Georges Dumas. La logique d’un dément. Extrait de la « Revue Philosophique de France et de l’Étranger », (Paris), trente troisième année, Tome LXV, janvier-juin 1908 pp. 174-194.

Georges Dumas. La logique d’un dément. Extrait de la « Revue Philosophique de France et de l’Étranger », (Paris), trente troisième année, Tome LXV, janvier-juin 1908 pp. 174-194.

 

Georges Dumas (1866-1946). Médecin, psychologue, philosophe, fidèle disciple de Théodule Ribot, spécialiste des émotions. Il est chargé de cours à la Sorbonne et en 1912 professeur titulaire de psychologie expérimentale et pathologique. Il fonda des instituts à Buenos Aires, Santiago du Chili et à Rio de Janeiro l’Institut franco-brésilien. Avec Pierre Janet, à qui il succèdera à la Sorbonne, il fonde la Journal de psychologie normale et pathologique en 1903. Il est surtout connu pour son Traité de Psychologie (1924) en 2 volumes et son Nouveau Traité de psychologie en 10 volumes (1930-1947), tous deux réunirent de prestigieux collaborateurs. Nous renvoyons pour sa biographie et sa bibliographie aux nombreux articles sur la question. Nous n’en retiendrons que quelques uns :
— Les états intellectuels dans la mélancolie. Paris, Félix Alcan, 1895. (Thèse de médecine). 1 vol.
— La tristesse et la joie. Paris, Félix Alcan, 1900. 1 vol.
— La plaie du flanc chez les stigmatisés chrétiens. Journal de Psychologie, (Paris), quatrième année, 1907. [En ligne sur notre site]
— La stigmatisation chez les mystiques chrétien. Extrait de la « Revue des Deux Mondes », (Paris), tome 39, 1907, pp. 196-228. [En ligne sur notre site]
— L’odeur de sainteté. Article paru dans « La Revue de Paris », (Paris), quatorzième année, tome sixième, novembre-décembre 1907, pp. 531-552. [En ligne sur notre site]
— Comment les prêtres païens dirigeaient-ils les rêves ? Journal de psychologie normale et pathologique, (Paris), cinquième année, 1908, pp. 447-450. [En ligne sur notre site]
— Comment on dirige les rêves. La Revue de Paris, (Paris), XVI année, tome 6, novembre-décembre 1909, pp. 344-366. [En ligne sur notre site]
— Les loups-garous. « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), 1907. pp. 225-239, puis, quelques mois après, dans La Revue du Mois, (Paris), 2e année, n° 16, tome III, quatrième livraison, 10 avril 1907, pp. 402-432.  [En ligne sur notre site]
— La plaie du flanc chez les stigmatisés chrétiens. Journal de psychologie normale et pathologique, (Paris), quatrième année, 1907, pp. 32-36. [En ligne sur notre site]
— La contagion des manies et des mélancolies. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-sixième année, tome LXXII, juillet à décembre 1911, pp. 561-583. [En ligne sur notre site]
— Qu’est-ce que la psychologie pathologique ? Journal de psychologie normale et pathologiques, (Paris), 1915, p. 73-87. [En ligne sur notre site]
— La contagion de la folie. Revue philosophique. 1915.
— Troubles Mentaux et Troubles Nerveux de Guerre. Paris, Félix Alcan, 1919. 1 vol.
— Le refoulement non sexuel dans les névroses. L’Encéphale, (Paris), dix-huitième année, 1923, p. 200. [En ligne sur notre sit
— Le rêve et la rêverie. Extrait du « Traité de psychologie », (Paris), Librairie Félix Alcan, 124, tome II, pp. 211-221, et pp. 225-226. [En ligne sur notre site]
— L’expression de la peur. « L’Encéphale », (Paris), vingt-septième année, n°1, janvier 1933, pp. 1-9 + 3 planches hors texte. [En ligne sur notre site]
— Le surnaturel et les dieux d’après les maladies mentales. (Essai de théogénie pathologique). Paris, Presses Universitaires de France, 1946. 1 vol.
— La vie affective. Physiologie. – Psychologie. – Socialisation. Paris, Presses Universitaires de France, 1948. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images sont celles de l’édition originale. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p.174]

LA LOGIQUE D’UN DÉMENT

I

Louis Garin est entré à Ste-Anne le 28 décembre 1901 et il y est encore aujourd’hui sans qu’il soit possible de prévoir une rémission ou une guérison de sa maladie. Pendant ces six ans de réclusion, je l’ai vu très souvent; à certains moments je le faisais appeler tous les jours; jamais je ne l’ai perdu complètement de vue, et c’est l’évolution logique de son délire que je vais essayer de décrire après mes observations, celles des chefs de clinique, et les notes de mes élèves. La maladie mentale dont Garin était atteint lorsqu’il nous arriva n’était pas facile à classer ; on constatait des idées hypocondriaques, des idées de persécution, des hallucinations de la vue et de l’ouïe, des symptômes de neurasthénie, et si l’on parlait à propos de ces symptômes de dégénérescence mentale, c’était sans se faire trop d’illusions sur la valeur explicative de cette étiquette.

L’hérédité n’était assurément pas normale, car la mère était rhumatisante, le père paludéen et buveur, et un oncle maternel déséquilibré; mais de combien de gens pris au hasard dans la rue ne pourrait-on pas en dire autant, et n’était-ce pas en somme la maladie actuelle de Garin qui par une sorte de choc en retour donnait subitement de la valeur et de la signification à des anomalies héréditaires que l’on rencontre à peu près partout ? Les antécédents personnels de Garin étaient plus instructifs peut-être, sans toutefois l’être autant qu’on aurait pu le souhaiter. Au régiment il avait reçu un choc violent sur la tête, et une fois libéré, il s’était livré paraît-il, à de nombreux excès de boisson; il partageait ses préférences entre le vin, les amers, le vermouth et rentrait souvent gris.

Il exerçait cependant, avec une certaine régularité, son métier de serrurier, et, en 1893, il s’était marié, sans que sa femme ait pu soupçonner ou prévoir chez lui le moindre dérangement d’esprit. Mais, cinq jours après le mariage, Garin lui faisait une première scène de jalousie parce qu’elle s’était laissée embrasser par son grand-père à lui, et depuis lors il se montrait sans cesse prêt aux soupçons les [p. 175] plus injustes. Causait-elle avec un client ? Garin regardait le client de travers. Partout il voyait des rivaux et quand il avait bu, il était particulièrement violent dans ses accusations et ses menaces. On a dit souvent que le délire de jalousie se rencontrait particulièrement chez des alcooliques et je ne veux pas m’inscrire en faux contre une assertion à laquelle Garin apporte manifestement une confirmation de plus ce qu’il est bon toutefois de se dire c’est que la jalousie n’est ici que la forme revêtue par le délire de persécution si fréquent chez les alcooliques ; Garin se croit menacé dans son honneur conjugal ou trompé par sa femme, non parce qu’il éprouve pour elle une passion intense et inquiète, mais parce qu’il est porté d’une manière générale à redouter la trahison de ceux qui lui tiennent de plus près. A peine a-t-il soupçonné sa femme de prendre des amants, qu’il soupçonne sa belle-mère de vouloir le faire tuer; en septembre 1893. six mois après son mariage, il fait, comme beaucoup d’alcooliques, du délire de persécution et de mélancolie ; si un gendarme passe, il se cache : s’il entend le roulement d’une voiture, il se dit qu’un corbillard vient chercher son cadavre ; il s’imagine qu’on veut le faire incinérer, et pendant cinq ou six mois il déraisonne dans ce sens. Le système nerveux intoxiqué par l’alcool, atteint dans sa nutrition profonde, diminué dans ses fonctions physiques et mentales, traduit comme toujours par l’inquiétude, la dépression ou l’angoisse cet abaissement de son niveau normal et Garin vérifie par sa peur et sa tristesse une loi qu’on pourrait appuyer de beaucoup d’autres exemptes (1).

En décembre 1893, neuf mois après son mariage, Mme Garin met au monde une fillette, et cet événement provoque chez Garin une recrudescence de jalousie ; il prétend que cette fillette n’est pas de lui, il renouvelle ses accusations et ses plaintes et s’occupe de moins en moins de ses affaires. L’hypocondrie se joint bientôt aux idées de persécution, et Garin, traité pour des étouffements et des phénomènes congestifs, par des applications de sangsues, s’imagine qu’une de ces sangsues à pénétré dans son corps et s’y promène.

Mais. sous l’influence prolongée de l’alcool, se produisent en général des altérations inflammatoires des méninges, et des phénomènes d’excitation cérébrale ; c’est alors que des idées de grandeur apparaissent, souvent plus absurdes que les idées de persécution et favorisées dans ce cas par la baisse intellectuelle du sujet; Garin s’imagine d’abord que son père, serrurier comme lui, et mort depuis plusieurs années, a laissé un trésor dont la police s’est emparé et il bâtit toute une histoire sur cette idée délirante, puis il se trouve d’illustres origines et des parentés flatteuses ; il raconte successivement qu’il descend de Louis-Philippe, qu’il descend de Napoléon ou [p. 176] qui est le frère de l’empereur de Russie. Il vit quelques années dans ces idées de persécutions ou de grandeur avec des intervalles d’amélioration ou de rémission pendant lesquelles il se juge et reconnaît l’absurdité de ces idées délirantes ; mais à partir de juillet 1901 il semble particulièrement agité. La nuit il est en proie à des hallucinations terrifiantes de la vue, caractéristiques de l’alcoolisme ; dans sa chambre il distingue des gens qui se cachent et pour les découvrir il regarde sous son lit et change son armoire de place, tandis que, pour se défendre, il garde à côté de lui son revolver et sa canne à épée. Dans la rue il interprète et déforme les propos des passants; il entend dire qu’il a tué ses enfants et qu’il doit être guillotiné ; peut-être même a-t-il dès lors de véritables hallucinations de l’ouïe comme beaucoup d’alcooliques qui présentent des idées de persécutions. L’odorat est troublé comme l’ouïe et la vue, car Garin croit exhaler une odeur nauséabonde et sur les altérations plus ou moins confuses de sa sensibilité générale il édifie des interprétations hypocondriaques ; il prétend que depuis un an des inconnus viennent le violer ou le mutiler ; il croit avoir des choses bizarres dans le corps, non seulement la sangsue qui y a pénétré, mais des rats, des poignées de cheveux ; s’il était au courant des faits de possession il se déclarerait plein de maléfices diaboliques. A tous ces symptômes psychiques viennent se joindre des troubles gastriques et circulatoires, une céphalée en casque et tous les symptômes physiques habituels de l’alcoolisme. C’est alors que Mme Garin se décide à faire interner son mari.

A Sainte-Anne il accuse avec les symptômes précédents des hyperalgésies du côté de l’anus, une sensation de feu interne, une constriction fréquente au niveau de la gorge et surtout la même tendance à interpréter d’une façon délirante des sensations physiques qui sont probablement vraies. Après s’être couché bien portant, il s’éveille fatigué comme tous les neurasthéniques, et il voit dans cette fatigue matinale la preuve des attentats dont il croit avoir été victime pendant son sommeil. Comme beaucoup d’alcooliques, il est frappé d’impuissance sexuelle et il en conclut qu’on a dû « le travailler », « l’épuiser de façon épouvantable », mais c’est surtout dans les sensations cœnesthésiques du moi qu’il paraît se livrer à des interprétations délirantes.

C’est un fait bien connu que beaucoup de neurasthéniques, d’alcooliques, de candidats à l’aliénation mentale, présentent dans la période initiale de leur maladie une indifférence, une anesthésie morale dont ils ont quelquefois une conscience très nette et dont ils se plaignent alors amèrement. Dans le monde extérieur, ils perçoivent fort bien les sons, les couleurs, les contacts, les odeurs ou les saveurs, mais ces sensations leur arrivent sans être accompagnées d’aucune chaleur affective; elles dénient devant leur esprit sans les émouvoir. « Autrefois », me disait une neurasthénique, « les moindres choses [p. 177] m’intéressaient toujours un peu ; à voir passer une voiture pleine de monde, je pensais ils sont heureux, ou, comme ils vont vite ! ou comme ils vont lentement ! ils n’écraseront personne ; et maintenant une voiture qui passe, c’est une chose qui entraîne une autre et rien de plus. »

Dans la vie intime des sentiments et du corps cette indifférence est encore plus sensible peut-être et partant plus douloureuse ; un visage aimé auquel on a souri bien des fois, ne provoque plus ni plaisir ni peine il paraît étrange, grimaçant, une voix qui fut autrefois chargée d’intonations douces, tristes, caressantes, prend pour l’âme indifférente le caractère impersonnel et mécanique des voix du phonographe et le sujet lui-même qui ne s’acquitte que par habitude avec un détachement complet, des fonctions de sa vie sociale et physique, déclare qu’il agit sans savoir pourquoi, qu’il est réduit à l’état de machine ou d’automate. La conséquence, pour peu qu’il interprète les altérations de la sensibilité; c’est qu’il accepte volontiers pour les autres et pour lui-même l’idée d’une transformation. « Ce n’est plus ma femme qui est près de moi » me disait un persécuté, « c’est une femme qui ne me dit rien et qui a l’air de ne pas vivre ; je crois qu’elle est en caoutchouc avec un ressort et les jésuites ont dû la substituer à ma vraie femme, probablement prisonnière quelque part en donnant à celle-ci la mission de m’espionner. » Garin a eu dans sa famille des illusions de ce genre et il en est encore dupe au moment de son internement. On lui enlève, dit-il, ses enfants et on les remplace par d’autres pour lui donner le change ; sa femme elle-même est transformée sans cesse. « A un moment je vois ma femme, je la quitte, je reviens c’en est une autre. » Il y a ainsi à côté de Garin toute une fausse famille, ou plutôt un double de sa vraie famille qui a sans doute reçu l’ordre de le surveiller pour connaître ses plus secrètes pensées. Mais comment de pareilles transformations sont-elles possibles ? Garin épuise les hypothèses sans arriver à comprendre ; c’est sans doute la Préfecture de Police qui se livre à ces opérations louches. — A moins que ce ne soient les Francs-Maçons. Peut-être veulent-ils obliger Garin à abjurer la religion catholique ; peut-être aussi sa vraie femme, le jugeant incapable de subvenir à ses besoins, s’est-elle mise en quête d’un protecteur plus sérieux. Garin fait ses suppositions d’un air hésitant, comme un homme de bonne foi qui cherche à se renseigner, et ne devient très affirmatif que lorsqu’il parle des sensations qui sont le point de départ de ces hypothèses. Tel était Garin au mois de janvier 1902, et j’ai à peine besoin de dire que la plupart des symptômes physiques et moraux que je viens d’énumérer me paraissent relever de l’alcoolisme chronique. Garin, qui abuse du vin et des apéritifs, a des idées de jalousie, de persécution, de grandeur, des hallucinations terrifiantes de la vue, des troubles de l’odorat, peut-être des hallucinations de l’ouïe et dans l’ordre somatique il se plaint de céphalée, d’hyperalgésies, de troubles [p. 178] gastriques, de dépression psycho-motrice, etc. Enfin il a l’obnubilation mentale de tous les alcooliques ; mais, à côté des manifestations classiques de l’alcoolisme, on a pu remarquer chez Garin une tendance particulièrement forte à l’interprétation délirante sur sa fatigue du matin et ses hyperalgésies anales, sur sa dépression psycho-motrice, sur les altérations de ses sensations internes, sur son indifférence affective, il greffe, avec une facilité extrême, les hypothèses les plus fantaisistes et s’y complaît. Cet alcoolique parait donc merveilleusement doué pour les formes paranoïques de délire et sous les désordres provoqués par l’alcool, sous les sensations anormales qui servent d’aliment à sa pensée et qu’il interprète à sa manière se cachent peut-être déjà des désordres infiniment plus graves et plus profonds. D’ailleurs si l’alcool avait été seul en cause la suppression de ce toxique aurait suffi pour rendre à Garin ses facultés ; or ce n’est pas ce qui arriva. Tout d’abord les idées délirantes de persécution et Je grandeur parurent diminuer. « J’ai eu ces idées-là », disait Garin, « mais c’était de la maladie » ou encore : » J’ai raconté tout cela, mais je devais l’avoir rêvé » ; des troubles précédents il ne gardait plus que les symptômes neurasthéniques que j’ai signalés et quelques-unes de ses préoccupations hypocondriaques ; il réclamait chaque jour sa sortie, il luttait avec les gardiens pour leur échapper. Mais l’accalmie n’était qu’apparente et bientôt Garin, débarrassé de tout toxique, n’en reprenait pas moins de plus belle les idées délirantes dont l’alcoolisme avait provoqué l’éclosion pour se livrer à des constructions infiniment plus absurdes que les précédentes; ce sont ces idées délirantes que je voudrais analyser.

II

Nous venons de le voir faire des interprétations fausses à propos de sensations vraies ; ainsi va-t-il faire encore, mais, par une extension de son procédé, il joindra les souvenirs de son délire passé à ses sensations actuelles comme si, dans cette seconde phase de sa maladie, il héritait de la première.

Les préoccupations hypocondriaques n’ayant jamais disparu, il peut facilement les reprendre et les développer ; mais cette fois c’est sans éprouver d’inquiétude ni d’angoisse qu’il les expose, il y voit seulement un aliment pour les déductions et les inductions où il se complait. Il a souffert d’une constipation douloureuse et il souffre encore de ténesme anal, n’est-ce pas une raison de penser qu’une bande de brigands lui a entré dans l’anus un fil de cuivre. C’est une nouvelle hypothèse ajoutée à celles que lui suggéraient d’autres fois les mêmes sensations. Il constate par ailleurs dans son ventre des mouvements, des ballonnements et il se demande si on n’y aurait pas introduit quelque chat ou quelque serpent; simples suppositions  [p. 179] d’ailleurs qu’il donne pour ce qu’elles sont, comme les hypothèses d’un esprit pondéré qui cherche à comprendre la réalité, et qui passent bientôt au second plan avec les idées hypocondriaques pour céder la place aux idées plus flatteuses et plus absurdes encore de grandeur. En repensant à sa famille, Garin a fait peu à peu quelques trouvailles et un beau jour de confidence, il me les expose. « J’ai quatre enfants, me dit-il, et quatre fois j’ai été cocu; j’ai eu, dès le début de mon mariage, la certitude que ma femme me trompait, mais je ne savais pas avec qui. La première fois elle m’a trompé avec M. Deibler, père de mon premier enfant, la seconde fois avec l’Empereur d’Allemagne, père du second, la troisième fois avec le roi d’Italie, père du troisième, la quatrième fois avec Victor Hugo, père de ma fillette. » « Ainsi le souvenir de sa jalousie et de ses soupçons lui fait croire qu’il n’est le père d’aucun de ses enfants, mais comme il se joue maintenant dans les idées de grandeur, il attribue à sa femme des amants royaux ou célèbres à divers titres ». Pourquoi, lui dis-je, soupçonnez-vous Guillaume II et Victor-Emmanuel plutôt que le Tsar ? Parce que j’ai lu dans le Matindes allusions qui ne me laissent pas de doutes. Et M. Deibler ? — Ma fille aînée lui ressemble. — Et Victor Hugo ? c’est d’autant plus difficile qu’il vous ait trompé qu’il est mort en 1885 et que votre fillette est née en 1894. — II est mort comme poète, mais il a été transformé après sa mort, et conservé dans les Loges comme Franc-Maçon ; les Loges sont capables de tout, vous devriez le savoir. — Vous avez connu Victor Hugo ? — Oui j’ai un jour pris un bock en face de lui et d’un personnage que j’ai compris depuis lors être le général Syagrius. — Celui qui fut vaincu par Clovis ? — Lui-même il est mort comme général, mais il a été transformé après sa mort et conservé dans les Loges comme Franc-Maçon. »

Quelques jours plus tard je veux reparler à Garin de tous ses malheurs conjugaux, mais il les a oubliés, et il est tout entier à la question de ses origines. Il a d’abord pensé qu’il était fils de l’empereur d’Autriche et du roi de Danemark, mais pour des raisons qu’il ne me donne pas, il est revenu aujourd’hui de cette première supposition. Je lui avais fait remarquer ce qu’elle avait d’absurde et j’avais appris alors, que l’un des monarques avait été pour la circonstance transformé en femme. Les transformations sont choses fréquentes ; Garin n’a pas oublié qu’il en a eu maint exemple décisif ; lorsqu’il vivait près de la femme Garin qui a été transformée plusieurs fois ainsi que ses quatre bâtards. Que Christian ou François-Joseph eussent changé de sexe, et Garin pouvait fort bien être leur fils; mais il connaît aujourd’hui le nom de son père, c’est Napoléon qui, pour la circonstance, a pris pour épouse Louis XVI transformé. Depuis lors toute la famille impëriale s’intéresse de loin au sort de Garin; il y a quelques jours à peine, le comte X., transformé en femme, est venu demander de ses nouvelles à la direction ; Garin l’a très bien reconnu dans la cour malgré sa transformation. Lui-même, né en 1798 [p. 180] a dû être transformé plusieurs fois pour ne pas se décatir ; son squelette a été regarni plusieurs fois de chair par M. l’exécuteur des hautes œuvres. C’est grâce à ces restaurations fréquentes que Garin a pu rendre des services importants sur lesquels je reviendrai. Pour le moment, ce qu’il désire c’est d’être reconnu par son père et par la famille Bonaparte ; il ne tient pas à l’amitié des Bourbons et se défend même d’être des leurs, il veut aussi détruire la légende absurde qui le fait fils d’un serrurier de la rue Mouffetard, d’où la lettre suivante écrite le 29 septembre 1904.

« A Sa Majesté F empereur Napoléon 1er ou à ses descendants.

« Je vous prie de bien vouloir m’excuser si je prends la liberté de vous adresser la présente; en voici la raison. Depuis ma plus tendre enfance, le lendemain même de ma naissance, je suis abandonné : 1° entre les mains d’un nommé Alexandre Villa jusqu’à l’âge de quatre ans. Ensuite depuis l’âge de quatre ans jusqu’à ce jour entre les mains d’un nommé M. Garin, qui a été mon père d’éducation.

« Depuis longtemps je m’occupe de rechercher mes véritables parents.

« En cette asile Sainte-Anne à Paris travaillant à l’atelier de serrurerie j’ai, sur une petite photographie placée en cet atelier reconnu feu mon père; cette photographie représente les victimes de la terreur sous sa majesté Louis XVI, mais la personne qui est mon père représenté sur cette photographie se nomme Napoléon 1Ier et n’appartient pas du tout à la famille de Louis XVI, par conséquent ne fait pas partie de la famille Louis XVI.

« Je tenais à vous prévenir de cette différence à laquelle il y a lieu de faire bien attention pour le cas où les descendants de sa majesté le roi Louis XVI deviendraient chef des hautes œuvres. Je constate avec plaisir que depuis quelques temps les descendants de la véritable couronne s’intéressent à moi par suite des changements apportés dans les milieux où je me trouve.

« Croyez bien que ce n’est qu’en simple descendant direct que je me permets de vous adresser la présente et non pour aucune autre question ni politique ni d’intérêts. Pour votre famille comme pour la mienne puisque j’en fait bien partie, voici l’histoire qu’on m’a brodée, pour me déclarer à Paris.

Né à Paris, le 23 mars 1869, fils de Charles Garin, serrurier et de Clémence Tamissen, inscrit à la mairie du XIIIe ! Pensant que vous voudrez bien faire bon accueil à ma demande j’ai l’honneur, Majesté, de vous adresser mes meilleurs respects, ainsi que l’assurance de ma haute considération.

« Votre fils NAPOLÉON. »

Ce 29 septembre 1904. Anciennement Louis Garin, du 15 juillet au [p. 181] 31 décembre 1901, rue Mouffetard, 237, du 31 décembre à ce jour, Pavillon Leuret, 1, rue Cabanis.

« Depuis l’âge de quatre ans jusqu’à trente-deux chez M. Garin, serrurier, rue Mouffetard à Paris. »

Voilà donc Garin rattaché par son délire à la famille Bonaparte et fils plusieurs fois transformé de Napoléon Ier, mais il ne s’en tient pas à ces origines et tous les mois environ, quelquefois plus souvent, il enfourche un nouveau délire où les idées de transformation jouent leur rôle. Peu de temps après avoir découvert qu’il est le fils de Napoléon, il découvre qu’il est le fils du roi de Rome et il m’en informe par une lettre très analogue dans le fond à celle que je viens de citer. Puis il s’aperçoit qu’il s’est encore trompé, et il écrit au roi de Rome une lettre d’excuses et d’explications pour éviter tout malentendu. Il est persuadé d’ailleurs que le roi de Rome, transformé plusieurs fois comme lui, règne encore en Italie.

« A Sa Majesté le roi de Rome (Italie).

« Majesté

« Après toute recherche faite pour origine au Pavillon Leuret (hôpital Sainte-Anne, 1, rue Cabanis, Paris), je regrette de vous annoncer que je ne suis pas de votre famille ; bien convaincu appartenir à une famille de Romagne comme garde de Sa Majesté le roi de Romagne ; vous serai donc bien obligé d’enlever toute plainte portée par nous et me concernant pour origine, me croyant de votre famille en cet établissement. Je me suis cru votre fils, par suite d’information d’un délégué spécial qui m’avait été envoyé lorsque je vivais avec la famille Louis-Philippe en une maison de serrurerie à Paris. Comptant sur votre bonne diligence, permettez-moi, Majesté, de vous adresser mon plus profond respect.

« LOUIS ROMAGNE. »

Puis Louis Romagne devient en peu de temps le prince Guillaume Tell transformé, le prince Jésus-Christ transformé, Charles V ministre des sages également transformé. Et comme son délire s’extravase et déborde sur les assistants, mon modeste laboratoire s’emplit de gens illustres toutes les fois que des étudiants assistent à l’examen de Garin. Voici le comte Catinat qui prend des notes, le baron de Bourbon qui manie un appareil, le fils Charlemagne qui met son par-dessus. Et si ces jeunes gens protestent, Garin leur apprend que, transformés eux aussi sans s’en douter, ils ne s’appellent que pour les ignorants Dagnan, Barat, Charpentier, etc. ; il les renseigne avec plaisir sur toutes les transformations subies par leurs familles et leurs ascendants. On voit l’importance qu’a pris dans l’esprit du malade cette idée de la transformation ; elle est fréquente dans les délires des aliénés et chez beaucoup de malades elle semble n’être qu’un procédé logique d’explication inventé par un esprit pouvant encore mettre [p. 182] quelque ordre dans ses incohérences et présenter l’impossible comme vraisemblable; mais ici son origine semble bien être affective et presque organique; née des sensations neurasthéniques de Garin du sentiment qu’il avait d’un monde irréel modifié autour de lui, elle est devenue secondairement la clef de toutes les absurdités qui peuvent envahir son cerveau.

C’est par la transformation que le général Syagrius, Catinat, Victor Hugo peuvent vivre encore et se rencontrer. C’est par la transformation que le malade lui-même, malgré ses cent dix-huit ans, peut encore faire bonne contenance devant nous ; quant aux francs-maçons, agents mystérieux de la plupart des transformations, ils n’interviennent qu’à titre accessoire et comme explication possible d’un fait qui reste incontestable parce qu’il a été directement senti ; l’âme religieuse de Garin leur attribue un rôle analogue à celui que les aliénés libres-penseurs attribuent volontiers aux jésuites dans leurs divagations c’est une simple question de point de vue.

Une sensation de neurasthénique interprétée par Garin semble donc être à la base de tout ce délire de transformation et c’est encore une sensation du même genre qui va lui garantir la vérité de ses idées de grandeur. Il a eu de la céphalée lorsqu’il était alcoolique, et il décrit assez bien la douleur en forme de cercle qu’il éprouvait autour de la tête. Que signifiait cette douleur ? Pourquoi Garin avait-il cette sensation pénible alors qu’il ne voyait extérieurement aucun changement sur sa peau ? Parce qu’il portait une couronne invisible, couronne d’or et de diamants, couronne impériale ou royale qui le consacrait roi. Certains .jours, il la sent encore. « Vous ne la voyez pas ? me dit-il, non, n’est-ce pas ? moi non plus, mais je sais bien que je l’ai Le prince Guillaume Tell a sa couronne, Charles V ministre des sages a sa couronne » ; et Garin divague pendant longtemps sur cet insigne royal qu’il doit comme ses transformations à la simple interprétation de ses sensations organiques.

Ainsi, dans cette seconde période, où il fait tantôt de l’hypocondrie absurde, tantôt du délire des grandeurs, c’est le souvenir de son premier état, de sa jalousie, de sa dépersonnalisation, de sa céphalée qui paraît diriger plus ou moins ses interprétations et lui suggérer le contenu de son délire. Sous ces constructions de débile on peut encore retrouver la trame d’une certaine logique; mais Garin ne devait pas s’en tenir à ce délire; depuis plus de deux ans il l’a fondu dans des divagations qui paraissent au premier abord aussi désordonnées qu’incohérentes et dont je vais pourtant essayer encore de trouver le fil. [p. 183]

III

A mesure qu’il se transforme et change de titre, Garin devient de moins en moins sévère dans sa logique et de plus en plus délirant.

Il a fini par être frappé lui-même du nombre prodigieux de transformations qu’il a subies et par en chercher les raisons. C’est M. Deibler, nous le savons, qui s’est chargé de le transformer plusieurs fois et nul n’est mieux qualifié que lui pour couper la tête à un homme et en mettre une autre à la place, mais ce n’est pas la première fois que nous entendons parler de M. de Paris. Du temps où Garin était serrurier, rue Mouffetard, il a redouté l’instrument de M. Deibler sous l’influence des terreurs alcooliques et mêlant sa jalousie et ses craintes il a été persuadé un moment que M. Deibler était le père d’un de ses enfants. Or voici que M. Deibler repasse dans son délire comme agent de métamorphose; c’est lui, qui l’a transformé plus de cent cinquante fois. Pourquoi? Pour lui permettre de jouer un rôle philanthropique que Garin définit mal et qui me paraît être le suivant Dans toutes les familles il y a des crimes, surtout dans les familles royales, les coupables devraient être punis, mais si un prince transformé prend leur place ils sont sauvés, et qu’est-ce que ça peut bien faire à Garin de se laisser guillotiner pour Pierre et pour Paul puisque la mort n’est pour lui qu’une occasion de transformations nouvelles il est ainsi guillotiné souvent pour de vrais coupables et transformé chaque fois, voilà pourquoi il s’institue glorieusement Le mouton de justice à Deibler.

Grâce à la toute-puissance du bourreau, il a pu encore aider les grandes familles françaises qui ont leur fortune à l’étranger et voudraient l’avoir en France à la faire rentrer ; il est leur homme de confiance et il s’acquitte de ses missions à l’étranger avec d’autant plus de facilité qu’il peut être transformé quand c’est nécessaire en baron, comte ou prince.

Tout cela n’a pu se faire sans la connivence du palais de Justice, et de fait Garin est en relations continues avec le Président du Tribunal. C’est le Président qui le conseille et le guide Garin, qui a maintenant des hallucinations auditives très franches l’entend presque à chaque instant lui parler et lui répond respectueusement « Bien, bien, bien, » ou encore ‘< Parfaitement, M. le Président

Ainsi réglée, c’a été une belle, longue vie que celte de Garin et il la raconte avec satisfaction. Né en l’an 49 av. J.-C., il a été transformé plusieurs fois par « les mystères des loges francs-maçonniques », avant que M. Deibler se chargeât de l’opération. A l’heure actuelle il a 1056 ans et comme je lui fais remarquer qu’il se trompe de neuf cents ans, il me répond que neufs siècles ne comptent pas, ils ont été barrés à cause des crimes qui y ont été commis. C’est la voix de M. le Président qui l’affirme Parfaitement, M. le Président ». Donc en ces 1056 ans [p. 184] d’existence il a fait le bien comme il a pu, joué un rôle social utile, été mouton Deibler un grand nombre de fois. Il a été si apprécié, si admiré que neuf impératrices ont voulu être grosses de lui. En ce moment même il en a 17 enfants dont l’aîné a douze ans, et il va ainsi semant son grain dans les familles impériales.

Je m’aperçois qu’à coordonner ce délire, je lui donne certainement plus de logique qu’il n’en a et maintenant que j’en ai indiqué les éléments essentiels, je vais citer quelques documents qui permettront de juger directement l’état mental de Garin. Voici d’abord une lettre adressée à M. Deibler, appelé M. le Chef de Coupe, à cause de ses fonctions :

Paris, 4 février 1907.

« Monsieur le Chef de Coupe,

« Je suis le petit Vice-Président de la République chez vous.

Je vous ai écrit une première lettre il y a deux ou trois jours croyant me reconnaître comme Louis Bonaparte ; j’ai dû faire erreur et me rectifie par la présente.

« Par le Matin du 2 courant je me reconnais comme duc de Marc reconnu ici il y a longtemps au petit guichet, distribution République, à ma première arrivée.

« Veuillez donc être assez bon pour prendre la peine de me rectifier, moyennant récompense bien entendu. Je suis pressé de sortir ayant 17 bébés et 9 mamans à m’occuper, ainsi que de mon père et de ma mère où de mon père-mère si je n’ai jamais eu de mère. Comptant sur votre bonne obligeance et votre habitude expéditive veuillez bien agréer, Monsieur, mes salutations distinguées

« Duc de Marc.

« Adopté le 23 mars 1869. XIIII arrondissement, sous le nom de Garin Louis. »

Voici maintenant des fragments d’interrogation de Garin recueillis par M. Dagnan, agrégé de philosophie. C’est moi qui pose les questions à Garin.

— Quand êtes-vous né ?

— En 49 av. Jésus-Christ.

— Alors tout ce que vous avez raconté sur le prince Napoléon, vous n’y tenez pas ?

— Oh si, j’y tiens tout de même.

— Vous avez subi des transformations?

— Oui, bien des fois, pour effacer des crimes de famille au moyen de la couronne.

— Quelle couronne?

— La couronne impériale.

— Vous l’avez portée?

— Oui, je la porte toujours.

— Pourquoi ces transformations ? [p. 185]

— Supposez que vous ayez commis des crimes, je me transforme en vous et j’expie pour vous, alors vous en êtes débarrassé, vous n’avez plus à vous en occuper. C’est l’invention Deibler. Et je fais aussi rentrer des fortunes.

— Alors vous avez été guillotiné bien des fois?

— Oh oui ! Tant de fois que ça ne se compte plus, au moins 490 fois. Et après on vous recolle ?

— Oui, on ne s’en aperçoit plus.

— Comment ?

— C’est le secret Deibler.

Ainsi c’est toujours l’idée d’une transformation dont nous connaissons l’origine qui est à la base de ces incohérences, Garin se transforme ou plutôt est transformé sans cesse, tout en se transformant il cherche son origine se rattache tantôt aux Bourbons, tantôt aux Bonaparte, tantôt Jésus-Christ, dans les articles de journaux qui lui tombent sous les yeux, dans les conversations qu’il entend, il cherche des confirmations et il en trouve, il vagabonde par l’imagination à cherche e de son père et dès qu’il croit le connaître il reprend l’idée d’une transformation pour expliquer sa descendance. On peut dire que son délire des grandeurs se résume presque tout entier dans ses prétentions royales ou princières et ses rêves de métamorphoses. Ce qu’il y a de remarquable c’est que les idées hypocondriaques et les craintes ont reparu souvent dans cette période de grandeurs, aussi absurdes d’ailleurs que les idées ambitieuses auxquelles elles se mêlaient. La voix de M. le Président ne le quittait guère et très souvent elle a dirigé l’évolution de son délire en objectivant des préoccupations inconscientes auxquelles la pensée claire de Garin ne donnait pas encore forme. C’est par la voix de M. le Président, qu’il a appris qu’on l’accusait d’un crime horrible avoir tué Napoleon Ier. Comment cette accusation a-t-elle pu naître ? C’est bien simple. Du temps ou Garin se croyait le fils de Napoléon, il l’a vu souvent venir à la boutique de la rue Mouffetard. C’était un Napoléon transformé qui profitait de son incognito pour se mêler à toutes les discussions. H a du finir par recevoir un mauvais coup, et voilà maintenant qu’on accuse Garin qui travaillait alors à l’atelier. Avec calme il se disculpe et raconte que le crime Napoléon a été commis par le roi de France Louis également transformé et familier comme l’empereur de la modeste boutique, c’est la voix de M. le Président qui lui a révélé le nom du coupable. Pour en finir tout à fait avec cette vilaine histoire, Garin écrit à M. Deibler (M. le Chef de Coupe) et à Napoléon lui-même qui se survit après une nouvelle métamorphose, les deux lettres suivantes : [p. 186]

Asile Ste Anne, 1 rue Cabanis, Paris.

Pavillon Leuret.

Monsieur Deibler,

« Pardon Monsieur, de vous adresser cette missive, mais voilà vingt-sept ans que l’on me suppose coupable d’un crime sur la personne du prince Napoléon, on a même été jusqu’à me faire subir pour cette faute dont je ne suis nullement coupable.

« Me trouvant à l’asile Ste Anne, rue Cabanis, n° 1, Paris, Pavillon Leuret, de cet établissement.

« J’apprends que le crime Napoléon a été commis par le roi de France. Je vous serai donc très obligé de bien vouloir me dégager de cette mauvaise histoire, car je suis certain n’avoir jamais commis aucun crime de ma vie, pas plus celui du Prince Napoléon qu’aucun autre. Votre tout respectueux.

Paris, le 22 novembre 1905.

« Louis GARIN. »

« A  M. le Prince Napoléon, Paris.

« Monsieur le Prince.

« Toutes mes excuses pour la liberté que je prends de vous adresser la présente, mais je ne puis vous laisser ignorant plus longtemps et manquer de vous retirer certains scrupules sur mon compte; je n’aime pas être suspecté, étant sûr de moi du reste.

« Me trouvant l’Asile Ste-Anne, 1, rue Cabanis, Paris, Pavillon Leuret de cet établissement ; j’apprends que le crime Napoléon a été commis par le roi de France.

« Je tiens à vous en informer, car je ne veux pas qu’il y ait méprise, étant bien sûr n’avoir jamais commis aucun crime de ma vie.

« J’en profite pour vous réitérer toute ma loyauté à votre égard et vous prie de bien vouloir accepter l’assurance de mon plus profond respect.

« S’il est en votre pouvoir d’insister pour ma sortie de cet établissement où je ne suis entré que comme malade et vu ma guérison sûre et devant m’occuper de seize bébés, il me sera agréable de m’apercevoir de vos ordres.

Votre tout respectueux.

« Louis GARIN. »

22 novembre 1905.

A ces préoccupations morales se sont jointes par instants des préoccupations hypocondriaques tout aussi absurdes et que Garin a exposées avec sa placidité ordinaire. Il a sur la partie antérieure et gauche du crâne une petite plaie qu’il avive en se grattant et au sujet de laquelle il a bâti toute une histoire ; voici dans quels termes il me demande un traitement. [p. 187]

« Monsieur le Docteur-médecin, Asile Ste-Anne, Pavillon Leuret, rue Cabanis, Paris.

« Monsieur le Docteur Dumas,

« Il y a de longues années déjà, je me suis trouvé en cet établissement. Pavillon Leuret, comme malade dans un groupe où je me suis trouvé à absorber dans le café une certaine composition, qu’on appelle parait-il la composition du roi de Paris;; qui ajoutée à la piqûre d’une guêpe étant enfant a produit chez moi quelque malaise et douleur cérébrales, j’ai en ce moment besoin de mettre sur la tête à l’endroit du mal, un petit vésicatoire, dit mouche de Milan, grand comme une pièce de cinq francs et je serai complètement guéri en y ajoutant après effet quelques pansements d’eau phéniquée cette composition s’étant localisée dans la partie droite de la tête ainsi que le restant de piqûre de guêpe et un peu de pelade attrapée par un contact : famille Bayard.

« La localisation de ces trois légères maladies s’est faite par le port d’une couronne.

« Je souffre peu et n’ai aucune rage par les différents régimes subis ni cangraine [sic], ni folie, vu les bons soins reçus chez vous depuis cinquante mois bientôt ; et une simple mouche de Milan, même composition que le vésicatoire, fera disparaître le reste suivis comme je le dis plus haut de quelques pansements phéniqués.

« J’ espère, Monsieur le Docteur, que vous voudrez bien ne pas me faire attendre plus longtemps pour me procurer vos derniers soins ayant absolument besoin de m’occuper de ma petite famille. Dans l’attente de vous voir ou de vous lire.

« Votre considérant et ami.

« Louis DE FRANCE. »

Entré chez vous reconnu sous le nom de Garin Louis, mairie du XIIIe arrondissement, Paris, 23 mars 1869. »

Paris, le 24 février 1906, Pavillon Leuret, Asile Ste-Anne,

1, rue Cabanis, Paris.

Enfin il a été repris par instant de délire zoophobique, et il a prétendu, comme il avait fait d’abord pour une sangsue, qu’une vipère voyageait à l’intérieur de son corps. Elle piquait, le mordait et se localisait de préférence dans le foie ou Garin accusait par période des sensations douloureuses. Depuis plusieurs mois elle s’y était endormie sous l’influence d’un baume, mais la voilà redescendue jusqu’au gros orteil ou elle provoque des souffrances aiguës. Le délire des grandeurs de Garin n’exclut donc pas un délire inverse de crainte ou d’hypocondrie et les deux délires cheminent côte à côte, apparaissent à des intervalles très rapprochés, quelquefois en même temps sans que le malade paraisse plus ému par l’un que par l’autre ; [p. 188] il a toujours, en effet, l’attitude discrète et paisible d’un homme qui vous propose des explications auxquelles il a confiance mais qui ne veut pas vous les imposer ; cette attitude si étrange, si pleine de modération et de tact, contraste singulièrement avec l’énormité des affirmations de Garin, il ta conserve même si on le contredit, et se borne à relever doucement les mots qui lui paraissent trop vifs dans mes jugements ; « Des niaiseries, docteur, c’est vite dit. J’ai pesé tout cela avant de vous en parler, je ne m’engage pas à la légère. — Mais vous avez changé cinquante fois d’explications et chaque fois pour en proposer de moins vraisemblables. — Tout le monde peut se tromper, docteur, mais je tiens la vérité aujourd’hui. — Faut-il envoyer à Napoléon Ier ce paquet de lettres où vous l’appelez Monsieur et Honoré Père. — Elles n’ont plus d’objet, je ne suis pas son fils. »

Un jour, un aliéné qui vient de tenir lui-même des propos de mégalomane sur sa fortune, ses esclaves et ses inventions, assiste à l’interrogatoire de Garin, et, frappé de son incohérence, il s’écrie : « Quel maboul ! » Garin se retourne vers moi, et toujours souriant il me dit : « Le roi n’a pas entendu ».

Comment fonctionne donc cet esprit si modéré dans la forme et si absurde dans le fond.

IV

C’est une opinion répandue que le délire d’un aliéné est la mesure de son intelligence et qu’à un délire absurde et puéril correspond une certaine débilité d’esprit, tandis qu’à un délire cohérent et bien conduit répond en général une certaine vigueur intellectuelle, mais c’est là une opinion très simple et qui comporte bien des restrictions en particulier dans le cas de Garin. Quand on examine ses fonctions mentales, on est un peu surpris en effet de les trouver en bien meilleur état que les énormités précédentes ne permettaient de le supposer la mémoire est presque normale ; Garin interprète le passé pour le plier à son délire mais il n’a oublié aucun des faits saillants de son existence et il donne avec précision tous les détails qu’on lui demande sur son séjour à l’asile. Il sait que depuis bientôt cinq ans je le vois chaque semaine ; il se rappelle que j’ai pris sur lui des mesures, fait des expériences et, très indulgent, il me dit : « Puisque ça vous amuse, continuez, ne vous gênez pas, M. le prince de Condé ou M. le prince de Monte-Cristo, car suivant les jours et les heures, moi aussi je suis transformé. »

L’intelligence déjà atteinte au moment de l’internement a sensiblement baissé depuis qu’elle se repaît des mêmes niaiseries et se ferme à toute excitation extérieure. Garin devient de plus en plus faible dans sa logique et l’on peut déjà prévoir le jour de l’effondrement final, mais il raisonne encore et sur les sujets simples fait preuve de bon [p. 189] sens. Je le prie de multiplier 4 832 par 272 ; avec une rapidité telle que je ne puis le suivre il arrive au résultat et écrit 4 666 704, puis, s’apercevant d’une erreur grâce à la preuve par 9, il corrige 4 696 704. Un problème de règle de trois : Si 245 bœufs coûtent 8 000 fr. combien coûteront 30 bœufs ? est de même résolu très vite et bien exactement. Je fais devant lui un raisonnement faux Tous les Parisiens sont français, donc tous les Français sont Parisiens. Ah ! fait-il, vous exagérez, Monsieur le Comte. — Je pose des questions plus compliquées : Quel est le meilleur gouvernement ? — R. Tous les gouvernements sont bons à la condition qu’on y rencontre des hommes sérieux.

D.— Pourquoi le mensonge est-il une faute?

R.— Le mensonge est une faute car tromper son prochain c’est lui porter un grand préjudice.

D.— Qu’est-ce que Dieu ?

R.— Dieu est un ange dit satellite tombé du ciel sur la terre pour éclairer les hommes et les changer de pensée en leur apportant meilleure idée.

D.— Qu’est-ce que le Christ ?

R.— Le Christ est le roi du crime que l’on a toléré pour encourager les hommes à se défendre de leurs ennemis.

D.— Qu’est-ce que la religion ?

R.— C’est l’état de seconde vie par transformation, pour les moutons de justice Deibler.

Nous sommes rentrés dans le délire mais on ne peut nier que les premières réponses aient le sens commun, et les secondes en ont probablement un dans le délire de Garin. Ce n’est donc pas le néant, ou la débilité absolue. Ce qui est remarquable par-dessus tout, c’est l’impossibilité où se trouve le malade de développer sa propre pensée, d’en voir nettement le contenu et d’en réaliser les détails. « Vous dites que vous êtes le prince Guillaume Tell, quelles sont donc vos fonctions ? — Je suis prince Guillaume Tell par la volonté de Deibler, chef de coupe et distributeur. — Oui, mais qu’est-ce que vous faites ? — Je suis Prince Mouton de Justice. — Vous dites que vous êtes Jésus-Christ, que faites-vous comme fils de Dieu ? —Je suis mouton de justice transformé. »

Ce sont des titres flatteurs qu’il prononce, mais il ne les réalise pas dans leur diversité ; il reste à la surface de sa propre pensée et à plus forte raison reste-t-il en dehors de celle d’autrui. Je lui lis un fait divers en le priant de le résumer. Il en saisit quelques mots et s’en sert pour bâtir une histoire qui n’a rien de commun avec ma lecture. Je lui donne un article du journal le Matinen lui demandant de le commenter par écrit ; il voit bien qu’on y parle de grève, mais il n’y voit rien de plus et il termine sa conversation par ces mots Quant aux ouvriers boulangers qui pourraient compromettre le Mouton Justice Deibler, je leur dirai que la justice existe toujours en bonne famille, telle la famille d’Orléans. » [p. 190]

Il y a donc chez Garin une baisse notable dans la compréhension. Dès que les faits sont un peu complexes, il ne saisit plus les rapports qui les unissent et il leur substitue des termes vagues qui servent d’aliments familiers à ses divagations. Mais il y a loin cependant de ces troubles à ceux que l’absurdité du délire aurait pu faire supposer tout d’abord.

Les facultés affectives sont en revanche tellement diminuées qu’on peut se demander s’il en reste quelque chose. Depuis longtemps, Garin a eu le sentiment qu’il n’existait pas, qu’il n’était plus le même, qu’il était dépersonnalisé, transformé, et les sentiments de ce genre se lient d’ordinaire à une indifférence affective dont le sujet s’étonne et qui le rend en effet étrange aux autres et à lui-même. Garin ne fait pas exception a cette loi et l’on peut affirmer qu’il est insensible à toute excitation morale, que cette excitation soit agréable ou pénible. J’ai pris son pouls et sa respiration dans les moments où il me parlait de ses idées hypocondriaques et dans les moments où il exprimait ses idées de grandeur ; la respiration se maintenait toujours entre 16 et 18, le pouls entre 65 et 75 sans que Garin parut éprouver la moindre tristesse ou s’abandonner à la joie. Non, il gardait toujours son même sourire et paraissait simplement éprouver pour les idées de grandeur une complaisance plus grande. D’ailleurs les deux formes de délire se continuaient parfois en des mélanges tels qu’on n’aurait pu savoir à quel sentiment on avait affaire si on avait tenté d’en chercher un.

Pour éprouver cette indifférence j’ai fait annoncer à Garin les nouvelles les plus tristes et les plus joyeuses sans parvenir jamais à le troubler. Un jour, tandis qu’il causait avec moi et que je tenais le pouls, un gardien stylé au préalable est entré dans le laboratoire et, très officiel dans son uniforme, il a dit Monsieur le Directeur fait prévenir M. Garin, que sa femme, domiciliée rue Mouffetard, vient de décéder cette nuit. Le pouls est resté à 66, et Garin très calme a répondu : « On n’en finira donc pas avec cette histoire, la femme Garin n’est pas ma femme ; puisque je suis le prince Jésus-Christ transformé, la femme Garin ne me tient rien. »

Une autre fois, tandis que Garin expliquait qu’il était comte Louis de Romagne, un employé est venu nous dire : « La sortie de M. le comte de Romagne est signée, il quittera l’Asile dans une heure et sera rétabli dans tous ses droits. » Le pouls n’a pas varié plus que tout à l’heure ; Garin s’est borné à répondre : « Bien, très bien, » et il a aussitôt parlé d’autre chose. II a donc perdu et je crois bien que cette perte est capitale dans l’espèce, la faculté d’être ému. Il ne connait à l’heure actuelle ni joie, ni tristesse, ni peine, ni colère, il est moralement anesthésié.

Autant qu’on peut en juger cette anesthésie morale est primitive, c’est-à-dire qu’elle n’est pas la conséquence de l’affaiblissement intellectuel. Sans doute comme nous l’avons déjà remarqué, Garin ne réalise pas son délire; son intelligence s’alimente de mots et d’idées [p. 191]vagues, derrière lesquels il met peu de chose. Être comte de Romagne, ce serait peut-être pour un autre aliéné avoir une cour, un bel habit, des soldats; de même perdre sa femme c’est se trouver seul, avoir la charge de ses enfants, mener une vie difficile et triste ; Garin ne réalise certainement pas tout cela et c’est déjà une raison pour qu’il soit peu susceptible d’être ému ; mais nous l’avons vu, ce qui manque chez lui c’est d’abord la réaction émotive brutale devant une nouvelle inattendue, agréable ou pénible. Avant tout raisonnement et toute association d’idées, il aurait dû présenter quelques troubles de la respiration ou du pouls quand il a appris que sa femme était morte ou qu’il allait sortir. C’est l’absence de ces réactions immédiates qui nous permet de considérer son anesthésie morale comme primitive.

Si l’on voulait indiquer d’un trait les principaux caractères de cet esprit, on pourrait dire que c’est un rêveur dans l’ordre intellectuel et un indifférent dans l’ordre affectif. S’il accepte plus volontiers les idées de grandeur que les idées hypocondriaques, c’est que les idées de grandeur sont encore flatteuses, même pour une conscience qui ne jouit plus, mais en réalité il en joue comme de ses idées hypocondriaques, et c’est librement sans être gêné par sa raison ou ses sentiments qu’il se meut dans le domaine des Contes Bleus. Suivant toute probabilité, son indifférence morale, en lui faisant perdre le sentiment de la réalité et de la vie, favorise ses rêveries, de même que ses rêveries, en le maintenant dans cette région demi-nuageuse ou il ne réalise complètement ni ses idées ni ses images, favorise son indifférence morale.

Au début de sa maladie, lorsque Garin se retrouvait par moments plus maître de ses raisonnements et plus capable d’émotion, il arrivait à chasser sans peine de son esprit les moutons de Justice, les transformations, les couronnes royales, et comme Don Quichotte se retrouvait Alonzo le Bon, il redevenait le pauvre Garin, le serrurier de la rue Mouffetard, un brave homme désireux de quitter l’asile et de revoir ses enfants; mais ces répits, de plus en plus rares, ont fini par ne plus se présenter du tout, à l’heure actuelle Garin est prisonnier de ses idées délirantes et les jours où, plus maître de sa pensée .plus accessible à la tristesse et à la joie, il semble revenir à la raison, il traîne toujours quelque lambeau de délire.

Paris, 30 janvier 1907.

« Chers parents ou amis.

« Je vous serais très obligé de bien vouloir me dire si parmi vous vivent mes quatre enfants que j’ai laissés en votre confiance en l’appartement sis à Paris, rue Mouffetard, 237, escalier au fond de la cour, 3eétage à gauche. Je suis sorti de cet appartement le 31 décembre 190t pour entrer l’hôpital Ste-Anne, 1, rue Cabanis, Paris, pavillon Leuret, [p. 192] endroit où je suis resté sans sortir du tout depuis la dite époque, soit (31 décembre 1901).

« N’ayant vu personne depuis cette époque, que quelque chef des sûrs (2) au bureau de l’économat de l’hôpital où je suis je crois, je serai très heureux d’avoir ma sortie le plus tôt possible, ou quelques visites; ma sortie vaut beaucoup mieux puisque je suis parfaitement guéri maintenant. Donc, ma sortie, des visites, ou une bonne réponse ; et veuillez bien me dire si je vous suis redevable; je vous ai fourni une certaine somme pour toute prévision par la sûreté.

« Comptant vous lire ou tous voir bientôt, et pensant que vous voudrez bien embrasser mes enfants pour moi, jusqu’à ce que je puisse les embrasser moi-même.

« Avec tous mes remercîments pour le dérangement que je vous ai causé.

« Veuillez bien, monsieur, madame, accepter mon meilleur estime et l’assurance de ma parfaite considération.

« Votre respectueux,

« LÉON PICOT.

« Réellement Napoléon, ou Louis-Bonaparte entré sous le nom de Léon Picot au pavillon Leuret.

« 1, rue Cabanis, Paris. »

Mais si Garin est inaccessible aux émotions qui nous donnent le sentiment du réel, s’il n’use pas de son intelligence vacillante pour lutter contre son délire, s’il se joue dans des rêveries contradictoires on peut se demander quel degré de créance il accorde à ses inventions successives. Est-il vraiment possible que cet homme, qui s’est déclaré en quelques mois Charles V, Guillaume Tell, Napoléon, Louis de Romagne, Jésus-Christ et Léon Picot, ait réellement cru qu’il était tous ces personnages ? Peut-on vraiment dire qu’il croit quelque chose dans ce flottement perpétuel de sa pensée ?

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il affirme chaque jour avec netteté sa croyance du moment, mais il semble bien l’affirmer sans conviction profonde et comme un homme qui ne cherche pas la controverse. Dernièrement, comme je classais ses nombreux écrits devant lui, il m’a dit en souriant : « Il y a probablement beaucoup d’erreurs là-dedans puis, sur mes instances, il a déclaré n’être pas Léon Picot, bien qu’il vînt de l’affirmer tout à l’heure ; ce ne sont pas là des convictions inébranlables, et, dans un instant, lorsque Garin se remettra ù frotter le parquet du dortoir ainsi qu’il veut bien le faire chaque jour, il trouvera une hypothèse à laquelle il s’attachera sans plus de ténacité. Il n’a ni assez d’attention ou de compréhension dans l’esprit, ni assez de richesse dans les images, ni assez de force dans les sentiments [p. 193] pour pouvoir dire réellement : je crois. Il suppose tout au plus et discrètement affirme. Un seul élément est permanent dans cet esprit, c’est le sentiment , et à défaut du sentiment c’est le souvenir de sac céphalée, de sa dépersonnalisation, de ses douleurs anales ou gastriques, et cet élément est à la fois la matière et la cause des interprétations absurdes auxquelles il se laisse aller. En dehors de cette base presque organique, tout le reste n’est qu’un jeu superficiel d’images et d’idées, un rêve véritable dont Garin ne s’éveillera pas. Ce rêve a commencé sous l’influence affaiblissante de l’alcool et de la neurasthénie, depuis lors, Garin qui s’affaiblit tous les jours davantage le tisse avec une logique qui décroît et qui finira par disparaître tout à fait. 11 s’y laisse aller comme nous faisons pour les idées absurdes ou falotes qui nous viennent dans la rêverie ; il n’a plus ni le désir ni la volonté de s’en affranchir et il s’y noiera.

V

Ne peut-on pas aller plus loin dans l’analyse, et demander à la clinique et à la pathogénie quelques cas complémentaires sur le cas de Garin ? La clinique, qui parlait en 1902 de dégénérescence mentale pour les malades de ce genre, parle aujourd’hui de démence précoce, et Garin, toujours le même sous ces étiquettes différentes, est le vivant témoignage de la relativité de nos connaissances et de l’incertitude de nos classifications. Admettons le vocable nouveau et constatons que Garin présente la plupart des symptômes décrits par Kræpelin et ses disciples dans la démence précoce.

Pendant la période qui suivit ses excès alcooliques et précéda son internement, il a été sujet à tous les accidents physiques et mentaux de la neurasthénie par lesquels la démence précoce s’annonce d’ordinaire, et il a manifesté à maintes reprises l’indifférence émotionnelle si caractéristique chez tous ses pareils. Dans la période d’état c’est de la forme paranoïde de la démence précoce qu’il se rapproche le plus car il présente avec de l’affaiblissement intellectuel, des conceptions délirantes vaguement systématisées et des troubles sensoriels qui restent depuis des années des symptômes prédominants. Mais ces caractères cliniques ne nous apprennent pas grand’chose sur le mécanisme profond de l’esprit que nous avons essayé de pénétrer. En fait les symptômes principaux et primitifs sont au point de vue psychologique l’affaiblissement intellectuel et l’anesthésie morale; la psychiatrie constate comme nous ces symptômes mais elle ne les explique pas.

Les théories pathogéniques sont plus intéressantes par le besoin d’explications qu’elles traduisent, sinon par leurs résultats; un certain nombre d’auteurs admettent un épuisement cérébral produit en [p. 194] général par la puberté, les excès sexuels, l’alcoolisme, le surmenage, et, quelle que soit la cause invoquée, cet épuisement semble en effet manifeste dans le fonctionnement mental du cerveau de Garin. Il se traduit, nous l’avons vu, par la difficulté que le sujet éprouve à comprendre à s’intéresser aux choses, à être ému. Au point de vue mental comme au point de vue émotionnel, le système nerveux ne réagit plus.

Kræpelin et son école admettent au-dessus de toutes les fonctions psychologiques d’associations et de sensations une fonction plus élevée d’aperception chargée d’associer à son tour les associations abstraites et les associations sensorielles; cette fonction, où s’unissent la volonté, l’attention, la raison, formerait les associations qu’elle gouverne d’après la valeur des motifs intellectuels et affectifs qu’elle aperçoit et qu’elle juge.

«  Fonction aperceptive », écrit M. Régis dans l’exposé impartial qu’il fait de la théorie, « aurait un organe anatomique placé par Wundt dans les circonvolutions frontales qui deviendrait ainsi le siège de la personnalité, de la synthèse psychique et le point de départ de l’activité volontaire de cette dernière (3) ». C’est cette fonction supérieure qui serait atteinte dans la démence précoce.

Nous nous doutions bien d’après l’analyse psychique du malade, qu’il était atteint d’impuissance dans la coordination logique des idées et que les fonctions supérieures de la synthèse mentale s’exerçaient mal chez lui, mais gagne-t-on grand’chose à faire de cette fonction de synthèse une manière de faculté et à la localiser arbitrairement dans une région mal définie ? Gall aurait dit oui, mais il avait sur la physiologie cérébrale des idées aussi audacieuses que simples; beaucoup plus modestes nous n’avons voulu étudier ici que la logique élémentaire qui persiste dans l’affaiblissement intellectuel de Garin et en même temps indiquer les conditions les plus générales des rêveries absurdes où il se complaît, c’est-à-dire la persistance ou le souvenir de certaines sensations organiques, l’indifférence morale et l’affaiblissement progressif de ses fonctions intellectuelles.

Dr G. DUMAS.

Notes

(1) Cf. Les conditions biologiques du remords, Rev. Philosophique ; oct. 1906, par l’A.

(2) Employé de la sûreté dans le langage de Garin.

(3) Précis de Psychiatrie, 2° éd., p. 369.

 

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