G. J. Waffelaert. POSSESSION DIABOLIQUE. Extrait du « Dictionnaire apologétique de la foi catholique : contenant les preuves de la vérité de la religion et les réponses aux objections tirées des sciences humaines », (Paris), Gabriel Beauchesne, 1922, tome 4, colonne 53 – colonne 81.

G. J. Waffelaert. POSSESSION DIABOLIQUE. Extrait du « Dictionnaire apologétique de la foi catholique : contenant les preuves de la vérité de la religion et les réponses aux objections tirées des sciences humaines », (Paris), Gabriel Beauchesne, 1922, tome 4, colonne 53 – colonne 81.

 

Gustave Josèph Waffelaert (1847-1931). Evêque, il occupa plusieurs poste avant  d’être envoyé à l’université de Louvain (1875-1880) où il obtient le doctorat en théologie : sa thèse, « De dubio solvendo in re morale », est soutenue le 20 juillet 1880. Il se détourne vite d’une morale casuistique et se porte vers la théologie morale, plus impliquée dans la vie spirituelle, et vers la théologie dogmatique. Proche des idées de saint Thomas d’Equin, il participa à plusieurs se détourne vite d’une morale casuistique et se porte vers la théologie morale, plus impliquée dans la vie spirituelle, et vers la théologie dogmatique. Proche des ides de Thomas d’Aquin, il participa activement au Dictionnaire apologétique de la foi catholique, aux revues La Science catholique, Canisiusblad, la Revue pratique.
Quelques publications :
— Les démoniaques de la Salpêtrière et les vrais possédés du démon [Partie 1]. « La Science Catholique », (Paris),  tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, pp. 273-287. [en ligne sur notre site]
— Les démoniaques de la Salpêtrière et les vrais possédés du démon. [Partie 2]. « La Science Catholique », (Paris), tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, pp. 352-369.  [en ligne sur notre site]
— Réalité historique et possession démoniaque [partie 1]. « La Science Catholique », (Paris),  tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, L pp. 496-507. [en ligne sur notre site]
— Réalité historique et possession démoniaque [partie 2].« La Science Catholique », (Paris),  tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, L pp. 571-593. [en ligne sur notre site]
— Les Possédées de Loudun. « La Science Catholique », (Paris),  tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, pp. 747-761. [en ligne sur notre site]
— POSSESSION DIABOLIQUE. Extrait du « Dictionnaire apologétique de la foi catholique : contenant les preuves de la vérité de la religion et les réponses aux objections tirées des sciences humaines », (Paris), Gabriel Beauchesne, 1922, tome 4, colonne 53 – colonne 81. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie.
– Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[colonne 53]

POSSESSION DIABOLIQUE. — On observe, chez un certain nombre de représentants de la science médicale moderne, une tendance à supprimer le surnaturel comme le préternaturel, parfois même tout ce qui n’est pas matière. Ainsi, pour eux, les visions et révélations des saints, leurs extases, etc., ne sont que des effets d’un état nerveux, particulièrement de l’hystérie.

De même, les manifestations merveilleuses de science non acquise, la révélation de choses occultes, les violences corporelles, attribuées par l’Évangile et par l’histoire à la possession diabolique, ne sont, d’après eux, qu’une autre variété de névrose, spécialement de l’hystérie, pour le savant qui a soin d’écarter toute supercherie et de réduire les faits à l’exacte vérité historique,

Cette tendance n’est, du reste, pas nouvelle, pour ce qui regarde du moins l’exclusion d’un agent préternaturel, du démon. GUILLAUME DE PARIS, dans son ouvrage De Universo, cite plusieurs médecins admettant que la possession n’existe pas. DELRIO (Disquis. magicarum, l. III, q. IV, sect. 5) et Th. RAYNAUD (Theologia naturalis, dist, ll,q. 1, art. 1,n. 8 ; Opera. omnia, t. V) en citent aussi un certain nombre, parmi lesquels Avicenne qui vécut au XIe siècle, après lui Pierre d’Abano, au XIIIe siècle, Pomponace deux siècles plus tard. LEVINUS LEMNIUS semble approuver cette manière de voir, car il tâche d’expliquer les manifestations les moins naturelles, par la maladie, par la corruption des humeurs (De occultis naturæmiraculis, etc., lib. Il. Il semble néanmoins admettre la possibilité de la possession diabolique, dans une phrase incidente, lib. Il, cap. II : Mira vis concitat humores… cum ægroti in æstuosis febribus linguam, quam non sunt edocti,… loquuntur. Quod in ένεργουμένοις, hoc est a dæmone obsessis, fieri non magnopere miror, cum illi omnia calleant, rerumque omnium scientiam obtineant).Ajoutons encore SCHENCKIUS, Observat, medicar., Iib . I, de mania seu[colonne 54] insania, p. 156 (edit, Francfort, 1609) suivi par HECQUET (apud BENED, XIV, de Servorum Dei beat,, etc., lib, IV, part. I, cap. XXIX. n. 5).

Les théologiens ont été unanimes à réprouver pareille opinion. Ils en ont signalé une première cause dans les idées préconçues, en particulier dans le préjugé anti-catholique, où cette tendance prenait trop souvent son origine, et que tout homme de bonne foi doit condamner ; car, il est de l’intérêt du savant sérieux de se défaire avant tout du préjugé qui aveugle. Ils ont ensuite condamné l’assertion trop absolue de ces médecins et philosophes, comme contraire à la vérité révélée, aussi bien qu’à la vérité purement historique. Mais jamais les plus éclairés d’entre eux ne se sont plaints des savants qui voulaient dévoiler la supercherie, et la supposaient en bien des cas ; ni de ceux qui, à l’encontre de la superstition et de l’ignorance populaire, voulaient faire la part des effets naturels de la maladie, quelque étonnants qu’ils fussent; pourvu que ces mêmes savants ne tombassent pas dans des erreurs et des absurdités d’explication évidentes.

Et certes, l’Église a été toujours la première à condamner la supercherie ; elle a horreur de la superstition, et l’histoire atteste qu’elle a été en tout temps l’ennemie de l’ignorance. Aussi n’est-ce pas sa bonne foi que les hommes sérieux suspectent ; mais certains savants semblent l’accuser d’une tendance à la crédulité, et d’une certaine condescendance ou plutôt d’un entrainement naturel aux idées fausses du temps. Rien n’est plus éloigné de la vérité, notamment en cette matière de la possession diabolique.

Écoutons le savant Pontife BENOÎT XIV (De Servorum Dei beatif, et canonis., IV, p. 1, cap. XXIX, n. 5) :

« Beaucoup de personnes, écrit-il, sont dites possédées, qui ne le sont pas en réalité ; ou bien parce qu’elles feignent de l’être, el de celles-là il est question au concile in Trullo, en son canon LX (collect. Harduin., T. Ill, col. 1685) : Ceux donc qui font semblant d’être saisis du démon, et qui, dans la perversité de leurs mœurs, osent contrefaire la figure et l’attitude des possédés, doivent en toute façon être punis ; ou bien parce que les médecins eux-mêmes disent possédées plusieurs personnes qui ne le sont pas, comme l’a fait observer à juste titre Vallesius, De sac. Philos., col. 28, p. 220, où il parle en ces termes : De tout ce que nous avons dit, il paraît très vraisemblable que plusieurs de ceux qui, sous prétexte de possession, sont soumis aux exorcismes, n’ont pas de démon, mais souffrent de quelque maladie mentionnée ci-dessus, et à bout de ressources, après avoir épuisé les autres moyens de guérison, sans succès, sont présentés enfin aux exorcismes. C’est ce que traite longuement J.-B. Silvaticus, De iis qui morbum simulant deprehendendis, cap. XVII, où il montre que les signes dont quelques-uns concluent à la possession sont des signes d’humeur mélancolique. C’est pourquoi les théologiens et les médecins les plus avisés font observer qu’il faut bien peser et examiner les signes, avant de prononcer que tel est possédé du démon, comme Zacchias l’enseigne, après avoir rassemblé leurs témoignages (Quest. mé dico-lég., l. II, tit. I, qu. 18, n° 3 et ss.). On peut lire aussi la dissertation d’un docteur en médecine, agrégé au collège des médecins de Lyon, éditée à Paris en 1737, T. IV du Supplément à l’histoire des superstitions, par le P. Le Brun, page 206. » Dans l’édition d’Amsterdam, 1736, de l‘Histoire critique des pratiques superstitieuses, du P. LB BRUN, ladite diss. se trouve, T, IV, p. 1&1.)

Le Rituel romain lui-même, au titre des exorcismes, commence par avertir l’exorciste de ne pas [colonne 55] croire facilement à la possession : In primis ne facile credat aliquem a dæmone obsessum esse, sed nota habeat ea signa, quibus obsessus dignoscitur ab iis, qui atra bile vel morbo aliquo laborant : Ensuite il énumère plusieurs signes, en ajoutant : et id genus alia, quæ, cum plurima occurrunt(1) majora sunt indicia. D’après ces données, les théologiens, eux aussi, distinguent parmi les signes de la possession, des signes certains, des signes douteux, des signes probables, comme le fait longuement le P. THYRÉE, S. J., dans ton livre De Dæmoniacis, part. II, cap. 22 et ss, (Cologne, 1598), et avec lui un grand nombre d’autres qui traitent cette matière. Nous devrons, d’ailleurs, revenir plus loin sur cette doctrine. Il nous suffit, pour le moment, d’avoir démontré que l’Église n’est pas le moins du monde intéressée à trouver partout des démoniaques, comme quelques-uns semblent se l’imaginer. Et que l’on veuille bien remarquer que nous ne parlons pas seulement des temps actuels ; le Rituel n’est pas d’aujourd’hui ; les théologiens, que nous avons cités, appartiennent aux siècles passés. Mais nous ne nions pas qu’il faille tenir compte des différents âges, comme des différentes contrées, non seulement pour dégager la vérité historique de la crédulité et de la supercherie, mais aussi pour se rendre compte de la fréquence ou de la rareté des faits constatés et indéniables. C’est ce que nous ferons ressortir plus tard. Nous ne voulons pas nier non plus que certains théologiens ne se soient laissé entrainer, dans les âges passés, à une crédulité parfois ridicule, mais jamais l’Église n’a approuvé pareille tendance ; elle y a, au contraire, résisté, et elle seule a été capable d’arrêter ces excès, comme le démontre fort bien le P. PERONE (de Dæmonum cum hominibus commercio). Du reste, les théologiens les plus remarquables et les plus autorisés ont évité la crédulité et la superstition pour garder, avec l’Église, le juste milieu de la vérité. Une chose encore est digne de remarque : Il y a inconvénient réel à exorciser une personne non possédée. Pour elle, d’abord, car l’exorcisme, par la forte impression qu’il produit, peut affecter défavorablement un système nerveux déjà troublé et achever de le détraquer ; il est aussi un puissant moyen de suggestion et risque de développer, chez un sujet faible des habitudes morbides. En outre, on n’a pas le droit d’employer, sans motif grave, les prières sacrées du Rituel : il faut qu’elles aient un objet. Aussi l’Église, pour permettre l’exorcisme, requiert la prudence et un jugement moralement certain ou du moins fort probable de possession, Mais, quand il est question de juger avec certitude d’un cas de possession, comme dans les procès de béatification et de canonisation d’un saint, qui a délivré des possédés sans les exorcismes, d’une manière miraculeuse, l’Église est autrement sévère : qu’on lise sa manière de procéder et les règles qu’elle s’est tracées, dans BENOÎT XIV, de Servorum Dei beatif. et canonis., qu’on lise les actes de béatification ou de [colonne 56] canonisation, où il s’agit d’un possédé délivré du démon, comme par exemple dans les causes de sainte Madeleine de Pazzi, ad tit, Liberatio energumenæ ; de saint Charles Borromée, 3e part., ad tit. Anastasia de Magis ; de saint Philippe de Néri, 3e part., etc., et l’on verra qu’aucun tribunal humain ni aucune académie savante ne prit jamais de précautions plus minutieuses, tant contre tout danger d’erreur que contre la supercherie, et n’exerça jamais une critique plus sévère. Nous aurons l’occasion plus loin de donner au lecteur de plus amples renseignements sur ce point.

C’est donc entrer dans l’esprit de l’Église que de se défaire de toute idée préconçue et de tout faux préjugé, et de faire une critique sévère des faits ; mais tout savant, digne de ce nom, doit de son côté agir de même, c’est-à-dire se dépouiller de tout préjugé anti-catholique, de toute idée préconçue, de l’esprit de système; et raisonner avec calme avec une logique rigoureuse, sur des faits bien constatés, Quant à la réalité des faits, il ne faut pas l’admettre ni la rejeter arbitrairement, mais prononcer en s’appuyant sur les preuves certaines, dont un fait est susceptible.

En conséquence, nous nous proposons, dans cet article, de donner la vraie notion de la possession diabolique au sens de l’Église ; de démontrer ensuite que cette possession est essentiellement distincte des phénomènes morbides de l’hystérie, ou d’une simple maladie quelconque ; et enfin, de prouver que la possession, au sens de l’Église, est tout aussi réelle que les accidents nerveux, que certains médecins modernes voudraient lui substituer.

Par là on verra clairement combien sont injustes les accusations dirigées contre la croyance et la conduite de l’Église catholique en cette matière,

I. Notion de la possession diabolique. —Voici d’abord ce que l’Église entend par possession diabolique. Pour qu’il y ait possession, deux choses sont requises : la première, que le démon soit vraiment présent dans le corps du possédé, et l’occupe ; la seconde, qu’il exerce un empire sur ce corps, et, par son intermédiaire, aussi sur l’âme ; qu’il y soit comme moteur, non seulement des membres, mais aussi des facultés, dans la mesure où celles-ci dépendent du corps pour leurs opérations. Le démon n’est pas uni au corps comme l’âme, il ne prend pas la place de l’âme ; il reste un agent moteur externe par rapport à l’âme, quoique intimement présent et moteur quasi ab intrapar rapport au corps ; il agit sur le corps dans lequel il habite, el, par son intermédiaire, sur l’âme.

Cette inhabitation, et le mode d’agir quasi ab intra, qui en résulte, peut se comprendre encore mieux, en distinguant trois degrés différents de motions ou de moteurs, en cette matière. Le premier degré, le plus parfait et le plus intime, c’est la motion de l’âme, qui est complètement ab intra; c’est la vie, c’est l’âme qui se meut elle-même ainsi que le corps qu’elle anime. Le second degré est celui que nous venons de décrire et que nous appelons quasi ab intra. Le troisième est purement ab extra : il existe lorsque le démon, sans occuper le corps, poursuit l’homme de tentations, de suggestions, hallucinations et illusions, etc., dans ses facultés internes ou dans ses sens externes, et de violences, de maux physiques, dans son corps. Ce dernier degré s’appelle, avec raison, pour le distinguer de la vraie possession, du nom d’obsession. Il faut néanmoins observer, pour éviter des méprises, que très souvent les auteurs ecclésiastiques emploient indistinctement les mots obsessus et possessus, pour désigner les vrais possédés ; mais le contexte indique [colonne 57] d’ordinaire assez clairement de quoi ils veulent parler.

Quels sont donc les signes auxquels on reconnait la vraie possession?

Le Rituel romain, dans ses instructions pour l’exorciste, renvoie aux bons auteurs, et se contente de rappeler les points les plus nécessaires, « pauca magis necessaria ». Nous citerons donc d’abord les signes énumérés par le Rituel, puis nous consulterons les théologiens. Les signes énumérés par le Rituel sont : « parler une langue inconnue en faisant usage de plusieurs mots de cette langue, ou comprendre celui qui la parle ; découvrir les choses éloignées et occultes ; faire montre de forces qui dépassent les forces naturelles de l’âge ou de la condition ; ces signes, et autres semblables, lorsqu’ils se trouvent réunis en grand nombre, sont de plus forts indices de la possession ». Signa autem obsidentis dæmonis suni : ignota lingua loqui pluribus verbis , vel loquentem intelligere : distantia et occulta palefacere ; vires supraætatis seu conditionis naturam ostendere ; et id genus alia, quæcum plurima occurrunt; majora sunt indicia .

Nous avons signalé déjà précédemment la prudence de Rituel et la rigueur de critique qu’il prescrit, même à l’exorciste ; ajoutons ici que non seulement il insinue la distinction des signes, qui ne peuvent pas être pris tous comme certains, mais qu’il semble exiger toujours un ensemble de signes, sans nier pourtant qu’il y ait des signes suffisants à eux seuls ; et que, dans l’usage des signes certains, il enseigne encore la prudence pour les découvrir ; c’est ainsi qu’il ajoute, au signe: ignota lingue loquiles mots : pluribus verbis.

Parmi les auteurs qui nous fournissent de plus amples renseignements nous nous contenterons de citer THYRÉE, qui écrivit un ouvrage ex professasur la matière, et cela, notons-le bien, avant la fin du XVIe siècle.

Ce théologien commence, en traitant des signes de possession, par en rejeter douze comme n’étant pas de vrais signes, malgré l’opinion de quelques-uns. Ce sont les suivants, que nous énumérons textuellement :

« L’aveu de quelques-uns, qui sont intimement persuadés d’être posédés ;… la conduite, quelque perverse soit-elle ;… des mœurs sauvages et grossières ;… un sommeil lourd et prolongé, et des maladies incurables par l’art des médecins, comme aussi des douleurs d’entrailles ;… la très mauvaise habitude de certaines gens, d’avoir toujours le diable à la bouche ;… ceux qui renoncent au vrai Dieu, se consacrent tout entiers aux démons ;… ceux qui ne sont nulle part en sûreté, se sentant partout molestés par les esprits (ce sont les obsédés proprement dits) ;… ceux qui, fatigués de la vie présente, attentent à leurs jours ;… ceux qui, invoquant les démons, en perçoivent visiblement la présence et sont enlevés par eux ;… la furie ;… la perte de la mémoire ;… voire même la révélation de choses occultes ne fournit pas un argument assez grand, mais il sera question de cela ailleurs… » J’ajoute que même les signes que l’on trouve dans les possédés, dont l’histoire évangélique fait mention, ne sont pas des preuves certaines et convaincantes de possession ; à savoir : la cécité, la surdité, le mutisme, la cruauté el violence contre eux-mêmes et contre d’autres, comme le dit aussi Thyrée (De Dæmoniacis, part. II, cap. XXII).

Le même auteur (lbid., cap, XXXIII et sqq.) distingue ensuite les signes dont on peut et doit tenir compte, en signes : « quibus spiritus agere videntur, et alia quibus quidpiam pati ». Les premiers supposent le démon agissant, soit intellectuellement, [colonne 58] comme sont la révélation des choses occultes et l’emploi de langues inconnues au possédé; soit corporellement, comme sont l’exagération des forces physiques, les violences et les tourments corporels, et choses semblables. Les autres signes supposent le démon souffrant, par l’application des choses saintes, reliques, exorcismes.

De plus, le même théologien enseigne que, parmi ces signes, les uns sont certains, les autres probables seulement ou faisant soupçonner la possession. Enfin les signes, même certains, ne sont concluants, ou ne sont certains en réalité, de l’avis très sage de Thyrée, que lorsqu’on les considère non pas in abstracto, mais dans des circonstances particulières, telles qu’il soit impossible de les attribuer à un autre agent qu’à un démon, et au démon qui occupe le corps du possédé.

Examinons maintenant ces signes en particulier.

D’abord la révélation de choses occultes, soit passées, soit futures, soit distantes ou autrement inconnues, c’est-à-dire qu’aucun moyen naturel n’a pu faire arriver à la connaissance de la personne qui passe pour possédée. Ce signe est un signe certain : mais il ne suffit pas, comme nous l’avons fait remarquer, de constater simplement qu’une personne a cette connaissance occulte, et de le constater avec une certitude parfaite et évidente, ce qui est très possible ; cela ne suffit pas, car, en dehors des causes physiques, naturelles, et du démon, il y a d’autres agents qui peuvent révéler des choses occultes ; il y a Dieu et les bons anges. Il faut donc constater, en outre, que cette révélation vient du démon. Or, quand cela sera-t-il ? Thyrée répond : « Quand il n’y a pas de motif raisonnable d’une telle révélation, et aussi quand les choses révélées causent une injure à Dieu ou du tort au prochain (Part. II, cap. XXIII), soit ouvertement , soit sous le faux prétexte de la gloire de Dieu ou de l’utilité du prochain. » Cela même étant constaté, la possession est-elle certaine ? Non, car les devins et magiciens, sans être possédés, peuvent faire la même chose.

« Que celle révélation vienne bien des esprits qui sont dans le corps des hommes el qui les possèdent, il semble qu’on peut avec raison le déduire de deux signes : le premier, quand ceux qui révèlent ces choses n’ont aucun pacte avec le démon ; l’autre, quand il est permis d’observer chez eux les autres signes qui font soupçonner qu’ils sont possédés des démons. Tels sont très souvent les douleurs internes, des mouvements déréglés, l’action de se nuire à soi-même ou au prochain. » (Ibid.)

Ceci explique pourquoi Thyrée disait plus haut que la révélation de choses occultes, tout en pouvant constituer un signe certain de possession, n’est cependant pas toujours un argument suffisant ; pourquoi nous disions après lui que les signes même certains ne peuvent pas être considérés seulement in abstracto ; pourquoi enfin le Rituel semble exiger toujours un ensemble de signes. Dans le cas qui nous occupe, le signe certain sera la révélation des choses occultes, à condition que d’autres signes moins certains ou même équivoques en eux-mêmes viennent s’y joindre, de la manière expliquée tout à l’heure.

Le second signe du démon agissant sur l’intelligence est l’emploi de langues inconnues à la personne censée possédée. Ceci est un signe certain et plus facile à constater que le précédent, D’abord, que l’agent extérieur qui produit cette science des langues soit le démon, on peut le connaître, de même que pour la révélation de choses occultes, au défaut de motif raisonnable de parler ou à la fin mauvaise que l’agent se propose. Que cet agent occupe néanmoins le corps même du possédé, rien de plus clair ; [colonne 59] c’est lui qui doit mouvoir les organes pour dire des phrases, et prononcer convenablement une langue étrangère, que le possédé ne comprend pas et n’a jamais parlée ni apprise, ni même peut-être entendue. Le Rituel a la précaution d’ajouter : pluribus verbis ; parce qu’un ou deux mots d’une langue étrangère bien prononcés ne seraient pas une preuve convaincante : le possédé doit faire la preuve qu’il parle ou comprend une languequ’il n’a pas apprise.

Nous devons rapporter à ce second signe, à cette science des langues, toute science ou connaissance non acquise dont le possédé ferait montre, parce que la raison est la même. Ainsi, lire des caractères sans les avoir appris, les écrire sur dictée ou écrire en général sans l’avoir jamais appris, disserter sur une science quelconque ou sur un art auquel l’on est complètement étranger, exercer habituellement ces arts, par exemple la musique, sans avoir touché jamais un instrument, sont autant de signes non équivoques, tout comme la science du langage (Thyrée, I. c., c. XXIV) (2)

Passons aux signes corporels, où le démon manifeste son action. Thyrée en énumère plusieurs qui ne prouvent pas la possession d’une manière certaine, mais la font soupçonner. Les voici :

« Des sons inarticulés et sauvages, des cris et des hurlements de vraies bêtes féroces… Une ligure horrible et effrayante… Une certaine torpeur des membres et la privation de presque toutes les fonctions vitales, comme aussi une somnolence perpétuelle. De même que parfois les esprits se manifestent par la furie et l’agitation extrême du corps, ainsi parfois ils se trahissent, au contraire, par cette pesanteur et cette torpeur… Le défaut absolu de repos de ceux qui ne sauraient demeurer dans un lieu fixe, qui cherchent les solitudes et se plaisent aux endroits déserts… Les forces physiques surhumaines dans un corps humain. C’est ainsi qu’on en voit qui déchirent n’importe quel vêtement, brisent les chaines, portent des fardeaux auxquels ne suffit pas la force humaine.

Ici, Thyrée ajoute : « Ce dernier signe a presque autant de force, pour prouver la possession, que ceux dont nous avons parlé dans les chapitres précédents. » C’est aussi le signe corporel énuméré dans le Rituel. Il est certain qu’il y a des limites aux forces musculaires ; je ne sais si les médecins sont parvenus à mesurer ces forces pour un sujet déterminé. Nous n’avons pas obtenu des médecins de la Salpêtrière une réponse satisfaisante sur ce point : mais il est des cas où l’on peut, sans crainte de se tromper, trouver un signe de l’intervention du démon, comme si, par exemple, un enfant levait des poids qu’un homme vigoureux ne saurait mouvoir. Enfin voici le sixième et le dernier signe allégué par Thyrée :

« Les persécutions, les douleurs et les tourments, que quelques-uns endurent, fournissent à cet endroit un argument sérieux, comme si tantôt ces hommes étaient poussés au feu, tantôt dans l’eau, etc. » Il conclut en disant :

« Il n’est pas douteux que ces signes et autres [colonne 60] semblables ne puissent être produits par le démon… Néanmoins, ces signes ne sont pas absolument certains et indubitables… Si cependant il était prouvé qu’ils ne proviennent pas d’une infirmité naturelle ou d’une certaine tristesse, et qu’ils ne sont pas l’effet de la passion de nuire de certains autres hommes ; si, en outre, plusieurs de ces signes se trouvaient réunis, si enfin venaient s’y ajouter la plupart de ceux que nous avons mentionnés aux chapitres précédents, alors ils fourniraient un argument qui ne serait pas à dédaigner (C.XXV). »

Nous signalons cette conclusion à toute l’attention du lecteur. Thyrée écrivait trois siècles avant les observations de M. Charcot ; il ne trouvait dans les descriptions des démoniaques, même celles de l’Évangile, que les signes corporels qui souvent frappent davantage, et qui seuls peuvent être représentés dans l’art ; qui souvent, dans les vies des Saints, de même que dans l’Évangile, sont seuls mentionnés, parce que d’ailleurs il était admis par tout le monde qu’l s’agissait de vrais démoniaques, sur le témoignage des Saints ou de Jésus-Christ, et malgré tout cela, ni lui ni les autres théologiens, ni l’Église n’exagèrent la portée de ces signes.

Nous ajouterons un septième signe corporel, qui peut être certain. Ce signe existe quand la personne qui passe pour possédée fait des actions évidemment contraires aux Lois physiques, par exemple aux lois de la pesanteur, comme le serait la suspension de quelque durée dans l’air sans aucun soutien. La seule chose à prouver ici, ce serait qu’il ne s’agit pas de magie, que c’est bien le démon habitant le corps qui porte et meut la personne, ce qui se prouverait  comme ci-dessus pour la révélation des choses occultes.

Restent les signes où le démon apparait plutôt passif et souffrant qu’actif. Ils sont de deux espèces : les uns consistent à faire poser à la personne certaines actions dont le démon a horreur ; les autres, à lui appliquer à son insu des choses sacrées, qui font peur à l’esprit des ténèbres.

Thyrée apprécie la valeur de ces signes dans les termes suivants : « L’argument que fournissent ces signes n’est pas sans valeur ; peut-être pourrait-il soutenir la comparaison avec n’importe quelle autre preuve (C.XXVI).  »

Ces signes, en effet, ont l’avantage de démontrer aussitôt que, s’il y a intervention quelconque d’un agent extérieur, cet agent est le démon, et le démon possédant ; c’est, en effet, lui qui, seul parmi les agents extérieurs, peut provoquer les signes d’horreur des choses saintes et les tourments qui se manifestent dans le corps du possédé.

Mais cette impatience, cette horreur ne peuvent-elles pas s’expliquer sans l’intervention d’un agent extérieur quelconque ? Pour les signes de la seconde espèce, à savoir : quand on applique des choses saintes, des reliques par exemple, certainement et complètement à l’insu du possédé, et qu’invariablement et constamment il montre celle agitation, de manière à ce que l’on constate avec certitude que son horreur et son impatience n’ont pas d’autre cause, nous ne voyons pas ce qu’il faudrait exiger de plus convaincant. De même si on a fait, absolument à son insu, un exorcisme en langue inconnue de lui.

Quand la chose ne se passe pas à son insu, qu’il peut la soupçonner de quelque manière, ou quand il s’agit de signes de la première espèce, c’est-à-dire quand on lui fait réciter certaines prières, invoquer le nom de Jésus, etc., le signe n’a plus la même certitude. Si c’est un impie, il peut avoir horreur et blasphémer par malice ; s’il est bon chrétien, le signe n’est pas sans valeur, et il y n certes une présomption que [colonne 61] l’horreur et les blasphèmes, provoqués par l’idée d’une invocation pieuse, d’une prière, ne sont pas de lui, mais du démon qui le possède ; il faut cependant, pour juger sainement, tenir compte de toutes les circonstances (3).

Que dire enfin de la guérison durable et complète, obtenue par l’exorcisme. dans un cas où la possession était probable, mais non certaine el évidente ? Cette guérison est-elle une preuve a posteriori certaine que la possession était réelle ? Cela dépend des circonstances : si aucun autre remède n’a été employé, ou si le remède employé est resté certainement inefficace ; si, d’ailleurs, il est constaté que l’exorcisme n’a pu produire aucun effet naturel, aucune émotion morale, de confiance, de surprise, etc., parce qu’il a été fait, par exemple, à l’insu de la personne exorcisée, le signe n’est pas à dédaigner ; il se peut même que le démon donne, soit spontanément, soit sur l’ordre de l’exorciste, des preuves évidentes de sa sortie du corps du possédé. Ce qu’il faut éviter surtout ici, c’est d’attribuer avec certitude, à la vertu surnaturelle de l’exorcisme, une guérison subite qui peut n’être que l’effet naturel d’une commotion morale, comme cela arrive surtout dans les maladies nerveuses, et spécialement dans l’hystérie, qui reproduit le mieux les signes équivoques corporels de la possession.

C’est pourquoi aussi nous devons admirer la sage réserve de l’Église, quand il s’agit de se prononcer sur le caractère miraculeux d’une guérison subite de cette nature, obtenue à la suite d’une fervente prière, d’un sainte communion, d’un pèlerinage. Les assistants, vivement frappés de ce changement subit, crient au miracle ; d’autres n’y voient qu’un effet naturel ; l’Église ne se prononce pas ; elle ne reconnait pas le miracle sans examen ultérieur et sans preuves certaines, mais elle n’exclut pasa priori l’intervention d’une cause supérieure à la nature. Nous devons imiter sa sagesse, sans que, pour cela, notre confiance dans les secours surnaturels eu soit amoindrie ; et certes, si une guérison pareille n’est pas miraculeuse, si elle n’est pas un bienfait de la Providence extraordinaire de Dieu, elle reste toujours un bienfait dans l’ordre de sa Providence ordinaire.

II. Comparaison de la possession avec l’hystérie, etc.—Nous devons, en second lieu, comparer la possession diabolique, que nous venons de décrire, avec les phénomènes morbides, surtout ceux que présentent les névropathes ; et en particulier avec la grande attaque hystérique, spécialement avec la variété appelée attaque démoniaquepar M. Charcot, directeur de la Salpêtrière, et par son école.

Les signes caractéristiques de la grande hystérie, d’après la description de M. Charcot ( les Démoniaques dans l’art, par J. M. CHARCOT et P. RICHER, page 911 et suiv.), sont avant tout corporels. Ceux qui se rapprochent de l’ordre intellectuel sont l’hallucination, le délire, l’extase, et encore ces manifestations sont-elles moins fréquentes dans l’attaque appelée démoniaque.

Or, dans toutes les observations cliniques faites à la Salpêtrière, et rapportées dans les livres de M. Charcot et de ses élèves (L’Iconographie de la[colonne 62] Salpêtrière, par MM. BOURNEVILLE et REGNARD ; Études cliniques sur la grande hystérie, par RICHER ; de même dans les expériences d’hypnotisme, c’est-à-dire de léthargie, catalepsie, somnambulisme provoqué, qui ont été faites en très grand nombre ; malgré les effets étonnants et variés obtenus par la suggestion dans cet état de somnambulisme (V. l’ouvrage de Richer cité ci-dessus, et le Magnétisme animal, par BINET et FÉRÉ), nulle part nous n’avons rencontré un effet qui se rapprochât des signes de possession que nous avons appelés intellectuels ; nulle part, le moindre indice de révélation de choses occultes, de connaissance de langues étrangères, de sciences non apprises, etc., mais partout des effets qui peuvent s’expliquer d’une manière naturelle, sans aucune intervention d’une cause préternaturelle, malgré l’étonnement qu’Ils provoquent au premier abord ; les signes les plus certains de la possession diabolique font donc entièrement défaut.

Passons aux signes corporels. Le signe corporel de possession le plus certain n’apparait nulle part clans la description de l’hystérie, ni dans les observations décrites par M. Charcot. Malgré les tours de force et d’adresse les plus étonnants, malgré les mouvements les plus fantasques et les plus désordonnés, l’hystérique ne parvient jamais à se soustraire aux lois de la pesanteur.

Ce sont donc les signes corporels équivoquesde possession, donnés comme tels par Thyrée, trois siècles avant les observations de M. Charcot, qui seuls constituent les points de contact entre les démoniaques de la Salpêtrière et les possédés du démon au sens de l’Église. Or, non seulement ces signes sont équivoques en eux-mêmes ; mais de plus, ce qui, d’après Thyrée, les rendrait plus probants, fait précisément défaut chez les hystériques. En effet, la coexistence des autres signes, des signes intellectuels, manque chez elles, En outre, loin de pouvoir constater que ces mêmes signes corporels n’ont pas leur origine dans une maladie naturelle, qu’ils n’ont pas pour prodromes la tristesse, la mélancolie, etc., l’observateur constate précisément le contraire. Nous devons à la science de M. Charcot de l’avoir démontré à l’évidence : ce savant prend la maladie dans ses origines, dispositions congénitales et héréditaires, occasions qui la provoquent : saisissement, mauvais traitements, vices, etc. ; il en étudie les prodromes, il la poursuit dans toutes les phases de son évolution. Dans ces conditions, nous sommes complètement d’accord avec lui pour trouver dans les démoniaques de la Salpêtrière de vrais malades, et peut-être rien que des malades ; et l’Église, qui honore la science et l’encourage, ne peut que lui savoir gré de ses découvertes. Mais de là à nier l’existence de démoniaques d’un tout autre genre, il y a de l’espace ; la nier a prioriou parce qu’on n’a pas vu d’autres démoniaques que les malades qu’on décore de ce titre, ce serait faire injure à la plus vulgaire logique.

De plus, il faut remarquer que la maladie n’exclut pas la possession ; au contraire, le démon, qui est l’esprit mal faisant, se complait à mêler ces deux choses : plusieurs anciens le font remarquer, et quelques-uns même font de la maladie une espèce de prédisposition à la possession, ou du moins veulent que l’on combatte la possession, en employant tout d’abord les remèdes naturels contre les maladies, dans lesquelles le démon, à leur avis, trouve une ressource. Le Rituel lui-même suppose l’intervention du médecin, et défend à l’exorciste d’usurper ses fonctions : Caveat exorcista ne ullam medicinam infirmo vel obsesso præbeat aut suadeat, sed hanc curam medicis relinquat. Ce qui est certain, [colonne 63] c’est que le démon peut produire la maladie, soit d’une manière indirecte, en posant une cause de maladie nerveuse : mauvais traitements, mélancolie, saisissement et frayeur, etc., soit d’une manière directe, en agissant immédiatement sur le système nerveux ; rien d’étonnant, en ce cas, si les contorsions, etc., prennent l’aspect de l’hystérie, de l’épilepsie ou d’autres névroses, puisque ce sont ces maladies mêmes que le démon provoque, par les mêmes causes et les mêmes agents qui les font éclore naturellement .

Nous n’avons pas besoin de parler des signes de possession où le démon parait souffrir plutôt qu’agir. Ces signes n’ont pas été essayés à la Salpêtrière ; et certes, en bien des cas, leur application n’eût pas été justifiée, les signes de possession réelle ne paraissant pas assez probables. Cependant, les savants eux-mêmes auraient tort de s’émouvoir, si on en faisait parfois usage ; car la vraie science n’a jamais peur de la lumière, et n’importe quel soit le moyen qui conduise à plus de certitude, ce moyen n’est pas à dédaigner.

Voici donc la conclusion, très importante, que nous pouvons déduire de la comparaison faite entre les malades de la Salpêtrière et les possédés au sens de l’Église, même abstraction faite de la réalité historique de ceux-ci : tous les signes caractéristiques réunis de la grande attaque hystérique, même de la variété appelée démoniaque par M. Charcot, ne suffisent pas pour faire considérer celte attaque, avec une sérieuse probabilité, comme une possession diabolique au sens de l’Église. Par contre, en dehors des signes de l’hystérie ou d’une maladie quelconque, l’ Église propose d’autres signes auxquels on peut reconnaitre avec certitude la possession. Si parfois, et même souvent, on a confondu la maladie avec la possession, c’est précisément parce qu’on s’est éloigné des règles tracées par l’Église. Du reste, comme nous l’avons fait remarquer déjà, ce serait une grossière erreur de croire que chaque fois que l’Église a permis l’emploi de l’exorcisme, ou que le ministre de l’Église a cru pouvoir exorciser, l’Église ou ce ministre ont prétendu par là même se trouver devant un cas de possession rigoureusement établi.

III. Réalité des faits de possession. —Il nous reste enfin à prouver la réalité historique de la possession démoniaque au sens de l’Église (4).

Celle thèse n’a pas besoin de démonstration pour les fidèles catholiques : la doctrine de l’Église est explicite sur ce point, car la Tradition et la sainte Écriture nous fournissent des faits nombreux et notoires, qu’elles proposent elles-mêmes comme des faits de possession diabolique indubitables, et dans le sens propre expliqué précédemment. Inutile d’insister. D’ailleurs, en exposant nos preuves contre les incrédules, abstraction faite de la divinité de l’Écriture et de l’autorité doctrinale de la Tradition, nous établirons par là même les fondements sur lesquels s’appuie l’enseignement de l’Église. Les dissidents, qui admettent l’Inspiration divine de la Bible, ne sauraient douter un instant de la réalité historique de la possession ; mais, hélas ! un grand nombre d’entre eux, tout en admettant, en théorie, l’autorité divine des Écritures, les interprètent à la façon des rationalistes, et en bannissent le plus possible le surnaturel, comme le préternaturel. Leur fausse exégèse trouvera sa réfutation dans nos arguments contre les incrédules. Mais avant de développer nos preuves, il nous reste quelques observations générales, très importantes, à faire. [colonne 64]

Dans les siècles passés, certains dissidents, ou même des catholiques mal inspirés, ont nié la réalité de la possession, et Dom CALMET a cru devoir faire une dissertation spéciale sur les obsessions et possessions du démon, pour en démontrer la réalité historique. L’interprétation des Évangiles, proposée par ceux que combat D. Calmet, et qui admettaient néanmoins la divinité de la sainte Écriture, était la même que celle des modernes rationalistes : les démoniaques n’étaient que des malades.

Quelles étaient l’origine et la cause de celle fausse explication de l’Écriture et de cette négation de l’histoire tout entière ?

Saint THOMAS fait remarquer que la négation de la réalité historique de la possession et, en général, de l’intervention du démon dans les choses d’ici-bas, provient ex radice infidelitatis , sive incredulitatis, quia non credunt esse dæmones nisi inæstimatione vulgi tantum(InIV Sent., dist. 34, q. I, a. 3). C’est bien là le fait des rationalistes, comme des médecins incrédules de nos jours, dont toute l’argumentation se résume en ces mots : il n’existe pas de démon, si ce n’est dans l’imagination superstitieuse du vulgaire ; donc il n’y a pas de possédés.

D’autres adversaires, ceux que combat Dom Calmet, admettent l’existence des démons : mais ils se basent sur une fausse notion de la possession, comme s’il était impossible que le démon s’empare du corps de l’homme, habile en lui et le meuve ; ou bien comme si la possession multipliait inutilement les miracles. Ils se fondent encore sur ce que Dieu ne peut permettre la possession. Nous ne réfuterons pas ex professoces objections, de nulle valeur du reste et abandonnées de nos jours, mais nous démontrerons le fait de la possession, qui coupe court aux négations et aux objections, tant des anciens que des modernes.

Une autre observation non moins importante terminera ces préambules. Dans l’hypothèse de l’intervention du démon, que nous prouverons être une réalité, il faut faire la part des circonstances de temps et de lieux, pour se rendre compte de la nature différente de l’action diabolique el de la fréquence ou de la rareté des cas.

Au temps du paganisme, el maintenant encore dans les pays infidèles, l’intervention diabolique est d’ordinaire plus générale, c’est-à-dire qu’elle est plus fréquente et se présente sous plus de formes ou de manières différentes.

Là, le démon règne en maitre et en despote : il fait sentir son empire tyrannique par les obsessions el les possessions, il a ses adeptes dans les magiciens, il rend des oracles et reçoit le culte dû à la divinité. C’est toute l’histoire religieuse du paganisme ancien et moderne.

A la venue du Messie, rien d’étonnant à ce qu’il se soit produit une espèce de recrudescence de cruauté de la part du démon, qui voyait son règne entamé, et son pouvoir menacé de ruine. Aussi le nombre des possédés était-il beaucoup plus considérable aux premiers temps de l’Église que maintenant ; d’ailleurs, Dieu pouvait avoir des raisons spéciales de le permettre alors. (Voyez JANSÉNIUS DE GAND, Concordia, ch. XXVII) Aussi les apologistes, Tertullien, Minncius Félix, Justin, etc., en appellent-ils au pouvoir des premiers chrétiens sur les démons, qu’ils expulsaient des corps des possédés par le seul nom de Jésus, comme à un argument public et irrésistible de la vérité du christianisme. Chose digne de remarque : la Judée n’était pas un pays infidèle ou païen, aussi voyons-nous que la plupart des possédés, délivrés par le Sauveur se trou valent en Galilée, où le peuple était plus charnel et grossier [colonne 65] en contact plus fréquent avec les gentils ; saint Jean, qui raconte le ministère du Sauveur surtout en Judée, ne mentionne aucun cas de possession.

De nos jours, dans les pays infidèles, les manifestations visibles du démon doivent être de même beaucoup plus générales que chez nous. Et, en effet, les témoignages de plusieurs siècles et au-dessus de tout soupçon, que nous apporterons, ne laissent aucun doute sur la vérité des faits, et le lecteur ne sera pas étonné de la parole récente d’un missionnaire, qui passa douze ans en Mongolie, et qui nous disait : « Vos savants d’Europe révoquent en doute l’intervention et l’existence même du démon : si je m’avisais de faire la même chose dans nos pays infidèles, tout le monde se récrierait, et les hommes sérieux hausseraient les épaules ; et si vos savants passaient quelque temps avec nous, ils seraient confus d’avoir jamais soutenu leur thèse incrédule.

Dans les pays chrétiens, rien d’étonnant que l’intervention visible du démon soit plus limitée. Son pouvoir est restreint par Dieu lui-même, et sa tyrannie est combattue efficacement par tous les moyens spirituels que l’Église met entre nos mains. Enfin le démon, étant un être d’une intelligence et d’une puissance supérieures, choisit ses moyens suivant les circonstances, pour servir ses intérêts. Il n’y a pour lui aucune chance d’arriver à se faire adorer par les peuples d’Europe, comme autrefois par les païens ; il a, au contraire, intérêt à se cacher, et à faire nier même son existence. Mais il a son intervention invisible, la tentation sous toutes ses Cormes; ensuite, il a ses adeptes, les impies, qu’il inspire, sans même qu’ils s’en doutent. Et certes, de nos jours, il ne faut pas être bien clairvoyant pour apercevoir l’action du démon et ses plans bien combinés dans l’œuvre de la franc-maçonnerie.

Mais ensuite, n’y-a-t-il pas aujourd’hui même quelque manifestation visible du démon ? Étrange contradiction des incrédules, due à la fourberie du père du mensonge ! Tandis qu’il éloigne les uns de l’Église en leur faisant nier son existence, il enserre les autres dans les pratiques du spiritisme. Aucun homme sérieux ne saurait nier universellement cette magie ou cette démonolâtrie moderne des spirites, qui sont érigés en secte, en religion du démon. Si le seul doute de l’existence du démon empêchait nos incrédules de devenir enfants fidèles de l’Église, nous leur dirions de se renseigner, à Paris même, sur les pratiques spirites, sans s’en rendre complices : ils seraient bientôt convaincus de l’existence des esprits. Ils devraient seulement se garder de croire au mensonge de ces esprits, qui se font passer pour les âmes des morts, et qui prêchent que les peines de l’enfer ne sont pas éternelles; ce sont-là leurs mensonges habituels.

Nous en venons maintenant aux arguments de notre thèse, qui sont les suivants : d’abord les arguments tirés des Évangiles, ensuite les témoignages des Pères de l’Église, mais les uns et les autres considérés comme simples documents historiques ; en troisième lieu, les témoignages plus récents au sujet des pays de mission.

I. Les Évangiles (5).—Nous employons les Évangiles comme simples livres historiques. Aucun savant sérieux, même rationaliste, ne conteste plus l’authenticité des Évangiles, ni la bonne foi de leurs auteurs. Tout se réduit, entre les incrédules et nous, à l’interprétation du texte, et à la question de [colonne 66] savoir si les auteurs ne se sont pas mépris de bonne foi sur la nature des faits, dont ils ont été les témoins ou dont ils sont les narrateurs.

Pour couper court à tonte espèce de chicane, nous allons rappeler tous les passages des Évangiles, dans lesquels il est question des possessions diaboliques. Ces passages peuvent se ranger sous les dix-huit chefs suivants (6) :

1° Le possédé de Capharnaüm (Marc, 1, 23-28 ; Luc, IV, 33-37).

2° Guérison de démoniaques à Capharnaüm (Matt,, VIII, 16 ; Marc, I, 32-34 ; Luc, IV, 40-41).

3° Jésus parcourt la Galilée en prêchant, suivi d’une grande foule, et il guérit les malades et chasse les démons (Marc, I, 39. Cf. Matt., IV, 24 ; Luc, IV, 42-44).

4° Les possédés de Gerasa ou de Gadara (Matt., VIII, 28-34 ; Marc, V, 1-20 ; Luc, VIII, 26-39).

5° Jésus délivre un muet démoniaque les pharisiens l’accusent de chasser les démons par Béelzebub (Matt., IX, 32-34),

6° Guérison de malades. Jésus rejette le, témoignage des démons parlant par la bouche des possédés (Marc, III, 10-12 ; Matt., XII, 15-21. Cf. ci-devant 2°).

7° Jésus guérit les malades et délivre les possédés parmi les foules, avant le sermon sur la montagne (Luc, VI, 18-19).

8° Guérison de malades, de possédés et d’aveugles, devant les disciples envoyés par saint Jean-Baptiste (Luc, VII, 21).

9° Le possédé muet et aveugle ; Jésus se défend d’être démoniaque et de chasser le démon par Béelzebub (Matt., XII, 22-45 ; Marc, III, 20-30 ; Luc, XI, 14-26. Cf.Jean, VII, 20 ; VIII, 48-52 ; X, 19-21).

10° Quelques saintes femmes suivent Notre-Seigneur, après qu’il les eut guéries et délivrées du démon, entre autres, Madeleine, dont sept démons avaient été chassés (Luc., VIII, 2. Cf. Marc, XVI, 9).

11° Les apôtres reçoivent le pouvoir sur les démons, et exercent ce pouvoir (Matt., X, 1-8 ;Marc,VI, 7, 12 et 13 ; Luc, IX, 1).

12° La possédée, fille de la femme chananéenne (Matt., XV, 22-28 ; Marc, VII, 25-29).

13° Le fils unique possédé, lunatique, sourd et muet (Matt., XVII, 14-21 ; Marc, IX, 13-28 ; Luc, IX, 37-44).

14° Jésus corrige l’orgueil et la jalousie des apôtres, concernant leur pouvoir de chasser les démons (Marc, IX, 37- 39 ; Luc, IX, 49-50).

15° Les soixante-douze disciples se réjouissent de l’efficacité de leur pouvoir sur les démons (Luc, X, 17-20).

16° La femme courbée et tourmentée par l’esprit malin depuis dix-huit ans (Luc,XIII, 11-17).

17° Les pharisiens annonçant à Jésus qu’Hérode veut le tuer, le Sauveur en appelle à ses guérisons et à son pouvoir sur les démons (Luc, XIII, 32).

18° Jésus, immédiatement avant son ascension, annonce que les fidèles, entre autres dons miraculeux, auront le pouvoir de chasser le démon en son nom (Marc, XVI, 17. Cf. Actes des Apôtres, V, 16 ; VIII, 7 ; XVI, 16 et suiv. ;  XIX, II et suiv.},

De l’ensemble de ces textes évangéliques, nous pouvons déduire facilement et à l’évidence deux propositions :

1° Les évangélistes nous représentent les démoniaques comme possédés du démon, dans le sens propre et usuel de l’Église, et nullement comme des personnes atteintes de simples maladies naturelles: ils ne supposent pas le moins du monde que toute maladie était causée par un esprit malfaisant. —Voilà pour ce qui regarde l’interprétation des Évangiles.

2° Toute méprise de bonne foi de leur part est impossible. Pour nier que, du temps de Jésus-Christ, il y eût des possédés du démon, il faut donc refuser toute créance aux Évangiles. Pas de milieu. —Voilà pour ce qui regarde la question de savoir si les évangélistes ne se sont pas trompés de bonne foi. [colonne 67]

1° —Il nous suffira de rappeler sommairement les différents traits contenus dans les textes indiqués, pour montrer à l’évidence qu’il y est question de l’intervention des démons, des esprits malins, et que cette intervention est bien la possession. Ces textes, en effet, nous disent que les démons, un ou plusieurs, occupent le corps de l’homme et y habitent, comme dans une maison, qu’ils reprennent de force, si possible, quand ils en ont été chassés; qu’ils font violence aux membres , causent différents accidents et maladies ; qu’ils parlent par la bouche du possédé, de choses dont celui-ci ne peut avoir l’idée, qu’Ils reconnaissent Jésus comme le Fils de Dieu ; qu’ils demandent à ne pas être envoyés dans l’abime, mais à pouvoir entrer dans un troupeau de porcs ; qu’ils montrent visiblement leur sortie du corps du possédé en précipitant les porcs dans les eaux, chassés par un seul mot de Jésus, ou par son seul nom. Voilà autant de signes de possession, les uns équivoques, les autres certains. Mais de plus, les évangélistes, même quand ils ne donnent pas de signes certains de possession, affirment clairement et constamment qu’il s’agit de vrais possédés, ils les appellent : habentes dæmonium, spiritum immumdum. Jésus interroge le démon, qui répond en donnant son nom et non pas le nom du possédé ; il menace les démons, les fait taire, les chasse et leur défend de rentrer dans le possédé délivré. Non seulement en public, mais en secret à ses disciples, il déclare que c’est bien le démon qui possède ; c’est Satan qu’il voit tomber du ciel, quand les possédés sont guéris par les apôtres ; c’est Satan qui serait divisé contre lui-même, si c’était pur Béelzébub que le Sauveur chasse le démon.

Il donne à ses apôtres et à ses disciples le pouvoir sur tous les démons et la mission de chasser les esprits immondes. Les disciples et les apôtres exercent ce pouvoir ; ils se réjouissent de voir même les esprits leur être soumis ; quand une fois ils ne réussissent pas, Jésus leur explique la cause de leur insuccès ; c’est qu’ils n’ont pas assez de foi, c’est que cette espèce de démon ne peut être expulsée que par l’oraison et le jeûne. Quand les Juifs l’accusent d’être démoniaque, ou de chasser les démons par Béelzébub, quoi de plus facile que de répondre : Misérables ignorants, il n’y a pas de démon, si ce n’est dans votre superstitieuse imagination. Est-ce ainsi que répond le Sauveur ? Bien au contraire : il affirme n’être pas possédé du démon ; et il condamne comme coupables du péché de blasphème contre !’Esprit de Dieu, ceux qui osent lui attribuer d’avoir un esprit immonde. Il montre ensuite par des paraboles l’impossibilité de chasser le démon par le démon.

Que faut-il de plus, pour justifier notre interprétation ? Ajoutons cependant que les évangélistes distinguent expressément les démoniaques des simples malades. Dans l’énumération des bienfaits et des miracles de leur Maitre, ils rapportent constamment comme deux choses différentes, la guérison des malades, et la délivrance des possédés : ceux-ci forment toujours une catégorie à part. Les apôtres reçoivent le pouvoir de chasser les démons et le pouvoir de guérir les malades. Il y a une mention distincte de l’exercice de l’un et de l’autre. Il est vrai qu’ils signalent aussi les maladies des possédés : nous avons vu précédemment que la possession n’exclut pas la-maladie ; bien au contraire, le démon, qui est l’esprit malfaisant, provoque soit directement soit indirectement les maladies, surtout les maladies mentales et nerveuses, en particulier, la paralysie, l’épilepsie, le mutisme, la surdité, la cécité, etc. Mais combien de malades dans le récit [colonne 68] évangélique sont guéris par Notre-Seigneur, chez lesquels il n’est pas question de possession, ni de démon, et, notons-le bien, des malades souffrant des mêmes maladies que celles qui, en d’autres cas, sont attribuées par les évangélistes aux possédés ! En dehors des endroits nombreux cités plus haut, où la distinction des possédés d’avec les simples malades est clairement exprimée, nous pouvons ajouter des exemples en grand nombre de paralytiques, boiteux, sourds, muets, aveugles, hydropiques, etc., à propos desquels il n’est pas question du tout de possession. (Ainsi Matth., IX, I ; Marc, II, 3 ; Luc, V, 18 ; Matth., IX, 27 ; XII, 10 ; Marc ; III, 1 ; Luc, VI, 6 ; Matth,, XV, 30 ; Marc, VII, 32 ; VIII, 22 ; Jean, IX, 1 ; Luc, XV, 1 ; XVIII, 35 ; Marc, X, 46 ; Matth., XXVIII, 29.) Nous voyons de même les apôtres, après l’ascension de Jésus-Christ, faire un nombre considérable de guérisons, relatées dans les Actes des Apôtres, et où il n’est pas question de démon. Mais nous y voyons aussi, entre autres exemples, saint Paul chasser le démon d’une femme pythonisse (Act., XVI, 16), Nous ne voulons pas dire que cette femme fût possédée : probablement il existait un pacte entre elle et le démon, de manière que l’intervention du démon était une espèce de magie divinatoire, plutôt qu’une possession, Enfin, nous voyons des exorcistes juifs qui voulaient chasser les démons comme saint Paul, être maltraités par le possédé, dans lequel parlait le démon(Act., XIX, 13-16).

2° —Après tout ce que nous venons de dire, la seconde proposition n’a pas besoin de preuve. Où serait la bonne foi des évangélistes, s’ils ne croyaient pas à la réalité de la possession, quand ils nous la décrivent de la manière que nous venons de rappeIer ? Mais, dira-t-on, l’erreur de bonne foi n’est-elle pas possible ? Les évangélistes, tout en étant persuadés de l’existence du démon et des possédés, n’ont-ils pas pris pour des possédés, tels qu’ils se les imaginaient, ceux qui n’étaient en réalité que des malades ? Ils ont pu distinguer des malades communs d’avec les possédés ; mais n’ont-ils pas confondu avec la possession, les manifestations si singulières des névroses, en particulier de l’ hystérie ?

Nous répondons que toute méprise de bonne foi est impossible. Qu’il suffise de j-appeler que ces mêmes apôtres qui écrivirent les Évangiles, ou qui ont fourni les documents aux évangélistes, ont reçu le pouvoir de chasser les démons, et ont exercé eux-mêmes ce pouvoir. Rappelons encore qu’ils font parler le démon par la bouche du possédé, qu’ils le voient entrer dans les pourceaux, etc. Ou bien, il y eut de leur temps de vrais possédés, ou bien les évangélistes ne méritent aucune créance, ce sont des imposteurs. Et remarquons-le bien, il ne s’agit pas d’un seul évangéliste, ni d’un seul rait, ni de faits sans publicité; mais tous les évangélistes sont d’accord, les faits sont nombreux, et se sont passés devant une foule de personnes. Les ennemis de Jésus-Christ eux-mêmes ne trouvent rien à nier, ils se con tentent d’une mauvaise explication sur la manière de chasser les démons.

Les Évangiles étant authentiques, et les évangélistes de bonne foi, notre thèse, à savoir l’existence de véritables possédés, est prouvée d’une façon inéluctable.

Afin de dissiper toute ombre de difficulté, nous passerons encore en revue les objections principales des rationalistes et incrédules.

Pour être bref, nous en écouterons un seul, tristement célèbre, ERNEST RENAN. Il reproduis d’ailleurs les autres, et n’a pas le mérite de l’invention : c’est aux rêveurs allemands qu’il s’est adressé, surtout à STRAUSS, comme il le dit dans son Introduction [colonne 69] à la Vie de Jésus, Il a un autre mais bien triste mérite : celui d’avoir adapté ses blasphèmes à l’intelligence et au goût des moins savants,

Notons d’abord que Renan ne nie pas d’une façon absolue les faits racontés par les évangélistes, même quand il s’agit des miracles, et des possessions en particulier ; toute sa tactique consiste à interpréter ou plutôt à dénaturer les faits. Il a même ici un aveu qu’il faut relever : « Ce serait manquer, dit-il, à la bonne méthode historique que d’écouter trop ici nos répugnances (de rationaliste), et, pour nous soustraire aux: objections qu’on pourrait être tenté d’élever contre le caractère de Jésus, de supprimer des faits qui, aux: yeux de ses contemporains, furent placés sur le premier plan. (Il entend par là les miracles, et en particulier les guérisons de possédés ; pour lui, ce sont des impostures ou des illusions qui déparent Jésus,) il serait commode de dire que ce sont là des additions de disciples bien inférieurs à leur maître… Mais les quatre narrateurs de la vie de Jésus sont unanimes pour vanter ses miracles … Nous admettrons donc sans hésiter que des actes qui seraient maintenant considérés comme des traits d’illusion ou de folie ont tenu une grande place dans la vie de Jésus » (Ch. XVI) Nous demandons pardon à nos lecteurs de reproduire ces blasphèmes ; mais il fallait relever cet aveu pour mieux. montrer qu’il ne s’agit ici que d’une question d’interprétation entre Renan et nous.

Parcourons donc brièvement les objections qu’il fait à notre manière d’interpréter.

Il commence par dire qu’une facilité étrange à croire aux: démons régnait dans tous les esprits. Non seulement en Judée, mais partout on admettait la réalité de la possession. L’hystérie, l’épilepsie, les maladies mentales et nerveuses, la surdité, le mutisme étaient expliqués par la possession, L’admirable traité « de la maladie sacrée » d’Hippocrate, qui posa, quatre siècles et demi avant Jésus, les vrais principes de la médecine sur ce sujet, n’avait point banni du monde une pareille erreur. On supposait qu’il y avait des procédés pour chasser le démon. L’état d’exorciste était une profession, Il n’est pas douteux que Jésus n’ait eu la réputation de posséder les derniers secrets de cet art.

Nous répondons que la facilité de croire au démon, et la persuasion universelle de la réalité de la possession n’ont rien d’étrange, si ce n’est pour ceux qui nient a priori le démon, Le témoignage de l’antiquité tout entière prouve simplement que la possession était réelle, et fort fréquente de ce temps-là. Ce qui le confirme, c’est qu’Hippocrate, le père de la médecine, qui était certes connu, sinon en Judée, du moins en Grèce et à Rome, n’a pas changé la croyance universelle, qui est encore aujourd’hui aussi vive que jamais, sauf parmi certains incrédules d’Europe ; encore y en-a-t-il d’autres qui joignent à l’incrédulité la superstition et le commerce avec le démon. Renan affirme sans preuve aucune que les possédés étaient des malades. Nous avons clairement démontré qu’un homme sérieux: ne peut pas s’incliner devant cette affirmation gratuite, opposée aux témoignages les plus certains de l’histoire. Renan ose comparer Jésus-Christ aux exorcistes juifs. Puisqu’il ignore ou feint d’ignorer la différence essentielle entre la manière d’agir du Sauveur à l’égard des possédés, et celle des exorcistes, tels que l’Église en a encore, nous lui dirons : que l’exorcisme se fait suivant des rites et avec des prières déterminées par l’autorité ecclésiastique, et par des ministres désignés par elle; c’est la voie ordinaire, qui n’a rien du miracle ; son efficacité, quoique réelle, n’est pas absolument infaillible ; Jésus-Christ, au contraire, chassait le [colonne 70] démon infailliblement par un ordre, par sa seule volonté, et Dieu agit encore de même par ses saints ou par des personnes auxquelles il veut bien communiquer ce don, cette seconde manière est miraculeuse, elle prouve l’intervention spéciale et extraordinaire de Dieu.

Continuons. Le lecteur veut-il savoir ce que Renan fait de l’histoire des possédés de Gadara ? Voici : « Il y avait alors beaucoup de fous en Judée, sans doute par suite de la grande exaltation des esprits. Ces fous, qu’on laissait errer, comme cela a lieu encore aujourd’hui dans les mêmes régions, habitaient les grottes sépulcrales abandonnées, retraite ordinaire des vagabonds. Jésus avaient beaucoup de prise sur ces malheureux. On racontait au sujet de ces cures mille histoires singulières, où toute la crédulité du temps se donnait carrière. » Voilà ce qui s’appelle critique historique et interprétation !

Pour l’honneur du bon sens humain, nous eussions préféré voir nier les faits, plutôt que do les entendre interpréter d’une façon aussi puérile. Aussi tout homme sérieux trouvera que Renan ne mérite pas ici d’être réfuté.

Mais ce n’est pas tout : « Ici encore, continue-t-il, il ne faut pas s’exagérer les difficultés. Les désordres, qu’on expliquait par des possessions, étaient souvent fort légers. De nos jours, en Syrie, on regarde comme fous ou possédés du démon (ces deux idées n’en font qu’une, medjnoun), des gens qui ont seulement quelque bizarrerie. Une douce parole suffit souvent dans ce cas pour chasser le démon. Tels étaient sans doute les moyens employés par Jésus. Qui sait si sa célébrité, comme exorciste, ne se répandit pas presque à son insu ?

Renan a donc senti lui-même le ridicule de son interprétation; mais comment se tire-t-Il de la difficulté ? Par une autre niaiserie. Il ne faut pas exagérer ; souvent ce n’étaient pas des fous ; aujourd’hui encore là-bas, les possédés ou fous (c’est la même chose) sont des gens qui ont quelque bizarrerie, Et de peur que le lecteur ne comprenne pas très bien, il ajoute en note qu’avoir un démon, δαιμονάν, a, dans l’antiquité, le sens d’être fou, c’est-à-dire souvent d’être bizarre. Pourquoi donc a-t-il commencé par dire que tout le monde croyait au démon, et à la possession ? qu’on attribuait au démon toute espèce de maladies, surtout les maladies mentales et nerveuses ?

De plus, aujourd’hui même que les possédés sont plus rares, le verbe δαιμονάν a-t-il changé de signification ? est-il vrai que, dans n’importe quel temps et quel pays du monde, avoir un démon, être possédé, signifie être fou, et que « dæmonium habes » doit se traduire par : Tu es fou ? Quand on a quelque prétention d’être philologue, on devrait avoir honte d’oser affirmer pareille absurdité. Autre chose est traduire, autre chose interpréter: or, non seulement pareille traduction n’en serait pas une, mais une semblable interprétation doit être exclue, comme nous l’avons démontré. Autre chose est la signification des mots, autre chose un sens déduit par métaphore de cette signification. Ainsi nous disons : cet homme est un tigre. La signification du mot « tigre », est-elle pour cela autre chose que la bête féroce désignée par ce mot ? Et si je dis de quelqu’un : « Il a le diable au corps », est-ce que pour cela : avoir le diable au corps signifie toujours être fou ? Ce seront donc les circonstances dans lesquelles je parle, qui devront indiquer que j’emploie l’expression dans un sens métaphorique. Dans les récits évangéliques, la métaphore est exclue d’une façon trop évidente et de trop de manières, pour y insister encore. [Colonne 71]

Remarquons enfin cette manière de broder sur la trame de l’histoire, peu digne d’un savant : suffit souvent, tels étaient sans doute, qui sait, presque a son insu !

Voilà tout ce que les rationalistes ont pu trouver contre les possessions démoniaques racontées dans les Évangiles, et en usant de toutes les ressources que la haine et des connaissances variées ont pu leur fournir.

Notre premier argument, en faveur de la possession diabolique, argument tiré des récits évangéliques, reste debout.

II. Les saints Pères.—Les saints Pères nous fournissent, comme les Évangiles, un argument apodictique en faveur de la réalité de la possession diabolique ; ils confirment d’une manière éclatante la vérité de l’histoire sacrée, en nous montrant dans les premiers siècles de l’Église de nombreux : faits de possession, semblables à ceux qui se trouvent rapportés dans les Livres saints. Nous voyons ainsi s’accomplir en même temps et les paroles de Jésus-Christ : Nunc princeps hujus mundi ejicietur faras(Jean, XII, 31), et sa promesse faite aux Apôtres et aux fidèles : ln nomine meo dæmonia ejicient(Marc, XVI, 17).

Les Pères des premiers siècles sont si unanimes à témoigner des faits de possession, et de l’efficacité de l’invocation du nom de Jésus pour chasser les démons des corps des possédés, qu’il faudrait plutôt les citer tous, que de rapporter seulement le témoignage de quelques-uns d’entre eux. Nous serons forcés de donner simplement leurs noms, en signalant quelques passages plus importants de leurs ouvrages. Nous résumerons ensuite leur doctrine, avec quelques remarques propres à faire ressortir tout le poids de notre argument ; et à cette occasion nous reproduirons quelques textes in extenso. —Parmi les Pères et les écrivains ecclésiastiques qui affirment la réalité des possessions diaboliques de leur temps, nous pouvons citer :

Saint JUSTIN, II Ap., Vl, P. G., VI, 453 B : Dial, cum Tryphone, LXXXV, P. G., VI, 675 C. —Saint THÉOPHOLE D’ANTIOCHE, Il, VIII, P. G., VI, 1061 B. — Saint IRÉNÉE, Adv. Haer., II, XXXIV, 4. P. G., VII, 829 A. —MINUCIUS FELIX, Octavius, XXVII, P. L., III, 321-327. —TERTULLIEN, Apol., XXIII,P. L., I, 415 et sqq ; XXXVII ; XLIII ; ib., pp. 463, 495 ;De corona militis ; XI, P. L., Il, 92 A ; De anima, LVII, P. L., II, 748 ; Ad Scapulam, II. IV, P. L., I, 700. 703. Cf. A. D’ ALÈS, Théologie de Tertullien, p. 158-161, Paris, 1905. — Actes de Pierre, XI. XII, ed. Vouaux, p. 298-308. Paris, 1922. —PSEUDO-CLÉMENT, Recogn., IV, XX,P. G., I. 1323 A. —ORIGÈNE, ,Adv. Celse, 1, II-III, P. G., XI, 656. 657 ; VII, III, 1424. —Saint CYPRIEN, Ad Demetrianum, XV, P. L., lV, 555 ; Ep., LXXVI, 15 (Ad Magnum), P. L., III, 1550 B. Cf. A. D’ALÈS, Théologie de saint Cyprien, p. 18. 19, Paris, 1922. —Quod idola dii non sint, VII, P. L., IV, 574. —ARNOBE, Adv., Gentes, 1, XLTI, P. L., V, 777. 778. —LACTANCE, Divinælnstitutiones, II, XVI ; IV, XXVII ; V, XXII-XXIII, P. L., VI,334. 534. 623. 624. 629 ; De morte persec., X, P. L, VII, 210. 211, —FIRMICUS MATERNUS, De error; profan, relig., XIX, P. L., XII, 1013. 1014, – EUSÈBE DE CÉSARÉE, Contra Hieroclem, IV, P. G., XXII, 801 C ;H. E., V, VII, P. G., XX, 448. —Saint ATHANASE, De Incarnatione Verbi Dei, XLVIII, P. G., XXV, 181. — Saint CYRILLE DE JÉRUSALEM, Catech., X, 19, IV, 13, P. G., XXXIII, 688 C ; 472 B. —Saint HILAIRE, De Trinitate, XI. III, P. L., X, 401 B : in Constantium, VIII, P. L., X, 584 B ; ln Ps., LXIV, 7,4.10, P. L., IX, 419 B —Saint AMBROISE., Ep., XXII, 9. 16, 21, P. L., XVI, 1022 A ; 1024A B ; 1025 C ; De obitu Theodosii, X, P. L., XVI, 1390 A. —Saint GRÉGOIRE DE NAZIANCE, Carm., II, II, VIII, 81, P. G., XXXVII, 1557. —Saint JÉRÔME, Adv, Vigilantium, X, P. L., XXIII, 348 C ; Ep., XXII, 6, Ad Eustochium, P. L., XXII, 398. —Saint ZÉNON DE VÉRONE, Tract., 1. I, XVI, 3, P. L.,XI, 374. —Saint JEAN CHRYSOSTOME, Laudatio S. martyris Iuliani, 2, P. G., L, 669 ; Hom. de futurorum deliciis, 2, P. G., LI, 318 ; ln .Mat., Hom., XXVIII, 2. 3, P. G., LVII, 353. 354. —Saint AUGUSTIN, [colonne 72] Ep., LXXVIII, 3, P. L., XXXIII, 269 ; De Gen. ad litt., XI, XXVIII, 35 ; XII, XIII, 28 ; XVII, 35, P. L., XXXIV, 444. 464. 468. —FAUSTIN et MARCELLIN, Libellus precum ad imperatores, VII, P. L. XIII. 88 B. —Saint PAULIN DE NOLE, Carm., XIV, De S. Felice, P. L., LXI, 465 ; XXVII, ib., 609. —SULPICE DÉVÈRE, Dial., III, 6, P. L., XX, 215. —ÉNÉE DE GAZA, Dialogue, P. G., LXXXV. —Saint GRÉGIEZ LE GRAND, Hom. in Evang., XXXIII, 6, P. L., LXXVI, 1237 C.

Pour comprendre tout la force de notre argument, il faut bien constater d’abord ce que les saints Pères attestent réellement, et ensuite considérer toutes les circonstances de ce témoignage solennel et unanime.

Ce que les saints Pères affirment incontestablement, c’est la réalité de la possession proprement dite et l’efficacité de l’invocation du nom de Jésus, parmi les premiers chrétiens, pour chasser les démons des corps qu’ils occupaient, pour forcer ces esprits à confesser ce qu’ils étaient, et à rendre malgré eux témoignage au Christ devant les païens, pour faire taire les devins, et réduire à l’impuissance la magie et toutes les opérations du démon.

C’est ce que nous disent très clairement, en particulier, THÉOPHILE D’ ANTIOCHE et ARNOBE (ll. cit,). L’éloquent disciple de ce dernier, Lactance, le grand apologiste du IVe siècle, écrit pour ne citer que ces seules paroles, Div. Inst., II, XVI : « Les démons craignent les justes, c’est-à-dire les adorateurs de Dieu, et adjurés en son nom ils sortent des corps des possédés ; flagellés comme avec des verges par ces paroles des chrétiens, non seulement ils confessent qu’ils sont démons, mais ils déclinent leurs noms, ces noms adorés dans les temples, el la plupart du temps ils le font devant leurs propres adorateurs, non pas, certes, en mépris de leur religion et de leur honneur, ruais parce qu’ils ne sauraient mentir ni à Dieu, par qui ils sont adjurés, ni aux justes, dont la parole les tourmente et les contraint. » Nous pouvons ajouter, dans le même sens, un autre apologiste du IVe siècle, FIRMICUS MATERNUS, comme aussi saint HILAIRE (Il. cit.).

Mais, dira-t-on, les Pères furent trop crédules, et ils rapportent simplement des rumeurs vagues et incertaines ; de plus, c’est leur imagination ou le préjugé superstitieux qui leur fit confondre une terrible el singulière maladie, avec une prétendue opération d’esprits malfaisants.

Nous répondons que l’une et l’autre objection supposent, chez ceux qui les font, une ignorance grossière, non seulement du caractère et de la haute sagesse des Pères de l’Église, mais aussi du contenu de leurs écrits.

Et d’abord, il ne s’agit pas de rumeurs vagues, rapportées par les saints Pères, mais bien de faits qu’ils ont vus de leurs propres yeux, qui se sont passés en leur présence, dont ils ont eu l’expérience personnelle. Saint GRÉGOIRE DR NAZIANZE (l. c.), pour prouver qu’il n’y a rien d’étonnant si Jésus-Christ a chassé les démons, dit : « Car moi-même, partie ou membre du Christ, souvent en prononçant seulement son nom vénérable, j’ai mis en fuite le démon, rageant, gémissant, proclamant la vertu du Tout-Puissant. » EUSÈBE DE CÉSARÉE invoque aussi sa propre expérience contre Hiéroclès, gouverneur de la Bithynie : Prout ipsa edocti experientia sumus. De même TERTULLIBN, contre Scapula, gouverneur de l’Afrique : Sicut plurimis notum est.

Il ne s’agit pas de quelques faits obscurs, mais de faits publics, au sujet desquels l’erreur était difficile, l’espoir de tromper impossible. Ces faits se passaient au vu et au su de tout le monde, devant les gentils et les ennemis acharnés du nom chrétien. Ecoutons saint JUSTIN, au nom de tous, III Ap., VI : [colonne 73]

« Vous pouvez comprendre ce que je dis, par les faits mêmes qui se produisent devant vos yeux. En effet, un grand nombre d’hommes, saisis par le démon, dans le monde entier et ici dans votre ville même, que d’autres adjurateurs et enchanteurs ou sorciers n’ont pu guérir, beaucoup des nôtres, je veux dire des chrétiens, les ont adjurés par le nom de Jésus-Christ, crucifié sous Ponce-Pilate, et les ont guéris, et les guérissent encore maintenant, désarmant et chassant les démons qui les possèdent. »

Il ne s’agit pas d’un fait isolé, mais de faits nombreux souvent répétés, et pour ainsi dire quotidiens. C’est ce que montrent les Pères déjà cités. Pour ne pas multiplier les textes, il suffira d’ajouter TERTULLIEN, ne craignant pas de dire aux païens, que les chrétiens, s’ils voulaient se venger, n’auraient qu’à cesser de chasser les démons, et qu’à leur laisser le champ libre pour tourmenter les ennemis du nom chrétien. Ce langage est probablement hyperbolique ; mais si les possessions et autres manifestations des démons n’avaient pas été fort fréquentes, I’apologiste,en parlant ainsi, se serait évidemment exposé à la risée des gentils.

De plus, s’il y avait eu illusion chez les saints Pères, et si la réalité de la possession ou de toute autre intervention diabolique avait pu souffrir un doute, comment expliquer leur confiance à en appeler au pouvoir du nom de Jésus-Christ sur le démon, vis-à-vis des païens, parmi lesquels se trouvaient précisément les possédés ? Dira-t-on qu’il y eut constamment collusion entre les païens possédés et les chrétiens, pour favoriser les progrès du christianisme ? Dira-t-on que les païens, eux aussi, aussi bien les possédés que les autres, prenaient pour un démon· la maladie naturelle dont ils souffraient, alors que le nom de Jésus et le signe de la croix, qu’ils avaient l’un et l’autre en horreur, font écumer de rage le possédé, ou plutôt le démon, lui font dire qui il est, qu’il est tourmenté et qu’il devra abandonner sa proie ; alors qu’une seule parole, un signe suffit à délivrer des malheureux, depuis longtemps vexés de tontes manières ? Objectera-t-on la confiance du païen, sa commotion morale ? Comment expliquer encore qu’un grand nombre d’infidèles se convertissent au christianisme, à la vue du pouvoir qu’exerçaient les chrétiens sur le démon ?

Or, les Pères ont une confiance illimitée dans l’argument qu’ils tirent du pouvoir des fidèles de délivrer les possédés par le seul nom de Jésus-Christ ; et d’autre part, les païens se sont convertis en grand nombre à la vue de ces prodiges. Pour voir avec quelle hardiesse les saints Pères provoquent les païens sur ce point, qu’on lise saint CYPRIEN, Ad Demetirianum, XV ; saint ATHANASE, MINUCIUS FÉLIX, ll. Cit.; saint CYRILLE DE JÉRUSALEM, Catech., IV, 13; saint CHRISOSTOME, l. cit. ; saint JÉRÔME, Adv. Vigil., X ; saint AMBROiSE, Ep., XXII, 16. Nous ne voulons rapporter que les paroles de TERTULLIEN, qui font ressortir en même temps, la force probante de l’argument. Voici comment il s’adresse aux magistrats de l’empire, Ap., XXIII sqq. : « Que l’on amène ici, devant nos tribunaux, quelqu’un que l’on ait constaté être possédé du démon. Sur l’ordre de parler, donné par n’importe quel chrétien, cet esprit s’avouera être en réalité un démon, aussi bien qu’ailleurs il se vante faussement d’être Dieu. Que l’on amène de même quelqu’un que l’on prétend être sous l’influence divine… et s’il ne s’avoue pas être un démon, n’osant mentir à un chrétien, eh bien I versez le sang de ce chrétien imposteur. Quoi de plus manifeste ? Quoi de plus sûr que cette épreuve ?… Quant à attribuer pareilles choses à la magie et à la supercherie, vous le ferez, si vos yeux et vos oreilles le permettent. » [colonne 74] Ensuite il démontre, comme conséquence, le néant des dieux païens : « Ces démons, ajoute-t-Il, sont vos divinités, et ils avouent n’être pas des dieux; par là il vous est facile de connaître qui est le vrai Dieu; s’il est unique et si c’est le Dieu des chrétiens. Car tout notre pouvoir sur les démons, qui sont vos divinités, nous vient du Christ ; c’est Jésus-Christ qu’ils craignent en Dieu, et Dieu en Jésus-Christ, et voilà comment ils sont soumis aux serviteurs de Dieu et du Christ. C’est ainsi qu’ils sortent des corps sur notre commandement malgré eux, se plaignant, et rougissant en votre présence. » « Croyez-les, dit-il encore, quand ils disent vrai d’eux-mêmes, vous qui croyez à leurs mensonges. Personne ne ment pour sa honte, mais pour son honneur. Ils méritent créance quand ils font un aveu contre eux-mêmes, plutôt que quand ils nient en leur propre faveur. »

C’est encore Tertullien qui atteste les conversions ainsi opérées, en quelque sorte, par le démon lui-même : « Testimonia deorum vestrorum christianos facere consueverunt. »Ajoutons ici saint lrénée, dont EUSÈBE rapporte les paroles dans son Histoire Ecclésiastique (V, VII) « Alii (discipuli Chriqti) dæmones excludunt firmissime et vere ut etiam ,saepissime credant ipsi qui emundati sunt a nequissimis spiritibus et sint in Ecclesia. » LACTANCE donne comme une des causes des progrès du christianisme, celle-ci (Div. Instt., V, XXIII, fin) : « Ne haec quidem levis causa est, quod immundi dæmonum spiriuis accepta licentia multorum se corporibus immergunt quibus postea ejectis; omnes qui resanati fuerint adliaereant religioni, cujus potentiam senserunt. »

L’on pourrait nous demander enfin un fait décrit par les Pères, un détail précis qui détermine davantage le caractère réel de la possession, un signe incontestable d’une intervention préternaturelle. Pour ne pas parler des confessions du démon, faites par la bouche des païens possédés, et dont ceux-ci étaient incapables, ainsi que de plusieurs autres signes, que nous pourrions relever dans les écrits des Pères, déjà cités, nous pouvons mentionner ici saint PAULIN, qui, dans la vie de saint Félix de Nole, atteste avoir vu un possédé marcher contre la voûte d’une église, la tête en bas, sans que ses habits fussent dérangés ; il ajoute que cet homme fut guéri au tombeau de saint Félix.

« J’ai vu, dit SULPICE SÉVÈRE (l. c.), un possédé élevé en l’air, les bras étendus, à l’approche des reliques de saint Martin. »

Résumons. Nous avons produit des témoins nombreux, de plusieurs siècles, de toute nation et de tout pays, de l’ Asie Mineure, de la Palestine, de l’Égypte, de l’Afrique septentrionale, des Gaules, de l’Italie, etc. De plus, ce ne sont pas des témoins quelconques, mais des hommes les plus distingués, de leur époque et de leur pays, par la science, le caractère, la probité, et par conséquent, d’une autorité exceptionnelle. Et que sont-ils venus nous témoigner ? Un fait qu’ils ont constaté eux-mêmes, un fait public et souvent répété. Et comment nous l’affirment-ils ? Avec une assurance qui déroute tout soupçon de fraude ou d’erreur. Devant qui donnent-ils ce témoignage ? Devant leurs ennemis acharnés, qui étaient souverainement intéressés à contrôler la vérité des faits, à relever l’erreur ou le mensonge, à signaler jusqu’au moindre doute, s’il y avait eu lieu, Et enfin quel fut l’effet, le succès de leur témoignage public et solennel ? Ce fut l’effet ordinaire de la révélation de la vérité : ils fermèrent la bouche aux païens, et couvrirent de honte leurs persécuteurs ; ils furent victorieux des ennemis de la lumière, et la multitude des croyants s’accrut d’une manière étonnante.

Toutes ces considérations faites, est-il possible, [colonne 75] je ne dirai pas de nier la réalité historique de la possession démoniaque, mais d’en douter un instant ? Non, à moins d’avoir perdu le bon sens, et de fouler aux pieds toutes les règles de la saine critique. Nous n’hésitons pas à le dire, s’il est permis de rejeter ce témoignage des Pères de l’Église, il est permis de rejeter tous les faits non seulement de l’histoire ecclésiastique, mais aussi de l’histoire profane,

III. Témoignage, des Missionnaires. —Nous en venons maintenant à la troisième classe de témoignages que nous avons annoncée, à ceux que nous fournissent les missionnaires. La valeur de ces témoignages est incontestable. Il s’agit de témoins oculaires, de gens instruits, prévenus contre la superstition, et qui font profession de la combattre; nous en verrons même qui, en arrivant dans ces contrées infidèles, sont forcés de reconnaitre qu’ils avaient été par trop incrédules au sujet des manifestations diaboliques. Leur bonne foine saurait être suspecte: ce sont des hommes d’une vertu héroïque, qui ont renoncé à tout en ce monde, se sont exposés à tous les dangers, sans attendre aucune récompense ici-bas, et dont plusieurs ont versé leur sang pour le salut de leur prochain. Du reste, nos adversaires eux-mêmes rendent en ce point hommage au caractère et à la parfaite sincérité des missionnaires.

Cela dit, nous transcrivons quelques récits.

Voici ce qu’écrit le P. FOUQUET, S. J., missionnaire en Chine. Sa lettre est datée de Nan-Tchang-fou, capitale de la Province de Kiamsi, le 26 novembre 1702 : « Dieu dont les bontés sont infinies, fait ici de temps en temps des coups surprenants, pour amener les infidèles à la connaissance de la vérité ; et quoique je sois en garde contre une crédulité trop facile, j’avoue qu’en certains cas, je ne peux m’empêcher de croire. En voici un, arrivé depuis quelques mois, dont le P. de Chavagnac m’écrit lui-même les circonstances qu’il a pris soin de vérifier.

« Dans un village voisin de la ville de Fou-tcheou, une jeune femme de dix-sept à dix-huit ans, fut attaquée d’une maladie si extraordinaire, que personne n’y connaissait rien. Elle se portait bien quant au corps, buvant et mangeant avec appétit, vaquant aux affaires de la maison, et agissant à son ordinaire. Mais à l’heure qu’on y pensait le moins, elle se trouvait saisie d’un violent accès de fureur, pendant lequel elle parlait de choses éloignées et absentes, comme si elles eussent été présentes, et qu’elle les eût vues de ses yeux. Elle dit, dans un de ces accès, qu’un homme qui était à la campagne, arriverait bientôt, et qu’il lui parlerait de la religion chrétienne. Une autre fois, elle dit que deux catéchistes viendraient à un certain jour qu’elle marqua, et qu’ils jetteraient. je ne sais quelle eau sur elle et par toute sa maison. Elle fit en même temps des signes de croix, et commença â contrefaire ceux qui aspergent le peuple d’eau bénite. Un des assistants lui ayant demandé pourquoi elle paraissait inquiète sur cette eau et sur ces signes de croix, C’est, répondit-elle,que je les crains comme la mort. »

Le même P. Fouquet témoigne ensuite que les infestations des démons sont assez ordinaires en Chine, comme généralement dans tous les pays où Jésus-Christ n’est point connu.

Son témoignage est confirmé dans un « Mémoire sur l’état des missions de la Chine, présenté en latin, à Rome, au R. P. général de la Compagnie de Jésus, l’an 1703, par le P. François Noël, de la même Compagnie, et depuis traduit en français ». Ce mémoire ajoute que les néophytes se délivrent aisément du démon, par le signe de la croix, et par l’eau bénite. Les missionnaires de !’Hindoustan parlent de même, Ainsi le P. PIERRE MARTIN, dans sa lettre datée [colonne 76] d’ Aour, dans le royaume de Maduré, le II décembre 1700 ; le P. BOUCHET, missionnaire dans le royaume de Marava ; le P. CALMETTE, dans ses lettres datées de Vencatiguiry, dons le royaume de Carnates, du 24 janvierr733, et de Ballapourain, du 17 septembre 1735, où il rapporte en outre plusieurs exemples de possédés. On peut lire ces documents et une infinité d’autres dans le recueil des Lettres édifiantes et curieuses écrites des mission, étrangères,etc ; on en trouvera d’autres dans les Annales de la Propagation de la Foi, qui font suite aux « Lettres édifiantes », et dans les Missions catholiques. Veut-on des témoignages contemporains, qu’on lise dans les « Annales de la Propagation de la Foi », entre autres, la lettre de Mgr DELAPLACE, vicaire apostolique du Pé-tehé-Iy septentrional, écrite de Péking, le 18 octobre 1876, et celles de Mgr BRUGUIÈRE, évêque de Capse, datée de Bang-kok, 1829.

Nous finirons par un fait détaillé de possession, que nous empruntons à une lettre adressée au célèbre Dr WINSLOW, en 1738, par le P. Lacour, missionnaire en Cochinchine. Le Dr CALMEIL en reproduit aussi le texte dans son ouvrage De la Folie(T.II, p. 417 et suiv.) et tout en donnant du fait raconté une explication naturaliste, vraiment stupéfiante, il rend hommage à la parfaite sincérité du missionnaire, et considère le récit comme d’une autorité irréfragable.

« L’an 1733, environ, au mois de mai ou de juin, dit le P. Lacour, étant dans la province de Cham, royaume de Cochinchine, dans l’église d’un bourg qu’on nomme Chéta, distant d’une demi-lieue environ de la capitale de la Province, on m’amena un jeune homme de 18 à 20 ans, chrétien… Ses parents me dirent qu’il était possédé du démon… Un peu incrédule, je pourrais même dire à ma confusion, trop pour lors, à cause de mon peu d’expérience dans ces sortes de choses, dont je n’avais jamais en d’exemple, et dont néanmoins j’entendais souvent parler aux chrétiens, je les questionnai pour savoir s’il n’y aurait pas de simplicité ou de malice dans le fait. » Ici vient le récit des parents, dont voici la substance : Le jeune homme, après avoir rait une communion indigne, avait disparu du village, s’était retiré dans les montagnes, et ne s’appelait plus que le traitre Judas…

« Sur cet exposé et après quelques difficultés, reprend le missionnaire, je me transportai dans l’hôpital où était le jeune homme, bien résolu de ne rien croire à moins que je ne visse des marques au-dessus de la nature, et, au premier abord, je l’interrogeai en latin, dont je savais qu’il ne pouvait avoir aucune teinture. Étendu qu’il était à terre, bavant extraordinairement et s’agitant avec force, il se leva aussitôt sur son séant et me répondit très distinctement : Ego nescio loqui latine. Ma surprise fut si grande que, tout troublé, je me retirai épouvanté, sans avoir le courage de l’interroger davantage.

« … Toutefois, quelques jours après, je recommençai par de nouveaux commandements probatoires, observant toujours de lui parler latin, que le jeune homme ignorait ; et, entre autres, ayant commandé au démon de le jeter par terre sur-le-champ, je fus obéi dans le moment ; mais il le renversa avec une si grande violence, tous ses membres tendus et raides comme une barre, qu’on aurait cru, par le bruit, que c’était plutôt une poutre qu’un homme qui tombait… Lassé, fatigué de sa longue résistance, je prit la résolution de faire un dernier effort ; ce fut d’imiter l’exemple de Mgr l’évêque de Tilopolis en semblable occasion. Je m’avisai donc, dans un exorcisme, de commander au démon en latin de le transporter au plancher de l’église, les pieds les premiers et la tête en bas. Aussitôt son corps devint raide, et [colonne 77] comme s’il eût été impotent de tous ses membres, il fut trainé du milieu de l’église à une colonne, et là, les pieds joints, le dos collé à la colonne, sans s’aider de ses mains, il fut transporté en un clin d’œil au plancher, comme un poids qui serait attiré d’en haut avec vitesse sans qu’il parût qu’il agit. Suspendu au plancher, les pieds collés et la tête en bas, je fis avouer au démon, comme je me l’étais proposé pour le confondre, l’humilier et l’obliger à quitter prise, la fausseté de la religion païenne. Je lui fis confesser qu’il était un trompeur, et en même temps je l’obligeai d’avouer la sainteté de notre religion. Je le tins plus d’une demi-heure en l’air, et n’ayant pas eu assez de constance pour l’y tenir plus longtemps, tant j’étais effrayé moi-même de ce que je voyais, je lui ordonnai de le rendre à mes pieds sans lui faire du mal… Il me le rejeta sur-le-champ comme un paquet de linge sale sans l’incommoder, et depuis ce jour-là mon énergumène, quoique pas entièrement délivré, fut beaucoup soulagé, et chaque jour ses vexations diminuaient, mais surtout lorsque j’étais à la maison ; il paraissait si raisonnable qu’on l’aurait cru entièrement libre… Il resta l’espace de cinq mois environ dans mon église, et au bout de ce temps il se trouva enfin délivré, et c’est aujourd’hui le meilleur chrétien peut-être qu’il y ait à la Cochinchine. »

Ce récit se passe absolument de commentaires.

Une simple remarque pourrait peut-être trouver place ici, pour expliquer une différence du cas présent avec la plupart des exemples donnés précédemment. Là le démon est presque toujours chassé immédiatement, par un chrétien quelconque, au moyen d’un simple objet bénit ou par l’eau bénite. Ici il résiste pendant des mois à l’exorciste lui-même, au missionnaire. Observons donc d’abord, que l’ordinaire n’est pas une règle sans exception ; ensuite, que l’énergumène ici est un chrétien, que Dieu semble avoir puni pour son crime, et à qui il laisse expier son sacrilège, peut-être aussi pour l’exemple des autres ; enfin que l’exorcisme est un moyen efficace, mais non infaillible, et que la délivrance peut dépendre de plusieurs causes, comme le faisaient déjà remarquer les Pères de l’Église ; ainsi Minutius Félix (Octav., XXVII), et après lui saint Cyprien (Quod idola dii non sint, VII), nous disent : Et vel exiliunt statim (dæmonia), vel evanescunt gradatim , prout fides patientis adjuvat aut gratia eurantis inspirat. Il est d’ailleurs beaucoup d’exemples où le démon résista longtemps, même aux saints. CF. Acta sanctorum, variis locis, v. g. tom,Vl Maii, p. 491, n.100, cum nota (o).

Si nous croyons le récit du P. Lacour, assez éloquent par lui-même, nous ne pouvons cependant nous empêcher de citer I’explication du Dr calmeil, d’autant plus qu’elle est très brève et fort simple, et qu’à son tour elle nous dispense de commentaires. La voici :

« On doit savoir gré au frère Delacourt, de n’avoir pas gardé le silence sur ce prétendu fait de possession, car ce missionnaire a décrit à son insu les phénomènes de la monomanie religieuse ; et il est clair pour tout le monde aujourd’hui qu’il n’a exorcisé qu’un homme atteint de délire… ! »

Tant il est vrai qu’il n’y a pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Il en est de même des miracles ; ils ne sauraient convertir ceux qui ne veulent pas être convertis ; et rien d’étonnant si Dieu ne les fait pas inutilement devant des hommes de mauvaise foi et de mauvaise volonté.

Nous voudrions cependant voir un homme comme M. Charcot faire une excursion scientifique avec les missionnaires, au lien de visiter les musées de peinture [colonne 78] (Des Démoniaques dans l’art), d’où il semble n’avoir rien rapporté qui puisse tourner au profit de la science.

  1. Quelques exemples de possession dans les pays chrétiens. —Malgré la rareté relative des interventions manifestes du démon dans les pays chrétiens, nous n’avons encore ici que l’embarras du choix. Il faut cependant tenir compte de la différence des temps ; car, même dans les pays chrétiens, il y a des raisons pour le démon d’intervenir d’une manière manifeste plutôt à une époque, et dans telles circonstances, qu’à un autre temps et dans des circonstances différentes. Nous renvoyons de nouveau le lecteur aux observations préliminaires à notre démonstration de la réalité historique de la possession.

Nous pourrions produire ici des raits nombreux en consultant seulement les Acta Sanctorum des Bollandistes ; nous nous bornerons à deux extraits, en priant le lecteur, désireux de s’instruire davantage, de recourir lui-même à cette vaste collection de documents. Il suffit de consulter la table placée à la fin de chaque volume, Index realis et moralis, aux mots dæmon, energumenus, etc. Si MM. Charcot et Richer avaient consulté les Acta Sanctorum, ils y auraient trouvé beaucoup de renseignements historiques et autres, qui leur auraient fait éviter bien des erreurs.

Nous avons, en outre, des témoins, même non catholiques, et dont la parole ne saurait être suspecte. Ainsi FERNEL, médecin de Henri II, et AMBROISE PARÉ, protestants, font mention d’un possédé qui parlait grec et latin, sans avoir jamais appris ces deux langues. Le savant CUDWORTH, dont les opinions sur la religion sont fort incertaines, allègue plusieurs exemples dans son Système intellectuel(c. v, § 82),

Un autre exemple, où nous trouvons réunis presque tous les signes de possession, et aussi les plus certains, nous est rapporté par un témoin oculaire, d’une autorité incontestable. C’est Ed. CORSNI, religieux des Écoles-Pies, 1702-1765, homme d’initiative en fait de sciences, et d’une vaste érudition.

Voici comment il termine un long traité sur la possession (Instit, Philosophe, T. IV, Disp.II, metaphys., c. 1, n. 3) : « On ne peut donc pas nier qu’on ne trouve quelques obsédés et énergumènes, etc. ; ou si par hasard il était permis à quelqu’un de le nier, cela ne m’est certes pas permis à moi ; j’ai vu tout récemment une femme, qui non seulement se tordait dans les plus étranges agitations du corps, mais qui révélait les secrets d’autrui, sur lesquels elle était interrogée, qui éteignait, sur un ordre reçu, des chandelles allumées très distantes, et les rallumait à un autre commandement, qui, ne sachant que sa langue maternelle, répondait en latin et en français, d’une manière claire, congrue, nette et distincte, qui enfin, ne sachant aucunement lire ni écrire, traçait douze espèces de caractères, comme les auraient formés douze écrivains ; par ces caractères elle exprimait les noms des différents esprits dont elle s’était déjà dite possédée, ainsi que leur puissance, leur nombre, les conditions de leur sortie, ou les pactes, et autres choses semblables. »

Le différend entre les rationalistes et nous ne porte pas sur les signes corporels. Qu’on gratifie la femme en question de n’importe quelle maladie nerveuse, qu’on attribue ses contorsions à l’hystérie la mieux caractérisée, qu’on lui donne l’attaque démoniaque décrite par M. Charcot, nous concédons tout, d’autant plus que la possession n’exclut pas la maladie, surtout les névroses, bien au contraire. Mais qu’on nous explique les phénomènes intellectuels décrits, et cette action à distance, sans agent naturel. Je dis : qu’on nous explique ces manifestations-là, [colonne 79] mais qu’on ne nous paie pas de mots, tels que suggestion, clairvoyance, double vue, action à distance, qui n’expliquent rien ; qu’on ne vienne pas non plus objecter une vague analogie avec des faits, étranges il est vrai, mais explicables naturellement, tels qu’on en observe dans le somnambulisme artificiel. Il s’agit ici de faits bien précis, et nous demandons une explication nette et précise. Non, pour tout homme sérieux et loyal, il n’y a pas de milieu ; ou bien il faut attribuer ces manifestations opposées aux lois de la nature et ces phénomènes de l’ordre spirituel à un agent préternaturel, à un agent intellectuel, en dehors du possédé et du monde visible, ou bien il faut nier catégoriquement le fait. Mais, si l’on est de bonne foi, on ne peut pas nier des faits historiques aussi bien constatés, et par conséquent l’on doit admettre notre explication on avouer du moins son impuissance.

Voici maintenant deux exemples de possédés délivrés par les Saints. MM. Charcot et Richer mentionnent une fresque d’André del Sarte représentant saint Philippe de Néri délivrant une possédée. Nous avons signalé ailleurs, à ce propos, une distraction historique des auteurs ; c’est sans doute saint Philippe Bénizi qu’il faut lire. Cependant nous pouvons donner des exemples de possédés délivrés par saint Philippe de Néri : nous le faisons d’autant plus volontiers que ce saint, comme tous les autres du reste, n’était pas intéressé du tout à trouver partout des possédés ; ses biographes nous rapportent spécialement de lui, qu’il n’aimait pas exorciser, qu’il disait qu’on devrait être bien sur ses gardes en cette matière, qu’il examinait de près les prétendus énergumènes et rapportait souvent leur mal à des causes naturelles et morbides, telles que la mélancolie, l’affaiblissement du cerveau, et chez les femmes à une imagination surexcitée, à une affection de l’utérus, ou bien à d’autres infirmités du corps ou de l’esprit ; souvent aussi il attribuait le mal à la supercherie et à la malice des femmes. Ce sont à peu près les paroles même de ses biographes. (Acta Sanctorum Maii, tom. VI, p. 491,n,100, et p. 609)

Parmi plusieurs guérisons de démoniaques, plutôt opérées par miracle que par les exorcismes, et qui sont rapportées, nous ne signalerons que le cas d’une femme noble, nommée Catherine. Celle-ci, n’ayant pas fait d’études, parlait le latin et le grec à merveille, comme un humaniste ; et quatre hommes des plus robustes avaient peine à la lever et à la retenir. Saint Philippe la battit d’abord avec des chaînettes, et pendant ce temps le démon criait : « Frappe, frappe toujours, et tue »,et la possédée était comme clouée au sol et immobile comme une statue de marbre. Chaque fois que le saint donnait ordre de l’amener, elle pressentait la chose, même à longue distance, et disait : Voilà que ce prêtre m’appelle. Et ensuite elle se sauvait, et ne pouvait être ramenée que par violence. Enfin, quand saint Philippe eut sans doute assez éprouvé la vérité de la possession et assez prémuni les assistants contre l’idée de supercherie et contre la crédulité, il négligea les exorcismes et la délivra en un instant par la prière.

L’un des biographes du saint et son disciple, Antoine Gallonius, publia sa vie cinq ans après sa mort. Il ajoute en note, au récit que nous venons de reproduire d’après lui et d’après Jérôme Barnabœus, qu’il tient toute cette histoire des disciples qui suivaient le saint en ce temps-là, parmi lesquels se trouve le cardinal Taurusius.

Parmi toutes les œuvres d’art que MM. Charcot et Richer énumèrent dans les Démoniaques dans l’art, rien n’est plus éloquent en leur faveur que les tableaux de Rubens, représentant saint Ignace qui [colonne 80] délivre les possédés. Il faut donc bien donner aussi un exemple de possédé guéri par saint Ignace.

Observons cependant que les tableaux reproduits par MM. Charcot et Richer ne représentent pas du tout des scènes réelles, mais sont des compositions de l’artiste qui groupe dans un seul tableau plusieurs faits distincts, et veut ainsi représenter d’un trait le don des miracles de saint Ignace et sa puissance auprès de Dieu, Ainsi les miracles des enfants ressuscités, de l’enfant muet guéri et tous les autres qui ont pour objet des enfants, se sont passés après la mort du saint, par son intercession. Les possédés délivrés ne l’ont pas été pendant une « interruption du service divin », comme semblent le dire MM.Charcot et Richer. Tout cela est de la mise en scène imaginée par le peintre. Nous renvoyons ces savants docteurs aux Bollandistes. D’ailleurs, nous n’avons trouvé qu’un seul exemple d’énergumène proprement dit, délivré par saint Ignace pendant sa vie, et c’est celui que nous rapporterons, d’après le P. Ribadeneira, contemporain et disciple favori de saint Ignace.

Il s’agit d’un jeune homme, originaire de la province de Cantabre en Espagne, nommé Matthieu, que le P. Ribadeneira connut très familièrement avant et après sa guérison, et qui entra ensuite chez les Camaldules sous le nom de frère Basile, où il vivait encore quand le P. Ribadeneira écrivit cette vie de saint Ignace.

Il fut saisi de son mal en l’année 1541, Il était violemment jeté à terre, et, couché, à peine huit ou dix hommes robustes pouvaient le changer de place. Il n’avait aucune instruction, et ne parlait que sa langue maternelle, et cependant, dans ses accès, il parlait très couramment et savamment différentes langues, De plus, une tumeur se produisait d’abord à la figure, et disparaissait aussitôt par le signe de la croix qu’y appliquait le prêtre, pour reparaître incontinent plus bas à la gorge, et puis à la poitrine, à l’estomac, et toujours plus bas. Ce jeune homme donc, ajoute le P. Ribadeneira, que j’ai observé plusieurs fois pendant ses crises, ou plutôt, le démon qui était en lui, nous entendant dire qu’Ignace rentrerait bientôt à la maison et allait chasser le démon, se mit dans une grande agitation et cria : « Ne me parlez pas d’Ignace, c’est mon plus grand ennemi, l’ennemi le plus acharné de tous ». Saint Ignace rentre, apprend ce qui se passe, prend à part Mathieu : ce qu’il dit ou ce qu’il fit, je n’en sais rien, mais aussitôt le jeune homme fut rendu à lui-même, et délivré de la tyrannie du démon. (Acta Sanctorum Julii, T. VIII, page 761, n. 716)

Que Rubens ait donné à ses démoniaques les signes corporels de l’hystérie, que son pinceau ait réussi à reproduire exactement les traits que la plume de M. Charcot devait décrire deux siècles plus tard, cela est indifférent, pour la question qui nous occupe. L’hystérie n’exclut pas la possession. Tout au plus pourra-t-on dire que Rubens a moins bien observé la vérité historique, en représentant ainsi les possédés délivrés par saint Ignace. Que Rubens n’ait donné pour seul signe de possession que le type hystérique, cela n’est pas exact, puisque, dans le tableau de Vienne, il peint les démons qui ·s’enfuient dans la nef de l’église. Et n’eût-il représenté que des malades, encore restait-il dans son plan, qui était de montrer la puissance miraculeuse de saint Ignace. A la Salpêtrière, on fait beaucoup d’expériences, on soulage les malades, rarement on les guérit radicalement et plus rarement d’une manière instantanée. Il ne suffit certes pas d’un signe de croix ou « d’un geste hiératique ». Mais là n’est pas la question ; il s’agit de savoir si les possédés délivrés par saint Ignace [colonne 81] étaient de vrais possédés du démon, ou n’étaient que des hystériques. Or l’histoire nous rapporte des signes de possession, que le pinceau ne pouvait rendre. Le démoniaque, que nous avons mentionné, parlait parfaitement des langues qu’il ne parlait ni n’entendait en dehors de ses crises, ou avant la possession. Les signes corporels même que le P Ribadeneira indique, comment le peintre les rendrait-ils ? Cette succession de tumeurs, par exemple, qui disparaissent par un signe de croix. Cette pesanteur même, cette résistance du corps du possédé, ne peut être dépeinte que fort imparfaitement, par le nombre, la structure herculéenne et les efforts des hommes qui le soulèvent.

Nous concluons que la possession démoniaque proprement dite, telle que l’entend l’Église, est bien réelle, et parfaitement distincte d’une maladie naturelle quelconque ; que si on l’a confondue parfois avec la maladie, surtout avec les phénomènes hystériques, c’est parce qu’on s’est écarté des règles tracées par l’Église, et de la prudente et sage réserve de celle-ci.

G. J. WAFFELAERT,
Evêque de Bruges.

Notes

(1) MM. CHARCOT et RICHER, dans leur ouvrage : Les Démoniaques dans l’art, p. 97, citent aussi le Rituel, qu’ils appellent le Rituel des exorcismes, mais ils le citent d’après L. Figuier, Histoire du Merveilleux, p.29. Ils auraient été infiniment mieux renseignés, en consultant le Rituel lui-même, qui se trouve dans toutes les églises de Paris. Le Rituel donne, en effet, comme un des signes de la possession, le développement des forces physiques, supérieur à l’âge et au sexe, etc. ; c’est un phénomène, disent les auteurs cités, qui doit avoir vivement frappé les premiers observateurs. Notons, en attendant que nous traitions ex professo des signes de possession, que ce signe ne doit être, en général, considéré, ni comme certain, ni même comme suffisant à lui seul pour· permettre l’exorcisme.

(2) On pout voir dans RIBOT, Les maladies de la mémoire, p. 1 sqq., dans TAINE, De l’intelligence, 1èrepartie, 1. II. ch. 11, p. 132 sqq., des exemples d’exaltation morbide réveillant dons la mémoire des langues oubliées, ou même des impressions auditives très fugaces (la servante du pasteur récitant des morceaux de grec ou d’hébreu, pour avoir entendu son maître les lire). Ce n’est pas là comprendre une langue inconnue. Mais on voit que, pour obtenir de façon certaine le signe indiqué par le Rituel, une enquête approfondie sur les antécédents de la personne est nécessaire.

(3) Il faut savoir, par exemple, que parmi les obsessions impulsives qui se rencontrent chez les psychasthéniques, (lesquels peuvent sembler, par ailleurs, sains d’esprit), il y a celles du blasphème et de mots grossiers ; que certaines folies peuvent produire des accès de fureur, où le malade insulte grossièrement ce qu’il devrait respecter ; enfin que chez certains dégénérés pervers, instinctifs, « fous moraux », il existe des tendances à commettre les actes les plus choquants.

(4) On pourra se référer aussi à l’article DÉMONS, T. V, col. 917-928.

(5) Le sujet a déjà été traité dans l’article JÉSUS·CHRIST, §§325 à 333, ci-dessus, T. II, vol. 460-1464, On nous permettra de renvoyer à ces pages qui renferment, avec d’utiles compléments, la plus récente littérature relativement aux possessions diaboliques dans l’Évangile.

(6) Nous suivons l’ordre chronologique, et la concordance des deux plus grands interprètes des Évangiles, Luc de Bruges et Jansénius de Gand, qui sont ici parfaitement d’accord.

La peinture de la possède reproduite dans nos colonnes est de Paul Klee.

 

 

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