Francisque Lélut. Mémoire sur le sommeil, les songes et le somnambulisme. 1852. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 2e série, tome IV, 1852, pp. 331-363.

Francisque Lélut. Mémoire sur le sommeil, les songes et le somnambulisme. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 2e série, tome IV, 1852, pp. 331-363.

Cité par Freud dans son ouvrage : La Science des rêves.

Louis Francisque Lélut (1804-1877). Médecin et philosophe. Membre del’Académie des sciences morales et politiques, section de philosophie. Bien connu pour être comme un des fondateurs de la psychologie appliquée à l’histoire avec deux ouvrages : Du démon de Socrate, spécimen d’une application de la Science psychologique à celle de l’Histoire et L’Amulette de Pascal pour servir à l’histoire des hallucinations, il a notamment étudié la Phrénologie. Il a été un auteur actif des Annales médico-psychologiques.
Quelques publications :
— Du démon de Socrate, spécimen d’une application de la science psychologique à celle de l’histoire. Paris, Trinquart, 1836. 1 vol. – Autre édition : ouvelle édition, revue, corrigée et augmentée d’une préface. Paris, J.-B. Baissière, 1856. 1 vol. in-12.
— Qu’est-ce que la phrénologie ? ou essai sur la signification et la valeur des systèmes de psychologie générale, et de celui de Gall en particulier. Paris, Trinquart, 1836. 1 vol. in-8.
— De l’organe phrénologie de la destruction chez les animaux, ou examen de cette question: Les animaux carnassiers ont-ils, à l’endroit des tempes, le cerveau, et par suite le crâne, plus large, proportionnellement à sa longueur, que ne l’ont les animaux d’une nature opposée ? Avec une planche lithographiée. Paris, J.-B. Baillière, 1838. 1 vol. avec 1 planche dépliante hors texte, 1 tableau dépliant hors texte.
— La phrénologie, son histoire, ses systèmes. Deuxième édition, avec planches. Paris, Adolphe Delahaye, 1858. 1 vol. in-12 — Autre édition : Deuxième édition, avec planches. Paris, Adolphe Delahaye, 1858. 1 vol. in-12— La phrénologie, son histoire, ses systèmes. Deuxième édition, avec planches. Paris, Delahays, 1858. 1 vol. in-12, avec 2 planches hors texte.
— Physiologie de la pensée. Recherches critiques des rapports du corps à l’esprit. Deuxième édition. Paris, Didier et Cie, 1862. 2 vol. in-12.
— Rejet de l’organologie phrénologique de Gall et de ses successeurs. Paris, Fortin, Masson et Cie, 1843. 1 vol. in-8°.
— Sur un point de vue de la psychologie de l’histoire. Extrait de la revue Médicale de Paris, Paris, Félix Malteste, s. d. [1845]. 1 vol. in-8°.
— Sommeil (article). Extrait du « Dictionnaire des Sciences Philosophiques d’Adophe Franck », (Paris), tome VI, 1852, pp. 708-720. [en ligne sur notre site]
— Rapport fait au nom de la section de philosophie sur le concours relatif a la question du sommeil envisagé au point de vue psychologique. S. l. n. d. [Paris, 1854]. 1 vol. in-4°.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 –  Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 331]

MÉMOIRE
SUR LE SOMMEIL, LES SONGES

ET LE SOMNAMBULISME,

par M. LÉLUT.
Lu à l’Académie des sciences morales et politiques dans ses séance
du 27 mars et du 17 avril 1852.

Le mémoire dont je vais donner lecture à l’Académie a pour sujet et pour titre : Le sommeil, les songes et le somnambulisme. J’ai hésité un instant, je l’avoue, à lui faire cette communication. L’Académie n’a pas oublié qu’elle a proposé, cette année, pour sujet du prix de sa section de Philosophie, ce même sujet du sommeil, envisagé au point de vue psychologique, c’est-à-dire au point de vue où je l’envisage moi-même ici.

Si ce travail avait une plus grande, une beaucoup plus grande étendue, si il approfondissait plusieurs questions qu’il ne fait qu’effleurer ou poser, s’il en abordait d’autres qu’il laisse de [p. 332] côté ou dans l’ombre ; si, en un mot, il répondait, même de loin, au programme adopté par l’Académie, je l’aurais tout probablement laissé de côté lui-même. Je n’aurais pas voulu, même en ne faisant que le lire, avoir l’air de disputer un prix dont j’ai contribué à déterminer le sujet. Je n’aurais pas voulu, surtout, en émettant à l’avance mes idées sur la matière de ce concours, laisser craindre que, dans ma participation au jugement qui en sera la suite, l’amour-propre de l’écrivain ne pût nuire à l’impartialité du juge.

Mais, après quelques réflexions, après m’être rendu justice à moi-même et avoir un instant pensé à la nature de mon travail, je n’ai pas cru qu’il fût de mon devoir de renoncer à le lire.

D’abord, ce mémoire est court ; il est loin d’aborder et même d’indiquer toutes les questions qu’implique le sujet seul du sommeil, à plus forte raison le programme de l’Académie. De plus, dans ses parties principales, il n’est que la reproduction d’idées que j’ai déjà émises ailleurs, bien que dans un autre cadre et sous une autre forme. Enfin, quelque vraies que je croie ces idées et celles que j’y ai ajoutées, je ne me dissimule pas que plusieurs au moins d’entre elles pourraient avoir un tout autre caractère, c’est-à-dire manquer de vérité. Je suis bien plus sûr encore que, si une discussion, que j’appelle, avait pour résultat de le prouver, mon impartialité de juge, loin d’en être diminuée, n’en deviendrait que plus impartiale, j’ajouterai plus reconnaissante, pour qui m’aurait montré mon erreur.

En un mot, et c’est par là que je termine cette petite introduction, ce travail, résumé de vues anciennes, et qui, à certains égards, me sont propres, aura amplement atteint son but s’il est consulté, discuté, critiqué, après beaucoup d’autres, pour les travaux longs et complets que ne peut manquer de provoquer le très beau sujet de prix proposé par l’Académie.

Dans l’ordre complet et vrai des choses, tel qu’il nous est donné de le comprendre, tous les phénomènes naturels sont [p. 333] placés sur la même ligne ; je veux dire qu’Ils sont tous également naturels, également ordinaires, également essentiels au train régulier du monde, et qu’il n’y a pas plus à s’étonner des uns que des autres.

Cependant, on ne saurait le nier, un certain nombre de ces phénomènes, en dépit de l’habitude qui émousse ou nivelle tout, possèdent par-dessus les autres, dans l’espèce de mystère qui les entoure, le privilège de provoquer la surprise et de poser à la science des problèmes que ne semble pas soulever la foule des faits de son domaine.

Au premier rang, parmi ces faits en apparence plus mystérieux, plus extraordinaires, plus gros de questions que les autres, il faut placer le sommeil et les divers phénomènes qui le constituent ou s’y rattachent.

Pour peu, en effet, qu’on porte son attention sur le sommeil, il n’y a pas moyen de ne pas être frappé de ce qu’offre de mystérieux et en quelque sorte de provoquant, ce nouvel état de la nature animale.

Voilà une créature animée, un homme, je prends un homme pour rendre la singularité plus singulière et plus élevée ; voilà un homme, un homme intelligent, actif, qui se distingue par l’esprit, le talent, le génie. Ou sait, dans l’état de veill , tout ce qu’il peut concevoir et exécuter d’actes de toute sorte, où se révèlent à la fois et dans leur plus hante expression le mouvement, l’activité de son corps et de son esprit.

Il vient pourtant un moment, dans cette période de vingt-quatre heures que règle le cours du soleil, où toute cette activité du corps et de l’esprit, cesse, quelquefois même d’une manière presque soudaine. Le corps finit par devenir une masse inerte, souvent insensible. L’esprit semble avoir quitté ce corps ; on pourrait croire que la vie s’en est aussi retirée, si certains phénomènes, certains mouvements qui viennent de ses profondeurs, faire explosion à la surface, n’annonçaient qu’elle persiste encore. Dans cet état, l’homme n’est véritablement plus [p. 334] un homme, ce n’est plus même un animal, j’entends un animal à l’état de veille ; c’est une plante, moins qu’une plante, à la disposition et à la merci, je ne dis pas de l’homme, de l’animal même le plus faible ou le plus grossier, mais à la merci de la pierre qui tombe, de l’arbre qui se brise ; en un mot, du plus simple accident de la nature inanimée.

Et pourtant, cet homme dont l’esprit, dont le génie éclate en traits d’une activité si féconde et quelquefois si merveilleuse, et cette masse abandonnée, à peine vivante, c’est la même créature, le même homme qui, dans le premier cas, pense, veut et agit suivant les conditions de l’état de veille, dans le second, est irrésistiblement livré à l’empire de ce sommeil dont la mythologie grecque avait fait le père de la mort.

N’est-ce pas, comme je le disais, quelque chose de profondément frappant qu’un tel contraste, et pourrait-on s’étonner de tout ce qu’a a provoqué de recherches, d’hypothèses, et, tout naturellement, de contradictions ?

Est-il nécessaire maintenant que je décrive le sommeil, je veux dire ses dehors, ses caractères corporels ? N’est-ce pas, ou peu s’en faut, ce que je viens de faire ? Et, du reste, qui ne suppléerait à cette description ? Qui est-ce qui n’a pas devant les yeux le tableau du sommeil ? Qui, sur les autres ou sur soi­ même, n’en a pas recueilli les principaux traits ?

Les mouvements du corps s’alanguissent, et, du même pas, ceux de l’esprit. la marche devient plus pesante et moins sûre ; il y a moins de sûreté aussi dans l’action des bras et des mains. La tête tend à perdre ce port sublime qui est l’attribut de l’humanité ; elle s’incline vers la terre comme celle de la brute. Les paupières s’alourdissent et tombent. Les mouvements de la parole témoignent, par leur lenteur, de la lenteur de la pensée. Les sensations s’affaiblissent et s’émoussent. L’œil finit par ne plus voir ; l’oreille, par ne plus entendre ; la main, par ne plus toucher. Bientôt, tous les ressorts de la machine se détendent ; l’homme tomberait si tous les phénomènes qui précèdent ne [p. 335] l’avaient averti ne l’imminence de sa chute, et si, pour la prévenir, il n’avait pris à l’avance la position qui est éminemment celle du sommeil, le coucher.

C’est dans cette position et ces conditions que va se clore le sommeil, le sommeil qu’on appelle complet, celui où il n’y a plus, où il semble ne plus y avoir de mouvement, d’action, soit du corps, soit de l’âme, où les sensations paraissent tout à fait abolies, où la pensée a l’air d’avoir quitté les organes, où la vie enfin ne se manifeste plus que par les battements du cœur contre les parois de la poitrine, et par les mouvements affaiblis de la respiration.

Un tel état de sommeil, plus ou moins profond, plus ou moins complet, plus ou moins continu, dure une partie du temps qui s’écoule d’un lever du soleil à l’autre, six heures, huit heures, dix, douze heures ; après quoi le sommeil finit un peu près comme il avait commencé.

Le corps reprend peu à peu ses mouvements, pour n’arriver que plus tard à l’équilibre de la station ou de la marche. Les sens se rouvrent graduellement aussi, l’ouïe, le tac, les premiers, la vue ensuite ; les deux autres sens n’ayant rien à réclamer immédiatement dans cette reprise de la vie de rapports. La pensée, confuse, incertaine, se débarrasse par degrés de l’espèce de voile qui l’offusque. Il se fait un véritable combat entre la nuit et le jour, la plante et l’homme, Je corps et l’esprit, la vie et la pensée ; combat que marquent : pour l’esprit qui a peine à s’y reconnaître, des restes, des souvenirs de rêves, des perceptions inexactes ou fausse ; pour le corps, des mouvements du tronc et des membres supérieurs, qu’on appelle des pandiculations, d’autres mouvements des membres, du thorax, du cou, de la face, qui constituent le bâillement.

Le jour enfin l’emporte sur la nuit, l’homme sur la plante, la pensée sur la vie. La veille a succédé au sommeil, et pendant les trois quarts, les deux tiers de la nouvelle révolution diurne de la terre, de nouveaux mouvements, de nouveaux actes de [p. 336] l’esprit et du corps vont préparer de nouvelles fatigues, qui dorment lieu à un nouveau sommeil, et ainsi jusqu’à la fin de la vie.

Je viens de prononcer le mot de fatigue. Je le prononçais sans dessein, ou plutôt parce qu’il se présentait de lui-même ; mais ce me sera une transition.

Fatigue et repos consécutif et nécessaire, tels sont en effet la cause et le but du sommeil.

Peut-être concevrait-on qu’en vertu d’une nature différente de celle qui lui a été donnée, l’homme eût pu faire toujours ce qu’il fait quelquefois et dans de certaines circonstances. Peut-être comprendrait-on qu’au lieu d’être astreint chaque jour à un repos, à un sommeil de dix, huit, six heures, il eût pu passer dans l’état de veille et d’activité, vingt-quatre heures, quarante-huit heures, toutes les heures, tous les jours, toutes les années, de sa vie. Une semblable nature humaine semble ne pas impliquer contradiction ; mais enfin telle n’est pas celle qui a été faite à l’humanité actuelle. Dieu, qui, après l’effort d’où est né le monde en six jours, s’est reposé le septième, a voulu que l’homme, les créatures animées, les plantes peut-être, après les efforts du jour se reposassent dans la torpeur de la nuit ; et il a tout ordonné en conséquence.

Or, ce repos qu’il regardait comme nécessaire après les fatigues du jour, est tout autant et plus peut-être le repos de l’esprit que celui du corps. Le repos de l’esprit c’est aussi et nécessairement le repos des sens, et le sens le plus spirituel, celui des idées, des idées par excellence, de celles qui donnent leur nom et leur forme à toutes les autres, c’est le sens de la vue. Dieu donc (et je demande pardon d’avoir l’air de me faire ici le truchement de sa sagesse), Dieu a fermé avant tout le sens de la vue, il l’a fermé sous les voiles de la nuit. En couvrant la face du soleil, ce n’est pas seulement la lumière, c’est le mouvement qu’il a arrêté. De l’ombre est né le silence, de l’occlusion de la vue celle de l’ouïe ; ainsi se sont fermés [p. 337] ensemble les deux sens dont le sommeil entraîne celui de la pensée.

Ce relâchement dont Dieu a voulu faire suivre l’effort, ce repos qu’il a cru nécessaire après la fatigue, ce sommeil, en un mot, qui, dans les plans de la Providence, succède à l’état de veille, ce n’est pas seulement le sommeil de l’homme ; le sommeil même des animaux, c’est le sommeil de toute la nature, et tous ces repos, tous ces sommeils, sont solidaires l’un de l’autre, sont nécessaires l’un à l’autre, coexistants, simultanés l’un à J’autre.

Le repos nocturne des plantes n’est ignoré de personne. Je dis repos, je ne dis pas autre chose : je ne dis pas diminution, suspension de leur sensibilité, car les plantes n’ont pas de sensibilité ; je dis diminution de leurs actions organiques, diminution évidente et caractérisée dans toutes, plus évidente et plus caractérisée dans quelques-unes.

Les plantes, toutes les plantes, qui dans le jour, sous la double influence de la lumière et de la chaleur du soleil, décomposent l’air qu’on respire pour le rendre plus respirable, dans l’ombre et le froid de la nuit, l’analysent en sens inverse, et dans de moindres proportions, absolument comme quand elles sont malades, affaiblies par la maladie. Leurs mouvements intérieurs ou vitaux, le mouvement de la sève et des autres liquides qui les pénètrent et les parcourent, ces mouvemems sont diminués. Leurs parties les plus mobiles ou dont Je mouvement est le plus sensible, les feuilles, les fleurs, témoignent, par leur alanguissement, leur occlusion, leur inclinaison, de la diminution de ces actions organiques et d’une sorte d’état de repos ; état qui remplace pour elles le coucher, lequel, chez les animaux, est à la fois la condition et le résultat du sommeil. Ainsi, l’Euphorbe de Germanie chaque nuit laisse tomber ses ombelles qui se relèvent aux premiers feux du matin. Le Nymphéa, le Lotus, ces hôtes verdoyants des eaux, s’élèvent, dans le jour, au-dessus de leur couché humide, pour s’y replonger [p. 338] le soir. La belle-de-jour, l’hémérocale, ne se fait et ne reste belle que sous les rayons du soleil. L’héliotrope, enfin, l’antique Clytie, après avoir amoureusement suivi cet astre de son lever à son coucher, attend, dans une sorte de langueur, qu’il recommence sa carrière pour recommencer à l’y suivre.

On ne peut assurément pas dire des minéraux que, durant la nuit, comme les animaux, ils dorment, ou comme les plantes, se reposent, La poésie elle-même n’oserait pas pousser jusque-là l’abus de la métaphore. Mais ce qu’on dira peut-être un jour, si les physiciens croient devoir porter leur attention sur ce point de cette vaste science, c’est que, durant la nuit, les actions des minéraux, je me reprends, l’action des fluides impondérables, qui ont l’air de les traverser, de les mouvoir, de les unir ou de les disjoindre, cette action est diminuée. On pourra se croire autorisé à admettre qu’en l’absence de ce soleil, père peut-être de tous ces fluides, les courants électrique, magnétique, électro-magnétique, comme les courants des liquides dans les corps organisés, perdent quelque chose de leur vivacité.

Ce serait alors un repos général de la nature, que le repos de la nuit ; repos jusqu’ici problématique dans la nature inorganique, et qui dans tous les cas y mériterait à peine ce nom ; repos réel, profond, mais qu’on ne peut que métaphoriquement appeler un sommeil dans les plantes ; repos enfin qui a sa plus haute expression, son vrai caractère et son nom, dans les créatures sensibles et intelligentes, chez lesquelles des efforts de sensibilité et d’intelligence nécessitaient un relâchement plus ou moins absolu, ayant pour condition l’immobilité et le silence du reste de la création.

Il y a sur le sommeil une première, ou si l’on aime mieux, une dernière question à se faire, une question que la physiologie pose, que la philosophie est libre de ne pas poser, que dans tous les cas elle peut sans grand inconvénient accepter, car jusqu’ici la physiologie n’a à peu près rien trouvé à y répondre. Cette question c’est celle de la condition physique ou [p. 339] organique du sommeil, la question de l’état nouveau des organes, qui est la cause prochaine de cet état nouveau de l’esprit.

La physiologie dit d’abord que les organes, ou plutôt l’organe qui est en dernier ressort et plus particulièrement en cause et en repos dans le sommeil, est celui qui, dans l’état de veille l’instrument immédiat de la sensibilité et de la pensée. Elle ajoute que durant le sommeil cet organe doit entrer dans de certaines conditions qui expliquent cet état et soient l’opposé, par exemple, des conditions cérébrales qui correspondent à l’état de veille. Et jusqu’Ici, ou en disant ceci, la physiologie n’a pas tort, ou plutôt elle ne s’avance pas beaucoup. Mais au delà, c’est-a-dire sur la nature de ces conditions organiques du sommeil, que dit-elle, et surtout que prouve-t-elle ? ‘

On lit dans la plupart de ses livres, et c’est à peu près tout ce qu’on y trouve sur ce point, que dans le sommeil, le cerveau est traversé, comprimé par une plus grande quantité de sang que dans l’état de veille, et que cet envahissement a lieu surtout dans les points de ce viscère qui sont plus particulièrement en rapport avec les sens dont le sommeil partiel est la principale condition du sommeil général, les sens du toucher, de l’ouïe, et surtout celui de la vue.

On lit dans les mêmes livres et à côté de cette théorie physique du sommeil et du repos cérébral qui le constitue, que l’accroissement d’activité, c’est-à-dire de veille, du cerveau dans l’exercice de ses fonctions d’organe de la pensée, de la sensibilité, des sensations de l’ouïe, de la vue, est dû à l’afflux plus considérable du sang dans celles de ses parties qui sont plus spécialement affectées à l’exercice de la pensée et des sensations.

Ce n’est pas assurément dans de telles contradictions qu’on trouvera la réponse à la question de la cause organique du sommeil.

La trouvera-t-on davantage dans J’étude de la physiologie des animaux hibernants, de ces animaux qui ont le singulier privilège de dormir plusieurs mois de suite, le plus grand nombre [p. 340] en hiver, comme la marmotte, quelques-uns pourtant en été. Voyons encore en deux mots ce qu’a recueilli la science du sommeil de l’étude de ces animaux.

D’après des recherches déjà anciennes, dues à un des plus savants élèves de l’illustre Spallanzani, le professeur Mangili, la cause du vrai sommeil hibernal, du sommeil qui a lieu durant les mois d’hiver, se rattacherait à cette circonstance, que chez les vrais hibernants les vaisseaux qui portent le sang au cerveau ont une capacité bien moins grande que chez les autres animaux, à l’opposé de ce qui a lieu pour les vaisseaux qui l’en rapportent. Mais cette théorie, qui n’en est pas une, en ce sens qu’elle n’explique rien, cette théorie n’est pas même un fait ; elle est en opposition avec la réalité anatomique. Elle serait de plus en contradiction avec la théorie précédemment citée, d’une plus grande plénitude sanguine du cerveau dans le sommeil.

Suivant une autre hypothèse, dont l’auteur a reçu, il y a quarante ans, les encouragements de l’Académie des sciences, le sommeil des animaux hibernants est dû au froid de l’hiver, et ce froid agit sur eux en vertu d’une organisation qui leur est particulière, et où jouent le plus grand rôle de petits vaisseaux et de gros nerfs de la surface de leur corps.

Il y a à cette théorie physique du sommeil une première objection à faire, et qui suffit pour la ruiner. C’est qu’il existe des animaux, le tenrec de Madagascar, par exemple, qui choisissent, ou plutôt subissent, pour leur sommeil de trois à quatre mois, l’époque la plus chaude de l’été, absolument comme la marmotte choisit ou subit, pour le sien, les mois les plus froids de l’hiver.

Eu somme donc, jusqu’à présent au moins, on ne sait rien, absolument rien de l’état cérébral, corrélatif à l’état de l’esprit dans le sommeil. On n’est pas plus instruit sur ce point qu’on ne l’est des conditions cérébrales, corrélatives aux actes divers de l’esprit, les sensations, les passions , la réflexion. Abord plus ou moins considérable de sang artériel au cerveau ou à [p. 341] certaines de ses parties, stase du sang veineux dans les veines ou dans les sinus qu’il parcourt, pures hypothèses sans base et sans vérité !

Je viens de rappeler brièvement les caractères pour ainsi dire extérieurs du sommeil, ses caractères corporels, sa cause en quelque sorte finale ou son but, ce qu’on sait enfin ou plutôt ce qu’on ne sait pas de ses conditions organiques. Mais ce n’est là que la moindre partie de ma tâche, sa partie toute secondaire. C’est le cadre dans lequel il me faut placer maintenant le véritable tableau du sommeil, l’histoire de ses phénomènes propres et intimes, c’est-à-dire de ses phénomènes spirituels.

Une distinction qui semble se présenter d’elle-même et qui est en effet universellement admise, c’est la distinction d’un sommeil complet, qu’on dit être privé de rêves, et d’un sommeil incomplet, c’est-à-dire mêlé de rêves, ou plus brièvement la distinction du sommeil et du rêve. C’est là une division qu’on ‘ne manque jamais de faire, surtout quand on n’a pas approfondi ce sujet

Si cette division était fondée, s’il y avait un sommeil sans rêves, l’histoire de cette première sorte de sommeil serait bientôt faite, la nature en serait bientôt établie. Il n’y aurait à peu près rien à ajouter à ce que j’ai dit du sommeil en commençant ce travail, lorsque, parlant de ses phénomènes corporels, j’ai montré les sens se fermant, les mouvements s’arrêtant, le corps s’affaissant et se couchant pour se mieux reposer. Il n’y aurait presque rien à y ajouter que ceci, que j’ai aussi plus ou moins explicitement exprimé : que de ce corps, dans lequel persistent les actions vitales, la sensation, la pensée, sont momentanément, mais totalement absentes ; et que celle absence se traduit par un état d’affaissement et d’abandon du corps, tel que dans la mort confirmée il n’y en a pas un plus profond et plus absolu.

Mais pour faire voir l’erreur d’une semblable théorie du sommeil, [p. 342] pour faire voir que dans cet état les choses ne se passent point ainsi, il suffit de se demander ce que c’est que le sommeil, ou plutôt de se rappeler ce que j’ai montré qu’il est.

Qu’est-ce, en effet, que le sommeil ? C’est, je J’ai dit, le repos de l’homme. Or, qu’est-ce que l’homme ? Une intelligence, une pensée, servie, sans doute, par des organes, mais avant tout une pensée. Le sommeil, c’est donc le repos de la pensée.

Comment la pensée se repose-t-elle ? comment peut-elle se reposer ? Est-ce en se suspendant complètement, bien que momentanément ? Non, car alors elle ne serait plus la pensée : Descartes ici avait raison. La pensée, quand elle ne pense pas, n’est pas. La pensée pense toujours, c’est là sa nécessité, son essence. Elle pense ou agit beaucoup, modérément, peu, très peu, dans ses divers éléments, ses diverses facultés, dans ses impressions, ses sensations, ses sentiments, ses passions, dans la volonté, dans la raison ; son exercice se modère, s’affaiblit ; elle se repose, mais elle ne se suspend complètement dans aucun de ses éléments, dans aucune de ses parties, dans aucune de ses facultés. Cela me paraît incontestable. Il me faut montrer que ce l’est.

C’est ne rien avancer que de très philosophique et de très certain, que de dire que, dans l’ordre actuel des choses et dans les conditions de la nature humaine, l’esprit est étroitement uni à la matière, et, sans lui être soumis, en subit toutes les impressions. C’est là un fait admis par tous et qui ne peut pas ne pas l’être. Or, qui dit matière, dit activité, mouvement nécessaire et sans relâche. Cette vérité est aussi ancienne que la philosophie, et a pour répondant Leibnitz aussi bien qu’Épicure. S’il en est ainsi de la matière qu’on a quelquefois appelée inerte, que sera-ce de celle qui, dans le plus élevé des êtres de la création, constitue l’organe régulateur de son économie tout entière ? Or, du continuel mouvement de cet organe dépend non seulement la vie, mais encore, mais surtout le sentiment, la pensée. On [p. 343] voit donc qu’on peut arriver par une voie tout opposée à celle qu’avait prise Descartes , à reconnaître avec lui qu’il n’y a pas de repos absolu pour l’esprit.

Veut-on tenir le raisonnement plus voisin de l’observation, serrer de plus près les faits de l’économie vivante ? Cette vérité deviendra plus manifestée encore. En mécanique, je veux dire dans celle qui est l’ouvrage de l’homme, la recherche du mouvement perpétuel est une chimère ; mais en mécanique animale ce mouvement est tout trouvé. Envisagée dans ses rouages, la vie n’est pas autre chose que cela. Non seulement l’ensemble des organes ne se repose jamais, mais aucun organe ne se repose complètement. Un peu de ralentissement, voilà tout ce qu’il est possible d’observer dans l’ensemble et dans les détails des fonctions plus particulièrement vitales, ralentissement d’autant moindre qu’on y pénètre à une plus grande profondeur. Et ce travail continuel des organes a lieu la nuit comme le jour, dans le sommeil comme dans l’état de veille. Souvent même dans le sommeil leurs actes les plus intimes et les plus nécessaires offrent, au lieu de ralentissement, un surcroît d’activité.

Or, ce sont précisément ces actes vitaux que d’étroits rapports de solidarité unissent aux manifestations les plus élémentaires de la sensibilité, grossiers, mais premiers matériaux de la pensée. Ce sont ces actes intimes des organes de la vie végétative, ou des foyers nerveux qui les tiennent sous leur dépendance, qui donnent lieu au sentiment général de l’existence, et plus particulièrement à ces sensations confuses, à ces émotions indistinctes, relatives soit aux principaux instincts de la vie alimentaire, soit à des affections déjà un peu plus relevées et un peu plus intellectuelles. Les résultats psychologiques auxquels ils concourent dans l’état de veille, ils y concourent de toute nécessité dans le sommeil. Les sensations élémentaires dont ils sont le point de départ y déterminent inévitablement les sentiments, les idées qu’associent à ces sensations les lois de l’organisation ou les habitudes de la vie. C’est à ces sentiments, à ces idées ; c’est [p. 344] aux déterminations sans doute très faibles, qui en résultent, qu’il faut attribuer les mouvements qui ont toujours lieu dans le sommeil. Le dormeur le plus immobile ne garde pourtant jamais ni la même position générale, ni les mêmes attitudes particulières, et, dans les mouvements qu’il exécute, on peut quelquefois saisir l’indice de sensations au moins intimes, en général désagréables, que ces mouvements ont pour but de faire cesser.

Sans doute, il est des états de sommeil, et ce sont de beaucoup les plus nombreux, qui ne laissent à près eux aucune trace des sensations et des idées même les plus incohérentes. Mais en ne saurait conclure de là que ces sensations et ces idées n’y aient pas eu lieu. Il y a une foule de rêves dont la manifestation a été Indubitablement constatée, et dont il ne reste absolument rien dans l’esprit qui les a éprouvés. C’est là en particulier un des caractères des rêves du somnambulisme. De même dans le délire ardent, résultat direct de certaines affections du cerveau, ou effet sympathique d’une maladie aiguë d’un autre organe dans certains cas même de folie violente, le malade, après sa guérison ou après la cessation de l’accès, ne garde la plupart du temps aucun souvenir de ce qu’il a senti et pensé pendant toute la durée du désordre. Enfin, pour s’en tenir même à l’état de veille et de raison le plus complet, nous ne nous rappelons pas du jour au lendemain, et quelquefois du matin au soir, la centième, le millième partie de toutes les innombrables impressions que nous avons subies, de toutes les innombrables idées que nous avons eues, de toutes ces petites perceptions dont parle Leibnitz , et qui ont, suivant sa remarque, une si grande influence sur la nature de nos goûts et le caractère de déterminations.

Dans ces diverses manières d’être il semble que la mémoire des impressions, des idées, sait en raison inverse de la part que prend l’organisation à la manifestation des unes et des antres. Plus cette part est considérable et pour ainsi dire absorbante, [p. 345] comme par exemple-dans le sommeil ; plus elle est considérable et violente, comme dans les maladies cérébrales caractérisées par les plus hauts degrés du délire, plus elle est considérable et automatique, comme dans beaucoup d’actes sensitifs et intellectuels que l’habitude a presque soustraits au contrôle de la conscience, plus aussi la mémoire de ces impressions et de ces idées est fugitive, infidèle, nulle.

En somme, donc, on doit admettre que dans le sommeil le plus profond et en apparence le plus insensible il n’y a pas plus suspension complète de l’exercice des facultés de l’âme, et même de la volonté, qu’il n’y existe une semblable suspension des fonctions du corps. On doit reconnaître en d’autres termes, avec Descartes, avec Leibniz, avec les hommes qui ont le plus creusé ce sujet, qu’il n’y a pas de sommeil sans rêves, quelque légers, quelque agréables, quelque peu fatigants qu’on veuille les faire dans l’intérêt du repos de l’esprit.

Cette opinion de la permanence du rêve ou de la pensée dans le sommeil a, de prime abord, on ne peut le nier, quelque chose qui étonne l’esprit et semble heurter l’évidence. Elle paraît être une de ces idées paradoxales que la science s’est de temps en temps permises, et qui lui ont valu le renom d’aimer parfois à contredire l’opinion commune, et ce qui est plus grave, le sens commun.

Et, d’un autre côté, il est remarquable que c’est là une manière de voir à laquelle sont arrivés, des points de départ les plus divers , souvent contre leur première opinion, quelquefois presque à leur insu, tous les philosophes qui se sont occupés sérieusement, et pour, elle-même, de la question du sommeil.

J’ai nommé tout à l’heure Descartes, l’ultra-spiritualiste Descartes, qui dans l’homme mettait Ia pensée avant l’existence, et pour laquelle sommeil sans rêves eût été la mort même de l’âme.

J’ai nommé Leibnitz, qui donnait et devait donner de la [p. 346] permanence du rêve deux raisons là où Descartes n’en donnait qu’une : premièrement celle, où à peu près celle, qu’alléguait Descartes ; la notion de puissance, de la puissance en particulier qu’est l’âme, et dans laquelle il y a toujours de la tendance et de l’action ; en second lieu, l’union intime de l’âme avec Je corps, ce corps qui est toujours en acte, par ses impressions organiques, par les mouvements internes des viscères, par ceux de la circulation du sang : d’où cette conclusion textuelle, que par suite de ces actes continuels du corps on n’est jamais sans sentiment ni perception quand on dort, lors même qu’on semble être sans songe.

Maine de Biran s’en est tenu à la dernière des deux raisons données par son maitre Leibnitz, et l’a développée de son point de vue et à sa manière. L’Imagination passive, dit-il dans une ou deux pages que j’abrège, n’est pas plus que la sensibilité organique dont elle dépend, sujette aux intermittences. Chacune des impressions de cette sensibilité peut ébranler sympathiquement le cerveau et réveiller une image proportionnée à la nature de l’affection et du sentiment excitateurs ; d’où il résulte que tout sommeil doit être l’empli de songes.

Jouffroy, dans un passage intéressant de son petit travail sur le sommeil, voit dans le rêve, qu’il regarde comme permanent, une sorte de résultat et de témoignage de ce qu’il appelle la délivrance momentanée de l’esprit. L’esprit, suivant lui, se repose, durant la nuit en songe, des efforts qu’il lui a fallu faire dans le jour. Il a travaillé tout le jour avec le corps, il se repose en même temps que lui. Il profite de l’état d’engourdissement du corps, pour se dépouiller à son tour de la volonté, comme l’esclave de sa chaîne, et s’abandonner à sa libre nature, qui est dans le jour la rêverie et durant la nuit le songe.

Je pourrais, sur ce point de la permanence du songe dans le sommeil, citer d’autres opinions gravés et étudiées, celles de Formey, de Cabanis, de Carus et de quelques autres philosophes ou physiologistes tout à fait modernes. Qu’il me suffise de les [p. 347] indiquer. Je me bornerai à faire à leur occasion, cette remarque applicable à toutes les opinions analogues, c’est que toutes, en définitive, s’appuient, soit séparément, soit à la fois, sur les deux raisons suivantes : l’activité, l’action propre de l’esprit, activité, action nécessaire, et par conséquent continuelle : l’activité, l’action également nécessaire et sans relâche du corps ou de l’organisme, laquelle, se réfléchit sur celle de l’esprit et la redouble ou l’entraîne.

Ceci enfin dit et posé, voyons ce que sont ces rêves, dont j’ai affirmé et, je crois, prouvé la permanence. Leur histoire est désormais, pour nous, la véritable, la seule histoire du sommeil.

Les rêves, et telle est en réalité la meilleure, la seule définition à en donner, les rêves constituent l’état de la pensée dans le sommeil. Ce serait, pour parler le langage de Jouffroy, et sans le prendre à la lettre, ce serait le retour de l’esprit à sa libre allure, une allure libre et reposée ; ce serait encore, d’un point de vue analogue, celui où s’était placé Buffon, ce serait le retour de ce même esprit à sa manière d’être originelle, à l’état où, dans le sein maternel, il a passé les temps obscurs de sa vie.

Les rêves, malgré une incohérence qui est quelquefois portée si loin, offrent de tous points les mêmes éléments intellectuels que l’état de veille. Comme dans ce dernier état rien n’y est complétement passif ou actif ; seulement tout y est plus faible, en même temps qu’infiniment plus machinal.

Il y existe d’abord des sentiments, des passions, des idées, qui dans bien des cas sont évidemment la suite ou la reproduction des sentiments, des passions, des idées, dont était occupé l’esprit peu d’heures avant l’invasion du sommeil. Si les idées s’y succèdent, s’y heurtent la plupart du temps d’une façon bizarre, contradictoire, impossible, insensée, souvent aussi elles s’y dégagent si nettement, s’y enchaînent avec tant de logique, qu’au moment du réveil le songe a peine à être distingué de la réalité qui a précédé et de celle qui va suivre. [p. 348]

Qui ne sait, en outre, que dans le sommeil, dans le rêve, le travail de fécondation des idées a donné lieu souvent à des pensées nouvelles et vraies, à des résultats intellectuels dont quelques-uns n’étaient pas sans valeur. Parmi les personnes qui ont acquis l’habitude de s’observer dans le rêve ou après le rêve, ou qui ont fait porter leurs observations sur d’autres, il n’en est peut-être aucune qui n’ait eu à constater de semblables faits. Aussi à peine mentionnerai-je quelques remarquables exemples de songes, dans lesquels ont été composés, par les hommes les plus illustres, des morceaux de prose, de vers, de musique. On cite en ce genre un quatrain de Voltaire, un fragment d’un poëme de Coleridge. On rappelle que Condillac a composé dans son sommeil plusieurs passages de son Cours d’études. On n’oublie pas Tartini et sa fameuse Sonate du diable, dont ce grand violoniste prit au moins les éléments dans les souvenirs d’un rêve qui venait de se terminer.

Dire qu’il y a dans le rêve, comme dans l’état de veille, des sentiments, des passions, des idées, qui sont nécessairement les mêmes dans l’une de ces deux phases de notre vie spirituelle que dans l’autre, c’est dire qu’il y a dans le rêve un moi, et que ce moi est le même que celui de l’état de veille. C’est, en effet, le même moi qui se souvient au réveil des diverses particularités du rêve, les compare aux événements de la veille et les en distingue. C’est lui qui dans certains cas même, et Aristote en avait fait la remarque (1), conçoit quelque doute, en rêvant, que ce qu’il éprouve ou crée n’est qu’un rêve, qui désire la fin de cet état, fait effort pour la provoquer quand les scènes dans lesquelles il est acteur ou témoin, sont d’une nature douloureuse ou menaçante, et voit son reste de volonté déterminer leur cessation. Il y a, en effet, il peut y avoir dans le rêve, non seulement un reste de volonté et par conséquent de personnalité, mais une volonté quelquefois très forte. Mais, comme l’a remarqué [p. 349] D. Stewart, cette volonté très volontaire perd à peu près toute son influence sur les actes de l’esprit et sur les mouvements du corps.

Indépendamment des passions, des sentiments, des idées que lui fournit si évidemment l’état de veille, le rêve compte aussi parmi ses éléments des sensations venues des surfaces ou des points de rapport, soit, internes, soit externes. Je n’entrerai pas dans le détail des sensations intérieures auxquelles peuvent donner lieu soit les diverses attitudes prises durant le sommeil, soit et surtout l’état propre des principaux viscères, l’estomac, le cœur, le poumon. A peine signalerai-je, à cet égard, un ou deux faits qui ont pu être observés par chacun de nous, et qui mettront sur la voie de faits du même genre, Qui ne sait tout ce que fournissent de matériaux aux rêves érotiques les impressions internes nées des organes reproducteurs ? Qui n’a éprouvé, par soi-même, pour quelle part entrent dans les péripéties de quelques rêves certains besoins bien plus grossiers et bien plus animaux ?

Quant aux sens extérieurs, rarement sont-ils tous ou complètement endormis. Il y a, par exemple, des dormeurs qui répandent d’une manière bien singulièrement précise aux questions qui leur sont adressées, surtout quand elles leur viennent de voix qu’ils connaissent. Aussi, dans combien de circonstances, surtout vers la fin du sommeil, des bruits, des paroles, sans parler de l’action de la lumière, ne se mêlent-ils pas aux autres conditions de la vie intellectuelle, pour modifier le rêve, ou en faire naître un nouveau ! Dans ces cas divers et dans une foule de cas analogues, le moi subit ou emploie ces éléments externes du rêve comme il en subit ou emploie des éléments internes ; les mêlant les uns aux autres, mais les mêlant surtout à un ordre de matériaux dont il me reste à parler.

Ce qui constitue plus particulièrement le rêve, ou plutôt ce qui lui donne son caractère le plus essentiel et en apparence le plus extraordinaire, ce sont des sensations fausses, relatives [p. 350] aux sens externes, œuvre de l’imagination qui veille, quand l’attention, la réflexion, la conscience sont à moitié, mais ne sont qu’à moitié endormies. Il n’est personne qui n’ait étudié ou pu étudier sur soi-même ces fausses sensations du sommeil, et qui ne sache combien quelquefois elles sont vives, nettes, bien ordonnées, et en apparence aussi réelles que les sensations de la veille la plus active.

Les deux espèces de sensations dont la reproduction spontanée est la plus rare dans les rêves sont celles du goût et de l’odorat ; bien qu’il ne manque pas d’exemples de rêves où l’on se soit assis à une table chargée de mets savoureux, où l’on se soit promené dans des jardins embaumés du parfum des fleurs. Cette rareté des sensations du goût et de l’odorat dans les rêves découle, comme l’a fait remarquer Maine de Biran, de la nature surtout affective de ces sensations, qui s’oppose dans la vie éveillée à leur reproduction surtout volontaire. J’ajouterai qu’elle est en rapport avec leur degré d’importance dans cette vie. Elles ne lui fournissent en effet que des éléments Intermittents, et leur absence complète ne se ferait que très peu sentir. Il y a des hommes de l’intelligence la plus entière et la plus élevée, complètement privés dès leur naissance de l’un ou de l’autre de ces deux moyens de relation avec la nature extérieure, et même de tous les deux à la fois.

Les trois espèces de sensations qui contribuent plus particulièrement à la lucidité fantastique des rêves, comme elles contribuent à la lucidité réelle de l’état de veille, sont donc les sensations du toucher, de l’ouïe et de la vue.

La fausse sensation du toucher entre pour une part considérable dans les scènes imaginaires des rêves. Elle y prend toutes les formes, s’y reproduit dans tous les détails qu’elle affecte dans les scènes de la vie réelle. On touche, on est touché, on frappe, on est frappé, on marche, on court, on nage, on se précipite, absolument comme on le ferait dans l’état de veille ; et il y a dans les rêves telle sensation du tact général, celle, [p. 351] par exemple, de la forme du cauchemar appelée incube, qui ressemble si horriblement à la réalité, que, lorsque sa violence a fait cesser le sommeil, on est encore longtemps tenté de croire qu’on ne rêvait pas.

Mais les deux espèces de sensations qui prennent la plus grande part, la part la plus essentielle, aux drames fantastiques des rêves, et leur donnent, on peut le dire, la vie, l’espace, la lumière, ce sont celles qui remplissent le même office dans les drames réels de l’état de veille : ce sont les sensations de l’ouïe et de la vue. Dans les rêves, dans certains rêves au moins, on entend aussi distinctement que dans l’état de veille les mélodies les plus suivies, les accords les plus complexes et les plus variés. On y perçoit des paroles auxquelles on répond quelquefois en réalité, mais auxquelles le plus souvent on ne répond que mentalement, en se figurant y avoir répondu à voix haute.

Plus encore que les perceptions de l’ouïe, les perceptions de la vue ont parfois, dans les rêves, un degré de force, de clarté, une harmonie, une suite, qui les assimilent, pour le songeur, aux plus vives perceptions visuelles de l’état de veille, Il en résulte pour lui des scènes d’une lucidité et d’une vraisemblance inouïes, des scènes dont, à son réveil, il a beaucoup de peine à reconnaître sur-le-champ la fausseté.

Souvent, le plus souvent peut-être, ces fausses sensations, ou les idées qu’elles représentent, semblent, indépendamment de l’incohérence de leur association, n’avoir aucun rapport avec les idées même sensibles qu’on a eues tout récemment étant éveillé. Elles surviennent alors soit par le fait d’une filiation automatique qui a suivi de nombreux détours et dont elles sont le seul résultat perçu, soit par une sorte d’ébranlement soudain, qui les a fait sortir à la fois des profondeurs de l’organisme et des replis les plus secrets de la mémoire. N’en est-il pas, du reste, ainsi dans le cours ordinaire de la vie ? N’y sent-on pas, de temps à autre, s’élever des mêmes abîmes [p. 352] des idées depuis bien longtemps oubliées, et que rien actuellement ne provoque ; sorte de spectres que l’organisme nerveux envoie à la volonté comme pour lui rappeler que sa souveraineté n’est pas absolue et qu’elle est tenue de compter avec lui ?

Toutefois, dans une foule de rêves, les fausses sensations ont la relation la plus manifeste avec les pensées actuelles de l’état de veille. Tantôt elles ne sont que la représentation plus ou moins incohérente d’idées qui sont survenues peu de jours avant la nuit du songe, ou celui même qui a précédé. D’autres fois elles traduisent des préoccupations qu’on porte depuis des années avec soit comme une grande crainte, un grand désir, un grand remords. Dans les deux cas il peut arriver que plusieurs nuits de suite elles reproduisent la même scène. L’observation psychologique offre de nombreux exemples de cette répétition nocturne d’une même transformation des idées.

Jusqu’ici le dormeur, le rêveur, demeurait couché, c’est-à-dire dans un état de torpeur des mouvements, équivalent, pour ses relations avec le monde extérieur, à leur abolition complète. Maintenant, la scène va changer, et nous allons assister à un spectacle plus extraordinaire, avoir affaire à un degré supérieur de l’activité de la pensée dans le sommeil. Le dormeur, le rêveur, va se lever, il va marcher, se livrer avec une énergie, quelquefois même avec une violence extrême, à l’exercice de tous les mouvements volontaires de l’état de veille. Le rêve, loin d’en être affaibli, n’en sera que plus vif et plus actif, on plutôt c’est sa vivacité et son activité même qui donneront lieu à ces mouvements, en provoquant les déterminations d’où ils résultent. Tel est en effet le caractère des rêves du somnambulisme. En même temps que la mémoire retrace au somnambule, dans toute leur force et leur enchaînement, ses préoccupations, ses affections, ses idées, l’imagination lui représente avec une clarté non moins vive les objets avec lesquels il [p. 353] est le plus familier, dans des rapports qui lui sont parfaitement connus et qu’il a pu vérifier avant son sommeil. C’est ce qui explique, mais n’explique qu’en partie, la précision et le succès des mouvements qu’il exécute pour se mettre en relation avec ces objets, les rechercher, les saisit, souvent aussi les éviter.

Il ne faut pas croire, en effet, que chez le somnambule, l’exercice de la sensibilité ne donne lieu qu’à des perceptions fausses, et que ses sens restent hermétiquement fermés à toute action du monde extérieur, cela n’a pas plus lieu complètement chez lui que chez le songeur ordinaire.

Que les yeux restent à demi voilés par les paupières, ou bien que largement découverts ils aient ce regard fixe et profond qui semble plutôt se réfléchir vers l’organe de la fantaisie que se diriger vers les objets extérieurs, il est hors de doute que, dans l’un et l’autre cas, le somnambule, parmi les impressions de ces objets sur la rétine, perçoit au moins celles qui sont en harmonie avec ses fausses perceptions visuelles. L’occlusion absolue des paupières n’empêcherait même pas complètement ce résultat, une action plus énergique et plus exclusive de la partie cérébrale du sens de la vue donnant au somnambule la faculté de recevoir des impressions lumineuses auxquelles il serait insensible dans l’état de veille,

Mais il y a un sens qui est évidemment éveillé et des plus éveillés chez le somnambule, au moins dans ce qui est relatif à ses fausses sensations, c’est le sens du loucher. C’est ce sens qui lui vient en aide dans ses promenades périlleuses sur les tons, au bord des fleuves, promenades qu’il ne tente, du reste, que dans des lieux qu’il connaît, et pour lesquelles il a besoin d’être entièrement abandonné à la direction des fantômes de son imagination, ou plutôt de sa mémoire. C’est ce sens surtout dont l’action surexcitée lui donne les moyens d’exécuter d’autres actes plus merveilleux encore ; d’écrire, avec une correction extrême, de la prose, des vers, de la musique ; de distinguer [p. 354] et de choisir, parmi les objets les plus ténus, ceux qu’il destine aux ouvrages les plus délicats ; actes complexes, difficiles, qui nécessiteraient, dans l’état de veille, l’exercice le plus attentif du sens de la vue.

Il est un dernier caractère du somnambulisme, celui qu’on a donné comme son caractère essentiel, et qui, s’il était absolu, s’opposerait à ce que personne pût observer cet état de l’esprit sur soi-même, de sorte que la psychologie n’en pourrait être faite que par induction. Ce caractère, c’est l’absence de tout souvenir des scènes, moitié fantastiques, moitié réelles, qui le constituent, une séparation telle entre le moi du rêve et le moi de la veille ; que le premier se souviendrait du dernier, sans que celui-ci pût se rappeler l’autre.

C’est cet oubli au réveil des songes du somnambulisme qui a surtout porté Maine de Biran à admettre deux moi réellement distincts et de nature opposée. Mais, d’abord, ce phénomène est loin d’être aussi absolu que le croyait l’illustre métaphysicien, et que le prétendent les auteurs mêmes qui se sont le plus occupés de ce point d’anthropologie. Il existe des histoires avérées de somnambules qui conservaient quelque souvenir des actes et des idées de leur sommeil. Une observation de ce genre a notamment pu être faite par un philosophe (2) sur son valet. Ensuite, cette amnésie des rêves du somnambulisme, dans le cas même où elle serait sans exception, ne leur serait point particulière. J’ai déjà fait remarquer que dans l’état de veille le plus régulier, il y a une foule de perceptions qui, du jour au lendemain, et même du matin au soir, s’effacent totalement de la mémoire. J’ai ajouté qu’il se passe quelque chose de semblable dans le délire de certaines maladies aiguës. J’ai dit, enfin, que l’oubli au réveil est incontestable dans une foule de rêves ; et, s’il est vrai qu’on ne dorme jamais sans rêver, cet oubli ne [p. 355] serait peut-être pas plus fréquent dans les songes du somnambulisme que dans ceux du sommeil ordinaire.

Je pourrais, je devrais peut-être terminer ici ce que je comptais dire du sommeil, des-rêves et du somnambulisme, mais ce mot même de somnambulisme me rappelle, et probablement rappellera à d’autres, qu’on a rattaché à l’état de l’âme qu’il représente un autre état qui jusqu’ici n’est point parvenu à entrer dans les voies régulières de la science et à se faire accepter par elle. Je veux parler, on le voit, de ce sommeil provoqué qu’on désigne sous les noms divers de somnambulisme artificiel, de sommeil, de somnambulisme magnétique, de lucidité, de clairvoyance de même nom.

Je dirai donc quelque chose de celte espèce de sommeil, mais je le ferai avec une brièveté et une réserve que comprendra l’Académie, et qu’elle approuvera, je j’espère. Je regarde, dans cette circonstance, qu’elle veuille bien me le permettre, son honneur comme un peu solidaire du mien.

Un premier mot, un seul mot, sur le nom même de cet état.

Le sommeil magnétique a été assez mal à propos appelé aussi somnambulisme artificiel. Il n’a aucun titre au premier terme de cette désignation, Le corps, en effet, ne s’y promène pas, à l’opposé de ce qui a lieu dans le vrai somnambulisme. C’est l’esprit qui s’y promène, et aussi loin qu’il se puisse ; car dans cet état il n’y a, pour lui, pour ses perceptions, ni espace ni temps,

La qualification d’artificiel convient, au contraire, éminemment au sommeil magnétique, qui a essentiellement ce caractère. Ce sommeil est toujours l’effet d’une volonté étrangère et le résultat de pratiques, à la suite desquelles se manifestent, d’une manière variable et dans des proportions, des combinaisons diverses, les phénomènes qui le constituent. Ces phénomènes sont, pour le dire en bloc : des suspensions de la sensibilité et des mouvements, des excitations, des transpositions, [p. 356] des transformations des sens ou des sensations ; une sorte d’intuition ou de perception d’états personnels intimes ; la prévision des faits à venir ; enfin et surtout ce qu’on a appelé la clairvoyance ou la lucidité magnétique.

Tels sont véritablement tous les chefs auxquels peuvent se rapporter les allégations de la science du magnétisme animal. Tels sont, dans leurs genres ou espèces, les faits qu’elle donne comme irréfragables, les seuls dont elle aime à parler.

Mais, et il faut le dire tout d’abord, à côté de ces faits il y en a d’autres, tout aussi avérés, au moins, tout aussi nécessaires à rappeler, et que le magnétisme honnête ne peut pas plus nier que les premiers.

Premièrement, les phénomènes du magnétisme animal, en les prenant pour ce qu’on les donne, sont très fréquemment mêlés à des actes de mensonge et de supercherie notoire, et cela de la part même des sujets magnétiques les plus accrédités. Celle proposition est Incontestable, et les faits sur lesquels elle s’appuie ont été fort souvent portés à la connaissance et à l’appréciation de la justice.

En second lieu, les mêmes faits, en les regardant toujours comme avérés, ne peuvent se produire que chez un certain nombre, chez un très petit nombre de sujets, et ces sujets sont presque toujours des personnes d’une excitabilité nerveuse exorbitante, maladive, malade, et plus particulièrement des femmes.

Enfin, chez ces sujets magnétiques eux-mêmes, souvent les faits de même nom ne parviennent pas à se produire, ou bien ils sont remplacés par les erreurs de perception ou d’Intuition divinatoire les plus grossières.

Toute cette première série des faits du somnambulisme magnétique ne peut pas plus être niée, je le répète, doit être beaucoup moins niée que l’autre. Rareté, difficulté dans la production de ces phénomènes ; cas nombreux d’impuissance, d’erreur, de supercherie : c’est là, avant toute chose, ce qu’il faut [p. 357] constater dans le magnétisme animal, la partie la moins contestable de son plus récent inventaire.

Voyons maintenant l’autre partie, l’actif de cet inventaire. Je ne m’attache, je l’ai dit, qu’aux points les plus en saillie, et n’ai à les envisager que par leurs côtés, ou, si l’on aime mieux, par leurs apparences psychologiques.

Un somnambule magnétique ne fait jamais que répondre aux questions qui lui sont adressées ; de lui-même il ne prendra jamais la parole, on pourrait dire la pensée. Il ne pense, et dans tous les cas ne parle que par suite d’une provocation.

Il n’y a rien là-dedans qui puisse étonner. Le dormeur magnétique a cela de commun avec les dormeurs ordinaires, ou au moins avec beaucoup de dormeurs ordinaires, qui, à certains instants de leur sommeil, répondent avec plus ou moins de précision aux questions qui leur sont faites, et montrent ainsi que chez eux toute perception, toute conception, toute action intellectuelle n’est pas endormie.

Qu’est-ce que dit, et par conséquent qu’est-ce que pense ; qu’est-ce qu’a l’air de penser le somnambule, dans ses réponses aux questions que lui adresse le magnétiseur, dans les conversations plus ou moins brisées qu’ il a avec lui ?

Dans les cas les plus extraordinaires il entrera dans des détails qu’on pouvait croire absolument ignorés de lui, sur telle ou telle personne, telle ou telle chose, telle ou telle affaire. Il montrera des connaissances de diverses sortes, auxquelles on devait le supposer tout à fait étranger, et même tout à fait inférieur.

On pourrait parfaitement encore admettre la réalité d’un certain nombre, au moins, de ces faits. Dans les actes d’aperception et de conception qui les constituent, rien qui ne puisse se rattacher à des faits analogues, tirés de l’état de veille ou de sommeil ordinaire ; rien dont ne puisse rendre compte l’analyse psychologique ; rien qui se refuse absolument à la compétence de nos facultés. [p. 358]

Ce que la mémoire, dans ce qu’elle a d’automatique à la fois et de spirituel, conserve à son insu, à l’insu de la conscience, pour le rendre, le manifester plus tard, est prodigieux, et n’est bien connu que de ceux qui ont étudié, comme ils doivent l’être, soit à l’état de santé, soit à J’état de maladie, les faits qui ressortissent à celte faculté. J’en dirai autant de l’imagination, cette mémoire au présent, qui non seulement conserve et reproduit, mais qui, en reproduisant et en associant, donne lieu à des créations dont les formes, au moins, n’ont pas de terme.

J’ajouterai à ces deux facultés, ou, si l’on veut, je confondrai avec elles, la faculté, la puissance de génération des idées, qui repose, en effet, sur l’une et sur l’autre ; puissance en vertu de laquelle l’esprit avance et passe, par association, par induction, par jugement, d’une idée, d’une notion, à l’idée, à la notion voisine, puis de celle-ci à une autre, par une sorte d’éclosion, dont l’état de sommeil ordinaire offre, comme l’état de veille, de si remarquables exemples.

Il y aurait dans l’exercice de ses facultés, ou si l’on aime mieux, dans la manifestation des faits normaux qu’elles représentent, un ample et suffisant moyen d’expliquer les faits de conception, d’association, de procréation d’idées, de notions, de connaissances, attribués, à tort ou à raison, à l’état de somnambulisme magnétique.

Là n’est donc pas ce que cet état a de merveilleux, je veux dire, ce qui, dans ses conditions on ses résultats, sort tout à fait et des lois de la physique animale, et des lois de la psychologie, j’allais m’emporter et dire, et des lois du sens commun.

Ce qui a éminemment, exclusivement ce caractère, ce sont les faits de perceptions externes, effectuées sans le secours des sens, et dans des conditions de temps et d’espace qui rappellent ce qu’offrent de plus prodigieux les plus prodigieuses histoires de seconde vue ou de divination. [p. 359]

Il s’agit donc enfin de déterminer et de juger ce qu’il en est, ce qu’on affirme de ces perceptions fantastiques, de ces perceptions où, en effet, la fantaisie, l’imagination, aurait une part au moins bien grande.

Commençons, ce n’est que justice, par celle de ces perceptions au moyen de laquelle le somnambule communique avec la personne dont la volonté l’a plongé dans cet état, c’est-à-dire par la perception de l’ouïe.

On pourrait croire que chez le somnambule magnétique le sens de l’ouïe n’est point fermée, c’est-à-dire qu’il ne l’est pas plus que chez le dormeur ou le somnambule ordinaire. C’est à ce sens en effet qu’ont l’air de s’adresser les paroles adressées elles-mêmes par le magnétiseur au magnétisé : c’est par lui qu’elles semblent arriver à l’esprit de ce dernier. Et, j’en ai déjà fait la remarque, si cela était, cela ne serait pas plus étonnant que de voir, dans certains cas de sommeil ou de somnambulisme ordinaire, le sens de l’ouïe assez éveillé ou assez actif pour permettre de semblables relations.

Mais cette communication, au moyen de l’oreille, du magnétiseur avec le magnétisé, n’est qu’une illusion, une apparence, ou tout au moins une inutilité. Magnétiquement parlant, le sens de l’ouïe, chez les somnambules est fermé, peut être fermé. Le somnambule magnétique n’a pas besoin de l’oreille pour entendre son magnétiseur. II en entend, en perçoit les pensées les plus muettes, et les lui renvoie formulées par la parole.

Un jour un docte magnétiseur magnétisait une somnambule. Éveillez-vous, lui dit-il, éveillez-vous ; je le veux ! Et en même temps il se disait mentalement à lui-même, de toute la force de sa volonté, je ne veux pas qu’elle s’éveille ! Comment, lui répondit la somnambule, dans un accès de trouble el de convulsions, vous me dites de m’éveiller, et vous ne voulez pas que je m’éveille !

Ce que je viens de dire du sens de l’ouïe chez les somnambules, je le dirai des autres sens. L’exercice en est chez eux [p. 360] parfaitement inutile aux sensations dont ils sont, dans l’état normal, la condition nécessaire.

Le magnétiseur non seulement ôte ou rend à volonté à son somnambule la sensibilité du tact, mais il lui donne des sensations tactiles qui n’ont aucune cause, aucun objet actuel dans le monde extérieur.

Il lui ôte ou lui rend, de la même façon, l’odorat ou le goût, qui transforme les sensations qui lui viennent de ces deux sens. D’un œillet il fait indifféremment pour le somnambule, j’ose à peine dire pour son odorat, une rose, une odeur de rose, ou l’odeur la plus fétide. Pour le sens du goût, le palais, il fait de l’aliment le plus insipide le mets le plus savoureux, et renouvelle, en une ou deux passes, le miracle de l’eau changée en vin.

Et dans ce que je viens de dire, qu’on ne croie pas que j’invente ou seulement que j’exagère. Pour tous ces faits de sensations ou de perceptions magnétiques, je n’avance rien que ne contiennent les annales du magnétisme, non point en quelques courtes phrases, comme celles auxquelles je dois me restreindre ici, mais par pages et par volumes, accumulés depuis soixante ans.

J’arrive ainsi, en courant et par degrés de plus en plus merveilleux, à ce que le magnétisme animal a de plus merveilleux encore, ou au moins de plus frappant et de plus généralement connu, les impressions, les sensations, les perceptions, relatives aux sens de la vue,

Un somnambule magnétique voit, sans le secours des yeux, tout ce qu’on voit et bien plus qu’on ne voit par leur entremise ; et ce qu’il voit ce ne sont pas des généralités, des masses, des choses vagues ou indéterminées, ce sont des faits matériels, palpables, particuliers, locaux. Il voit, par exemple, des cartes à jouer ; il en distingue les couleurs, les formes, les diverses figures, et en vertu de ce discernement, il joue avec un adversaire éveillé et le gagne. Pour mieux avérer ce résultat, [p. 361] pour être plus sûr que la vue du somnambule est complétement fermée par le sommeil, on la lui ferme encore par des moyens mécaniques, on lui applique sur les yeux les bandeaux les mieux adaptés. Mais c’est là une précaution parfaitement inutile et qui fait sourire avec raison les adeptes du magnétisme.

D’abord, il y a des faits de vision magnétique où celle occlusion, son naturelle, soit artificielle, du sens de la vue, n’est pas nécessaire, où l’on peut laisser le dormeur ouvrir les yeux tout au long et tout au large, comme cela a fréquemment lieu dans le somnambulisme naturel.

Le somnambule magnétique, en effet, voit de près, dans une enveloppe des plus opaques et des plus épaisses, dans une boîte de marbre ou de fer, un mot, un objet quelconque, le mot, l’objet le plus extraordinaire et le plus en dehors de ses idées et de ses habitudes.

Le même somnambule, magnétisé et dormant à Paris, verra à Marseille, à Alger, aux antipodes, les détails intérieurs d’une habitation qu’il ne connaît pas, les personnes qu’elle l’enferme et qu’il ne connaît pas davantage, les actes auxquels elles s’y livrent, et que rien dans sa vie à lui ne peut lui faire soupçonner.

Il serait difficile de voir là-dedans des faits de perception visuelle, externe, pure et simple. La lumière n’y aurait pas grand-chose à faire, ou bien il faudrait admettre qu’à raison de l’état dans lequel est mis l’organisme, et en particulier l’organisme nerveux , par le magnétisation animale , la lumière réfléchie peut, à travers une centuple enveloppe opaque, ou à mille lieues de distance, venir frapper la rétine, tout aussi efficacement pour la sensation, qu’à travers un milieu translucide ou à quelques mètres d’éloignement. La science de l’optique accueillerait difficilement cette explication. Le magnétisme, du reste, ne la propose pas et n’a pas besoin de la proposer. Il allègue d’autres faits de vision qui ne peuvent véritablement avoir rien à démêler avec la lumière. [p. 362]

Vous donnez à un bon sujet magnétique, endormi suivant toutes les règles, un objet qui ait touché de très près une personne, une ceinture, un gant, une mèche de cheveux. Le sujet magnétique palpe, voit, magnétiquement bien entendu, cet objet, cette ceinture, ce gant, ces cheveux. Je ne crois pas qu’il puisse vous dire le nom de la personne de qui vient l’objet, ou à qui il a appartenu, quoique, après tout, cela ne soit peut-être pas impossible ; mais il vous décrira certainement, vous fera connaître cette personne, dans son corps, dans son esprit ; il vous parlera, et très exactement, de ses habitudes, de ses relations, de ses mérites, de ses aventures, de ses fautes.

Évidemment, dans ce cas, il n’y aurait pas moyen, le voulût-on, de se contenter de l’hypothèse de la simple perception. Il y a ici une nature de faits, une nature, par conséquent, de faculté, qui ne ressemble à aucune autre, qui ne peut se rattacher à aucune autre, qui doit avoir un nom à soi, en même temps qu’elle a une existence propre. C’est une aperception, une intuition, une clairvoyance magnétique, qui échappe aux lois ordinaires de la physiologie et de la psychologie, qui se joue de toutes les explications, comme elle se passe de tous les sens, sinon de tous les organes.

Or, cette formule explicative des faits en apparence visuels du magnétisme animal ne s’applique pas seulement à cet ordre de faits ; elle s’applique, et je l’ai déjà laissé pressentir, à tous les autres faits de cette science. Il y a clairvoyance, lucidité, seconde vue, tout ce qu’on voudra, mais rien qui dépende des sens, dans tous les faits magnétiques dits de perception externe, aussi bien que dans ceux d’intuition ou d’aperception interne et de prévision.

Que le dormeur magnétique semble flairer ou goûter, par le nez, le palais, l’estomac, ou par toute autre partie de son corps, des odeurs, des saveurs vraies ou transformées ; que, par un reste d’égard pour l’ancienne manière de sentir, il ait l’air de [p. 363] recevoir les sensations tactiles par la peau, les perceptions visuelles par la vue ; qu’il veuille bien faire semblant d’entendre par l’oreille les paroles que lui adresse son magnétiseur, tout cela ce ne sont que des apparences ou des complaisances. C’est par une clairvoyance tout intérieure, toute spéciale, tout indépendante des sens, que le dormeur magnétisé goûte, flaire, palpe, entend, voit enfin ; absolument comme il tire une induction, porte un jugement, se livre à un acte de prévision, fait une prescription médicale.

Aussi n’y-a-t-il pas lieu de s’étonner, pour ce qui est, par exemple des perceptions d’apparence visuelle, si le somnambule voit par la nuque aussi bien que par la partie supérieure de la face. Il serait tout aussi capable de voir par l’extrémité la plus opposée de son corps. Pour lui, il n’est pas plus difficile de gagner une partie de cartes par derrière que par devant.

Il résulte de tout ce que je viens de dire, en abrégeant autant que je j’ai pu, qu’en somme et en réalité, les phénomènes qui composent le domaine du magnétisme animal n’ont absolument rien qui, soit réductible aux lois de la physiologie et de la psychologie, rien qui puisse se rallier à la puissance ordinaire, concevable des organes, et aux attributions même les plus étendues des facultés. Ils ont une nature absolument particulière qui, jusqu’à présent, ne peut se conclure de rien de connu, et ne saurait ainsi avoir pour preuve que le fait.

C’est donc cette preuve qu’il faut attendre, et que peut-être on attendra longtemps. Un grand génie disait, il y a deux mille ans, qu’il n’y a guère moyen de croire que, dans le sommeil et en rêve, on puisse voir ce qui se passe aux Colonnes d’Hercule ou sur les bords du Borysthène (3). Serait-ce bien désobligeant pour la science du magnétisme animal d’appliquer à des allégations encore plus extraordinaires ce que pensait des faits de la divination dans le sommeil le plus ancien et le plus illustre chef de la philosophie de l’expérience ?

 

Notes

(1) Des Rêves, chap., III, § II.

(2) GASSENDI. Voyez son Syntagma philosophicum, pars II, lib. 8.

(3) ARISTOTE, De la divination dans le sommeil, chap, I, § 4.

 

 

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