Gaston Vuillier. Chez les magiciens et les sorciers de la Corrèze. Partie III. Extrait de « Le Tour du Monde », tome V, nouvelle série, 45e livraison, n°45, 11 novembre 1899, pp. 529-540. 

Gaston Vuillier. Chez les magiciens et les sorciers de la Corrèze. Partie III. Extrait de « Le Tour du Monde », tome V, nouvelle série, 45e livraison, n°45, 11 novembre 1899, pp. 529-540. 

Gaston Vuillier. Chez les magiciens et les sorciers de la Corrèze. Partie II. Extrait de « Le Tour du Monde », tome V, nouvelle série, 44e livraison, n°44, 4 novembre 1899, pp. 517-528. 

Gaston Vuillier (1945-1911). Dessinateur, ethnographe, voyageur (et folkloriste). Il est plus connu pour ses peintures et ses dessins que pour sa production littéraire.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images sont celles de Gaston Vuilllier et toutes issues de l’article, sauf son portrait en début d’article. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 529]

ache.

Le plateau de Millevache.

CHEZ LES MAGICIENS ET LES SORCIERS DE LA CORRÈZE
Par M. Gaston Vuillier.
III

Sur les hauteurs. — Les fontaines sacrées. — Fournols. -— Au plateau de Mille vache. — Bergers et fantômes. — Une nuit chez un sorcier. — L’arrêt des hémorragies. — Les charmeurs du feu. — La « naudze ». — Favars. — A la fontaine sacrée de Saint-Paul.

Quelque tour à poivrière…

Pour compléter mon étude sur les magiciens et les sorciers, il était utile de visiter, dans la haute Corrèze, la région des Monédières, où la sorcellerie s’est perpétuée plus qu’ailleurs peut-être, et de s’y rendre avant la fin de l’automne, car l’arrière-saison, là-haut, est rude. C’est un pays aux rares beaux jours.

Un matin donc, à l’aube, je quittai le bas Limousin, ses bois, ses profondes gorges où murmurent les ruisseaux, où grondent les torrents. En arrivant sur le plateau intermédiaire, déjà le paysage était transformé, les étangs ne sommeillaient plus sous les chênes : ils s’étalaient dans la bruyère, froids et clairs, tels que des plaques d’étain. A perte de vue, les champs de Brach, où des seigles verdissaient à peine, où pointait quelque tour à poivrière d’un autre âge, montraient leur stérilité. Puis des crêtes trapues au loin se soulevaient, hérissées de pins, telles que de sombres armées éparses dans le crépuscule. A regarder longtemps le ciel plein de nuées balayées par le vent, les troupes obscures semblaient se mettre en marche sur les pentes pelées.

En des parties abritées, le paysage était calme et comme résigné en sa tristesse. Les bouleaux laissaient traîner dans les ajoncs leurs chevelures éplorées, et des bergers immobiles profilaient leur silhouette austère sur un chaos de nuages qui lentement roulaient sur les versants. [p. 530]

Puis, çà et là des troupeaux paissaient, la dent sur l’herbe, en des pacages maigres rayés de minces canaux aux luisants d’acier. Plus haut, aux approches des sommets, sur des pentes mamelonnées, des vapeurs s’exhalaient des prés et des ruisseaux, elles flottaient en écharpes bleuâtres sur la pourpre des bruyères mortes.

J’étais accompagné dans cette excursion par un érudit, M. J.-B. Champeval, pour lequel les archives du Limousin n’ont plus de secrets ; durant des années, tout à son travail de bénédictin, il s’est confiné dans la mélancolie froide des cures, dans les hautes salles de vieux châteaux emplies de dossiers poudreux. Quelles intéressantes trouvailles on lui doit ! Dans les parchemins armoriés tout le passé s’est évoqué. Devant lui les rudes seigneurs, quittant leurs antiques sépulcres, se sont dressés, hautains et fiers, les moines ont soulevé les dalles de leurs tombeaux et se sont agenouillés dévotement dans les ruines d’abbayes oubliées. Et chacun lui a raconté l’histoire de son temps et confié les secrets de sa vie. Je ne profitai pas longtemps de sa société instructive, il me quitta bientôt pour se livrer à ses recherches accoutumées. Je le retrouvai un jour dans le sévère château de Tarnac, plongé clans des monceaux de vieux parchemins, et je lui dis un adieu qu’il entendit à peine.

L’obole.

Pour l’instant donc, nous voyagions ensemble et, sur notre route, entre Meymac et Bugeat, il me montrait quelques pierres éparses dans les bruyères ; c’étaient des restes de prieurés dont il me disait le passé de lui seul connu.

Rien à conter sur Bugeat, qui devint notre centre de ralliement sur ces hauteurs.

Dans le voisinage, sur une pente, sourd la fontaine sacrée de Saint-Pardoux, réputée pour guérir les maux d’yeux. C’est tout ce que la petite ville semble offrir d’intéressant.

Nous quittons bientôt Bugeat pour nous diriger vers le plateau de Millevache, à travers une région d’une tristesse infinie. Les déshérités qui vivent dans ces landes ont conservé les rites païens du passé. Car, s’ils s’agenouillent pieusement devant les vieilles croix de pierre tigrées de lichen qui marquent les carrefours, ils adorent aussi les fontaines qui mystérieusement s’échappent du granit. Le pâtre solitaire trempe dévotement ses [p. 531] lèvres dans l’eau sainte, de bien loin le malade accourt pour y laver ses plaies. Le voyageur religieusement emplit sa gourde et l’emporte dans sa maison pour la préserver des maux futurs. De bien loin les pèlerins s’y donnent rendez-vous. M. Champeval me révélait les origines de ces fontaines. Et alors l’humble source du pauvre pays de Fournols, devant laquelle nous étions arrêtés et qui filtrait sans bruit dans son petit sanctuaire, prenait à mes yeux une singulière grandeur :

« Pour les races primitives, me disait-il, adoratrices des phénomènes naturels, et surtout pour les Gaulois plus encore que pour les autres peuples, l’eau fut trois fois sacrée. Leur vénération pour elle était plus grande que pour le gui et le chêne. L’eau était un don manifeste de la divinité, sa propre émanation, sa demeure permanente. En témoignage de ce culte ils tenaient leurs assemblées sur les ponts.

Strabon nous apprend qu’ils confiaient aux étangs et aux marais leurs fortunes et leurs objets précieux. Un lac sacré voisin de Toulouse fut dépouillé de ses lingots d’or par Cépion, vers l’an 107 avant J.-C. « L’Église, continuait-il, arrivant dans les Gaules, usa d’abord de tempérament et de sagesse. Le Christianisme bénit donc toutes les fontaines, les baptisa du vocable d’un saint, local le plus souvent, au patronage duquel elle les confia ainsi exorcisées, substituant aux statuettes souvent obscènes du paganisme les images pieuses de bois ou de pierre des vierges chrétiennes.

Le sorcier Vauzanges dit Nouné.

« Il sanctifia, en un mot, ne pouvant les faire cesser, ces pèlerinages séculaires aux sources en y établissant une dévotion opposée, mais analogue.

« Le sacellum, contenant la déesse chargée de présider aux eaux, à laquelle nymphe plus ou moins impure le passager, avant de s’abandonner à la nef du fleuve ou au gué du torrent, jetait à la fois son obole et son invocation, ce rustique oratoire abrita donc Notre-Dame ou bien la Madeleine. Celle-ci naturellement, avec sa vie première de belle pécheresse et ses dernières années de retraite pénitente, se prêtait souvent beaucoup mieux que d’autres saints à la substitution insensible d’un culte profane à une dévotion nouvelle. »

La fontaine sacrée est toute voisine de Fournols. Fournols est un hameau ; ses quelques demeures basses [p. 532] entourent une petite église de pauvre aspect, recouverte en chaume. Ce fut autrefois une abbaye ayant pour prieur un frère de l’ordre du Saint-Sépulcre. L’humble monument, flanqué d’un escalier extérieur donnant accès au clocher et aux combles transformés en grange, s’abrite sous un tilleul au tronc gigantesque. Le tilleul protège en même temps un petit cimetière où s’allongent quelques pierres tombales faites de blocs de granit. Çà et là des croix récentes se dressent à côté des sévères sépultures d’autrefois. Le petit cimetière semble perdu en ce pays d’abandon, si froid ! Ces dalles grises, ces tombes sans nom que n’entourent pas les parfums, que n’égayent pas les sourires des fleurs, appellent la tristesse.

Et comme nous demeurions pensifs devant les tombes, des femmes curieusement s’approchèrent de nous.

On les questionna sur la fontaine sacrée.

« Le jour de la fête) nous dit l’une d’elles, en septembre, un millier de personnes se réunissent à Fournols. Elles sont accourues du bas pays, de plus loin encore, et c’est une belle fête, je vous assure. Les malades, en grand nombre, viennent faire leurs dévotions à la fontaine. Elle fait tant de miracles !

« Cette année même, Mme de S… nous arriva en mauvais état, on ne l’entendait plus parler, elle était presque muette… Le matin avant d’assister à la messe, elle se rendit à la fontaine sacrée. Au moment de l’élévation, à la surprise de tous, elle se mit à chanter comme les autres, d’une voix claire. Tout le monde a pu l’entendre. On criait au miracle…

« En reconnaissance, la bonne dame fit un don d’argent qui permit de restaurer notre pauvre chapelle presque en ruine.

« Moi qui suis là toute voisine, j’ai vu bien d’autres guérisons miraculeuses produites par la source.

« Voici trois ans, c’était au temps de la moisson, une étrangère vint — nous étions fort pressés … Dame, en notre pays, il faut profiter des beaux jours, car ils sont rares, et même des heures favorables. Cette femme, qui ne s’arrêtait pas de pleurer, portait son enfant mort dans son tablier. Tout le monde quitta le travail malgré la presse et accompagna la pauvre mère à la fontaine sacrée. Bien vite on trempa l’enfant. Aussitôt on vit le sang lui sortir de la bouche et du « cordon de vie » ; il revécut un instant, assez pour nous permettre de le baptiser. La pauvre mère eut au moins cette consolation.

La consultation de la braise.

« Nous avions fait nous-mêmes le baptême, il fallait sauver cette petite âme. M. le curé, auquel nous en rendions compte, l’enterra saintement. Le baptême était bon.

« Un matin, au petit jour, nous n’étions pas encore levés, une autre femme frappa forte­ ment à notre porte en criant au secours. La malheureuse avait accouché vers le milieu de la nuit d’un enfant mort, et comme elle avait eu déjà plusieurs mort-nés, et par conséquent privés du baptême, son affolement était grand. Elle se trouvait seule, nous dit-elle, et était partie sans prendre le temps de s’babiller. Après avoir couru les landes une partie de la nuit, par un froid très vif, elle nous arriva, sans chaussures, à demi nue, toute pâle, les cheveux dénoués, portant le petit cadavre dans son tablier.

« Nous plongeâmes de suite l’enfant dans la fontaine. On le vit renaître, il vécut quelques heures. C’était encore une petite âme de sauvée. »

Nous prenons congé des braves femmes et nous poursuivons la route, route triste, monotone, sans lueurs, sous un ciel toujours froid, toujours chargé de menaces. Par moments, la pluie vient fouetter la lande et le vent se prend à hurler. Nous sommes au plateau de Millevache, où l’hiver s’annonce de bonne heure. En arrivant à Saint-Merd-les-Houssines nous grelottions, mais le bon feu de branches de l’auberge nous eut vite réchauffés.

A la faveur d’une éclaircie nous nous acheminons vers la vieille église du pays, humide et sombre. Puis, gravissant une colline, nous errons à travers les ruines de l’antique château de Saint-Merd. Dans les pacages, [p. 533] au milieu des brumes, se meuvent confusément des fantômes ; ce sont les bergers recouverts de la cape de laine blanche filée par les femmes dans les veillées d’hiver et tissées sur le plateau. La région est si froide, si venteuse, le sol si misérable, le bois si rare, que les habitants des fermes et les bergers se réunissent pour veiller dans les écuries réchauffées par le bétail.

Dans les dépendances du château, on voit de très vastes granges voûtées où se tiennent ces sortes de réunions ; elles portent encore des traces de peintures. Que furent­ elles autrefois ? On l’ignore.

L’invocation des saints.

Après cette visite au château ruiné, nous fuyons le plateau de Millevache sous un ciel bas et lourd, par un vent froid, à travers un paysage monotone fait d’une succession de mamelons dénudés couverts de bruyères mortes et d’ajoncs épineux. Et dans le fond du val glacé que nous suivons coule la Vézère chétive, dont la source est voisine, ruisseau désert, rayé çà et là de luisants d’acier, fuyant sur un lit de cailloux fauves en exhalant quelques plaintes.

De loin en loin, sur ses bords, se tordent quelques aulnes rabougris secoués par la bise des hauteurs. Sur les pentes, des bouleaux groupés, mêlant leurs chevelures frissonnantes, se penchent les uns sur les autres, pour se soutenir et s’entr’aider, il semble, comme s’ils redoutaient des dangers. La végétation voudrait vivre sur ce sol qui ne la peut nourrir, elle lutte éperdue contre les vents, le froid et la misère.

Et quels drames traversent à tout instant le ciel ! Poursuites farouches, étreintes des nuées qui roulent d’un bord à l’autre de l’horizon et retombent de toutes parts déchirées, pantelantes.

A la nuit, nous revoyons Bugeat.

Mais on ne peut trop s’attarder, la mauvaise saison approche et la fin de l’automne ici est déjà l’hiver. Il faut hâter nos excursions. M. Champeval m’a quitté pour se rendre à Tarnac.

Je remonte le lendemain dans la carriole qui nous a ramenés de Saint-Merd et me voici, courant encore sous [p. 534] les bourrasques, vers les contreforts des Monédières… Et j’allais, résigné, à travers une région morne, à la froideur mortelle, lorsque le hameau de Chadebech, but de mon voyage, montra sur un mamelon élevé ses quelques chaumières blotties dans un bouquet de hêtres au sombre feuillage.

Des nuées, en écharpes livides, entouraient ce sommet dont la maigre silhouette se profilait par moments sur le ciel déchiré par le vent.

Ainsi m’apparut la demeure du plus célèbre sorcier de la Corrèze.

La réputation de Vauzanges, dit Nouné, s’étend jusque dans les départements voisins. De toutes parts on vient le consulter. L’imagination populaire lui prête des pouvoirs occultes extraordinaires. On affirme que, braconnant un matin, il fut surpris par les gendarmes qui se mirent à ses trousses, et, comme il allait être pris, il se retourna. On ne sait par quel prodige les gendarmes aussitôt s’arrêtèrent net, comme pétrifiés. Mais ce n’est pas tout : le sorcier s’assit sur un tertre, leva la main, et les gendarmes se prirent à danser, tournant sur eux-mêmes, entraînés malgré eux en un mouvement de valse folle. Vauzanges, après les avoir considérés un moment, se leva, remonta sur sa cime voilée de nuées, et vers le soir seulement il redescendit pour les délivrer. Éperdus, haletants, les gendarmes s’en allèrent. Ils atteignirent Bugeat avec beaucoup de peine. Plus jamais ils ne cherchèrent noise au sorcier.

Ces histoires merveilleuses plaisent aux montagnards de la Corrèze, leur authenticité n’est jamais mise en doute. Ils deviennent plus graves encore en parlant des remarquables cures de Vauzanges. Le baron de Tarnac lui-même, dont l’intelligence est haute, m’a montré sa main qu’un fusil en éclatant avait broyée et qui fut rapidement remise en état par le sorcier.

Le curé de Tarnac, que les superstitions ne touchent guère, me parla de sa nièce, que Vauzanges sauva en fort peu de temps d’une maladie grave alors qu’elle était abandonnée par les médecins.

Comme d’autres metzes limousins, Vauzanges arrête les hémorragies. Fréquemment les hommes s’entaillent avec la hache, quelquefois même très profondément, soit en coupant le bois, soit en émondant ou en abattant des arbres. On se hâte de transporter le malade, dont le sang jaillit avec violence, chez le sorcier. Celui-ci fait autour de l’entaille des signes cabalistiques, répétés selon des rites secrets, marmotte quelques mots bizarres et le blessé aussitôt tombe en syncope. L’hémorragie miraculeusement cesse.

Fontaine sacrée à Bugeat.

Comme d’autres aussi, dit-on, il sait « charmer » le feu, c’est-à-dire endormir la douleur des brûlures, empêcher le progrès du mal et amener la cicatrisation dans les quarante-huit heures. Dans l’opération à laquelle il se livre, et qu’accompagnent toujours des mots inconnus et des rites singuliers, le sorcier circonscrit la brûlure à l’aide de son pouce mouillé de salive, puis il souffle sur la plaie par trois fois consécutives et recommence jusqu’à insensibilisation de la partie atteinte.

On prétend que l’opération produit une sensation de chaleur intolérable et des picotements insupportables auxquels succède l’insensibilité. Généralement on applique ensuite un cataplasme d’œufs durs, dont on prend le jaune seul que l’on délaie dans de l’huile ; cette bouillie est renouvelée soit au coucher, soit au lever du soleil.

Un assez grand nombre de metzes limousins passent pour être doués de ces pouvoirs. Quelques-uns, dont Vauzanges, savent aussi extraire par de procédés magiques le plomb qui a pénétré dans le corps dans un accident de chasse, par exemple ; et ces accidents sont fréquents, par suite de la maladresse des chasseurs. Le sorcier se borne à placer un plat d’étain ou de terre vernissée sous le membre touché, et, après qu’il a prononcé ses formules cabalistiques, sur un simple signe les plombs un à un tombent dans le plat. Ce dernier fait, et l’efficacité des moyens dont j’ai parlé plus haut, m’ont été affirmés par des personnes peu crédules. Je n’ai jamais eu la bonne fortune d’assister moi-même à ces opérations.

Toutes ces légendes et tous ces faits bizarres ou merveilleux me revenaient à l’esprit tandis que je [p. 535]

La « Naudze ».

[p. 536] gravissais la pente rude qui sépare Bonnefond du hameau de Chadebech. Arrivé sur la cime, je cherche la demeure du sorcier. Sa porte est justement ouverte. Je pénètre immédiatement dans une salle assez vaste où un feu se meurt dans l’âtre. J’appelle. Une voix sourde venant d’une pièce voisine répond, — j’avance.

Immobile, en une attitude hiératique, un homme se tient assis, enveloppé d’ombre. Une fenêtre l’éclaire à peine de lueurs frisantes qui ajoutent encore à l’étrangeté de la mise en scène, due sans doute au hasard. C’est Vauzanges.

D’une voix sourde il me dit :

« Entrez, entrez. Vous ne me voulez pas de mal, vous, je le sais, soyez le bienvenu. » Et il demeure comme figé en son immobilité.

« C’est que, fait-il ensuite, on m’a persécuté, les médecins ne m’aiment pas… Mais que peuvent-ils ?… Je vois et je guéris. »

Je lui manifeste le désir de le dessiner, il y consent de très bonne grâce et, mon esquisse terminée :

« Je venais vous consulter aussi, lui dis-je…

— Bien, bien. » Il me fait mettre la poitrine à nu et après m’avoir palpé et comme ausculté, sans appuyer sur moi son oreille, semblant écouter avec attention, à une petite distance, les rythmes de la vie en mes organes, il dit : « Là, vous avez un point faible, mais ce ne sera rien. » Et de son pouce mouillé de salive il trace des signes cabalistiques sur l’endroit désigné, puis il souffle dessus par trois fois et murmure je ne sais quelles formules incompréhensibles. Justement, depuis un certain temps, j’éprouvais quelque gêne et de vagues douleurs exactement au point qu’il venait de désigner. Faut-il attribuer le résultat obtenu à la suggestion ? Peu de jours après, mon malaise avait disparu.

Vauzanges m’intéressa beaucoup ; il souriait lorsque je lui parlais de la fameuse valse qu’il avait infligée aux gendarmes. « Je vous ferais bien danser vous-même, disait-il, mais vous souffririez trop. »

Il devenait grave lorsque j’insistais sur les secrets de guérir qu’on lui prête : « Ah ! me disait-il, le secret ne peut se dévoiler, il vient de loin…

« Prononcer les formules magiques devant un enfant, cela n’est d’aucune importance, mais devant un homme on ne le doit », ajoutait-il. En dehors des pratiques cabalistiques secrètes, j’apprenais cependant que pour charmer le feu il invoque saint Jean, saint Pierre et saint Verbouncar (?). Pour les hémorragies, il s’adresse à saint Jean et à saint Pierre seulement.

Par simple attouchement, Vauzanges passe pour guérir les fluxions, sa seule présence arrête le saignement de nez. Un abbé m’a affirmé l’avoir vu guérir un goitre qu’aucun médecin n’était parvenu à réduire.

Ils s’étalent dans la bruyère, froids et clairs…

Cependant le temps était devenu mauvais, la nuit approchait. Chadebech est un pauvre hameau sans auberge. Le sorcier m’offrit cordialement le gîte et le couvert, une bonne soupe au lard au coin du feu et un bon lit dans la grande salle. Je m’endormis ce soir-là aux hurlements du vent, mais aucune apparition, aucun bruit insolite ne vinrent troubler mon sommeil.

Le lendemain, aux premières heures du jour, après avoir dit adieu à mon hôte, je sortais de la maison, et avant de quitter la cime, je considérai un instant le paysage qui se déroulait alentour.

De toutes parts, à perte de vue, une terre morne s’étalait ; les mamelons déserts, les pacages à l’herbe rase ondulaient, coupés çà et là par des champs à la couleur noire et tourbeuse. Vers l’horizon, les Monédières ravinées levaient leurs têtes chauves.

Dominant cette houle de monticules livides, les nuages bataillaient. Des masses éclatantes se heurtaient à des nuées obscures, ct ces chocs éclaboussaient l’espace que des coups de vent subits déchiraient. Une [p. 537] lumière diffuse enveloppait ensuite toutes choses, tandis que des pluies lointaines rayaient le ciel…

« J’avais quitté les froides hauteurs de la Corrèze où le vent soufflait l’hiver, j’avais revu Tulle et j’étais arrivé à Favars. Là je retrouvais l’automne avec des rayons tièdes encore et des fleurs. Cette journée restera comme un charme dans mon souvenir. Et d’ailleurs la compagnie aimable dans laquelle je me trouvais ajoutait un attrait aux jolies choses du chemin, au gracieux pittoresque de Favart, dont les maisons blanches scintillent au milieu de grands arbres, dans un vallon d’où surgissent les tours crénelées de l’antique manoir de Mille Aubryon. Favars a sa fontaine sacrée et ses sorcières qu’on va consulter pour connaître la source à laquelle on aura recours pour la guérison des malades, et surtout pour les enfants atteints de la « naudze », Naudze, en patois limousin, me semble désigner l’état de langueur, quelle qu’en soit la cause, le cas d’un enfant, par exemple, qui ne peut plus « ni vivre ni mourir », comme disent les commères.

Favars.

Dans le courant de l’été, j’avais été conduit dans un hameau voisin de Gimel pour visiter un petit malade atteint de ce mal mystérieux.

L’enfant, très pâle, était retenu dans son berceau, selon la coutume limousine, par des bandelettes entre-croisées. Alentour, dans le pauvre logis aux murs bitumeux, quelques femmes couvertes de capes sombres s’entretenaient à voix basse. A la lueur du chaleil de fer, la vieille lampe romaine, d’autres s’occupaient à peser quatre chandelles qu’elles rognaient l’une après l’autre pour en rendre le poids exactement égal. Ceci fait, à l’aide de suif fondu, elles adaptèrent les chandelles aux quatre montants du berceau, les baptisèrent chacune du nom d’un saint, puis elles les allumèrent toutes en même temps, et, devant chacune d’elles, une femme se mit en prière.

On n’entendit plus ensuite que les plaintes de l’enfant tout pâle dans son berceau et les voix murmurantes des femmes. Les cierges lentement se consumaient, la cire épandait ses larmes d’ivoire le long des montants, où elles se figeaient en stalactites, et les matrones, immobiles dans leurs capes sombres, marmottaient toujours. Puis la flamme d’un cierge se prit à vaciller, sa mèche fumeuse se renversa sur le côté, on entendit comme un imperceptible battement d’ailes et la flamme s’éteignit.

Les femmes cessèrent de prier, le saint était désigné, ou plutôt la source qui est placée sous son vocable. C’est là que l’enfant allait être transporté et son petit corps immergé.

Mais auparavant la mère devait, selon la coutume, faire sa tournée dans le village et dans les environs, invoquant l’appui de tous pour faire d’abord dire une messe et pour subvenir ensuite aux dépenses que nécessite le voyage à la fontaine sacrée. En cette circonstance chacun lui remet un sou, l’offrande ne peut être dépassée, et, par une touchante coutume, l’obole est reçue par elle à genoux.

A Favars je fus donc témoin d’un procédé différent pour découvrir la fontaine sacrée dont l’efficacité doit être certaine. Grâce à la bonne intervention de Mme L…, femme aussi élevée par son intelligence que par son cœur, je consultai moi-même la sorcière et je la vis opérer. Cette sorcière, Mariette Doronis, habite une chaumière dans un bois voisin de Favars. Elle s’était absentée ce jour-là, mais cette absence ne devait pas se prolonger. En attendant son retour nous errions à l’aventure dans le plus joli des bois de châtaigniers. La feuillée jaunissante avait les transparences et les splendeurs du vitrail, c’était comme un ardent mystère [p. 538] d’or et d’émeraudes en fusion que des bouleaux rayaient de leurs fûts bleuâtres, tandis que les jeunes châtaigniers élevaient des colonnades violettes mouchetées de velours vert. Sur le sol, les fougères avaient tissé leurs fines dentelles en un bleu pâle. Le silence régnait dans le bois mystique, recueillement de l’automne que trouble seul de loin en loin le vol indécis de la feuille morte, un souffle expirant de la brise, un cri d’oiseau qu’on ne peut voir.

Cependant nous revenons vers la chaumière de la Doronis. Elle est rentrée. Mme L… lui explique le but de ma visite : un enfant malade pour lequel je désire connaître la fontaine sainte à laquelle je dois le conduire. Elle ravive le feu, dans lequel elle place quelques morceaux de charbon de bois de fusain ou de peuplier cueillis selon certains rites et avant l’aube, la nuit de la Saint-Jean, et remplit d’eau un vase réservé à ce genre de consultation.

Et tandis que les charbons s’allument, elle se met en prière devant le foyer. Elle invoque les saints. Puis, un à un, elle prend avec ses doigts les morceaux incandescents et les projette vivement dans l’eau qui siffle et bouillonne, en leur donnant à chacun, au fur et à mesure, le nom du saint qui préside à une fontaine sacrée. Le vase est placé sur ses genoux, un léger mouvement qu’elle lui imprime agite l’eau. La Doronis murmure toujours des prières, et, tandis que certains de ces charbons tombent au fond du vase, deux d’entre eux restent à la surface. Ceux-là vont indiquer les deux pèlerinages différents auxquels il faudra se rendre pour immerger l’enfant, si c’est une fontaine à immersion, ou le laver si elle est destinée aux ablutions.  .

Telle est la consultation de la braise.

La vieille mère de la sorcière vit avec elle. Les deux femmes, fort pauvres, trouvent cependant le moyen de faire le bien ; elles adoptent des enfants trouvés et les élèvent.

Elles ont ainsi chez elles une pauvre innocente qui rit tristement à chaque question que nous lui faisons et cache aussitôt son visage sous son bras avec un mouvement de timidité instinctive et gauche. Elle est douée d’une voix très pure, dit-on, mais, malgré nos instances, nous ne pouvons la décider à chanter. Elle se fait entendre surtout par les soirs de lune, dans le bois aux lueurs de vitrail, où elle aime à errer. En quel langage chante-t-elle. On l’ignore, mais on s’accorde à lui prêter un merveilleux talent.

Nous avions quitté les sorcières et nous descendions vers Favars, lorsque, au loin, en une voix de rêve, monta la plus pure des mélodies. C’était la voix de l’innocente.

*
*    *

Fontaine sacrée à Fournols.

La fontaine sacrée de Saint-Pierre, au bourg de Saint-Paul, est une des sources à immersion les plus célèbres de la Corrèze. L’abbé Faurie, curé de Saint-Paul, m’engageait depuis longtemps à la visiter, et j’entrepris un beau matin ce petit voyage. Tandis que nous déjeunions dans la modeste cure, il m’apprenait qu’une centaine de personnes des arrondissements de Tulle et de Brive viennent annuellement en pèlerinage à cette fontaine. Là, chacun lave le membre endolori ou quelque partie de son corps souffrant. Certains se bornent à imbiber d’eau un linge qu’ils appliquent sur une partie de leur corps correspondant à un endroit malade chez des personnes de leur famille ou de leur voisinage qui n’ont pu entreprendre le voyage. Ceux-là font le voyage par procuration en quelque sorte ; on les appelle des roumius. Ils s’en vont par les brumes, accomplissant leur mystérieux voyage et emportant au retour, avec le linge mouillé, une bouteille d’eau avec laquelle ils l’humectent encore à leur retour. [p. 539]

Quand des enfants sont atteints de maladies de la peau et surtout de la teigne de lait, de faiblesse des reins ou des jambes, on les plonge entièrement dans la fontaine. On fait également usage de cette eau en lotions, mais jamais en boisson. Et s’il s’agit de plaies aux jambes ou aux bras, on doit avoir soin, paraît-il, de faire des lotions descendantes et non ascendantes.

Une immersion dans la fontaine sacrée de Saint-Pierre.

Les visiteurs choisissent généralement les lundi, mercredi ou vendredi, mais surtout le premier vendredi de la lune nouvelle. Ces visiteurs ou les parents d’enfants malades se livrent au cours de leur voyage à de nombreuses pratiques religieuses. Pour que ce voyage soit plus méritoire, plusieurs se feraient scrupule d’avoir recours à un véhicule, ils l’accomplissent à pied. La plupart même portent leurs provisions, ayant fait vœu d’éviter les auberges. Pendant les bains ou les lotions, ils récitent des prières.

Quelques malades reviennent jusqu’à neuf fois à la fontaine ; d’autres, à leur premier voyage, promettent de revenir en témoignage de reconnaissance le jour de la fête patronale ; c’est pourquoi le dimanche de la solennité de saint Pierre et saint Paul, les pèlerins sont fort nombreux.

« Tout naturellement, me disait le curé, on se demande si ces immersions dans l’eau de la fontaine, ou ces lotions, opèrent des guérisons. C’est là, n’est-ce pas, le point essentiel.

« J’ai constaté parfois des résultats surprenants. Mais ce qui rend la constatation difficile, c’est que les pèlerins ne tiennent pas généralement à faire connaître la nature de certaines maladies.

« Les voyages aux fontaines sacrées s’accomplissent avec mystère et les guérisons sont tenues secrètes. Malgré mes instances et malgré mes promesses désintéressées, je n’ai jamais pu obtenir qu’on me fasse connaître le résultat du traitement. Néanmoins, quand il vient quelqu’un d’une paroisse d’où précédemment étaient venues d’autres personnes que je connaissais, si je m’informe du résultat de leur voyage, la plupart du temps la réponse est favorable. C’est tout ce que je puis dire. Vous savez, d’ailleurs, que nos paysans ne sont guère bavards. »

Comme nous venions de terminer notre repas, la servante du curé entra pour nous informer, avec un air mystérieux et un peu effaré, que deux femmes, amenant un jeune malade, demandaient son concours pour opérer l’immersion dans la fontaine.

C’était un garçon d’une dizaine d’années, pâle et défait, marchant avec peine, tant était grande sa faiblesse.

La fontaine Saint-Pierre est abritée par une voûte en pierre de taille et fermée par une porte que le curé alla ouvrir d’un pas lent. Je le suivis, non sans ressentir une poignante émotion… l’enfant paraissait si malade et la mère avait dans le regard une si cruelle angoisse !

L’enfant fut vite déshabillé, la mère le prit dans ses bras et, après avoir mis dans sa main une pièce de menue monnaie, elle le plongea vivement dans l’eau glacée. Il en ressortit plus pâle encore, presque défaillant. [p. 540] On se hâta de l’essuyer et de l’habiller. Il reprit alors un peu de couleurs. Mais la mère était inquiète : « Le sou est resté », disait-elle.

M. l’abbé Faurie m’expliqua qu’il est d’usage, depuis les époques les plus reculées, de mettre une monnaie dans la main droite du malade qu’on va immerger, et même de faire, en espèces, des offrandes propitiatoires à la source. « Ah ! si l’on pouvait faire des fouilles dans la fontaine ! » s’écriait-il. La mère était inquiète avec raison : d’après la croyance populaire, si l’enfant, pendant l’immersion, saisi par la température froide de l’eau, laisse échapper la pièce, c’est de bon augure ; s’il la conserve, au contraire, dans sa main contractée, le pronostic est fâcheux.

J’interrogeai la mère et la réconfortai : « Ayez confiance », lui dis-je.

— La fontaine en a guéri de plus malades, mais il y a le sou… » me répondit-elle avec un sourire triste et les yeux mouillés de larmes.

Puis elle partit emportant dans ses bras son pauvre petit enfant…

La fontaine sacrée de Saint-Pierre appartient à la fabrique paroissiale, pour laquelle elle est un profit.

Dès lors, il devait se trouver un membre influent du Conseil municipal pour proposer de la laïciser. Que ne Iaïciseraient pas certaines gens ! La proposition fut repoussée.

Il me sera donné, j’espère, de compléter ce rapide aperçu sur les fontaines sacrées du Limousin en faisant connaître les légendes qui les concernent et en décrivant les fêtes populaires qui célèbrent leurs vertus. Nous assisterons à des rites étranges et mystérieux auxquels se livrent les pèlerins. Nous constaterons que des souvenirs du paganisme sont vivants encore et que l’humanité, en ses traditions, poursuit les rêves des premiers âges et, le plus souvent, de vains espoirs qui endorment un instant ses douleurs,

GASTON VUILLIER.

Ils s’en vont par la brume

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