour faire ce calcul. Il annonça donc son départ pour le jeudi 7 courant et se prépara aux dernières batailles. Comme il jouait son reste, il y fut particulièrement ignoble il appela Jean le blanc l’hostie consacrée, et monseigneur de Laon, ma « coquille » il contrefit sa voix et ses gestes, cracha au visage d’un chanoine, dansa, siffla, inspira à tous ceux qui l’entendirent autant de dégoût que d’horreur. Enfin le jeudi arriva et sur l’échafaud, devant une assistance nombreuse, l’évêque engagea le combat ; mais, dès les premières passes, Satan chercha des prétextes pour gagner encore un jour : « Tu as dîné, tu n’es pas à jeun ! » disait-il à l’évoque qui répondait : « Je n’ai pas tant dîné que je ne le fasse sortir », puis : « Tu n’es pas confessé, ma coquille, tu n’es pas confessé Tu mens, répliquait l’évoque, je me suis confessé. Oui; mais tu n’as fait qu’une confession générale; me pensais-tu ainsi chasser (30) ». Et le drôle ajoutait que pour expulser le prince des diables, monseigneur de Bours aurait dû s’entourer des dignitaires religieux et laïques de la ville. Il réclamait le doyen, l’archidiacre, les conseillers, les avocats, le procureur et le greffier il voulait des témoins de marque : « Je sais bien qu’il me faut partir: mais ce ne sera pas aujourd’hui, c’est la danse macabre ! Tu n’es pas accompagné comme un évoque et tu n’es pas encore maigre assez. »

En vain l’évoque conjura, administra l’Eucharistie: le diable ne sortit que pour rentrer aussitôt et la nuit vint qu’il n’avait pas [p. 190] quitté la place. Les uns disaient : « Ce diable ne sortira pas pour un évêque il faudra le conduire à l’archevêque de Reims, voire au pape. » Les autres : « Il sortira, mais pas encore; il devra d’abord être mené au roi et au Parlement de Paris ». La mère Obry et sa fille, effrayées par ces propos, versaient de si abondantes larmes qu’elles excitaient la pitié de tous, et la mère disait entre ses sanglots : « Nous sommes prêtes à endurer tout ce qu’il plaira à Dieu de nous envoyer ; mais il y a longtemps que notre profit et trafic de marchandise est arrêté, et, si nous demeurons ici, je crains que Monsieur l’évoque, qui est un tant doux et bénin prélat, ne se fatigue et se fâche de tant de peine et de travail qu’il prend pour la délivrance de ma fille. Je le vois tant piteux parce qu’il y a déjà longtemps qu’il jeûne tous les jours; quelle pitié sera-ce s’il faut partir de cette ville sans délivrance! Où irons-nous On ne nous voudra pas laisser entrer dedans les villes, et si les huguenots nous rencontrent, ils ne faudront pas de nous faire outrage (31) ». Monseigneur de Bours avait jeûne jusqu’à maigrir ; il jeûna plus sévèrement encore et, pour enlever au Malin tout prétexte, il invita les autorités civiles ou religieuses de Laon à rehausser de leur présence la solennité d’une conjuration suprême. L’espoir revint à son peuple. Les huguenots avaient entendu dire que. pour signe de son départ, le diable soufflerait le grand cierge qui brûlait devant le jubé pendant le service divin. A leur demande, le cierge fut brisé et remplacé par un autre, autour duquel ils montèrent la garde ; puis les conjurations commencèrent. Les magistrats du roi occupaient le jubé; les dignitaires de l’Église, en chapes, étaient assis sur l’estrade derrière l’évoque; dans l’église, pêle-mêle, catholiques et réformés attendaient les événements. Satan, après ses pitreries coutumières, hurla plus fort qu’à l’ordinaire lorsqu’on lui présenta l’hostie. « Nicole avait alors la bouche démesurément ouverte, la langue pendante, la face énormément gonflée, passant par toutes les couleurs, jaune, verte, grise et bleue ; tellement qu’elle n’avait pas encore figure de créature humaine, mais seulement d’un grand diable qui ainsi, au vif, en elle se représentait. Émerveillé et affligé de la voir et ouïr ainsi [p.191] horriblement meugler, le peuple criait : Jésus ! miséricorde (32) ! »

Dans l’église étaient des huguenots, l’épée au côté et le chapeau sur la tête le peuple cria : « A genoux chapeaux bas ». Les réformés ripostèrent et le tumulte devint effroyable. Les catholiques croyaient à une attaque des huguenots le magnanime abbé de Saint-Vincent sauta de l’estrade, courut à l’évêché et en rapporta une provision de pistolets et d’arquebuses « pour de franc cœur et courage, comme un vaillant Macchabée, atteindre les ennemis ». Les huguenots croyaient à un traquenard ils se bousculaient, se sauvaient en poussant des cris, et, par-dessus tout le vacarme, monseigneur de Bours brandissait toujours le Saint-Sacrement. Enfin le tumulte s’apaisa et Satan prit congé de l’assistance par une colonne de fumée, deux éclairs et deux coups de tonnerre; pour comble de malice il n’avait même pas cherché à éteindre le cierge que quelques réformés s’obstinaient à garder.

Nicole Obry était pour toujours délivrée. Elle n’avait plus qu’à retourner à Vervins. Mais elle avait pris goût à la gloire ; portée en triomphe dans les processions, exorcisée par l’évêque, visitée par tous les dignitaires de l’Église et par toutes les nobles dames, vénérée de tous les bons catholiques, elle était peu pressée de reprendre sa vie modeste entre son frère le boucher et son mari le tailleur. Elle loua une maison à côté de Notre-Dame de Laon, théâtre de ses souffrances et de sa victoire. Pendant plusieurs jours, elle continua de s’évanouir à certaines heures pour reprendre connaissance quand elle était portée dans les processions ou recevait l’hostie. Il n’était plus question du diable; mais le miracle n’en était pas moins patent et servait toujours pour accabler les huguenots qui avaient espéré la fin de l’aventure. Pour avoir la paix, ils adressèrent de nouvelles plaintes à l’autorité civile et, sur l’intervention du lieutenant de Montmorency fortement appuyé par Louis de Condé, gouverneur de la Picardie, Nicole fut enfin expulsée de la ville avec défense à qui que ce fût de la loger. La famille Obry se remit en route pour Vervins, où elle arriva le 3 avril et peut-être y fût-elle restée si Nicole ne s’était mise [p. 192] à refuser toute nourriture en affirmant qu’elle ne pouvait manger que dans l’intérieur de Laon. De fait, toutes les fois qu’on lui présentait soit un bouillon, soit une rôtie, soit un morceau de pain bis, « elle tombait raide morte, les yeux ouverts sans les remouvoir, comme si elle eût regardé les gens ». La situation était si grave que la famille Obry osa tenter de ramener Nicole à Laon; mais elle fut arrêtée aux portes de la ville. Un jeune chanoine, du nom de Despinoy, prit la direction de la charrette où étaient montées Nicole et sa mère, puis, accompagné du mari, il se mit en route, avec l’attelage, pour le château de La Fère où résidait Condé.

C’était une âme droite et simple, pleine de foi, de courage et d’entêtement, le chanoine Despinoy dès l’arrivée de Nicole à Laon, il s’était institué son garde du corps, et, depuis deux mois, il l’entourait de respect et de soins, comme l’autel vivant où Dieu se manifestait chaque jour. Il ne doutait pas que Condé, en voyant les faits et en les touchant, ne fût convaincu comme lui. Le cœur plein d’espoir, il se présenta le samedi 6 avril devant le chef des protestants.

« Le petit homme tant joli » disposait alors dans le pays d’une autorité qu’il n’avait jamais connue. Après des aventures galantes qui avaient fait la tristesse de Calvin et la joie des bons catholiques, il venait d’épouser en seconde noces Françoise Marie d’Orléans Longueville et son mariage protestant avait été, par l’ordre de la reine-mère, célébré en pleine cour. Un mois plus tard, en décembre 1565, il avait assisté en conciliateur aux Petits États de Moulins, et il gouvernait la Picardie comme Montmorency l’Ile de France, avec le ferme désir d’y faire régner la paix.

Il sortait d’une partie de paume, lorsque Despinoy se présenta à lui sur le pont-levis du château.

Le chanoine avait arrêté la charrette à quelques pas de la ville et sollicitait la permission de la faire entrer, tout en racontant l’histoire merveilleuse dont il avait été le témoin ; il disait l’impuissance des médecins, la victoire glorieuse du Corps de Jésus, l’exode douloureuse de la famille Obry et l’impossibilité où se trouvait aujourd’hui la patiente, même après maintes communions, de manger hors des murs de Laon : «  Je suis venu, conclut-il, pour vous faire entendre toute vérité ; je vous [p. 193] ai amené la dite femme ; vous la pourrez voir malade et saine, et connaîtrez qu’il n’y a ni fraude ni dol en sa maladie (33) »..

Condé, bien qu’il eût correspondu avec Théodore de Bèze et les théologiens de son parti, avait pris dans la vie des camps l’habitude des solutions simples. Il fixa sur le chanoine ses yeux bleus, vifs et perçants, et très cordialement il lui dit : « Je vois que vous êtes un beau jeune homme et j’entends que Nicole est une belle jeune femme, et que c’est une belle couple que vous deux. Partant, avez occasion de venir ici, car amour vous y peut contraindre; dites-moi la vérité en compagnon et ami (34). » Le pauvre Despinoy protesta de son mieux : « Monsieur, vous me pardonnerez, s’il vous plait. Je vous assure que jamais je n’ai pensé à la dite femme par concupiscence charnelle, laquelle a son mari ». Condé parut croire à sa sincérité et lui promit de bien recevoir ses protégés ; il exigea seulement que la mère, la fille, le mari et le charretier fussent logés dans des pièces séparées où il prit soin de les faire visiter et interroger isolément. Despinoy demanda asile à un prêtre. Le lendemain, il apprenait avec stupéfaction que Nicole avait mangé sans aucune gêne ni souffrance un bon potage au cerfeuil ; les protestants allaient tirer parti de ce modeste repas pour mettre en doute ses récits et parler encore de supercherie. Le soir même, Condé, persuadé que tout était jonglerie dans cette histoire, mandait la mère au château pour lui faire subir un interrogatoire serré : « Or ça, ma mie, je vous donnerai cent écus et dites-moi quel est le premier qui a été vous trouver pour faire votre fille être malade et pour aller jouer son jeu à Laon. — Personne, monsieur ; mais tout est advenu par la volonté de Dieu, dont ce poise moi, car il nous coûte beaucoup (35). — Le chanoine, qui est en cette ville, vous est-il parent, et le connaissiez-vous avant d’aller à Laon ? — Non monsieur. — Pourquoi donc l’avez-vous laissé coucher avec votre fille, qui est belle jeune femme à ce qu’on m’a dit ? —  Monsieur, il n’a pas couché avec ma fille ; trop bien a-t-il couché en la chambre où était ma fille pour lui donner le Saint-Sacrement, sans lequel je crois qu’elle fût morte. —  Mais avec [p. 194] le Saint-Sacrement il pouvait lui donner autre chose que vous ne savez pas. — Monsieur, vous me pardonnerez, je couchais tous les jours avec elle au même lit (36). » La pauvre femme se défendait et défendait sa fille avec toute l’énergie de l’innocence ; Condé eut beau lui promettre une coupe d’argent et la menacer des basses fosses ; il n’en tira pas l’aveu qu’il espérait. Despinoy, le lendemain, à une heure de l’après-midi, fut introduit dans une grande pièce, où deux cent cinquante personnes attendaient son entrée, parmi lesquelles plusieurs gentilshommes et, un prêtre de Laon passé au protestantisme, l’abbé de Saint-Jean. Le prince était vêtu d’un pourpoint de satin blanc et couché entre deux draps, sa jeune femme était assise sur le bord du lit. Le chanoine s’avança, fit les révérences qu’il savait et attendit : « Mon enfant, lui dit Condé, vous me jurez votre Dieu père et créateur, j’entends le grand Dieu, créateur du ciel et de la terre, vous renoncez à votre part de paradis et prenez participation au feu d’enter si vous ne me dites la vérité (37) ? » Le chanoine jura, puis il redit une fois de plus l’histoire miraculeuse de Nicole, telle qu’il la comprenait dans son âme naïve et droite ; devant tous les protestants qui l’entouraient, il osa proclamer la victoire du Saint-Sacrement et la vérité de la transubstantiation.

Condé le questionnait et l’écoutait avec honte ; il lui fit observer que Nicole avait mangé d’elle-même à la Fère sans avoir reçu l’Eucharistie. « Que dites-vous de cela Quelles résolutions donnez-vous N’est-ce pas la preuve que votre Dieu de pâte n’a pas de pouvoir, puisqu’il n’avait su faire manger cette femme (38) ? » Et il prit occasion de cet échec pour mettre en doute la bonne foi des prêtres de Laon dans tous les récits miraculeux qu’ils avaient publiés : « Mon enfant, contlnua-t-il, vous vous trompez ; je veux que vous ne sachiez rien de ce qui a été fait et que vous soyez innocent ; mais il y en a de plus fins que vous que vous me nommeriez, si vous vouliez ».

Despinoy défendit tous les prêtres de Laon qui avaient exorcisé Nicole, et il affirma devant l’assemblée, que Nicole [p. 195] Obry de Vervins avait été possédée d’un diable. « Avez-vous vu ce diable (39), reprenait Condé, de quelle grandeur et couleur était-il, dites-le moi. —Non, je ne l’ai pas vu. — Pourquoi dites-vous donc que c’était un diable; votre réponse n’est pas sage, vous vous faites tort de le croire. — Monsieur, si je ne le croyais, je serais des plus obstinés du monde à cause des signes que j’en ai vus, lesquels ont été approuvés par des gens dignes de foi de votre religion et d’autres de la nôtre, lesquels sont toutefois savants ».

Despinoy énuméra tous les signes de possession diabolique que les doctes avaient observés, les horribles ébats, les sauts, les contorsions de Nicole, sa connaissance des choses occultes, sa fureur quand elle voyait l’hostie, son apaisement quotidien quand elle l’avait reçue. Condé n’était pas convaincu : « Cette femme n’a rien fait ni dit, remarqua-t-il, qu’un laquais que j’ai ici ne puisse faire ou dire ; vous vous émerveillez à tort; sans mystère, on peut en faire autant (40) ». Toujours sceptique et bienveillant, il ordonna qu’on fit entrer Nicole, s’informa comment était fait le diable, si elle connaissait Despinoy, puis, s’adressant à tous les deux, il leur demanda s’ils ne voudraient pas entendre avec l’assistance la parole de Dieu ils y consentirent volontiers et le pasteur de Spina, aumônier du prince, fut introduit.

Jean de Spina, né en 1506, avait commencé par être moine dans l’ordre de saint Augustin ; un jour qu’il prêchait à Angers, il avait visité, dans la prison de la ville, un autre moine, le célèbre Rabec, condamné au supplice du feu pour avoir défendu publiquement l’hérésie de Calvin ; et, venu pour convaincre, Jean de Spina avait été troublé dans le plus profond de son cœur par les réponses du martyr. Quelques jours plus tard, il avait vu Rabec sanglant, la langue à demi coupée, le corps noirci par la fumée et déjà entamé par le feu, chanter d’un voix rauque le psaume de David : « Seigneur, les nations sont entrées dans ton héritage », et les flammes du bûcher avaient éclairé son chemin.

Il s’avança vers le prince, lui fit la révérence .et se mit à [p. 196] genoux ainsi que tous les assistants. Comme son collègue Tournevèle, comme Calvin et tous les chrétiens de son temps, il croyait au diable et il n’avait aucune raison théologique de mettre en doute la possession de Nicole mais il ne plaçait sa confiance qu’en Dieu pour triompher du Malin ; très longuement, il pria. Je voudrais avoir son oraison, dit Despinoy (41), pour la transcrire ici. Vous voiriez par icelle qu’il ne fait que rendre grâces à Dieu de ce que par sa grande honte. immense, infinie, il avait dédiasse Satan, ennemi de toute nature humaine, hors du corps de cette pauvre créature duquel il serait sorti et aurait été chassé, non par un morceau de pain, mais par la puissance de Dieu. et qu’il ne reconnaissait qu’un seul Dieu, immortel. Invisible, régnant es-cieux, ès siècles des siècles ». Puis il dit en français : « Je crois en Dieu le Père tout puissant, créateur du ciel et de la terre et récita Notre père qui es aux cieux et se releva.

Ce n’était pas sans arrière-pensée que Condé fait assister Nicole et le chanoine à cette cérémonie protestante. Pas plus que Despinoy, il ne doutait de la vérité de sa religion et il comptait sur son aumônier pour opérer deux conversions retentissantes. Le chanoine, très maître de lui, résista à tous les arguments ; dans la longue discussion qu’il eut avec Spina a sur la transsubstantiation, il resta persuadé qu’il avait eu le dessus et lorsque Condé le prit à part pour l’engager à se convertir, il refusa avec énergie : « Il faudrait être des nôtres, lui dit le prince, et ouïr les ministres au nombre desquels vous pourriez être. Vous auriez bons appointements et plus que vous n’avez en votre bénéfice. — Il est vrai, monsieur je n’ai pas beaucoup en mon bénéfice ; ce néanmoins je m’en contente. J’ai ouï plusieurs fois vos ministres; mais je ne trouvais pas en eux la vérité (42) ».

Avec Nicole, il y avait plus d’espoir, car la pauvre fille n’avait pas brillé jusque-là par la décision de la volonté ; il semble cependant, si l’on en croit Despinoy, que les protestants se heurtèrent à un entêtement énergique. Nicole lut quelques livres, écouta les exhortations et les prêches et resta réfractaire [p.197] à toute conversion. Lorsque le jour de Pâques arriva, le pasteur Parrocélis n’hésita pas à la traiter publiquement de « nieule », d’où l’on peut conclure qu’il ne l’avait, pas convertie. Le chanoine Despinoy, qui avait promis à Condé d’assister à la Cène, était présent et il nous a conté avec tristesse tous ses mécomptes de la journée. Il eut d’abord la douleur de voir l’ancienne église d’Anisy « étrangement accoutrée » par les réformés qui s’en étaient emparés plus de chemin de croix sur les murs ; plus de Christ crucifié, plus d’images sacrées ! «  On eût dit une salle (43) ; » dans la chaire, un pasteur répétait les éternelles critiques des calvinistes contre la transsubstantiation devant la chaire, une table recouverte d’une nappe avec deux coupes d’argent renversées l’une sur l’autre. Nicole était assise devant Condé. « A cette vue, dit-il, je fus pris d’une telle appréhension que la fièvre me saisit, et si serré que je fus contraint de m’en retourner à mon hôtellerie et de me jeter sur mon lit où je restai malade jusqu’à deux heures après midi (44) ». ». Nous ne saurons jamais si cette « nieule » de Nicole reçut la communion protestante ; mais il est très vraisemblable qu’elle ne communia pas, car elle resta prisonnière pendant trois mois encore.

Nicole retourna donc à Vervins, sans que sa réputation eût été atteinte près des catholiques et, lorsque le roi fit son entrée à Laon, le ay août de la même année, il l’envoya quérir pour lui rendre honneur.

Charles IX, hautain, violent et capricieux, ne brilla jamais par l’esprit critique. Dans l’espèce, il pouvait d’autant moins douter du miracle qu’il n’avait que seize ans et l’entendait conter par son ancien aumônier, monseigneur de Bours. « Il regarda Nicole, dit le doyen de Héricourt, la trouva coiye, simple et honnête et l’interrogea. Elle lui raconta la vérité du tout, comme aussi en particulier à la reine-mère et à Monsieur, aujourd’hui notre roi Henri troisième. Tous s’étonnèrent du grand tort qu’on avait fait à ces gens simples, non fins ni cauteleux auxquels toute la cour ne trouva que vérité et droiture. Par quoi tous connurent que ce miracle est véritable, en signe [p. 198] de quoi le Roi renvoya Nicole, sa mère et son mari et fit donner à la jeune femme, pour frais de son voyage, dix écus d’or. » On n’avait plus qu’à mémorier pour l’édification des peuples les aventures miraculeuses de Nicole Obry. Un prêtre, Jean Boulaèse, professeur de Lettres Hébraïques au collège Montaigu à Paris, s’y appliqua avec un zèle admirable. Dans le Trésor, il réunit le résultat de ses propres recherches et les récits des témoins oculaires ; dans le Manuel, il mit en œuvre les textes du Trésor. Son récit fut approuvé d’abord par Pie V, puis par Grégoire XIII ; Charles IX et Henri III accordèrent, à deux ans de distance, tous les privilèges nécessaires, et Boulaèse, bien convaincu qu’il apportait une preuve expérimentale et décisive du catholicisme, s’adressa dans une préface retentissante à tous les peuples de la terre. Lorsque le Manuel parut en 1578, l’Europe entière parla de la victoire du Saint-Sacrement sur Belzébuth, et la France catholique glorifia d’autant plus librement cette victoire qu’aucun réformé n’osait plus élever de critiques depuis 1566, Condé avait été assassiné à Jarnac, Coligny à Paris et le souvenir de la Saint-Barthélémy imposait le silence à ceux qui n’étaient pas morts.

Dr GEORGES DUMAS

Notes

(1) Le manuel de l’Admirable Victoire du Corps de Dieu sur l’Esprit Malin. Paris, Chesnau, 1575, p. 10.

(2) Le manuel, p. 14.

(3) Saint Marc, IX, 29.

(4) Le manuel, p. 15, 16.

(5) Le manuel, p. 21.

(6) ) Le manuel, p. 24.

(7 ) Le manuel, p. 27.

(8) Le manuel, p. 38-39.

(9) Le manuel, p. 39.

(10 Le manuel, p. 52.

(11) Le manuel, p. 53.

(12) J. Calvin, Œuvres complètes, édition Baum et Reuss, t. XLV, p. 151.

(13) In op. laud., XIX, p. 337.

(14) Le manuel, p. 65.

(15) Le Trésor de la victoire du corps de Dieu sur Belzébuth, Paris, Nicolas Chesnau, 1578, p. 249.

(16) Le manuel,  p. 65,

(17 Le manuel,  p. 76.

(18) Le manuel,  p. 83.

(19) Cf. J.-F. Devisme, Histoire de la ville de Laon, 1822, II, 3.

(20) Le manuel,  p. 151-152.

(21) Le manuel,  p. 58.

(22) Le manuel,  p. 98.

(23) Le manuel,  p. 98.

(24) Le manuel,  p. 99.

(25) Le manuel,  p. 289.

(26) Le manuel,  p. 297.

(27) Le Trésor, p. 306.

(28) Le manuel,  p. 139-140.

(29) Le Trésor,  p. 343. Le Manuel, Le manuel,  p. 139-140.

(30) Le Trésor,  p. 409-410.

(31) Le Trésor,  p. .427, 428.

(32) Le manuel,  p. 190.

(33) Le Trésor,  p. 621.

(34) Le Trésor,  p. 622.

(35) Le Trésor,  p. 632.

(36) Le Trésor,  p. 634.

(37) Le Trésor,  p. 635.

(38) Le Trésor,  p. 640.

(39 Le Trésor,  p ; 647-648

(40) Le Trésor,  p. 658.

(41) Le Trésor,  p. 664.

(42) Le Trésor,  p. 667-668.

(43) Le Trésor,  p. 674.

(44) Le Trésor,  p. 675.

(45) Le Trésor,  p. 680.

 

 

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