Folie. Par Frédéric Dubois (d’Amiens). Article extrait du Dictionnaire des sciences philosophiques d’Adolphe Franck. Edition de 1875.

DUBOISDAMENS0001Frédéric Dubois d’Amiens, article Folie du Dictionnaire des sciences philosophiques par une société de professeurs et de savants, sous la direction de M. Ad. Franck, deuxième édition. Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875. 1 vol. XII, 1820 p., pp. 548-552.

Frédéric Dubois d’Amiens, médecin et historien, est né à Amiens le 30 décembre 1797 ou le 17 février 1799 selon les sources auxquelles on se réfère, et mort à Paris, le 10 janvier 1873. Il est connu, entre autres, pour son Histoire philosophique de l’hypochondrie et de l’hystérie édité à Paris en 1833, par son implication dans la commission nommée pour l’examen du magnétisme animal par son Examen historique et résumé des expériences prétendues magnétiques faites par la commission de l’Académie royale de médecine édité à Paris la même année, mais également pour son Histoire académique du magnétisme animal, écrit en collaboration avec Burdin, édité à Paris en 1841.
L’article que nous présentons, fut publié dans la seconde édition du Dictionnaire de d’Adolphe Franck [1810-1873], lui même classé parmi les philosophes spiritualistes, mais aussi éclectique, dans la lignée de Victor Cousin. Ce dictionnaire connut plusieurs édition : 1847 en 6 volumes, et, plus maniable, en 1875 en 1 volume, édition dont nous avons extrait le texte ci-dessous, puis un retirage complèté en 1885.
Les [p.] renvoient au numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’époque.

[p. 548]

FOLIE. Les médecins ont cherché de tout temps à définir la folie ou l’aliénation mentale ; mais le point de vue auquel ils se sont placés ne pouvait leur permettre d’en donner une définition rationnelle : les uns se sont bornés à dire que la folie est une maladie apyrétique du cerveau, avec lésion des facultés intellectuelles, oubliant de dire en quoi consiste cette lésion des facultés intellectuelles ; d’autres, croyant entrer beaucoup plus avant dans la question, ont ajouté que les fous ont des idées, des passions, des déterminations différentes des idées, des passions et des déterminations du commun des hommes ; mais en quoi précisément consiste cette différence ? C’est encore là ce qu’ils ont oublié de nous dire. D’autres enfin ont ajouté que les malades, dans cet état, conservent en général la conscience de leur propre existence ; mais qu’ont-ils entendu par là ? Ont-ils voulu dire que les fous conservent le sentiment, la conscience du moi, de la vraie personnalité ? Si telle a été leur pensée, ils sont tombés dans une étrange erreur, comme nous chercherons à le prouver tout à l’heure ; mais il est plutôt à croire qu’ils n’ont pas compris la portée de cette assertion. La plupart, et il est facile de le voir par leurs descriptions de la folie, la plupart ont méconnu les caractères du moi ou de 1âme, et la nature de ses relations avec le corps ou l’organisme. C’est probablement à l’isolement dans lequel les médecins se sont tenus à l’écart des philosophes qu’il faut attribuer ce qu’il y a d’incomplet dans toutes les histoires médicales de la folie. Les médecins, en effet, ont parfaitement exposé les symptômes des différentes espèces d’aliénation mentale, ils en ont décrit avec soin les altérations organiques ; mais ils ont négligé de chercher la raison de ces phénomènes, et quand ils ont voulu remonter aux causes prochaines de la folie, à sa nature essentielle, ils se sont livrés aux hypothèses les plus invraisemblables.
Ainsi, si l’on en croit Cullen, la folie tiendrait dans tous les cas à une prétendue inégalité d’excitement du cerveau ; suivant Pinel le caractère de cette maladie serait essentiellement nerveux, il n’y aurait aucun vice dans la substance du cerveau ; tandis que, suivant Fodéré, il y aurait un vice, mais ce vice serait dans le sang des aliénés. Gall et Spurzheim y voyaient une inflammation de l’encéphale ; Esquirol, une lésion des forces du cerveau, et Broussais une irritation du même organe.
Ces hypothèses, on doit le pressentir, n’étaient guère propres à rendre raison des phénomènes de l’aliénation mentale ; il est évident que dans une affection telle que la folie, pour arriver à une théorie rationnelle, il aurait fallu aller au-delà des faits qui relèvent de la pathologie, et même au delà des faits purement physiologiques ; il aurait fallu se placer au point de vue de la psychologie. C’est ce que Royer-Collard avait parfaitement senti quand il a prié Maine de Biran de vouloir bien l’aider de ses lumières dans cette grave ct complexe étude de l’aliénation mentale. Royer-Collard avait remarqué que les médecins n’avaient pas tenu un compte suffisant des données psychologiques ; que la plupart de ceux qui avaient écrit sur l’aliénation mentale étaient de cette école sensualiste qui avait supprimé un des deux termes du dualisme cartésien au profit de l’autre et que partant, ils avaient considéré les actes de l’esprit comme des produits du cerveau, ou comme de simples transformations de la sensation.
Royer-Collard ne pouvait s’adresser à un homme plus compétent que M. Maine de Biran. C’est à cette occasion que fut composé, entre 1821 et 1822, le mémoire intitulé: Considérations sur les rapports du physique et du moral, pour servir à un cours sur l’aliénation mentale. Esprit original ct profond, Maine de Biran avait fait une longue étude de la physiologie de Sthal, de celle de Haller, de Cabanis et de Bichat, et il avait donné le premier signal de la réaction philosophique contre la doctrine du XVIIIe siècle : il était revenu au dualisme de Descartes ; mais il lui avait donné plus de précision, plus de force encore, grâce à ses études physiologiques. La définition cartésienne, en effet, avait quelque chose de vague, et quelques disciples, exagérant le spiritualisme du maître, avaient fini par tomber dans une sorte de mysticisme. La pensée, le cogito de Descartes, nous avait révélé notre existence morale, notre vraie personnalité; mais les deux attributs essentiels de l’âme ou du moi, sentir et vouloir, n’étaient pas nettement formulés. Maine de Biran, dans ses considérations sur la volonté, avait cherché à remplir cette lacune, et nul n’était plus propre que lui à venir en aide aux physiologistes ; aussi, dans cette grande question de l’aliénation mentale, il avait parfaitement établi que, pour en trouver les véritables caractères, il fallait les chercher dans les rapports du moral et du physique de l’homme, et ces rapports, il les avait exposés de la manière la plus nette et la plus satisfaisante.
Leibniz, le premier, avait judicieusement distingué les simples impressions organiques qui relèvent de la physique générale, des sensations, qui relèvent de la physiologie, et des idées qui relèvent de la psychologie : trois ordres de faits dont il faut également tenir compte dans l’étude des opérations de l’intelligence.
Quand l’organisme, en effet, vient à être impressionné par les agents extérieurs, il apporte à l’âme des sensations, et c’est à l’occasion de ces sensations que la puissance personnelle entre en exercice ct se développe. C’est donc dans la nature de ces relations qu’il fallait chercher comment, en certains cas, il peut y avoir de tels désordres, que l’homme finit par tomber dans l’aliénation mentale.
L’homme est environné d’agents qui impressionnent continuellement son organisme ; et lui-même, comme puissance intellectuelle, réagit perpétuellement sur ce même organisme ; il en résulte que si celui-ci, par son côté extérieur, est en conflit avec les agents physiques, par son côté intérieur ; il est en conflit avec l’âme ou le moi. C’est ce que M. Cousin a parfaitement exprimé, lorsqu’il a dit, en exposant la doctrine de Leibniz : « L’univers entier ne m’atteint qu’à travers l’organisme. »
[p. 549] L’âme toutefois ne sent pas à travers les organes, elle ne sent dans tous les cas que ses organes : quel que soit en effet le mode d’action des agents extérieurs, ils ont constamment pour effet d’amener dans les organes un changement, une modification quelconque, et c’est ce changement, cette modification que nous sentons.
Prenons l’œil pour exemple : quand la rétine est dans un repos complet, il y à ténèbres ; il y a, au contraire, sensation de lumière quand, sous l’influence d’un excitant extérieur, elle entre en mouvement : donc, toutes les apparences de corporalité tiennent à l’intensité diverse de ce mouvement, et les couleurs elles-mêmes ne sont en réalité que des variations de vitesse des ondes éthérées.
Les organes des sens ont donc pour fonctions essentielles de recevoir des agents extérieurs et de communiquer au cerveau des modifications telles que le moi trouve en eux les éléments des diverses sensations. Mais il peut arriver, même dans l’état normal, que, sous l’influence d’un excitant, d’un stimulant tout autre, un sens soit impressionné et donne à l’âme des sensations non moins distinctes : ainsi, un choc, un coup sur l’œil peuvent exciter au milieu d’une profonde obscurité une sensation de lumière. D’autres fois, l’âme accuse des sensations dans un organe qui aura été enlevé ; d’autres fois enfin, l’âme est poursuivie, non-seulement pendant le sommeil, mais pendant la veille, par de véritables hallucinations qui restent compatibles avec la raison la plus intacte.
Qu’est-ce qui distingue alors l’homme raisonnable de l’aliéné ? Comment reconnaître que la raison persiste en lui ? Le psychologue seul est en mesure de le dire : il prouve que l’homme reste compos sui ; qu’il se distingue parfaitement de son organisme. Dans ces conditions, l’homme sait que ses organes le trompent, il a ce conscium : il sent que ses organes, au lieu de lui apporter à lui esprit, la vérité, lui apportent l’erreur ; quelquefois même, dans l’état de rêve ce conscium persiste ; l’esprit n’en croit pas alors ses organes. Maine de Biran avait bien vu l’analogie de toutes ces questions et il expliquait par la même théorie l’état de veille et de sommeil, de rêve et d’aliénation ; pour lui, la veille, c’est le temps de la vie pendant lequel s’exerce plus ou moins la volonté ; le sommeil, dans ses divers degrés, est l’affaiblissement de la volonté, le sommeil absolu en est l’abolition complète ; pendant les rêves, la volonté ne tient plus les rênes. L’école physiologique à laquelle appartient Burdach a cherché, de son côté, à prouver que si l’état de veille, chez l’homme, consiste dans le double conflit que l’organisme vivant entretient, d’une part, avec les objets extérieurs par le moyen des sens, et, d’autre part, avec le moi ou l’âme, par le moyen des centres nerveux : dans l’état de sommeil complet, il y a suspension de ce double conflit, les organes des sens étant fermés aux excitants extérieurs, et l’âme n’étant plus en relation avec l’organisme: dans l’état de rêve, il n’y a de suspendu que le conflit extérieur ; les agents environnants ne peuvent plus impressionner les sens ; mais le moi peut, jusqu’à un certain point, rester en relation, en conflit avec les centres nerveux, ct alors il trouve dans des organes fermés au monde extérieur des sensations distinctes ; il y a dans ces organes persistance ou reproduction des changements que les objets extérieurs suscitaient dans l’état de veille. Cette dernière circonstance parait fondée ct peut donner, jusqu’à un certain point, l’explication de tout un ordre de faits particuliers à l’aliénation mentale, c’est-à-dire des hallucinations.
Ce qui rendait incompréhensible la production des hallucinations dans les théories sensualistes, c’est qu’il y a, dans cc cas, toutes les apparences des sensations, sans excitant, sans objets extérieurs; mais nous venons de voir que ceci a lieu dans l’état de rêve, avec la même incohérence et la même bizarrerie sans que l’âme en éprouve aucun étonnement. Chaque appareil de sensations spéciales étant destiné à reproduire, à répéter ce qui se passe au dehors, il doit suffire d’un simple ébranlement de l’organe, d’un simple mouvement moléculaire pour donner lieu aux mêmes actes : la rétine pourra reproduire ainsi, et comme en miniature pour ainsi dire, toutes les scènes du monde extérieur, et il y a dans l’oreille moyenne tout un système d’organes qui entrera en vibration pour répéter les sons naguère produits au dehors. On conçoit ainsi comment un mouvement quelconque peut faire entrer les organes en jeu et donner lieu à toutes les sensations auditives ou visuelles, en l’absence des excitants normaux ; une simple congestion sanguine, un mouvement insolite du sang, fera également que tel malade, au milieu d’un profond silence, entendra des bruits divers, des sons musicaux, des paroles suivies ; que dans l’obscurité la plus complète il sera ébloui par de vives clartés, ou obsédé par des apparitions.
Mais ceci ne suffit pas pour constituer l’aliénation mentale : on peut avoir des sensations fausses, complétement erronées, on peut même, ainsi qu’on l’a dit plus haut, avoir de nombreuses hallucinations, sans être fou. Quand est-ce donc qu’il y a folie ? Si l’école exclusivement organique veut être conséquente avec elle-même, elle est arrêtée ici ; il n’y a pas moyen, en s’en tenant à ses principes, de sortir de cette difficulté. L’école psychologique, au contraire, examine dans ces cas comment se comporte le moi dans ses relations avec les organes des sensations spéciales, et elle dit qu’il y a folie toutes les fois que le malade ne peut plus régulièrement inférer de ses sensations et de ses actes la conscience de sa personnalité, et que par cela seul il est aliéné à se.
L’halluciné n’est pas fou, quand il est compos sui, quand il n’en croit pas ses organes ; mais il peut se faire qu’il ait la conscience d’une folie imminente, qu’il s’en effraye ; qu’il sente que ses organes le maîtrisent, qu’ils vont amener, pour ainsi dire, le naufrage de son intelligence. S’il est fou, au contraire, il ne peut plus faire ces distinctions, si ce n’est dans de rares moments de lucidité. Le fou s’identifie avec ses sensations, il ne peut les chasser, les écarter de son esprit : il est maîtrisé, et comme absorbé par elles ; sa personnalité n’existe plus et, comme le dit Maine de Biran, il est dès lors rayé de la liste des ê1res intelligents.
Dans l’état sain, c’est le moi ou la volonté qui règle les relations avec les organes, c’est la raison qui tient, pour ainsi dire les rênes ; dans l’aliénation, l’esprit est dépossédé, c’est l’organisme, altéré matériellement, qui a changé l’ordre des relations. Il y a encore aperception immédiate des sensations vraies ou fausses, et production de mouvements ; mais ce n’est plus le moi qui règle ces aperceptions : que le mal le veuille ou ne le veuille pas, cette aperception a lieu, ct souvent en l’absence de tout stimulant extérieur. Et de même, pour les mouvements, ce n’est plus la volonté qui les règle, qui les coordonne. De là l’état connu sous le nom d’agitation ; de là cette instabilité si remarquable des idées ct de la volonté.
[p. 550] Dans 1’état de rêve nous l’avons déjà fait remarquer, il y a quelque chose de semblable ; mais au milieu des associations les plus incohérentes d’idées et de volitions, le moi peut dans certains cas rester compos sui. A qui n’est il pas arrivé de sentir, pendant un rêve pénible, qu’il est le jouet d’étranges hallucinations, et que pour y échapper il faut revenir à la vie naturelle ? On sent que, pour mettre fin à ces fausses et effrayantes situations, il faut rouvrir ses sens au monde extérieur. L’école physiologique allemande en avait conclu que si, dans les rêves, l’âme se laisse aller aux idées les plus incohérentes, que si elle accepte les sensations les plus folles, c’est que des deux conflits qui constituent la vie normale des êtres intelligents, un seul persiste, celui que l’âme entretient avec ses organes, et que la polarité est suspendue : les objets extérieurs n’agissant plus sur les organes, ne peuvent plus rien sur les intuitions ; ils ne règlent plus, ils ne coordonnent plus les sensations. En adoptant cette hypothèse, on pourrait dire que, dans les différentes espèces de délire, les choses se passent dans un ordre inverse : c’est l’âme, en effet, c’est le moi qui finit par s’effacer, comme force personnelle et agissante ; l’organisation matériellement altérée a fini par aveugler cette même intelligence, et par suspendre aussi la polarité.
Quand le moi reste lucide et libre il se rit en quelque sorte des terreurs, des déceptions de son organisation physique : comme Turenne, il gourmande sa carcasse qui tremble devant le danger ; il est le témoin impassible de tous ses désordres, il les juge, en mesure la portée ; mais il arrive un point où lui-même commence à s’en effrayer, c’est lorsqu’il sent que les rênes vont lui échapper et qu’il va tomber dans une véritable aliénation : il cherche d’abord à en sortir comme d’un rêve pénible : il fuit, par exemple, l’obscurité ; il redoute de fermer les yeux, parce qu’il sait que l’éclat du jour peut seul dissiper les fantômes qui le poursuivent ; mais les organes s’altérant de plus en plus, le délire s’établit et il y a destruction de la liberté morale ; or, cette liberté étant, comme le dit Maine de Biran, notre vraie personnalité, le même coup qui frappe en nous l’organisme emporte l’homme et ne laisse qu’un automate sans conscience, et partant sans responsabilité.
Dans l’ivresse, qui est un délire passager, les choses se passent encore de la même manière : à mesure que le cerveau se pénètre d’un sang altéré par des principes alcooliques, l’âme ou le moi s’aperçoit que sa liberté va s’anéantir. Le moi fait des efforts pour réagir sur son organisation ; mais celle-ci l’entraine, l’absorbe entièrement, et l’homme n’existe plus : c’est encore un automate privé de conscience et de responsabilité. Ainsi ce qui constitue essentiellement l’aliénation mentale, c’est, comme le dit l’école psychologique, l’abolition de la liberté morale, de la personnalité ; c’est cet état dans lequel le moi n’est plus compos sui. Les fonctions organiques et même intellectuelles peuvent encore alors s’exécuter, mais sans que nous y participions, sans que nous en ayons ni la conscience, ni la responsabilité : nous devenons étrangers à nous-mêmes, nous sommes hors de nous, c’est l’aliénation, la démence et la folie dont les divers degrés sont les degrés mêmes de la perte de la liberté. Ce qui fait qu’il n’y a plus d’intelligence, puisque l’aperception et la volition, qui en forment les principaux caractères, n’existent plus.
Mais d’où vient qu’il y a une telle perturbation dans les rapports des organes avec le moi ? d’où vient qu’il y a inaction de cette force personnelle dans les intuitions et dans les mouvements organiques ? Nous l’avons déjà dit : c’est que des altérations organiques obstruent, empêchent, aveuglent l’intelligence ; l’aliénation serait donc dans la théorie physiologique allemande, comme un rêve retourné : dans les rêves, il y aurait désordre, incohérence, bizarrerie dans toutes les· idées, parce que l’un des deux conflits est suspendu, parce que l’organisation par son côté extérieur n’est plus en relation avec les objets environnants, parce que les organes des sens sont fermés aux excitants extérieurs, et que ce côté de l’organisme n’est plus impressionne par les stimulants physiques. Or, comme il est tel degré d’aliénation mentale dans lequel le moi peut n’avoir aucune espèce d’action sur le cerveau, soit par suite d’altérations congéniales, comme dans l’idiotisme, ou par des altérations accidentelles, comme dans certains cas de manie, il faudrait en conclure que le conflit intérieur serait alors aboli ou suspendu, l’organisme par son côté intérieur n’étant plus en rapport normal avec l’âme ou le moi. Ce serait l’inverse de ce qui se passe dans un sommeil troublé par des songes, ce qui nous faisait dire tout à l’heure que l’aliénation ainsi comprise est comme un rêve permanent et retourné.
Maine de Biran avait bien vu que ceci a lieu dans certains genres de folie. Dans l’idiotisme, dit-il, le moi sommeille, pendant que les organes sensitifs sont seuls éveillés ; l’état de démence, ajoute-t-il, correspond encore à celui où le cerveau produit spontanément des images, tantôt liées, plus souvent décousues, pendant que la pensée sommeille ou jette de temps en temps quelques éclairs passagers.
Et de même, dans le délire général, l’âme raisonnable et libre est sans action sur l’organisme ; elle sommeille ; les images, comme le dit encore Maine de Biran, prennent alors d’elles-mêmes, dans le centre cérébral, les divers caractères de persistance, de vivacité, de profondeur, et par le seul effet des dispositions organiques.
J’ajoute que ce sont les dispositions organiques qui ferment en quelque sorte le sens intérieur à l’action du moi, qui annulent ses effets et paralysent sa puissance. Si donc, dans l’état de rêve, l’âme veille dans un corps endormi, dans l’état de folie générale, complète, c’est la pensée qui sommeille dans un corps éveillé. Qu’on n’aille pas objecter que chez les fous la conscience, le sentiment du moi n’est pas aboli, qu’il persiste au contraire assez souvent : nous répondrons que dans les cas dont on parle il n’y a pas un état de complète aliénation. Ceux qui soutiennent, avec Georget, que même dans les cas où le délire est le plus général, le sentiment de la conscience persiste, ceux-là mêmes sont forcés d’avouer que dans les délires les plus bornés, l’esprit perd toute liberté. Or, pour nous, là ou il n’y a plus de liberté, il n’y a plus de raison, il n’y a plus de personnalité. Lisez ensuite toutes les descriptions de folie, et vous verrez qu’à mesure que les symptômes prennent plus d’intensité, le moi s’efface ; dans les exacerbations, dans les crises, tout est confus dans les idées : ce sont des cris, des chants désordonnés, une agitation perpétuelle, et nulle trace de conscience.
D’après tout ce que nous avons dit, on doit voir que pour nous les causes de la folie sont toutes matérielles ; ce sont des lésions organiques qui seules peuvent ainsi paralyser la pensée, et nous ne concevons pas comment on a pu supposer des lésions qui porteraient ou sur la [p. 551] pensée elle-même, ou sur des facultés, ou sur des fonctions dites essentiellement nerveuses. Nous sommes encore à nous demander comment des médecins ont pu attribuer tous les phénomènes de la folie à des causes autres que des altérations dans l’organisation du système nerveux, et comment des hommes, d’ailleurs éminents, ont voulu les faire dépendre de modifications qui n’auraient porté que sur des forces vitales. Haslam était, suivant nous, dans le vrai, quand il disait que c’est uniquement dans les changements que peut éprouver l’organisation du cerveau, qu’il faut chercher la cause des diverses espèces de folie ; mais il faut tenir compte des altérations les plus légères, de celles qui portent sur la consistance du cerveau, sa coloration, son poids, etc., comme de celles qui portent sur sa structure interne. Les recherches anatomiques étant faites dans ce sens, on dira bien rarement, comme l’a remarqué Georget, qu’on n’a rien trouvé dans le cerveau.
Maintenant qu’il nous paraît bien prouvé que la cause efficiente de la folie consiste dans des altérations toutes matérielles, devons-nous nous demander si ces altérations sont toutes de la même nature, si toutes consistent comme le soutenait J. Franck, dans un état d’inflammation du cerveau ou de ses annexes, ou dans une atrophie de cet organe, dans un endurcissement, etc., etc. ? A cela nous répondrons qu’une semblable supposition ne pouvait être faite qu’à l’époque où des systèmes exclusifs régnaient en médecine, et où toutes les maladies étaient ramenées à un ou deux genres d’altérations. Aujourd’hui que l’anatomie pathologique a révélé et la variété des altérations organiques et la spontanéité de leur développement dans le sein de tous les tissus, nous ne devons plus en être à faire ces hypothèses ; la réalité des altérations anatomiques dans le cours de la folie est un fait qui ne saurait être nier et il nous parait en être de même de la diversité de nature de ces mêmes altérations. Quant aux symptômes de l’aliénation mentale, nous avons déjà dit que l’histoire en est assez bien connue. On sait qu’à raison de ses manifestations, on a distingué plusieurs genres de folie. Les anciens les avaient ramenées à deux grandes divisions : la manie et la mélancolie. Dans le premier cas, il y avait délire général avec propension à la fureur ; dans le second, délire exclusif avec propension à la tristesse. Sauvages, multipliant les espèces, avait distingué la démence, la manie, la mélancolie ct la démonomanie. Pinel avait mis plus de philosophie dans ses distinctions ; il avait judicieusement divisé la folie en quatre grandes classes d’affections : sous le nom d’idiotisme, il comprenait tous les cas dans lesquels on remarque une stupidité plus ou moins prononcée, un cercle très-borné d’idées et une nullité complète de caractère ; la manie était caractérisée par un délire général, une grande irascibilité et un penchant très-marqué à la fureur ; la mélancolie par un délire exclusif, avec abattement, morosité et penchant au désespoir ; enfin, la démence par une simple débilité des opérations de l’entendement et des actes de la volonté.
Esquirol n’a fait aucun changement important dans cette classification ; il a seulement substitué au mot mélancolie celui de monomanie, qui a été adopté avec empressement, surtout dans les affaires d’expertises médicales.
Nous n’insisterons pas sur les symptômes qui dénoncent la manie générale, ni sur ceux qui caractérisent les diverses monomanies ; on sait quels sont les désordres intellectuels offerts par les malades, l’incohérence et la bizarrerie de leurs sensations, les erreurs de perception qu’on remarque en eux ; il suffit d’être entré une seule fois dans une maison de fous, pour savoir jusqu’où peuvent aller les différentes formes de délire. Chez quelques-uns, la folie est tranquille, calme ; mais souvent il y a des exacerbations, des paroxysmes ; et alors, comme emportés par l’indignation, ils vocifèrent continuellement, ils apostrophent ceux qui les surveillent ou les visitent. La fureur peut être portée au plus haut degré et accompagnée d’une agitation que rien ne peut calmer : la face est rouge et animée, les yeux étincelants, la bouche sèche ; ils montrent à la fois et une extrême incohérence dans les idées, et une agitation excessive ; quelques-uns brisent et déchirent tout ce qui leur tombe sous les mains.
Le plus souvent il y a privation de sommeil chez les aliénés, ou du moins le sommeil est rare et incomplet ; on en a vu qui restaient des mois et des années entières sans goûter un moment de repos.
Quant aux monomanies, nous avons dit qu’elles sont caractérisées par un délire exclusif ; mais, il faut le dire, ce délire n’est pas tellement circonscrit que les malades raisonnent judicieusement sur tous les autres sujet ; dans tous les cas, on remarque qu’il y a altération générale, bien que plus légère. Ainsi presque tous les monomaniaques sont incapables d’une attention un peu soutenue ; leur volonté est précaire, instable, et leurs affections totalement changées.
Il y a aussi chez eux des temps de paroxysmes et d’exacerbations, et alors il est facile de s’apercevoir que le délire est plus général qu’on ne le croyait d’abord; ce qui a fait dire à Georget que, dans les monomanies, le malade est presque aussi déraisonnable que dans la manie.
La seule différence que présentent ces deux états, c’est que dans l’un le malade s’occupe plus ordinairement de sa marotte, et dans l’autre l’aliéné extravague indifféremment sur toute chose.
Les auteurs ont ramené les principales .espèces de monomanies aux suivantes : 1° la monomanie ambitieuse: on trouve parmi les aliénés de cette classe, des rois, des empereurs, des papes, des prophètes, etc.; 2° la monomanie érotique : quand les aliénés sont dominés par un besoin indicible d’aimer ou d’être aimé ; par le regret d’un amour auquel on a mis obstacle, etc. ; 3° la monomanie religieuse : quand les malades sont tourmentés par l’idée des peines éternelles, ou par les prétendues obsessions du démon ; 4° la monomanie mélancolique : les aliénés sont en proie à une tristesse profonde ; ils se disent abandonnés, trahis par leurs proches ; il ne leur reste qu’à mourir, etc. ; 5° la monomanie hypochondriaque : les aliénés, d’ailleurs parfaitement sains, se croient attaqués de maladies incurables et toujours extraordinaires ; s’ils sont réellement malades, ils exagèrent leurs maux au delà de toute expression, ou les interprètent de la manière la plus étrange: ainsi ils soutiennent que leur sang est altéré, décomposé, qu’un vice profond les ronge et les conduira au tombeau, etc.
Ces délires dominants existent chez beaucoup de malades ; mais on a abusé, dans ces derniers temps, de la doctrine qui tend ainsi à circonscrire l’aliénation mentale, à la limiter dans un seul ordre de faits, surtout en ce qui concerne les tendances, les propensions à commettre certaines actions. Combien de fois, par exemple, n’a-t-on pas donné comme atteints de monomanie homicide les plus grands criminels ! d’autres comme atteints de la monomanie du vol, etc., etc.
C’est l’absurde doctrine de Gall qui a conduit [p. 552] à faire toutes ces suppositions. Mais revenons à l’aliénation mentale, et voyons quelles en sont les causes les plus fréquentes.
De ces causes il en est qui prédisposent seulement à la folie, tandis que d’autres amènent presque immédiatement son explosion. Parmi les premières, il faut ranger l’âge et le sexe des individus : la folie se déclare surtout dans l’âge des passions ardentes, de trente à quarante ans ; puis de vingt à trente, puis de quarante à cinquante. Nous devons placer à part les idiots et les déments : l’idiotisme s’observe nécessairement dans le premier âge, puisque cette affection est presque toujours congéniale [sic], et que ces infortunés arrivent rarement à un âge un peu avancé ; chez les vieillards on observe la démence sénile, genre de folie consécutif aux affections aiguës de l’encéphale, et qui peut même survenir par le seul effet des progrès de l’âge.
On remarque beaucoup plus d’aliénations chez les femmes que chez les hommes ; on reçoit dans les hospices d’aliénés près du double de femmes. On a cherché à expliquer cette prédisposition par la plus grande susceptibilité du système nerveux chez les femmes, et par leur position dans la société.
L’hérédité joue un grand rôle dans la production de la folie. M. Esquirol avait trouvé dans quelques établissements que la moitié au moins des individus atteints de folie avaient eu des parents aliénés. On croit avoir remarqué que l’influence de l’hérédité se fait plutôt sentir dans les classes riches que chez les pauvres, et on l’explique chez les premiers par les alliances fréquentes entre parents. Il est certain que le défaut de croisement dans l’espèce humaine ne tarde pas à amener une dégradation très-prononcée dans les familles,
L’influence du tempérament a été également notée ; mais elle est beaucoup plus contestable.
On a plus particulièrement signalé les vices d’une mauvaise éducation, et avec raison : tout l’avenir de l’homme moral dépend de ses conditions premières ; il est des faits d’observation très-curieux dans l’étiologie de l’aliénation mentale : ainsi il y a beaucoup plus d’aliénés chez les célibataires que chez les personnes mariées, et cela s’applique aux hommes comme aux femmes ; il y en a plus aussi dans les professions libérales que dans les classes industrielles ; plus aussi en été qu’en hiver. On croit avoir remarqué que dans les différents pays l’influence du degré de civilisation, du mode de gouvernement et des croyances religieuses est beaucoup plus marquée que l’influence du climat. Cette observation parait fondée ; néanmoins il aurait fallu distinguer ici. L’influence des idées religieuses est incontestable, elle est même en rapport direct avec certains genres de folie ; celle du mode de gouvernement est beaucoup plus douteuse. Quant à l’influence du climat, c est une question qui n’a pas été suffisamment étudiée : on manque de documents ; on en manque même pour ce qui tient à l’influence des progrès de la civilisation ; on a cité des faits qui ne sont rien moins que concluants ; on a dit que M. Desgenettes, médecin en chef de l’armée d’Orient, n’avait trouvé que quatorze fous en Egypte dans l’hôpital du Caire ; tandis qu’en 1815 l’Angleterre en comptait plus de 1000 à Londres, et la France près de 4000 à Paris ! Mais quelle conclusion tirer de ce fait, si ce n’est que dans les pays plus civilisés on prend soin des fous, et qu’on ne les laisse pas libres comme en Orient ?
Si j’en juge par ce que j’ai observé moi-même en Russie, la folie ne doit guère être moins fréquente dans les pays soumis au despotisme et peu avancés en civilisation que dans les gouvernements libres et policés.
Quant aux causes qui provoquent le plus communément l’explosion de la folie, elles sont assez nombreuses ; on a plus particulièrement signalé les chagrins domestiques, un amour contrarié, le fanatisme, l’époque critique pour les femmes et plutôt encore les suites de couches, les coups sur la tête, l’abus des boissons alcooliques, l’insolation, un travail intellectuel excessif, les veilles prolongées, une vive frayeur, le passage subit d’une vie aisée à une profonde misère, les remords, l’oisiveté surtout, le désoeuvrement, l’ennui après une vie très-occupée, l’influence enfin d’une autre maladie, de l’hystérie, par exemple, ou de l’épilepsie.
Les causes agissent progressivement, mais leur effet peut être brusque et instantané : on a vu la folie se déclarer en quelques heures, quelquefois à l’instant même, au milieu d’une pleine raison ; une fois déclarée, elle se comporte comme nous l’avons dit plus haut. Il nous reste à dire un mot seulement sur le traitement de l’aliénation mentale.
A une époque même assez rapprochée de nous, les aliénés étaient traités avec barbarie ; c’est Pinel qui les a fait sortir de leurs affreux cabanons, qui a fait tomber leurs chaines, qui, enfin, a voulu le premier les traiter comme des malades. C’est à la philosophie qu’on doit ces réformes : grâce à ses lumières, on a fini par reconnaître que chez ces infortunés il n’y a rien de surnaturel, rien de merveilleux ; il y a simplement des lésions qui portent sur cette partie de l’organisme qui sert aux manifestations de la pensée, et que, partant, il y a tout simplement à traiter des organes malades ; mais comme les organes malades sont soumis à la double action des agents extérieurs et de l’esprit lui-même, comme principe d’activité, les médecins ont cherché judicieusement à combiner le traitement physique avec le traitement moral, de telle sorte que s’adressant directement à l’esprit de l’aliéné, ils le font intervenir dans le traitement, et le mettent ainsi en mesure de réagir sur son propre organisme. Les médecins et les physiologistes qui ont écrit sur la folie sont innombrables ; nous nous contenterons d’en citer quelques-uns dont les ouvrages méritent particulièrement de figurer dans un dictionnaire philosophique : Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, Paris, 1791, in-8 ; – Esquirol, Des Maladies mentales, Paris, 1838, 2 vol. in-8 ; – Leuret, Du traitement moral de la folie, Paris, in-8 ; Fragments psychologiques sur la folie, Paris, in-8 ; – Broussais, De l’Irritation et de la Folie, Paris, 1839, 2 vol. in-8 ; – Moreau de Tours, Psychologie morbide, Paris, 1859, in-8 ; – Flourens, De la Raison, du Génie et de la Folie, Paris, 1861, in-12 ; – Trélat, Recherches historiques sur la folie, Paris,1839, in-8. – Les philosophes ont rarement traité ce sujet ; on peut consulter cependant Maine de Biran, Nouvelles considérations sur les rapports du physique et du moral de l’homme, Paris, 1834, in-8 ; – Albert Lemoine, l’Aliéné devant la philosophie, la morale et la société, Paris, 1862, in-8.

F. D. [Dubois d’Amiens,
ancien secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine]

LAISSER UN COMMENTAIRE