Gaston Save. La Sorcellerie à Saint-Dié. Extrait du « Bulletin de la société philomatique vosgienne », (Saint-Dié), 13e année, 1887-1888,  pp. 129-174.

Gaston Save. La Sorcellerie à Saint-Dié. Extrait du « Bulletin de la société philomatique vosgienne », (Saint-Dié), 13e année, 1887-1888,  pp. 129-174.
Et tiré-à-part : Étude sur la sorcellerie à St-Dié ; suivie d’un tableau comparatif du nombre de cas entres les années 1600-1630. Saint-Dié, 1888, 1 vol. in-8°.

Yves-Plessis:n°951.

Gaston-Gilbert-Daniel Save (1844-1901). Peintre, graveur, illustrateur, historien et archéologue. Passionné d’histoire locale, il participe aux travaux de plusieurs sociétés savantes. Il devient membre en 1877 de la société philomatique vosgienne.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité les notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 129]

LA SORCELLERIE
A SAINT-DIÉ

Pour se faire une idée de la contagion de sorcellerie qui ravagea notre région pendant le XVIe et XVIIe siècle, on peut méditer ce passage de la Démonolâtriede Nicolas Remy (1), Procureur général de Lorraine :

« Je compte, dit-il, que depuis seize ans (1580-1596) que je juge à mort en Lorraine, il n’y a pas eu moins de huit cents sorciers convaincus envoyés au supplice par notre Tribunal, outre un nombre à peu près égal de ceux qui ont échappé par la fuite ou par leur constance à ne e1 rien avouer dans les tortures. »

Ce serait donc, pour cette période, une moyenne de cent accusés par année ; et si nous avions, pour Je reste de ces deux cents ans, des documents aussi précis, on arriverait sans doute à un chiffre total épouvantable.

C’est peut être un bien, pour l’honneur de ces deux siècles si féconds en grands hommes lorrains, que les écrivains contemporains se soient abstenus de faire ce compte et qu’il soit impossible de le reconstituer exactement aujourd’hui, à l’aide de nos Archives qui n’ont presque rien conservé de tant de procédures iniques. [p. 130]

Nous tenterons cependant de donner ici quelques chiffres approximatifs.

Quelles traces reste-t-il par exemple, dans les Archives, de ce nombre incroyable de procès dont se glorifie Remy, seize cents en seize ans ?

M. Dumont (2), après de longues et patientes recherches dans les documents de l’époque, n’a retrouvé, pour cette période, que les noms de 290 sorciers. En y ajoutant une trentaine de noms trouvés depuis, on n’arrive encore qu’au cinquième du chiffre donné par Remy.

Sur ce total, 18 cas seulement appartiennent aux localités comprises dans l’arrondissement de Saint- Dié, chiffre que, par de nouvelles recherches, nous avons pu élever à 28 cas (3), soit moins du cinquantième du total de Remy.

Nous verrons cependant, par d’autres documents, que notre arrondissement participait en moyenne pour un sixième dans le contingent total des sorciers en Lorraine, Ce ne serait donc pas 28, mais plus de 250 victimes (4) qui ont dû marquer les étapes de Remy autour de Saint-Dié. Car on le voit, dans son livre, parcourir les Vosges, pourchassant lui-même jusque dans les forêts des bandes effarées de prétendues sorcières ; comme à Marzelay où, en Décembre 1584, il fait brûler toute la famille Fellée ; à Fraize où, en Septembre 1589, il fait jeter au feu six jeunes femmes ; à Bertrimoutier où il campe six jours en 1598, décimant le village ; à Etival où il revient trois fois, en 1586, 1589 et 1590, et partout où il [p. 131] passe, suivi de ses estafiers sinistres, de nouvelles victimes hurlent dans les tortures et se tordent dans les flammes.

Cet homme s’est peint du reste tout entier dans une phrase féroce : « Ceux, dit-il, qui estiment que dans ce genre d’accusation il faut avoir pitié de l’âge, du sexe, de la simplicité ou de la séduction, sont des insensés et je les maudis. Pour moi qui, par un long usage, suis au fait de juger les sorciers, j’en dirai franchement mon avis, que je crois être la pure lumière de la vérité : c’est que je ne doute pas que, suivant toutes les lois, il ne faille, après les avoir déchirés par toutes sortes de tortures, les jeter au feu (5). »

Bien avant 1580, l’année où Charles Ill intima à son nouveau procureur « de ne donner aux sorciers un instant de repos, » la sorcellerie régnait déjà dans nos pays. M. Dumont n’a donné le nom d’aucun condamné, avant cette date, pour toute la Lorraine, et nous n’avons pu en découvrir que 10 dans l’arrondissement de Saint-Dié. Il faut attribuer ce faible chiffre aux lacunes de nos Archives dont la plus grande partie, et surtout la procédure judiciaire, écrite sur papier, fut considérée comme a sans intérêt et vendue au poids sous la Restauration.

Depuis le Xllle siècle, il y a des procès de sorcellerie dans les Vosges. On connaît le décret du duc Raoul : « Que celui qui fera magie, sortilèges, billets de sort, pronostic d’oiseau, ou se vantera d’avoir chevauché la nuit avec Diane ou telle autre vieille qui se dit magicienne, sera honni et paiera 10 (sols) tournois (6).

Errard, valet de chambre du duc Thiébaut, assure également « que sont en certains lieux gens de malencontre et mauvouloir qui, par sorcellerie, diablerie et négromancie [p. 132] ont pouvoir et métier d’affiquer en nœuds d’aiguillettes les pauvres époux… , etc. (7). »

Les juifs, à qui les ducs Mathieu II et Ferry III concédèrent à Saint-Dié toute la partie de la Grande Rue comprise entre l’Hôtel de ville et le grand pont, furent souvent accusés de sorcellerie. Richer, de Senones, raconte (L. IV, ch. 57) un fait de ce genre arrivé de son temps. Nous en donnerons le récit d’après Ruyr (8), qui y ajoute quelques détails.

Il advint que quelque temps après que ces juifs furent introduits en l’endroit de la ville que nous avons dit, un des leurs, estimé des plus subtil en nécromance, avoit suborné une pauvre fille de la ville, encore que chréstienne, pour servir aux affaires domestiques d’icelui. Elle, pour gagner les comodités de sa vie disetteuse, luy sert en tout ce qu’elle peut honnèstement. Un jour, comme à cet effect elle se fust transportée en la maison de ce juif, où il éstoit seul, viens, dit-il, mange, car aussi faut-il que tu travaille. Mais à peine a-t-elle heu et mangé ce qu’il lui avoit préparé, qu’elle se retreuve tellement assoupie par la violence des drogues et enchantements de ce perfide, qu’elle s’endort et perd tout sentiment : Quoy voyant, il serre les portes de son losgis, prend en mains certains outils et ferrements, ouvre les cuisses de cette pauvrette et luy tire, par la nature, la matrice où les enfants peuvent èstre conçeus, et se la réserve. Une heure après, comme le sort eust opéré son effect, cette fille s’ésveille, misérablement ésplorée par des douleurs insupportables qu’elle avait innocemment encourues par le maléfice de ce juif, qui de cette occasion veut la consoler, lui promettant merveille afin qu’elle n’en sonne mot. Mais quoy ! la douleur trop véhéente qu’elle souffre, et ne scachant encor bonnement le faict de sa mésaventure, s’éschappe de la maison, redoublant ses gémissements, au bruit desquels les femmes chréstiennes accourans et la voyans sortir de ce losgis, luy demandent la cause de ses cris. Je ne scay, dit-elle, mais je pâtis d’une extrême douleur en mes intestins, par le maléfice de cet homme juif qui a fait je ne scay quoy en moy, après m’avoir donné [p. 133] à boire et à manger. Ces matrones l’ayant conduitte en une maison, et recherchant curieusement recongneurent le mésfait , un certain bourgeois de la ville, prenant compassion de la fille, va la présenter au prévost du Duc, lequel ayant fait venir à soy le juif, Iuy fait son procès sur ses dénégations précédentes. Les chrèstiens, ésmeus de l’indignité du faict, luy représentent et confrontent la fille maléficièe par ses œuvres. Convaincu finalement, il confesse, sinon qu’il ne veut déclarer à quelle fin méschante il avoit perpétré un faict si horrible. Il est nèantmoins condamnè à la mort, on l’attache à la queue d’un cheval pour l’emmener au supplice. Il s’éscrie vers celuy qui le traîne de vouloir intermettre son cours et qu’il a à déclarer chose d’importance, mais éstant iceluy corrompu par les juifs à force d’argent, il ne luy permet de proférer un mot en présence du peuple, affin que ses consorts n’encourent disgrace de personne. Parvenu au signe patibulaire, il est soudainement éstranglè. Deux jours après, Ies juifs ayans rédimé son corps, l’ensepvelirent en un certain canton de terre qui leur éstoit désigné dans le ban et finage de Sainct-Dié, lequel depuis se nomme le cemitière des Juifs. Le manuscrit ne parle point que devint la pauvre fille.

France (Nord, St-Omer? région de Thérouanne? ). – Ecriture gothique.
Même main que le manuscrit Latin 1076 et que le manuscrit 111 de la
Bibliothèque de Marseille (Heures Thérouanne). 2 colonnes de 40 lignes.
– Parchemin. – 3 feuillets de garde + 394 feuillets + 3 feuillets de garde.
– 470 x 330 mm… Suite du texte Description :  Numérisation effectuée à partir
d’un document original. Description :  ff. 1-113. Robert de Boron,
L’Estoire del Saint Graal « Chil qui se tient et juge au plus petit
et au plus pecheor de tous, mande salus el comenchement de cheste estoire…
– … et comence mesires Robiers en tel maniere come vous porés oir,
s’il est qui le vous die. Or nous consaut sainte Marie. »

Un autre genre de sorcellerie est encore signalé dans ce passage des mémoires de Florentin le Thierriat (9) qui n’a pas encore été donné en entier et que le chroniqueur dit avoir tiré d’un ancien manuscrit.

En l’an que fut 1408 fut grande déconfiture de femmes que disait on avoir privaultés et blandities avec certain gentilhomme qu’avait châtel en Vosges et qu’avait nom Romaric Bertrand (10). Fut le sire de Nancey qu’estoit Senechal que fut en ordre por faire et parfaire ledit procès dont advint jugement. Parquoi fut le susdit Bertrand accusé d’avoir science de négromance et sorcellerie. Si fut one qu’en eut et advint qu’icelui avouat que par malengin et sorcellerie du diable avoit mis à mal meintes filles et femmes en tant que naguère en certain jour de la minuit à la deuxiesme heures avoit eu joyeuses amours et acointances de femmes que furent dix-huit de bon nombre en mème jour, lequel méfait les susdites femmes [p. 134] disoient et confessoient avoir enduré, à leur grand contentement, et saoulement de plaisir que n’avaient eu one en leur vie un tel pourchas. Mais advenant que le susdit Bertrand avoit grande repentance de ses dicts faicts et estoit au demeurant bonhomme et loyal sujet, fut par grâce de Mgr le Duc gratifié d’un prestre qui l’entendit à confesse et récipiscence, ce qu’on n’a voit usé en nos pays : encore que fut d’environs sept ans l’us de nos voisins de France.

On trouve dans Gravier (11) le procès d’Idate, femme de Colin Paternostre, du Ménil, « convaincue de triage, genocherie et matière contre la sainte foi… (etc.), que fut arsue, brûlée et fulminée » le 26 Aoùt 1482 à Senones, et l’on voit, par certains termes de la condamnation, que d’autres exécutions avaient déjà eu lieu dans cette localité.

Ce procès précède de deux ans la bulle d ‘Innocent VIII, Summis desiderantes, par laquelle il règle la procédure à suivre contre les sorciers (12).

Au XVIe siècle, la sorcellerie prend tout son développement. En 1550, Jeannon Didière est brûlée à Saint-Dié, et son jugement, résumé par Gravier (13), montre que bien d’autres avaient déjà été exécutées dans celle ville. En l’année 1540, des chaleurs excessives affectèrent certains tempéraments et les jetèrent dans de telles agitations qu’on les crut possédés du démon et que beaucoup furent jetés au bûcher. Puis l’arrivée des troupes allemandes allant au siège de Metz, en 1552, et qui apportaient de nouveaux germes de la religion réformée, fit confondre les crimes d’hérésie et de sorcellerie et les bûchers s’élevèrent de nouveau.

Les sabbats se tenaient à Ormont, sur Ies Roches-des-Fées, [p. 135]si régulièrement qu’il fallut les exorciser en 1555, et on y lit encore cette inscription :

D. 1555. DIE 2a FEB. J. D. E. Wildestèn
Exorcavit hunc lapidem.

Cette année, on fit périr de nombreuses victimes et, en résumé, il faut évaluer à plusieurs centaines le nombre des condamnations pour sorcellerie, dans notre arrondissement, pendant les cent ans qui précédèrent )a nomination de Nicolas Remy.

Il reste à étudier la période du XVIIe siècle. Si pendant les seize ans, dont parle Rerny dans son livre, on poursuivait en moyenne, chaque année, cent sorciers, cette moyenne ne semble pas baisser pendant les trente premières années du XVIIe siècle, d’après les documents qui nous restent. M. Dumont a relevé, pour cette période, 564 procès de sorcellerie en Lorraine. auxquels il faut ajouter près d’un tiers de cas inconnus de lui et mentionnés par divers auteurs modernes. A son exemple, nous avons rassemblé tous les noms des sorciers condamnés dans notre arrondissement et nous en avons dressé une liste par localités et par dates, que l’on trouvera à la suite de cette notice. Cette liste, plus complète que celle de M. de Chanteau, qui ne contient que 61 noms, s’élève à 250 cas ; mais forcément incomplète, par suite des lacunes des archives, elle ne nous paraît même pas représenter le tiers du total véritable, d’après l’estimation que nous avons faite plus haut du nombre de condamnations sous Remy et pendant les XVe et XVIe siècles. Nous évaluons donc le nombre total des sorciers brûlés dans notre arrondissement à plus de 600, et à 400 environ le nombre de ceux qui résistèrent aux tortures ou échappèrent aux supplices. Malgré les lacunes inévitables de notre liste, nous avons cependant cru pouvoir [p. 136] utiliser ces données pour tracer le tableau graphique qui se trouve en tête de cette étude, et qui, résumant les divisions de cette liste, permettra de comparer l’intensité et la date des diverses périodes de l’épidémie, pour chacune des parties de l’arrondissement, de 1600 à 1630.

La courbe (A) du nombre des cas en Lorraine (en y comprenant le Bassigny et les trois Evêchés) (14), est sensiblement parallèle à celle (B) des cas appartenant à notre arrondissement, et l’on voit que le total de ces derniers est, comme nous l’avons dit plus haut, le sixième du total des cas en Lorraine. De 1601 à 1606, nous sommes loin d’atteindre cette proportion, et tandis que la Lorraine élève de nombreux bûchers, nos populations sont calmes ; sans doute l’attention de Remy est-elle détournée d’un autre côté. Remarque curieuse, l’année de la retraite du Torquemada vosgien, 1606, est aussi celle du minimum des cas. Le maximum lorrain de 1608 n’a qu’une faible influence à Saint-Dié, l’année suivante. Mais de 1611 à 1616 se trouve notre maximum où nous fournissons plus de la moitié des cas, et en 1629 nous atteignons les 7/8 du chiffre total. Enfin, en 1632, les Suédois occupent le val de Saint-Dié, et cette année il n’y a aucun cas de sorcellerie.

Les courbes (C) et (D) permettent de comparer la partie de notre arrondissement dépendant de la juridiction du Chapitre, de celle qui en était indépendante, comme Raon, Etival, etc. Cette dernière semble avoir amené la contagion. En effet, à ses trois maxima de 1609, 1611 et 1616 correspondent trois maxima sur le territoire du Chapitre, mais régulièrement en retard de deux ans, c’est-à-dire en 1611, 1613 et 1618 ; celui de 1629 est seul concordant. Si le total des cas est légèrement plus élevé sur les terres du Chapitre, cela tient à une sorte d’état latent de la contagion, dans les dix premières années du XVIIe siècle ; mais en tenant compte de la [p. 137] difîérence de superficie des deux territoires, celui du Chapitre ayant une population triple de l’autre, et comme nous lui avons encore ajouté 22 procès jugés à Saint-Dié contre les sujets de ses possessions en dehors de notre arrondissement, il faut en conclure que les cas étaient relativement moins nombreux dans le val de Galilée, ou que la juridiction du Chapitre était plus douce que celles du Duc de Lorraine et des monastères voisins.

Les courbes suivantes caractérisent chacune des grandes divisions de notre arrondissement. C’est dans celle de Raon (courbe E) que commence la recrudescence de l’épidémie en 1609, et qu’elle atteint le plus haut degré en 1616 et 1629; c’est à elle qu’appartiennent plus de la moitié des sorciers de notre région (46 sur 75). Le ban d’Etival (F) a son maximum , en 1611, deux ans après Raon ; niais mieux surveillé, la décroissance y est rapide, et cette région. riche et bien cultivée, n’est entraînée que pendant cinq ans. Le ban de Fraize (G) a son maximum la même année qu’Etival , en 1611 ; mais il en diffère en ce que la sorcellerie y reste en permanence dans les montagnes, où chaque année on découvre quelques sorciers dans les masures isolées. La vallée de la Fave (H) est en retard sur les précédentes, ayant son maximum de 1611 à 16 18, avec une recrudescence en 1629, comme Raon. Puis Saint-Dié (ville) (15), où la sorcellerie semble à l’état latent, mais sans effervescence, n’a que trois faibles maxima en 1605, 1612 et 1650 (K). Enfin les domaines du Chapitre (I), compris dans le département de Meurthe-et-Moselle, mais dont les accusés sont jugés à Saint-Dié, ont leur maximum en 1615 (16). [p. 138]

Il est donc visible que la contagion de sorcellerie a suivi le chemin suivant : Raon, 1609 ; Etival , 1610 ; le ban de Fraize, 1611 ; Saint-Dié, 1612, et la vallée de la Fave, 1615.

A quelle cause attribuer cette marche régulière du fléau ? Nous le dirons après avoir étudié ce qu’était la sorcellerie dans nos pays et recherché si elle présentait vraiment un caractère de contagion morale,

Celte étude ne peut se faire que par la lecture attentive des procès. Un certain nombre de dossiers plus ou moins complets ont été conservés dans les archives, et quelques-uns déjà ont été publiés par MM. Dumont, Duhamel (17) et de Chanteau. En y joignant le procès inédit et complet que nous allons donner, ces documents suffiront pour se rendre un compte exact de ce qu’on appelait un sorcier au XVIIe siècle, car ceux qui se sont occupés de ces matières ont remarqué l’uniformité singulière de tous les procès, dans les accusations, dans les interrogatoires, et jusque dans les réponses des [p. 139] accusés. Les aveux, même arrachés par la torture, sont semblables et se suivent dans le même ordre ; en un mot, la ressemblance est tellement patente que, comme l’a dit très justement M. Reuss (18), dans son étude sur les sorciers d’Alsace, « quiconque a parcouru trente dossiers en a parcouru une centaine. »

Le procès de Bastien-Jean Viney fait partie des manuscrits de la bibliothèque lie Nancy (19). Il provient de la vente de M. Noël qui, dans son catalogue (n° 3945), dit le tenir de Gravier, qui lui-même l’acquit sans doute lors de la vente de nos archives.

Cette procédure date de l’année où l’on brûla le plus de sorciers dans notre arrondissement, en 1611, la dernière année de la vie de Nicolas Remy, celle où le ban d’Etival et celui de Fraize fournissent les trois quarts des exécutions de toute la Lorraine. Dans le canton de Fraize, une petite localité, Ban-Saint-Dié (20), eut cinq sorciers exécutés en 1611 ; c’est la dernière de ces victimes dont nous donnons le procès.

Bastien Jean Viney, d ‘après Ies pièces du dossier, est un cultivateur âgé de 50 ans ; sa sœur Mougeatte est mariée au lieutenant de Maire du Ban-Saint-Dié. Il est riche, achète souvent des terres, prête facilement son argent, quelquefois [p. 140] à gros intérêts, et l’offre aussi libéralement à des connaissances de rencontre, qu’il le refuse brutalement aux quémandeurs. Il subira donc à la fois les rancunes des obligés et des évincés. Il s’est marié deux fois : de sa première femme, Catherine, il a un fils établi à Wisembach, de la seconde, Jacquette, il a un jeune garçon nommé Adam. On lui connaît deux défauts : quand il a bu, il fait de grands gestes et divague tout haut ; quand il discute, il use de cette locution dangereuse : que le diable m’emport ! Donc il est sorcier. Le fait a été révélé par Catherine Bartremey, sa voisine qui, sorcière elle-même, fut mise à la torture quelques mois auparavant et, forcée de nommer des complices, l’a désigné comme l’ayant accompagné au Sabbat, sur le Brézouard. Catherine Bartremey a été brûlée, ainsi que Claudatte du Joué de Habaurupt, et Agathe Urbain, de Sachemont, et Michel Bartremey, dénoncés également par elle : cette quadruple exécution en appelle d’autres, et chacun s’empresse, en chargeant Bastien Viney, de se débarrasser d’un créancier gênant.

Voici d’abord les dépositions des témoins :

lnformations préparatoires faites par M. du Bois, lieutenant de maire pour le Chapitre de Saint-Diëz , suivant les réquisitions du procureur d’office, contre Bastien-Jean Viney, accusé des crimes de sortilège et vénéfice.(16 Décembre 1611.)

1er Témoin. Marguerite , veuve de jean Tisserand, du Ban de Saint-Diéz, déclare que sont cinq ou six ans, un sien fils nommé Claudel, pouvant lors avoir cinq ou six ans, se print en jouant à disputer avec le fils dudit prévenu, nommé Adam, dont son père fut mary et commença à menacer ledit Claudel, l’apellant jeune diable, et qu’il l’aurait dans peu de temps ou que le diable ait son corps et son ame, l’exhortant de se donner garde de luy ; ce que la déposante ouït dire de ses oreilles au prévenu. Environ l’este et l’automne suivant immédiatement, ledit Claudel estant accompagné dudit Adam, il monta sur le toit de la maison et venant par le tuyau de la cheminée, tomba du haut en bas dans la cuisine et se rompit [p. 141] une des courbes (côtes) en tombant sur icelles. Ladite déposante ouït le bruit et accourant à ladite cuisine, trouva ledit Claudel son fils tombé pasmé : revenu à soy, déclara laquelle cheute provenir de son imprudence. Néanmoins elle a doubté plutôt provenir des vénéfices dudit prévenu, réputé dès longtemps sorcier par bruit com¬rnun , pour se venger dudit Claudel au nom dudit et dans son fils.

Dit encore que trois mois ou tant après, estant ledit Claudel son fils tout seul en un meix, joindant leur maison, tenant un cousteau en main, il cheut de son haut, et comme elle déposante n’estoit guère esloignée, elle l’entendit pleurer et le trouvant depuis s’enquit de la raison de son pleur, aquoy il respondit pour la cheute qu’il avoit faicte dont il avoit reçu quelque douleur en un sien œil, ruais qu’il n’y avait plus mal, aussy n’y vit ladite déposante aucune marque ou cicatrice de pointe du cousteau. Or néanmoins dès le lendemain ledit œil recommença à pleurer et ledit Claudel à se plaindre, de manière que tous les médicaments y apportés et applicqués n’ont pu empescher que ledit œil ne soit esté perdu, lequel accident elle déposante soubçonne aux vénéfices dudit prévenu pour se venger dudit Claudel, suivant ce qu’il en avait promis,

A encore déposé que sur les derniers jours de son matit, le prévenu lui avait preste argent, et pour asseurance passé obligation, et par espécial abbout affecté une pièce de champ, ne l’ayant peu avoir d’acquest, comme il pensait et en avoit l’envie. Au bout de quelque temps, ledit son marit le laboura et y sema de l’orge, de quoy se moquant, ledit prévenu dit que Jean Tisserand avoit semé un beau champ d’orge, mais qu’il en serait empeschè d’y beaucoup moissonner ou recueillir, ce qui advint, car combien que ledit champ, d’un journal et demi ou environ, fut en bon estat et apparence de produire, sy n’y leva il rien, ce qui fit croire à elle déposante que sont esté les vénéfices dudit prévenu, en hayne de ce qu’il ne peut avoir ledit champ par acquest et fut ladite obligation achevée de payer par elle qui dépose. Autre chose ne scait. `

2me Témoin. Didier Barthrérney, du Ban-Sainct-Diez (21), âgé de quarante ans, dit qu’un certain nommé Michiel Pastioris , ayant eschappé des prisons de Tainctru, où il estait détenu pour faict de [p. 142] vénéfice, fut poursuivy par les Officiers qui taschoient de le ratrapper, et comme à cest effect ledit prévenu les vit arriver parmi le ban de Fraisse, il dit à luy déposant qu’en toute sa vie il n’eut plus grand paour. Ce qui fit penser au déposant que ledit prévenu craignait de soy mesme pour pareil crime, ainsy qu’il en est ung bruit commung.

3me Témoin. Jean Biétrix, du Ban-Sainct-Diez, âgé de 60 ans, a dit que sont sept ans ou environ, ledit prévenu retournait de Plainfain, et semble qu’il avait beu, auquel il dit, l’ayant trouvé devant sa maison, que s’il avoit affaire d’argent, il luy en presteroit, et qu’il avoit je ne scay quel diable dans soy, frappant contre sa poitrine, disant j’auray de l’argent, ne scait comme il l’entendoit, qu’est ce qu’il a dit, fors que par bruict commun il est réputé sorcier.

4me Témoin. Claudon Jean-Claude, de Plainfaing, âgé de 60 ans, dépose que sont quatre ans qu’il print d’admodiation la moitresse du Maire, Antoine Ferri, de Clevecy, audit lieu de Plainfain, et à quoi faire ledit prévenu l’ayda, pour de quoy se recongnoistre lui déposant lui promit de bonne volonté, sans y estre invité, de luy donner un voilon laictant (veau de lait), et comme ledict prévenu n’y faisoit la demande de luy mesme, et voyant que luy déposant ne satisfaisoit à sa promesse, la femme dudict prévenu vint au logis de luy déposant, mais ne peut dire si elle y étoit envoyée par son marit, laquelle s’adressant à sa femme, luy dict que son marit avoit en sa maison un petit tourélat (taureau), et que le sien lui en a voit aussy promis un, et sy elle le vouloit donner pour les nourrir ensemble. La femme de luy déposant, oyant ce, se print de parolles à celle dudit prévenu et dit que son rnarit avait seulement promis un voilon laictant et non un tourelat, ainsy se partit sans rien avoir. Ne peut dire sy elle déclara audit son marit telle responce, mais a bien retenu que dès lors ils n’ont pu nourrir ny eslever aucun taureau en leur maison, et en ont du achepter s’ils en ont voulu avoir, d’où ils soubçonnent vrayment que ledict prévenu, dès longtemps réputé sorcier, les aura empesché pour se venger de ne lu y avoir délivré ledit tourelat demandé.

5me Témoin. Mougel Voinequin, du Ban-Sainct-Diez, âgé de 56 ans, a déclaré que sont trois ou quatre ans, un sien cousin nommé Jean Olry luy avoit octroyé de prendre par vendition un sien champ pour vingt-quatre sous, ce qu’il révéla au prévenu, l’ayant trouvé au logis de Mangeon Pastioris, à quoy il respondit que le diable ait son aine [p. 143] s’il en vouldroit donner dix-sept. Voyant luy déposant que c’estoit peu de telles offres, et que luy prévenu le dissuadait de le prendre pour les vingt-quatre, il se doubla qu’il avoit envie de l’achapter et lui déclara le doubte qu’il en avait, à quoy il fit responce que le diable eut son corps et son ame sy ainsy estait. Nonobstant telles affirmations, ledit prévenu achepta ledit champ pour vingt-sept. Cela fait, trouvant ledit desposant, dict qu’il estait fasché contre luy pour l’aschapt dudit champ, mais que s’il le voulait pour le mème prix qu’il avait fait et en plus un resal d’avoine qu’il avoit meslé en ladite somme, qu’ainsy il lui céderait son marché. Mais n’y voulut ledit déposant entendre, mais répliqua qu’il en ferait la rectraicte, se prétendant la pouvoir et debvoir faire dans l’an du contraict, au moyen de la nourriture de beaux bestiaux qu’il avoit. Mais il arriva tout à rebours de son intention, car il fit perte des deux plus beaux touriaux qu’il eut, tout soudainement, de manière qu’il ne put faire ladicte retraicte. A l’opinion que telle infortune est due aux vénéfices dudit prévenu, dès longtemps répute sorcier.

Dit de plus qu’il avait une jument à laquelle vint le frouarre (?), et que ledit prévenu lui conseilla de s’en dessaisir et qu’elle mourerait, suivant quoy il la changea contre une vache dont ils ont refusé vingt escus et du faict peu après mourut, comme aussi ladite jument de Colas Humbert, la mort de laquelle ledit prévenu prédit, et doubte le déposant qu’il les aura fait mourir pour leur faire desplaisir.

Déclare pareillement que depuis deux ou trois ans il a achepté une pièce de pré d’une sienne belle-sœur dont ledit prévenu fut desplaisant , parce qu’il la voulait achepter et avait promis donner un costilon (robe) à sadite belle-sœur pour estre prèféré au marché, nonobstant quoy ledït déposant l’achepta. Depuis ledit prévenu luy dit qu’il ne viendrait à ses prises et qu’il lui en conviendrait renauder (regretter ?) En suitte de ceste année, ledit déposant a fait perte, tant de taureaux, génisses, vaches et chevaulx pour plus de trois cents francs qu’il a toujours soubçonné provenir des menaces précédentes et doubte qu’il avoit envie de l’appauvrir.

Dict finalement qu’estant en compagnie, il l’a ouï appeler meschant homme et larron par Colas Viney, sans qu’il en ayt poursuivy ni protesté de poursuyvre, raison de telle injure,

6me Témoin. Jean Colin Malgenre, de Plainfaing, agé de 50 ans, a [p. 144] déposé que sont sept ou huit ans, qu’ayant sorti de la maison ou hotellerie de Jacquot St Dizier et s’en retournant au sien accompagné dudit prévenu, et venu jusqu’es au jardin Borgne assez près d’un pray joingnant le bois, ledit prévenu dit à lui déposant qu’il a voit affaires, il ne le délaisserait. jamais, et qu’il avoit de l’argent quand il vouloit, et que le diable lui en donnait, ce qu’entendu, ledit déposant luy respondit qu’il n’en voulait avoir de telle façon. D’aussy tôt il le quitta et ne le suivit plus loing, se doubtant de luy. Le lendemain matin, Blaison Jean Biétrix s’enquit de luy déposant de ce qu’avoit dit ledit prévenu.

Lequel Jean Biétrix, ;3me témoin en ordre de la présente informaon, s’est ressouvenu de dire soubs le meme serment qu’il a presté que retournant un jour d’un finage avec ledit prévenu ; lui dit que l’on parlait qu’il manioit un diabolicque, que communément l’on appelle mariotte ou diable familier, et qu’il le luy prestat un peu de temps pour voir s’il luy donnerait argent. Respondit iceluy qu’il ne le voulait faire et qu’il ne le scauroit nourir.

7me et 8me Témoins. Conflrrnent la déclaration précédente.

9me Témoin. Jacquotte, femme de Colas Dany du Crény, agée de 24 ans, a dit que son marit, chapelier de son estat, et elle, estant nouvellement mariés, empruntèrent audit prévenu sept francs, monnaie du pays, pour les ayder à trafficquer et gaigner leur vie, soub parolle de payer chacune sepmaine deux blancs d’intérest le fran. Ce qu’ils manquèrent de faire deux sepmaines ou environ qu’ils allaient hault et bas, et luy firent présent d’un chappeau pour un sien garçon, mais on leur renvoya, ne scait s’il n’estoit propre. Puis acquitèrent l’intérest desdites deux sepmaines. Ne scait s’il fut indigné, mais a bien retenu que lesdits sept francs ne leur firent aucun profit, ains s’en allaient comme rosée et toute· la marchandise qui en provenait. Voire en ayans un jour achepté des carpes, elles moururent et eux pensèrent périr dans la neige du chemin , dequel accident elle a estimé pouvoir devenir des vénéfices dudit prévenu réputé sorcier communément.

10me Témoin. Humbert Colas Humbert, agé de 33 ou 34 ans, a dit que peu avant la St Jean, une sienne jument avec un poulain d’un an furent prins par ledit prévenu en dommaige dans un sien blé et les en mit dehors, puis vint dire à luy déposant que s’ils y allaient encore avant qu’il fut deux ans, il n’y iroient plus. Et jaçoit [p. 145] le peu de temps qu’il y a de telles menaces , il en a néanmoins senty les effects, car bien tost après, ladite jument devint malade, laquelle enfin se guérit et du depuis, ledit poulain devint malade, qui parfosi continue en son mal auquel on ne peut trouver guérison, ce qu’il estime provenir des faicts du prévenu dès longtemps soubçonné sorcier, afin de se venger dudit dommage.

11me Témoin. Colin Divoy, age de 40 ans, dit qu’estant à un festain de Blaise Voinequin où estait aussi ledit prévenu, il eut dispute avec luy après vin boire, de façon qu’il l’appela larron et dont il ne luy demanda aucune réparaon ni amyable, ni par justice.

12me Témoin. Jeannon, femme à Colin Mengeon Colin, de Plainfaing, agée de 45 ans, a dit que résidante assez près du voisinage dudit prévenu, elle avoit un bas de laine qui lui fut robé et ne scachant a qui le mescroire, fut enfin advertie qu’iceluy prévenu le chaussait. Pour de quoy estre mieux informée, se transporta au logis d’iceluy et cerchant parmy la cuysine, trouva sondit bas de laine dans des tricosses, qu’elle print aussi tost et sortant du logis, commença à crier haultement que ledit prévenu estait un larron, en la maison duquel elle avait retrouvé sondit bas, de manière qu’encor il ayt menacé ladite déposante de la faire mettre en prison pour telle im¬posture, cy est il néanmoins qu’il n’en fit rien. Au contraire fut envoyé devers elle un certain nominé Jean Musnier qui la conseilla de se taire et luy donna trois francs de la part dudit prévenu avec sondit bas. Depuis ce temps la lui sont survenues beaucoup d’infortunes de pertes de bestiaux qu’elle inférait présentement audit prévenu, attendu la réputation qu’il a d’être sorcier, afin de tirer vengeance de l’insulte qu’elle luy avoit faite.

Les quatre témoins suivantsdéposent de faits semblables. Ils ont fait des marchés avec le prévenu, ou lui ont emprunté des sommes dont ils n’ont pu payer régulièrement les intérêts, et se plaignent que leurs chevaux ou leurs bœufs sont tombés malades.

Le 17me et dernier témoin. Jeannon, femme à Mougel Blaison Jean Biétrix, agée de 40 ans, dit que sont environ neuf ans, retournant de son ouvrage comme aussy ledit prévenu, elle le rencontra tout joindant la maison d’Andreas Colas Pierredon. Voyant un nommé Claudon Quimbrot qui travaillait à un sien prey tout près, il commença de dire à la déposante que ledit Quimbrot venait bien à ses peines ou au bout de ses affaires avec contentement, semblant en estre [p. 146] mary ou envieux, que de luy il prenoit grande peine et ne prospérait rien. Adjoutant que s’il a voit un compagnon, il irait à la fougir (au sabbat) le soir de la veille Saint Jean, qui n’estoit guère loin de ce tems la, et si son compère Mougel marit d’elle déposante y voulait aller, qu’ainsy il s’y en iraient de compagnie. Ce qu’ouy, elle s’enquit où on allait et pourquoi faire, que quant à elle, elle avait entendu que certains jeunes hommes allaient à la fougir pour éviter d’estre coupé ou blessé en batteries ou querelles. Surquoy respondit ledit prévenu qu’il fallait aller au prey de Raves ou sur le Brixouard, et qu’il suffisait de partir contre nuit fermant pour y estre environ la minuit et que la estant, il se falloit jecter le visage contre terre après avoir premièrement invocqué le diable à trois diverses fois et quoyque l’on entendit ou vit, il ne convenait sonner mut et laisser emmy place un chappeau ou autre chose ; dans quoy par après le diable venoit mettre une graine ou branche de fougir ou fougière pour avoir du bien. S’enquit si premier il falloit point se confesser ou communier. Réplicqua que non et que quand un homme a voit prins cela, il s’en venait et estait tousjours homme de bien pourveu qu’il se signast. Ce qu’entendu, elle se partit de luy sans luy dire autre chose. Qu’est tout ce quelle a peu dire, fors qu’un jour elle le trouva es preix du Praindu qui estait seul et se démenoit des bras, jurant sa foy par deux diverses fois et s’arrestant sur ses pieds, sans compagnie d’hommes ou femmes avec luy.

Dit encore qu’elle ouït ledit prévenu dire à Jean Biétrix que par Dieu il fallait boire et avoir de l’argent, auquel ledit Biétrix repartit :

Preste moi ton diable. Auquel il respondit qu’il n’avait point de foin pour le nourir. Qu’est tout qu’elle a pu déclarer.

Signé : M. nu Bois, lieutenant de maire, et N. RICHARD, tabellion. Pour copie extraicte de l’original : N. MIETTE.

Trois jours après cette information préparatoire, le 19 Décembre 1611, le prévenu subit un interrogatoire du même lieutenant de maire, M. du Bois, Le procès-verbal (in-folio de 16 pages) relate toutes les questions du lieutenant et toutes les réponses du prévenu. Nous n’en donnons que les passages importants. fors que lon luy a adverty que Caterinne femme à Didier Bartrérney ( le 2me témoin), précédemment détenue pour le faict de sortilège, l’a chargé et accusé d’être son complice.

Requis s’il est bien net du faict de sortilège, dit qu’il n’en pense point estre chargé.

Enfin luy avons enjoinct de renoncer au diable et à ses adjuvans, ce qu’il a faict.

Puis vient un interrogatoire où le lieutenant reprend tous les faits de l’instruction. L’accusé n’en nie pas la partie sérieuse, telle que marchés, argent prêté, rencontre avec divers témoins, mais proteste qu’il n’y a rien de vrai, ni de possible dans les maléfices qu’on lui prête, et répond par des négations de ce genre :

Dit qu’il ne voie jamais la face de Dieu, s’il en est ainsy. Dit qu’il ne plaise pas à Dieu.

Dit qu’il ne l’a fait non plus que l’enfant qui est au ventre de sa mère.

Dit que son visage luy tourne sans devant derrière s’il a usé de telles parolles, etc.

Il se défend, du reste, avec énergie et présence d’esprit; ainsi les bas qu’on l’accuse d’avoir volés, il dit les avoir trouvés sur un fumier, sa femme les lava et les mit parmi les siens, voyant que personne ne les réclamait.

L’interrogatoire se termine ainsi :

Luy avons encore remonstré qu’il est impossible qu’il n’ayt commis quelqu’ung des maléfices dont l’avons interrogé, et que nonobstant il en disconvient indifféremment, ce qui nous fait croire qu’il se parjure notoirement, que pourtant il advise une fois pour toutes d’en dire la vérité, autrement que nous luy confronterons les témoins contre luy ministres qui luy soutiendront leurs dépositions véritables et dont il sera convaincu des faits par luy présentement déniés.

Il a encore respondu qu’il ne nous scaurait autre chose dire que ce qu’il nous a dit cy devant et qu’il est homme de bien.

N’ayant sceu tirer de luy aucune autre confession, nous l’avons renvoyé en une chambre jusques à autre ordonnance. [p. 148 ]

De tout quoy sont esté présents, David, l’orphèvre, et André Cairion, ambdeux bourgeois à Saint-Diey, tesmoins à ce requis.

Signé: M. Du Bors, lieutenant de maire, et N. RICHARD, tabellion. Pour copie tirée de l’original : N. MIETTE.

La pièce suivante, datée du 21 Décembre 1611, est le procès-verbal de la confrontation du prévenu avec les témoins :

Estant amené par devant nous, après qu’il a esté adjuré solennellement de dire vérité, luy avons remontré qu’avant fait il fut par nous interrogé sur beaucoup de faicts résultant de la procédure préparatoire contre luy instruite, desquels il en avait absolument disconvenu. Ce qui nous a donné subject de le faire convenir par devant nous, afin de scavoir si il a prins meilleur advis et si il est délibéré de nous déclarer tous et chacun des maléfices qu’il a commis depuis le temps qu’il est sorcier. Autrement que nous serons contraincts luy faire venir en confrontaon tous et chacun des tesmoings requis en informaon contre luy, lesquels luy maintiendront leurs dires véritables.

Il a respondu que jamais il ne fit mal.

Le voyant cy estre résolu de ne vouloir rien avouer, avons jugé estre expédient de passer oultre, et à cest effet, avons faict introduire et convenir par devant nous les tesmoings suyvants :

Chacun des dix-sept témoins répète alors ses déclarations, et le prévenu y répond exactement comme dans son premier interrogatoire, acceptant les faits vrais, repoussant toutes les accusations de maléfices. Le procès-verbal se termine ainsi :

Laquelle confrontaon ainsy faicte, avons remonstré audit prévenu qu’il veoit comme en sa présence tous lesdits tesmoings, ouys en informaon contre luy, luy ont maintenu leurs dires véritables, sans qu’il en ayt voulu reproscher aucuns et auxquels étant adjoutée plus de foid que non pas à toutes ses dénégations. C’est pourquoy nous l’admonestons encore ceste fois pour toutes, qu’il ayt à nous dire et déclarer franchement tous les maléfices et sortilèges qu’il a commis, avant que nous procédions contre luy avec les rigueurs de la question, laquelle nous serons contraints luy faire endurer au cas il persistera dans ses dénégations. [p. 149]

Il a respondu qu’il ne dira que ce qu’il scaura et ne veult damner son ame.

Voyans qu’il n’y avoit moyens de tirer de luy aucunes confessions, nous l’avons renvoyé en une chambre avec gardes jusques a autre ordonnance.

Desquelles ont été présents Andreu Cairion et David, l’orfebvre de Sainct-Diey, tesmoings.

Signé: M. DU BOIS, lieutenant de maire, et N. MIETTE.

On voit que celte première partie des interrogatoires ne révèle encore aucun fait patent de sorcellerie. Les témoins attribuent la maladie de leurs bestiaux aux « sorts » jetés par l’accusé, ne cherchant point d’autre raison des épizooties si fréquentes à cette époque, par suite de la communauté des pâturages.

Sur ces dix-sept témoins, douze reconnaissent spontanément avoir emprunté de l’argent à Bastien Viney, et l’un d’eux, qui n’a pu en payer les intérêts, se plaint naïvement d’avoir gaspillé cet argent « qui s’en alloit comme rosée. » Les rancunes mesquines et les haines secrètes ont beau jeu : l’inimitié héréditaire entre familles, des paroles de menace prononcées dans un moment de colère, l’âpreté du gain qui travaille l’esprit du paysan et même l’ingratitude pour les services rendus, tout se réunit pour accabler un innocent. On peut juger par là de l’état des esprits dans nos villages, à une époque pourtant éclairée et féconde en hommes instruits.

La justice ne fait rien pour contrôler ces faux témoignages, le serment de dire la vérité n’existe même pas. Aussi comprend-on les magistrats de Strasbourg qui, terrifiés de cette épidémie de dénonciateurs de sorciers, les faisaient coudre en un sac et jeter dans l’Ill du haut du Pont-du-Corbeau, quand leur témoignage était reconnu faux.

Pendant les confrontations, ces témoins qui n’épargnent [p. 150] ni les invectives, ni les menaces à l’accusé dont ils se croient les victimes, l’accablent d’inculpations absurdes et semblent croire de bonne foi à leurs propres inventions.

Et quelle défense peut opposer le malheureux à ces accusations terribles ? Il ne lui est permis ni de citer un témoin contradictoire, ni d’avoir un défenseur. Il n’a plus ni parents, ni amis, ni soutien. Dans un millier de procès, on n’a pas trouvé un. seul témoin à décharge, un seul accusé soutenu par un avocat. Les magistrats étaient d’avis que tout témoignage, tout plaidoyer en faveur des sorciers était payé par Satan, et le témoin ou l’a vocal devenaient eux· mêmes suspects de sorcellerie.

Si l’accusé, fort de son innocence, persiste dans ses dénégations et refuse d’inventer les mystères du Sabbat, qu’on le presse de révéler, )es juges ne voient dans celle attitude qu’un résultat de sa profonde perversion. Ils ont un moyen infaillible d’arracher ses aveux : la torture, il suffit que le procureur du Chapitre rende une ordonnance Je condamnant à la question et qu’elle soit approuvée par les échevins de Nancy. Cette approbation était une barrière que le Duc Antoine avait cru placer entre la vie et la mort de ses sujets ; mais en réalité, les échevins de Nancy semblent n’user de leurs lumières ey de leur influence que pour encourager à frapper les malheureux. L’avis qu’ils donnent n’est jamais que la sanction des sentences impitoyables, encore en aggravent-ils souvent la dureté. Aussi l’histoire a-t-elle réuni leurs noms à celui de Remy, dans la même réprobation (22).

On verra avec quelle rapidité se traitent ces formalités : le dernier interrogatoire de Bastien Viney est du 21 Décembre, [p. 151] le même jour l’ordonnance du procureur est rendue, et le 25 elle revient approuvée de Nancy. Voici ces deux pièces :

Le soubscrit Procureur d’Office de Messieurs les Vénérables, Doyen, Chanoines et Chapitre de Sainct-Diey, qui aveu la procédure extraordinaire instruite à sa requise par les Lieutenant de Maire et gens de justice pour mesdits sieurs audit Sainct-Diey, à l’encontre de Bastien-Jean Viney, leur subject du ban Sainct-Diey, prévenu et accusé du crime de sortilège et vénéfice, savoir l’informaon préparatoire, son audition de bouche, les récolements et confrontaons des tesrmoings, un extraict d’accusation de luy faicte par Catherine, femme à Didier Bartremey, convaincu dudit crime, par lesquels actes ledit prévenu se trouve chargé d’avoir causé la mort par maladie de plusieurs bestiaux et d’avoir invocqué le diable par jurements pour avoir argent de Iuy, mesme soubconné de l’aveu dans sa maison, nonobstant qu’il en fait négation, requiert ledit procureur, pour purger les indices violents qui résultent de ladite informaon, que le dénommé Bastien soit condamné d’ètre applicqué à la question ordinaire en y observant la médiocrité due à. justice, pour durant les tourments d’icelle estre exactement interrogé sur tous et chacquun des faicts dont il se trouve atteint, afin qu’estant du tout procès-verbal dressé et à luy procureur communicqué, il y puisse prendre telles fins et conclusions qu’il incombe à faire raison, sans préjudice néanmoins au cas qu’il ne se trouverait convaincu dudit crime, de faire informer ampliativement contre luy cy-après pour les faicts dont il est notoirement suspect, si faire le veult.

Faict audit Sainct-Diey, le XXI Décembre. Signé: J. CLÉMENT.

Celte ordonnance est approuvée par les échevins de Nancy, ainsi qu’il suit :

Les Maistre Eschevin et Eschevins de Nancy, qui ont veu le présent procès extraordinairement faict contre Bastien-Jean Viney, prévenu et déféré du crime de sortilège et vénéfices, dient qu’il y a matière d’appliquer les appareils de la question audit prévenu, et au cas que pourtant il ne vouldroit confesser chose aucune de ses prétendus maléfices , lui faire sentir les grésillons seulement avec médiocrité, et cependant de l’interroger bien particulièrement sur toutes et chacunes charges résultantes contre luy dudit procès, pour le [p. 152]  tout rédigé en escript et procès-verbal dressé y estre en après ordonné ce que de raison. Faict à Nancy, le XXIII Décembre 1611.

Signé : GUICHARD, DE GONDRECOURT, NOIREL, REGNAULDIN et MAImBOURG.

Pour copie prinse et extraicte de l’original : N. MIETTE.

Transportons-nous donc « en la tour dite Mathiatte, en laquelle on a accoustumé questionner. » L’accusé y est conduit six jours après, le 29 Décembre, devant le même Dubois, lieutenant de maire. Cette tour, de sinistre mémoire, car elle fut le donjon de Mathieu de Lorraine, Grand-Prévôt, était située au point culminant des jardins de l’évêché actuel (23). Sous le sol se trouvent les cachots, d’où les condamnés peuvent entendre les plaintes des victimes, et au-dessus, dans une salle basse, la chambre de torture. Là se tient le juge et ses deux assesseurs, sur une tribune, et en face, auprès des instruments de torture, le bourreau de la ville, ses aides et la vile personne, c’est-à-dire le tondeur de chiens et écureur d’égouts, dont le rôle était de raser entièrement l’accusé, homme ou femme, jusqu’au dernier poil, sous l’imbécile prétexte d’enlever tout refuge au malin esprit.

Les instruments de torture que l’on va appliquer à Bastien Viney sont les grésillons, l’échelle et les tortillons.

Les grésillons se composent de trois lames de fer se rapprochant à l’aide d’une vis qui les serre à volonté. Le bout des doigts du patient est introduit entre les lames jusqu’à la racine des ongles, pour les mains et pour les pieds, puis on serre cet étau jusqu’à l’écrasement. Il suffit d’avoir eu le doigt pincé, une fois dans sa vie, entre deux corps durs, pour se faire une idée de la douleur qui devait en résulter.

Le patient est ensuite couché nu sur une échelle horizontale de deux mètres et demi de long, les pieds attachés au barreau inférieur et les mains liées à une corde qui s’enroule [p. 153] sur un treuil fixé à l’autre bout. Par la traction, le corps se tend jusqu’à ne plus toucher l’échelle que par un point sous lequel on place une bûche taillée en couteau. La traction redouble, jusqu’à la désarticulation des membres, et cependant le patient, pour échapper à la douleur de ce couteau qui sous le poids du corps lui entre dans les chairs, fait d’horribles efforts pour s’arc-bouter en arc de cercle.

Enfin on lui applique les tortillons, c’est-à-dire des cordes enroulées plusieurs fois autour des bras, dans lesquelles, après les avoir nouées, on passe un bâton qui, servant de tourniquet, fait entrer les cordes dans les chairs à chaque impulsion.

Cependant, avant d’employer la torture, le juge fait un dernier effort pour obtenir des aveux spontanés, comme le constate le procès-verbal.

Interrogé s’il a pris meilleur advis et si il est délibéré de nous confesser la vérité de tous les maléfices et sortilèges qu’il a commis depuis qu’il est hanté et abusé du diable, il a répondu qu’il ne saurait dire aultre chose, sinon qu’il est homme de bien et que faisions de luy ce que nous plaira.

Voyant qu’il s’estoit arrêté à ceste résolution de ne rien confesser sans contrainte, l’avons fait razer de toutes les parties de son corps par la vile personne de Sainct-Diey, et admonesté de penser au salut de son ame et s’acquitter du serment, et le prester, en déclarant tous les maléfices qu’il a commis, il a respondu qu’il a toujours vescu à la crainte de Dieu, son bon maitre, et non aultrement.

Luy avons encore faict veoir les appareils de la question avec mnasses que la ou il ne vouldroit déclairer librement la forme et origine de la tentaon, comme aussi le nom du malin qui l’a tante, qu’ainsy nous serons contraincts lui faire sentir les rigueurs et tourments d’icelle. Il a dit que le bon Dieu luy soit en ayde et lequel il n’a jamais quitté.

Interrogé combien de temps il peult avoir qu’il est sorcier, dit qu’il ne fut jamais aultre que homme de bien.

Remarquans que nonobstant plusieurs interrogats à luy faicts, il [p. 154] n’y avoit moyen de tirer aucune confession de ses maléfices, avons ordonné à maître Poirson, exécuteur de haulte justice au duché de Lorraine, de l’applicquer à la question, suyvant les advis qu’en avons. Et de laquelle, ayant ledit prévenu senty les douleurs et tourments, il a prié pour l’honneur de Dieu d’estre mis a delivre et qu’il nous dira la vérité de tous les maléfices qu’il a commis depuis qu’il est sorcier.

Donnant lieu à sa prière, l’avons faict mettre à délivre et fait asseoir auprès du feu où estant il a commencé à dire : Que sont environ vingt ans, qu’allant à la montagne appelée Lamangarde, sise au-dessus de leur village, il trouva un petit homme habillé de noir, sans barbe, qui luy dit qu’il estait bien fasché contre Catherine, sa femme, pour ce qu’elle n’avait pas bien faict à son gré, mais qu’il la fallait excuser, même qu’il n’avoit pas beaucoup de moyens, et que si il voulait croire à luy, il luy en donneroit assez, à quoy il s’accorda, lequel luy fit (à son grand regret) renier Dieu, aussitôt luy disant qu’il s’appeloit Maître Napnel, puis le pinça sur l’espaule gauche, et duquel il reçut à deux fois de l’argent., comme il disoit, mais y regardant, ce n’estoit que de la poulcière, plus d’une sorte de pouldre de couleur jaulne, laquelle il disoit estre bonne pour faire mourir gens et bestes, adjoutant qu’il luy en donnerait encore d’aultre façon.

Interrogé sur qui il esprouva premièrement ladite pouldre, dit sur un sien petit porcq, lequel après avoir mangé de ladite pouldre qu’il avait jecté au devant de son logis, fut mort soudainement. A confessé avoir faict mourir feue Catherine, sa première femme, au moyen de ladite pouldre jaulne qu’il luy mit dans du potage, et ce en hayne de ce qu’elle avait donné du blé à manger à leurs porcs, et laquelle ledit maitre Napnel luy avoit dit qu’il guérirait, mais l’en ayant requis de le faire pendant sa maladie, il ne le voulut faire, adjoutant qu’il n’y pouvoit rien apporter, parcequ’elle avoit esté communier, et tiennent communément entre eulx qu’ils n’ont nulle puissance de donner guérison pour sortilège, lorsque les personnes ont receu le sainct sacrement de l’autel. A déclaré encore avoir avec de ladite pouldre voulu faire mourir un porcq à Mangeon Colas Humbert, et ce en hayne de ce qu’il prenait l’eau dans son prey pour abreuver un autre sien le joignant, qu’il avait acquesté. [p. 155]

A convenu que depuis qu’il est constitué prisonnier le dit maitre Napnel l’a esté visiter et trouver en prison, luy disant qu’il ne dise rien et qu’il endure tant qu’il pourrait.

Quoy sont entièrement tous les maléfices qu’il nous a peu confesser, nous suppliant de luy donner délay jusques à demain matin pour s’adviser de tout ceux qu’il peut encore avoir commis et desquels il ne manquera de nous en faire déclaraon, afin de faire le salut de son âme.

Interrogé en quel lieu il a esté au Sabat et assemblées du diable, a dit en un lieu dit à Mengin Fontaine où il banquetait avec plusieurs personnes y estant, mengeant de beaucoup de sorte de chair qui n’était guère bonne parce qu’elle n’était salée et faisait la cuisine Catherine, femme à Didier Bartremey du Ban St Diey, qui l’a cy devant accusé pour complice, et à son absence Marion, femme à Colas le Xongre.

Quelles personnes il aveu et recongneu audit Sabat, l’advisant de n’accuser personne à tort et malveillance ou désir de vengeance sous peine de perdre son ame. A dit qu’il y aveu et recogneu Colas Colignon décédé, Humbert Jeandel, Catherine, femme audit Didier Bartrerney, Marion, femme à Colas le Xongre, Hantzotte de Habarux, Mengeatte, femme à Andreas Colas Pierre, sa sœur, Didier Claudel, Didier de Noiregoutte et la vesve Jean Menginat de Scaurux.

Interrogé pourquoy il ne nous a pas déclaré librement, sur les rernonstrances que luy avons faites, avant que d’endurer aucun tourment de la question, la forme de sa tentation, ensemble les maléfices qu’il nous a déclarés avoir commis, a respondu que ledit maitre Napnel, son maître, estait en son corps qui l’empeschait de dire la vérité, lequel en est sorty par la bouche comme une fumée,

Voyant le tard arriver, avons laissé ledit prévenu avec gardes en ladite tour Mathiatte, jusques à demain matin, et à cest acte sont esté présents Dieudonné Virionni et David l’orfebvre, de Sainct-Dié, témoings.

Signé : M. Du Bois, lieutenant de maire, et N. MIETTE.

Ainsi, après avoir soutenu son innocence avec la plus grande fermeté, tant qu’il n’a pas subi les horreurs de la torture, l’accusé s’avoue sorcier dès que le bourreau lui a fait sentir les tourments. Il se déclare possédé du démon [p. 156] Napnel, démon de second ordre, car la véritable incarnation de Satan dans les Vosges, c’est maitre Persin. S’il n’a pas avoué plus tôt, c’est que maître Napnel l’a visité dans sa prison et lui a défendu de parler, qu’il est même entré en lui, durant les interrogatoires, et n’en est sorti, sous forme de fumée, qu’aux premières souffrances de la torture.

Peut-on supposer qu’une telle réponse n’ait pas été dictée, ou tout au moins suggérée par les juges ? On la retrouve invariab]ement la même dans tous les procès. L’accusé était enfermé dans ce dilemme : ou il s’avouait coupable, ou il se déclarait innocent, preuve qu’il était encore plus possédé du démon et il serait brûlé dans les deux cas.

Il ne faut, du reste, prendre la rédaction de ce procès-verbal que pour ce qu’elle vaut. Sous forme d’aveux spontanés de l’accusé, le juge transcrit ses propres réponses aux questions qu’il fait, se contentant d’un signe affirmatif du malheureux rompu par la torture. S’il était sténographié, l’interrogatoire aurait celle forme :

En quel lieu se tenait le Sabbat ? N’est-ce point à Mengin¬Fontaine ? ¾ Oui. ¾N’y avez-vous point banqueté avec plusieurs personnes ? ¾Oui. ¾Qui faisait la cuisine ? N’est-ce point Catherine Bartrerney ? ¾Oui, etc.

L’effroi et la souffrance paralysant l’imagination du patient, le juge le dispensait d’inventer lui-même les mystères du Sabbat et le détail des maléfices, en lui posant une interminable série de questions de détail, qu’un formulaire et son expérience de procès semblables lui fournissaient. Sous la pression des intolérables douleurs de la torture, Je patient répondait par un geste, se hâtait d’avouer tout ce qu’on voulait, préférant la mort, qu’il savait maintenant inévitable et prochaine, à ces incessantes souffrances.

Quelques- uns cependant résistèrent aux plus cruelles [p. 157] tortures et nièrent jusqu’au dernier moment, Parmi ces courageuses victimes, il faut citer Jennon, femme de Claudon Georges, de Sainte-Marguerite (1599), Claudatte, fille de Jehennen Marchal, de Moyemont (1615), Jennon, veuve Je Colas Paticier, de Saint-Dié (1610), et surtout Dominique Cardet, curé de Vomécourt, torturé à Saint-Dié et à Toul, en 1652, et dont il est impossible de lire, sans frémir d’épouvante, le long procès-verbal de torture qui relate fidèlement tous les cris d’angoisse du patient. La fermeté de ces innocents fit pâlir les bourreaux ; elle aurait dû convaincre des magistrats, elle ne les rendait que plus impitoyables.

Mais les aveux de Bastien Viney n’ont pas encore satisfait ses juges. Il lui faut passer par toutes les questions du formulaire. On l’amène de nouveau à la Chambre de torture.

Le lendemain matin, nous, Lieutenant de Maire et gens de justice susdits, sommes de rechef allé trouver ledit Bastien prévenu, auquel avons demandé s’il est bien commémoratif des confessions que nous fit hier du jour et si c’est la vérité, mesme qu’il ayt à nous déclarer les aultres maléfices qu’il peut avoir commis, tant ceulx portés en son informaon qu’autres, suyvant la promesse qu’il nous en fit hier, à notre partement d’auprès de luy, et s’acquitter du serment que luy avons faict prester de rechef de dire vérité.

Il a respondu qu’il a fort bonne souvenance de tous les maléfices qu’il nous a confessés et que c’est la pure vérité et a dit qu’il se veult acquitter totalement de ses faultes et les veult déclairer librement et a desuitte déclairé que sont environ cinq ans qu’il s’en allait à Visembach veoire un sien fils qui y réside, il rencontra devers luy en son chemin un grand homme noir qui luy dit qu’il étoit bien fasché contre Jacquotte sa femme, et que si il voulait croire à luy, il aurait du bled assés, ce qu’il fit, et à l’instant luy fit renier Dieu et son baptême et le pinça sur l’espaule gaulche et sur le front et luy dit qu’il s’appeloit maitre Persyn, luy donna de l’argent dans un cornet de papier, mais y ayant regardé peu après, ce n’estoit que de la poulcière et de la pouldre de deux sortes, l’une noire pour faire mourir, et l’aultre verte pour guérir. [p. 158]

Interrogé si lorsque ledit maitre Persyn le tenta, il recongnut pas quelle estait sa forme et conunent cela se peult faire d’avoir deux maitres au Sabat, il a encore respondu que comme ledit Persyn le tanta en la forme cy dessus, et le pinçant comme il a déclaré, il luy dit qu’il estoit desjà séduit d’ailleurs et recongnoissant la marque du diable qui l’avait tousché, luy déclarant le nom d’iceluy et l’appelant maitre Napnel, ores que luy ne luy en eut aucunement parlé, luy spécifiant le temps, le lieu et quantité des années qu’il y avoit qu’il estoit sorcier, veoir le prix qu’il avoit convenu de donner annuellement audit Napnel le soir des Noires Rois, qu’estoit une poulle noire qu’il luy donnait en main sur heure prime de nuict, puis l’ayant prinse se disparasoit, le tout afin qu’il fut exempt de commettre beaucoup de maléflces, à sa solicitance qui le menassoit de le tuer et le pincait avec des grosses pattes, avec griffes fort longues et noires.

Dit encore qu’il esprouva ladite pouldre noire dudit Persyn sur deux siens jeunes vailons (veaux) et deux siens porcs, par chacune année un, donnant audit vailon à leschie de ladite pouldre dans sa main, et auxdits porcs y en jectant dans l’auge où ils mengeaient, meslée avec des anoydiés (?) quand ils retournaient des champs.

A confessé qu’ayant le fils de feu Jean Tisserand, nommé Claudel, disputé avec Adam son fils et s’entrebattu, luy prévenu en fut mary et n’osant s’en venger de paour du malgré du dit Tisserand, ledit Percyn s’apparut soudainement a luy et dit qu’il exécuteroit son intention s’il voulait, sans rien craindre. A l’instant même, comme ledit Claudel estoit monté sur le tuyau de leur cheminée avec autres jeunes garçons, iceluy tomba du hault en bas dans la cuysine, aussitot ledit Persyn trouva en son chemin ledit prévenu et luy déclara l’effect de son entreprinse et que ledit prévenu en avoit esté transsy. Mais qu’aussitot il le fit revenir à soy, et que comme son intention n’estoit de le faire mourir, ains de luy apporter quelqu’incommodité en son corps, dès lors nième l’oeil luy commença à troubler et continuant de mal en pis, l’a perdu comme nous l’avons veu.

A déclairé qu’ayant envie de nuire a Mougel Voinequin pourcequ’il avoit envie de retirer des mains dudit prévenu un champ qu’il avoit achepté de Jean Oiry, se trouvant en un Sabat, ledit Persyn luy ayant demandé que si il ne voulait pas effectuer sa mauvaise [p. 159 ] volonté et luy ayant respondu que si luy la voulait mettre à effect il en estoit content, iceluy Persyn et une nommée Cathelon, femme à Colas Simon le Vieux en prindrent charge, et du taict firent mourir aux Voinequin deux touriaux, une vache et un cheval.

Il dit estre vray qu’à plusieurs et divers tesmoings produits des informaons contre luy, il a dit qu’il avoit de l’argent quand il voulait, mais entendait cela desdits maîtres Napnel et Persyn, desquels il en a receu plusieurs fois, leur en demandant, estimant qu’une fois entre autres, ils luy en donnaient du bon, mais ils l’ont toujours trompé, d’aultant qu’en y advisant, il a tousjours trouvé des feuilles de chesne et de la poulcière.

A convenu de l’usure des dix-sept francs qu’il presta à Jacotte la chapellière et recevait d’elle ou de son marit deux blancs du franc par chacune sepmaine. A dit que ledit maître Persyn, son maitre, le vint trouver et luy persuada que Marie, femme à Didier Jean Méline, qui l’apelloit meschante femme, lui faisait tort pour la maison qu’il avait acheptée de son maryt, qu’il lui falloit faire quelque destourbire pour se venger d’elle, à quoy il donna son consentement et ainsy luy fit ledit Persyn mourir des chèvres.

Convient qu’à l’aide dudit Persyn, son maître, il a fait mourir à Blaison Voinequin deux touriaux, l’un une fois et l’autre six sepmaines après, et une vache demi-an après, pour ce qu’il luy rendait l’argent qu’il luy avoit preste.

Dit qu’estant fasché d’avoir trouvé en dommage dans un sien prey le cheval de Jean Mandray, ledit martre Percyn, le plus contrefaict de ses deux maitres, se transforma en loup, estrangla ledit cheval et le destrippa, l’ayant trouvé dans le prey Mangeon Colin, du consentement de luy prévenu, auquel ledit Persyn vint dire le lieu où il avoit exécuté son faict, et ce pour se venger dudit dommage.

A confessé que sont sept ou huit ans qu’un vendredy soir ledit maître Napnel vint heurter à sa porte du côté du meix (jardin), accompagné qu’il estait de Marion, femme à Colas le Xongre de Noiregotte, les sommant d’aller à la fougire par compagnie, afin d’avoir argent. Si tost que luy prévenu et ladite Marion eurent pissé sur le pied dudit Napnel, ils se trouvarent au prey de Rauve et au Bresvoir, où ils se jectarent la face en terre, appelants le diable par deux fois, qui arrivant leur donna de l’argent dans un cornet, mais il n’y avoit rien dans le sien, non plus qu’en celuy de ladite Marion, [p. 160] ainsy qu’elle lui a recongneu, que des feuilles de chesne, et laquelle Marion ledit Napnel emmena ….. et qu’il en fit …. et luy ne la trouva que longtemps après au prey de Rauves.

A finalement confessé qu’à diverses fois ledit maître Napnel, son premier maitre, l’a bien battu, parce qu’il ne voulait faire mourir plusieurs bestes, comme il l’en sollicitoit, jusqu’à ce qu’il eut accord avec luy de la poule noire cy dessus mentionnée.

Que sont entièrement tous les maléfices que dit avoir commis et qu’il en a soubvenanoe, nous suppliant de le croire ainsy que de nous contenter de ce qu’il a déclaré.

Interrogé quelles personnes il a veu et recongneu audit Sabbat, outre iceulx cy devant déclarés, l’advisant de n’accuser personne à tort, sous peine de dampnaon éternelle, a dit qu’il a veu et recongneu outre les précédents, Mougel Pastioris, de Plainfaing, présentement absent du pays, Cathelon, femme à Colas Simon le vieux, subject à Messieurs les comtes et barons (de Ribeaupierre ?), Louys Combault et Claudate des Joyes, de Habarux (24).

En quel lieu se tenait ledit Sabbat et ce qu’il y faisait avec ses complices, et combien de fois il y alloit par an, dict à Mengin Fontaine six ou sept fois par an, où les susnommés banquetaient et mangeoient des oisillons, outre les chairs qu’il nous a dit, mais mal assaisonnés, d’autant que le sel manquait, que n’y voyait pain ni vin, que le feu ne cuysoit pas bien les viandes et n’estoit semblable à cet ange de Dieu qu’il voyoit, qu’estoit le feu auprès duquel il estait (25), et ledit Sabat fini, ne se voyoit aucune marque du feu ni de ladite cuisine. Que il a dansé avec ses complices audit Sabat, ains avec menestrier, ains en rondeau, comme font les filles, chantant à qui mieux, tournant néanmoins dos contre dos.

Enquis ce que de plus il a veu faire audit Sabat, dit que lesdits banquet et rondeau finis, il a diverses fois aydé à faire de la gresle, et ce par le moyen de petites baguettes blanches que ledit maitre Napnel à eux baillait, avec lesquelles ils battaient sur l’eau d’un ruisseau qui estait audit lieu de Mengin Fontaine ou à l’environ, dans laquelle au préalable ledit maitre Napnel avoit mis la main, puis se levoient des brouillards en l’air et en tomboit instant de la gresle. [p. 161]

A finalement déclaré qu’au moyen de ladite poule noire qu’il donnoit audit Napnel il a eu tresve avec luy afin de ne faire mourir gens ni bestes, mais avec ledit maitre Persyn il n’a sceu composer de façon que ce soit, qu’il ne luy ayt faillu tousjours obéyr, soit par maléfices de soy-mesme commis ou par consentement. Lequel l’a toujours assisté tant en prison qu’en la chambre où l’avions faict mettre auprès du feu, menassant de l’estrangler en l’un et l’autre lieu, le jour qu’il serait tiré de prison, s’il entrait en confession de ses maléfices.

Qu’est entièrement tout ce que avons peu tirer de luy, avec promesse qu’il nous a faict que si il se remict en mémoire d’avoir commis aultres maléfices que ceulx qu’il nous a déclarés, il ne mancquera de nous les dire et desclarer. A ceste promesse ayant obtempéré, nous avons laissé ledit prévenu auprès du feu avec ses gardes.

Et à ceste sont esté présents Francois Colas Francois et David l’orfebvre de Sainct-Diey, tésmoings.

Signé : M. Du Bois, lieutenant de maire, et N. MIETTE.

On voit qu’à ce second interrogatoire Bastien Viney étend ses aveux. Il reconnaît avoir un second démon, maître Persin (26), dont la veille il n’avait pas la moindre connaissance. Les détails de sa rencontre et de sa tentation sont exactement les mêmes que pour maître Napnel, Il est vrai que tous les sorciers des Vosges les racontent presque identiquement. Faut-il donc supposer que tous ces gens de contrées différentes se soient donné le mot pour bâtir cette fable, ou qu’ils [p. 162] répètent textuellement une histoire entendue dans les veillées et qui ne varierait même pas avec les localités ? N’est-il pas plus naturel de conclure de l’uniformité de ces aveux que ces réponses étaient suggéréesaux inculpés par les juges. Il existait un formulaire de toutes les questions à poser, peut-être rédigé par Nicolas Remy. M. Stœber a publié le formulaire complet du tribunal d’Altkirch (27), les autres ne nous sont pas parvenus.

L’accusé était ainsi amené à avouer des faits qui lui étaient totalement inconnus, qui n’étaient jamais arrivés et dont l’absurdité manifeste et l’impossibilité absolue ne sont pas discutables.

Que l’on compare, par exemple, toutes les révélations sur les mystères du Sabbat contenues dans ces procès. C’est sur ce point que l’imagination des sorciers devait se donner libre carrière et inventer les cauchemars les plus diaboliques. Loin de là ces prétendues orgies sataniques sont de la plus vulgaire monotonie. On y retrouve invariablement les viandes mal cuites et sans sel, sans pain ni vin, parce que ces substances sont consacrées par la religion, puis la ronde dos à dos, les cornets d’argent ne contenant que poussière, et enfin la formation des nuages de grêle en battant l’eau de baguettes blanches. Cette absence d’invention serait singulière chez des gens suspects d’imagination désordonnée, si elle ne provenait justement du formulaire suivi invariablement par les Juges.

Mais Bastien Viney doit subir encore un dernier interrogatoire.

Cette fois le malheureux ne peut plus douter de la fin qui lui est réservée, « il convient l’avoir méritée, » et s’il [p. 163] persiste dans les aveux ridicules que la torture lui a arrachés, c’est qu’il espère qu’ils lui seront comptés et qu’ils lui vaudront une mort moins horrible et peut-être son pardon. Les juges, en effet, ne reculaient pas devant un mensonge pour venir plus facilement à bout de l’obstination de l’accusé, alors même qu’ils savaient bien que la vie de ce malheureux était irrévocablement perdue. Bodin explique longuement cette théorie de l’æquivocatio uerborumdans sa Démonologie ; il suffisait, pour mettre la conscience du juge en repos, d’employer des paroles à double sens, en faisant espérer son pardon à l’accusé s’il avouait franchement. Quand le juge disait : Avouez tout et vous serez sauvé, il sous-entendait : de la damnation éternelle.

Ainsi Bastien Viney montre jusqu’au dernier moment la même complaisance à avouer toutes les inventions de ses juges et à dénoncer de nombreux complices. C’est ce dernier point surtout que le nouvel interrogatoire tient à préciser.

Le mesrne jour, environ sur les trois heures après midy, nous lieutenant de maire et gens de justice susdits, avons allé trouver ledit prévenu, auquel nous avons demandé s’il est bien recors et mémoratif des confessions qu’il nous a faict, tant hier du jour qu’aujourd’huy matin, et sy elles sont vrayes et y veult persévérer, il a respondu que toutes les confessions qu’il nous a faict touschant ses maléfices contiennent la pure et entière vérité, et y veult persister jusques à la mort. Et pour l’expiaon desquelles il convient l’avoir mérité, priant à Dieu luy vouloir faire la grâce de l’endurer patiemment quand il sera sa volonté de la luy envoyer, auquel il crie mercy de l’avoir si griesvement offensé, à ses seigneurs par justice, nous suppliant de croire qu’il s’est acquitté entièrement du serment qu’il nous a presté et déclairé tous ses maléfices sans en avoir obmis aucun.

Interrogé si pareillement il persiste à l’accusaon de ses complices, l’exortant néanmoins de n’accuser personne à tort, sur la perdition de son ame, il a dit qu’il est bien asseuré d’avoir veu et recongneu tant audit Sabat de Mengin-Fontaine qu’à un autre à Noiregotte, [p. 164] auquel lieu il a esté seulement deux fois, les préduclarès auxquels il maintiendra son accusaon s’ils Iuy sont présentés en confrontaon.

Interrogé comment il allait au Sabat, dit qu’il sortait de sa maison en forme d’un gros rat, de paour d’estre descouvert de sa femme et enfans, et par après s’en alloit à son pied jusques audit lieu, où estant il y avait ledit Persyn qui estait à la main droite, joignant luy Catherine, femme à Didier Bartremey, et luy prévenu après, et aultres ensuivant, et ledit Napnel à la gaulche, joingnant luy Marion, femme à Colas le Xongre de la Noiregotte, et autres personnes après luy qu’il ne peult bonnement déclairer et nommer, parce qu’elles a voient des faulx visages.

Voyant qu’il nous a asseuré estre entièrement tout ce qu’il estime avoir faict et commis, tant par soy qu’à la sollicitaon desdits maitres Napnel et Persyn, avec parolle de nous dire s’il s’en remet en mémoire d’aultres, luy avons livré la main du tout, à charge de déclarer à son père confesseur ce qu’il aura peu mancquer de nous déclairer.

Et à cest sont esté présents· David l’orfebvre et Francois Colas Francois, derneurants à Sainct-Diey, tesmoings.

Signé : M. Du Bois, lieutenant de maire, et N. MIETTE.

Ainsi dans ces trois interrogatoires où l’on a surtout remarqué l’insistance du juge pour obtenir les noms d’autres sorciers ayant assisté au Sabbat, Bastien Viney a désigné douze complices qui, torturés à leur tour, en dénonceront de nouveaux. Comment ces noms sont-ils venus à l’esprit de Bastien Viney, car on ne peut supposer cette fois qu’ils lui aient été suggérés ? C’est que forcé de donner des noms quelconques, il a choisi ceux contre lesquels il nourrissait des ressentiments. Dénoncé lui-même, il se venge en en dénonçant d’autres (28). On voit sur quelles bases fragiles s’élèvent ces accusations terribles et comment plus on brûle de sorciers,plus on en voit surgir. Voilà la raison de cette [p. 165] prétendue contagion, de ce mouvement de translation du fléau que nous avons remarqué dans notre tableau graphique. Un sorcier en fait exécuter dix autres. Quand une localité est décimée, le juge se transporte ailleurs. Nicolas Remy a laissé des élèves qui, comme lui, commencent par créer le fléau pour avoir la gloire de l’écraser. Ils parcourent successivement Raon, Etival, Fraize, Saint-Dié et la Fave, de 1609 à 1615, se reposent jusqu’en 1629 et reprennent leur œuvre, qu’heureusement l’approche des Suédois vient arrêter en 1652. Sans l’invasion des alliés de la France les massacres auraient continué, comme dans les pays protestants : en Suède où l’on poursuivit en 1669, à Mohra, 300 enfants de 4 à 16 ans, dont 15 furent mis à mort ; en Suisse, où Anne Gœldi fut brûlée à Glaris en 1782; en Allemagne, où les deux dernières sorcières furent suppliciées à Posen en 1795 !

Et cette invasion des Suédois nous servira d’argument, car puisqu’ils étaient eux-mêmes plus infestés de sorcellerie que nos paysans, leur arrivée aurait dû être marquée par une recrudescence, si la sorcellerie se gagnait comme une contagion. Au contraire, elle cesse, parce que l’attention des magistrats est détournée par des évènements plus graves et qu’ils ne pouvaient plus continuer leurs tournées d’inquisition dans les campagnes.

Mais les juges de 1611 étaient persuadés de leur infaillibilité. « Ma justice est si bonne, disait Remy, que seize qui furent arrêtés l’autre jour n’attendirent pas et s’étranglèrent tout d’abord. » La terreur des flammes leur faisait trouver cette mort douce, et l’on voit qu’ils connaissaient la justice de Remy.

Bastien Viney n’eut pas longtemps à attendre ce terrible arrêt. Dès le lendemain, sans débat, sans jugement, il était condamné en ces termes : [p. 166]

Veu par le soubsigné Procureur d’office de Messieurs les vénérables, Doyen, Chanoines et Chapitre de Sainct-Diey, la procédure extraordinairement instruite à sa réquise par les Lieutenant de maire et gens de justice à l’encontre de Bastien Jean Viney, leur subject du Ban Sainct Diey, prévenu et accusé du crime de sortilège et vénéfice, nommément fait de la question à luy donnée, suyvant l’advis de Messieurs les Mre Eschevin et Eschevins de Nancy en datte du 29e Décembre, année présente 1611, contenant les maléfices par luy commis, ensemble l’accusaon de ses complices, avec les actes de persistance en icelles avec leurs adjonctions. Dict que par iceulx ledit Bastien prévenu est suffisamment atteinct et convaincu dudit crime de sortilège et vénéfice, pour réparaon duquel requiert le procureur qu’iceluy soit condamné d’estre conduit au carguant par l’exécuteur des haultes justices au Duché de Lorraine et y exposé à la veue du peuple quelque peu de temps à exemple, puis mené au lieu où l’on a accoustumé supplicier les délinquants, y attaché à un posteau expressément érigé et contre iceluy estranglé, tant que mort naturelle ensuyve, son corps arse, bruslé et mis en cendres, ses biens déclairez acquis et consignés aux seigneurs qu’il appartiendra, sur iceulx au préalable prins les frais de justice raisonnables. Faict audit Sainct Diey le pénultième Décembre 1611.

Signé : J. CLÉMENT.

Mais cette condamnation devait, pour être valable, avoir été approuvée par les échevins de Nancy, et cette approbation, qui suit, étant datée du lendemain même du prononcé du jugement, il faut admirer la rapidité des communications et la célérité de la justice à cette époque.

Les maître Eschevin et Eschevins de Nancy qui ont veu la présente procédure extraordinaire faite contre le dénommé Bastien Jean Viney, prévenu de sortilège et vénéfice et notamment ce qui a esté faict et besongné depuis leur advis précédent du XXIII du présent mois, client que ledit prévenu, par sa propre confession et recongnoissant volontaire et perséverement icelle, est suffisamment atteint et convaincu du crime de sortilège et vénéfice. Pour réparaon de quoy y a matière d’adjuger au procureur d’office ses fins et conclusions definitives cy dessus. Faict à Nancy, le dernier Décembre 1611. [p. 167]

Signé : N. BOURGEOIS, DE GONDRECOURT, NOIREL, REGNAULDIN, MAIMBOURG et BOURGEOIS, Eschevinet Eschevins.

Pour copie extraicte de l’original, signée par le soubscrit tabellion, N. MIETTE.

Deux jours après, les préparatifs du supplice se faisaient sur la place du Chapitre, aujourd’hui place des Vosges, auprès de la Pierre Hardie qui occupait le milieu de cette place et sur laquelle se faisait la publication des actes et jugements et l’exposition des condamnés. Le bourreau, maître Poirson, avait dressé un poteau de trois mètres, auquel était fixé le carcan. Au pied de ce poteau et l’entourant, un bûcher de un mètre et demi formait une sorte de piédestal au patient, et s’élevait encore autour de lui jusqu’à la hauteur de trois mètres, excepté sur le devant, afin que la victime restât visible dans cette sorte de niche enflammée, tournée dans l’axe de la grande rue.

Bastien Viney, accompagné de ses juges, est amené sur la Pierre Hardie, et là, comme dernière formalité, le greffier du Chapitre dresse l’acte suivant, qui le livre aux officiers du Duc, ayant seuls le droit d’exécuter les criminels.

Scachent tous que ce jourd’huy troisiesme du mois de Janvier mil six cents et douze, en présence de moy tabellion juré soubsigné et tesmoings cy embas dénommés, au lieu que les lieutenant de maire et gens de justice des seigneurs vénérables doyen, chanoines et chappitre de l’Eglise insigne de Sainct-Diey, est comparu personnellement honorable homme N. du Bois, lieutenant de maire desdits sieurs vénérables audit lieu, assisté d’un grand nombre de leurs subjects, lequel ayant appellé haultement et intelligiblement par trois diverses fois honnorable homme Jean Lamance, prévost audict Sainct-Diey, aussy présent et assisté d’un bon nombre des subjects de Son Altesse, adressant ces parolles à luy prévost, luy a dict en substance : Monsieur le Prévost, voicy ung prisonnier nommé Bastien Jean Viney, subject de Messieurs les vénérables doyen, chanoines et chappitre de Sainct-Diey, au lieu de Ban-Sainct-Diey, prévenu et convaincu du crime de sortilège et vénéflce, lequel je vous délivre [p. 168] tout nud, chargé de son dit procès, pour en faire faire l’exécution suivant l’advis de messieurs les maitre eschevin et eschevins de Nancy que je confirme à sentence. Au mesme instant qu’il a heu achevé ses parolles, ledit prisonnier s’addressant à luy lieutenant de maire, luy a prié qu’il luy donne ses habits desquels il est habillé, pour l’honneur de Dieu. Ce que ledit lieutenant de maire luy a octroyé, sans préjudice néanmoins des droicts et auchtorités de mesdits sieurs les vénérables ses seigneurs. Ce faict, ledit sieur prévost l’a reçeu, ensemble ledit procès, pour en faire faire l’exécution. Desquelles choses ledit lieutenant de maire en a demandé act et instrument pour servir et valloir où mestier sera ; que luy a esté accordé cestuy, soubs le séel du tabellionage de Son Altesse de sa Court de Sainct-Diey, sauf tous droicts. Ce fut faict, passé, requis et accordé les an et jour que dessus, présens N. du Bois, Richard et aultres de Sâinct-Diey.

Pour copie tirée de l’original : N. MIETTE.

Enfin le condamné est conduit au bûcher. En le liant au poteau, le bourreau lui passe autour du cou une corde qui semble destinée à l’attacher comme les autres liens. Au moment où on met le feu aux fagots, avant que le condamné ait pu sentir la flamme, un bâton passé dans cette corde, pour servir de tourniquet, suffit, à la plus simple impulsion, pour l’étrangler subitement. Car, pour l’exemple, il faut que le peuple croie le sorcier brûlé vif ; mais, par un sentiment d’humanité que Remy eût désapprouvé, on lui épargnait cette horrible mort. Quand la rigueur de la condamnation ne permettait pas, cet adoucissement, le patient était revêtu d’une chemise soufrée, qui l’asphyxiait dès les premières flammes et abrégeait sa longue agonie. Dès que le bûcher était éteint, le bourreau cherchait au centre les quelques restes carbonisés du corps, les jetait aux quatre points cardinaux, et de cette cendre naissaient des centaines d’autres sorciers, la dénonciation continuant impunément son œuvre de mort.

Mais ce drame avait encore un épilogue. Bastien Viney était riche ; sa femme et ses enfants, déjà si éprouvés, ne [p. 169] tomberaient pas du moins dans la misère. Or l’accusation de sorcellerie comportant la confiscation des biens propres, le Chapitre s’en saisit, et confisque même ceux appartenant à la veuve et aux fils majeurs. Menacé d’un procès, il ne les rend aux héritiers naturels que contre une somme de trois cents francs.

Saichent tous qu’estant Bastien Jean Viney par ses propres confessions convaincu d’estre sorcier, vénéficien et empoisonneur et pour ses démérites n’a guères exécuté par le feu au lieu de Sainct¬Diey, ses biens déclairés acquis et confisqués aux seigneurs qu’il appartient qui sont les seigneurs vénérables doyen et chapitre dudit Sainct-Diey, lesdits seigneurs faisaient estat d’entrée en la jouyssance desdits biens pour en disposer à leur bon plaisir et volonté, à quoy ce néanmoins Colas Jean Viney de Visembach et Adam Bastien Viney pour sa mère demeurant au Ban-Sainct-Diey, amb deux fils de Bastien Jean Viney, prétendaient empescher, à l’occasion duquel empeschement tant lesdits seigneurs que les susdits hoirs eussent pu s’adonner en procès, à quoy ayant égard lesdits hoirs et ne voulant y entrer ni instruire contre lesdits seigneurs, ils se sont retournés envers eux et les ont supplié leur céder et renoncer tel droit qui leurs étoit acquis et adjugé sur ces biens, pour par eux en jouyr comme ils avoient droit de faire, lesquels seigneurs inclinant à ces prières ont par noble et vénérable sieur Me Frédéric Barrat escholastre et chanoine, leur officier sonner de la ville présent et stipulant en leurs noms, comme il a dit, renoncé, cédé, quitté et transporté en vertu des présentes auxdits Colas Jean Viney et Adam Bastien Viney, assavoir tous tels droicts, raison et action qu’auxdits seigneurs compète et appartient par droit et confiscaon des héritages délaissés par ledit Bastien Jean Viney, tant en maisons, champs, preys, meix, jardines, bois, bayes, et fruictages, comme tous autres héritages mouillé, aussy en dettes actives et passives sans rien y réserver, laquelle renonciation ledit Colas Jean Viney présent et stipulant au nom de son frère a reçu au nom desdits seigneurs et pour icelle leur en a payé en mains du dit sieur Sonrier la somme de trois cents francs monnoye de Lorraine, dont il s’en a tenu contant, de toutes lesquelles choses ledit sieur sonrier, pour et au nom desdits sieurs vénérables et s’en servir à l’advenir si besoing est, a requis et [p. 170] demandé à moy Tabellion juré soussigné act et instrument que luy ay accordé en cette forme sous le séel du Tabellionage Monseigneur le Duc de sa court de St Diey sauf son droit et l’autruy que furent faictes l’an mil six cents et douze le cinquiesme septembre, présent D. Virionny et David l’orfebvre ambdeux bourgeois de St Diey tesmomgs.

Ainsy signé : N. RICHARD, tabellion audit St Diey, avec paraffe et signé du seau de lad. Court Monseigneur le Duc, en cire verte à double queue pendant.

Le procès dont nous venons de donner les pièces suffira pour juger des autres, au moins pour la période de 1550 à 1630, qui offre une différence très grande avec la sorcellerie du XIVe et du XVe siècle. Les interrogatoires de sorcières fournissent, il est vrai, quelques détails spéciaux sur les mystères du Sabbat qu’on ne trouve point ici et que nous n’aurions pu transcrire ; mais dans tous ces procès, le fond, la forme et même les détails présentent une ressemblance caractéristique.

Tous les écrivains qui ont étudié de tels documents ont cherché une explication satisfaisante des révélations bizarres qu’on y trouve, et l’on comprend qu’en une matière aussi complexe, les opinions sur la sorcellerie aient varié avec les époques et selon le caractère de ceux qui se sont livrés à ces études.

Remy et ses collègues devaient croire aveuglément à la réalité des faits de sorcellerie les plus absurdes, autrement leurs odieux jugements deviendraient monstrueux. Mais deux cents ans après, on voit avec étonnement des hommes de valeur y ajouter encore foi. Dom Calmet, qui a eu des dossiers entre les mains, « ne peut nier que le démon n’ait causé ces illusions. » Il accepte sans contrôle, sans critique, les faits les plus matériellement impossibles. « Comment se persuader, dit-il (29), qu’une infinité de procédures, faites avec tant [p. 171] de soin et de maturité, par de très graves magistrats et par des juges très éclairés, soient toutes fausses ? ».

Et plus loin : « Dire que tout ce qu’on en raconte sans exception n’est que supercherie ou imagination, qu’une infinité de personnes se soient livrées aux tourments les plus terribles. au feu, à la mort, à la perte de leurs biens, au déshonneur de leur famille pour soutenir une simple illusion dont il aurait été si aisé de les guérir et que tant de gens avaient intérêt de détruire, c’est certainement ce qu’on a peine à concevoir. »

Un peu plus tard, quand les phénomènes de l’hallucination furent mieux connus et à la suite des expériences du célèbre philosophe Gassendi, chanoine et prévôt de la cathédrale de Digne, sur un berger de ce lieu qui se croyait sorcier, on attribua à des troubles nerveux toutes les fantaisies du Sabbat inventées et racontées par les sorciers. On admit que leur imagination désordonnée les transportant de préférence sur les domaines de Satan, ils croyaient après leur réveil à la réalité de ces rêves hystériques.

On trouve, en effet aujourd’hui encore, dans les asiles d’aliénés, des monomanes qui se croient enlevés dans les airs et dont les divagations rappellent ceux des sorciers. Mais il n’est pas possible d’admettre cette explication de la sorcellerie quand dans ces procès si détaillés , on ne voit aucun des accusés présenter les caractères de ce genre de névrose, ni phénomènes d’hallucination, ni danses involontaires, ni éclats de rire stridents, ni excentricités en actions. Cela a pu arriver par exception pour quelques sorcières, mais dans la masse des procès, on ne trouve rien de semblable.

  1. Reuss, qui n’admet pas cette hypothèse de l’hallucination naturelle, est d’avis qu’elle a pu être produite artificiellement, [p. 172] et que les visions des possédés provenaient de l’emploi de puissants narcotiques, tels que le datura stramoniumou herbe des sorciers, la jusquiame, la belladone et la mandragore. Il est vrai qu’en Alsace on trouve dans quelques procès la mention d’un onguent ou liquide mystérieux, dont les sorciers faisaient usage pour se transporter au Sabbat à travers les airs ; mais en Lorraine, dans la généralité des cas, on ne trouve aucun emploi de telles préparations.

Quant à supposer, comme quelques-uns, que les Suédois auraient amené chez nous cette contagion, nous avons prouvé plus haut qu’il n’en était rien ; loin de l’avoir importée, ils l’ont plutôt emportée.

Une autre théorie attribue le développement de la sorcellerie à l’influence de certaines idées religieuses très répandues du XIVe au XVIIe siècle. Pour frapper l’imagination du peuple, l’Église dépeignait alors la puissance du mal sous les formes les plus palpables. En donnant les descriptions les plus effrayantes des tourments de l’enfer, en parlant sans cesse des efforts du démon pour attirer les âmes et des ruses diaboliques employées par lui, elle implanta ainsi la croyance à la personnalité réelle du diable (30). La création de l’ordre de saint Dominique plus particulièrement chargé de combattre les hérétiques et les sorciers, la bulle de 1484, au lieu d’arrêter le fléau n’auraient fait que le développer.

Mais cette opinion nous paraît prendre l’effet pour la cause, et on peut y répondre en montrant l’Allemagne protestante allumant plus de bûchers que la France et l’Espagne, et les surpassant en cruauté.

Michelet, plus poète qu’historien, a envisagé la sorcellerie à un autre point de vue (31). « C’est la reprise de l’orgie [p. 173] payenne par un peuple de serfs. » Le malheureux paysan, en proie à l’ignorance, recherche les choses surnaturelles, l’amour du merveilleux lui trouble l’esprit. Sa misère engendre l’envie, la jalousie, le désir .de la vengeance, la soif de plaisirs inconnus ; il a entendu dans les veillées parler de maître Persin, du sabbat dans la montagne, il y court dans la nuit, y rencontre d’autres malheureux, et le déchaînement des passions brutales fait le reste. On répondra à cette théorie que les sorciers étaient loin d’être des misérables, on l’a vu par le cas de Bastien Viney, du reste les nobles et les bourgeois fournirent un bon nombre de cas en Lorraine.

L’ignorance, il est vrai, joue ici le rôle principal, mais c’est au banc des témoins et à la tribune du juge. C’est là qu’il faut, selon nous, chercher les auteurs responsables. Le juge ignorant, pour qui furent écrits la Démonologie, la Démonolâtrie, le Marteau des Sorcières(32), et tant d’autres prodigieux monuments de la bêtise et de la cruauté humaine, ce juge est imbu et obsédé de toutes ces grotesques imaginations ; il veut les retrouver dans chaque accusé qui comparaît devant lui, il le presse de questions, il emploie la torture, il la prolonge jusqu’à ce que le patient ait confessé avoir commis tous ces maléfices. Car il n’y a point de demi-aveux : les uns crient : non ! jusqu’à la mort, les autres avouent tout ce qu’il plaît au juge de leur suggérer.

Ce doit être la conviction de tous ceux qui ont étudié les dossiers, la sorcellerie n’a eu d’autre base réelle et les aveux que contiennent les pièces judiciaires sont uniquement dus à la torture. La justice ne s’emparait que de gens absolument innocents et les accablait de souffrances jusqu’à ce qu’ils eussent avoué des faits qui ne s’étaient jamais passés.

Ce fut un cauchemar qui pesa sur la magistrature durant [p. 174] deux siècles, et sur le peuple qui souffrait de tels magistrats. « Quand on pense, dit l’abbé Bexon, qu’il faut peut-être absoudre Nicolas Remy de tout l’odieux de ces jugements ; quand on pense que ce fut le crime de son temps beaucoup plus que le sien ; que son siècle le vit, le souffrit, l’applaudit sans doute, on tremble, on se trouble, on frémit. O misérable humanité ! »

Il fallait, pour arrêter ce fléau, l’influence calmante de la saine raison. Ce fut une des victoires remportées par la philosophie du XVIIIe siècle sur tant de superstitions.

GASTON SAVE.

Notes

(1) Nicolai Remigii, sereniss. ducis Lotharingiæa consiliis interioribus et in eius ditione lotharingica : cognitoris publici Demonotatreiælibri tres. Lyon, Vincent, 1595, in-4°, et Cologne, Falkenburg, 1596, in-12. Avertissement, p. 1.

(2) Justice criminelle des duchés de Lorraine et de Bar, par DUMONT, subtitut à Épinal, 2 vol. in-4°. Nancy, 1848.

(3) M.F. de Chanteau ne cite que 9 cas durant ces 16 ans, dans « Les Sorciers à Saint-Dié et dans le Val de Galilée. » Nancy, in-8°, 69 p. 1877.

(4) M. Malgras évalue le nombre des condamnations à 900 pendant ces 16 années. Étude sur l’Ignorance et la Sorcellerie, par M. MALGRAS, inspecteur d’Académie, membre de la Soc. d’Ém. des Vosges. Mémoires lus à la Sorbonne, 1867, p. 353.

(5) Loc. cit. Liv. III, p. 39t..

(6) Extraits des Coupures de Bournon, par MORY D’ELVANGES.

(7) Fragments des Mémoires d’Errard, Biblioth. de Nancy. Mss. N° 775.

(8) Les Sainctes Antiquitéz de la Vôsge, 3e p., l. V, chap. XV.

(9) Notes prises dans les mémoires de Florentin le Thierriat par Mory d’Elvanges , Mss, N° 775. Biblioth. de Nancy.

(10) Gravier place ce château auprès du col de Wisembach.

(11) Histoire de Saint-Dié, p. 200.

(12) « Nous avons appris, y est-il dit, qu’un grand nombre de personnes des deux sexes ne craignent pas d’entrer en commerce avec les démons infernaux et par leurs sorcelleries, frappent également les hommes et les animaux, rendent stérile le lit conjugal, font périr les enfants des femmes et les petits des bestiaux, les fruits de la terre, l’herbe des prairies, etc. »

(13) Loc. cit., p. 219.

(14) D’après la liste de DUMONT,

(15) (27 cas de 1530 à 1661. M. A. Fournier n’en donne que 21, dont 9 n’appartiennent pas à Saint-Dié. Note sur la Sorcellerie dans les Vosges. Bull. de la Soc. ph. vosg. 1884.

(16) Il est intéressant de comparer à ces chiffres ceux des localités voisines, en Alsace. De 1572 à 1620, 152 sorciers furent brûlés à Thann, 8 hommes et ·114 femmes. Voici, d’après la Chronique de Thann, les chiffres pour chaque année du XVIIe siècle. 1600, 2. —1606, 1. —1607, 3. — 1608, 17. — 1610, 1. —1611, 2. — 1614, 7. —1615, 4. -1616, 14. – 1617, 2. –  1919, 5. –  1620, 3. On voit que le maximum, 1616 , coïncide avec celui de Raon. De 1629 à 1642, 91 sorcières furent brûlées à Schlestadt. (STŒBER, Die Hexenprozesse in Elsass. Alsatia, 1857, p. 318). Pendant les mêmes années. plus de 200 furent suppliciées dans la vallée de Saint-Amarin. (Idem , p. 265). En 1611 (maximum d’Etival et de Fraize), le petit village de Saspach eut 122 sorciers. (REUSS, la Sorcellerie au XVIe et XVIIe siècles. De1615 à 1633, on en compte plus de 5.000 sur les terres de l’évêché de Strasbourg. (L. LEVRAULT, Procès de sorcellerie en Alsace. Revue d’Alsace) 1835, II, p. 6). En 1615, 71 sont exécutés sur les terres de Murbach, Rouffach, Soultz. (REUSS, id.) De 1579 à 1589) en 10 ans, la Chronique de Thann signale 800 sorciers en Alsace. De tout cela, il ne restait que 30 dossiers aux Archives du Bas-Rhin , en 1870.

(16) Les Archives des Vosges ont conservé 67 manuscrits de procès de sorcellerie, de 1544 à 1670, chacun contenant une ou deux condamnations. La bibliothèque publique de Nancy en possède trois. 0n en trouve d’autres aux Archives de Lorraine el dans la bibliothèque de la Société d’Archéologie Lorraine. Les cabinets de Beaupré, Gillet, Dumont el de l’abbé Marchal possédaient aussi des pièces intéressant notre arrondissement.

(17) Documents inédits de l’hisoire des Vosqes, 4e Iivr. de L’Inventaire sommaire  des Archives de la préfecture des Vosges, antérieures à 1790. 1866.

(18) La Sorcellerie au XVIe et XVIIe siècle, par Rodolphe REUSS. Strasbourg, 1871. Cet ouvrage est dédié à notre regretté et savant compatriote le Dr Carrière.

(19) Pièces de procédure, interrogatoires, questions contre les sorciers faites par les mayeurs, maire, procureur des vénérables chanoines nos seigneurs de Saint-Diez, des années 1611 et ·1627. Ce manuscrit (n° 202, ancien 141) contient encore (fol. 25) le procès de Simonne Jeannel, femne Mathieu Strobel, pâtre à la Grande-Fosse (17 juillet 1627), et une autre pièce concernant Claudatte, veuve Michel Demange Antoine, dite Haulte Robbe, du Vieux-Marché de Saint-Dié, toutes deux sorcières.

(20) Ban-Saint-Dié est un hameau dépendant de Plainfaing dont il est séparé par un petit ruisseau. Il appartenait autrefois à la commune de Clefey. Il doit son nom à la juridiction seigneuriale qu’y exerçait le Chapitre, quoiqu’il fût enclavé dans le Ban-Le-Duc. Il dépendait du « Cornal d’en haut de la Mairie de Murthe » et ne contenait qu’une trentaine de maisons.

(21) Catherine, femme de ce témoin, venait d’être condamnée trois mois auparavant, et brûlée comme sorcière, ainsi que son frère. C’est elle qui, dans les tortures, avait dénoncé Bastien-Jean Vinay comme l’ayant accompagnée au Sabbat.

(22) Le Chapitre fut si satisfait des échevins de Nancy que dès l’an 1559 il leur fit une pension pro meritis prœsentibus et futuris, outre les quatre francs qui leur étaient alloués pour la révision de chaque procès.

(23) Voyez La Citadelle de Saint-Dié, Bulletin de la Société phil. vosg. ·1881.

(24) Cette dernière venait d’être brûlée quelques mois auparavant pour sorcellerie.

(25) On était au plus froid de l’hiver et le patient était presque nu.

(26) Maitre Persin est le diable le plus en vogue en Lorraine. On lle nomme Persil dans les Trois-Evêchés. Après lui vient Napnel. Les suivants ne se rencontrent qu’une ou deux fois : Jolibois, Sautebuisson et Verdelet, à Metz : maitre Bernard, dans le comté de Salm ; maitre Léonard et Jehan Mullin, à Remiremont. En Alsace, les diables sont plus variés : Hemmerlin et le seigneur Voland à Schlestadt, Péterlin à Altkirch, Blumlin à Saverne, Strohbutz à Oberhergheim, enfin Federle, Federspiel, Kochlœfïel, Rotmenlin, Grœsslin, Lœubel, Ognon, Ziegelscherb, Cœsperlin, Schiffrnann, Schwartzkunstler, Lœver, Haverlied, Durst, Glœckel, Mannel, Hurst, Hurstel, Hundsfutt, Gruenlauebel. Ce dernier nom a la même signification que Verdelet et que Persin, qui veut dire vert. Nous avons remarqué que dans toutes les miniatures anciennes, les diables étaient le plus souvent coloriés en vert, de même que les dragons et les serpents.

(27) Die Hexenprozesse in Elsass, dans Alsatia. Mulhouse, 1857, p. 282.

(28) En 1617, deux petits enfants, garçon et fille, qui avaient été dénoncés comme sorciers, furent enfermés au château de Spitzemberg plusieurs années, pendant lesquelles la justice de Saint-Dié ne cessa de les catéchiser. (DUMONT, Justice criminelle).

(29) Histoire de Lorraine, T. VII, col. 30.

(30) « S’il y a vraiment un diable, il y a des sorciers ; et puisqu’il n’y a plus de « sorciers. » il est clair qu’il n’y a plus de diable. » RÉVILLE, Histoire du Diable, p. 67.

(31) La Sorcière, Paris, 1862, in-12.

(32) Malleus maleficarum, in-4°, Cologne, 1489.

 

 

 

 

 

 

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