Faure. Rêve ayant duré soixante-douze heures chez un homme bien portant. Extrait de la « Gazette des hôpitaux civils et militaires », (Paris), 43e année, n°20, samedi 19 février 1870, pp. 82-83.

Faure. Rêve ayant duré soixante-douze heures chez un homme bien portant. Extrait de la « Gazette des hôpitaux civils et militaires », (Paris), 43e année, n°20, samedi 19 février 1870, pp. 82-83.

 

Nous n’avons à ce jour trouvé aucun renseignement bio-bibliographique sue- ce médecin
Autre publication :
— Étude sur les rêves morbides. Rêves persistants.] in « Archives générales de Médecine », (Paris), VIe série, tome 27, vol. I, 1876, pp. 550-570. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images son celles de l’article original, sauf le portrait de l’auteur. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 82, colonne 3]

RÊVE
AYANT DURÉ SOIXANTE-DOUZE HEURES CHEZ UN HOMME
BIEN PORTANT

Par le docteur Faure.

Le 25 janvier, je fus appelé en toute hâte auprès de X…, employé chez un marchand de vins en gros. Je trouvai cet homme, qui a une quarantaine d’années et qui est d’une constitution excellente, dans un état de malaise et de prostration extrême. Le pouls était élevé et très-fréquent ; la peau, couverte de sueur. Violente céphalalgie, frisson, manque de sommeil, agitation, etc., etc. Il se plaignait surtout d’une douleur très-intense que la moindre pression, que le poids même de ses couvertures exaspérait dans la région abdominale, à droite.

Gêné, pour me parler, par la présence de sa femme et de sa fille, il insista pour qu’elles sortissent de la chambre, et alors il s’exprima à peu près ainsi :

« Le 20, je suis parti de chez mon patron avec le baquet chargé de pièces de vin, comme d’habitude. J’ai touché sur me route des notes pour 800 fr. Vers les cinq heures, au moment où je revenais vers la maison, dans une rue du quartier du Temple, un cocher de fiacre envoya, sans raison, un coup de fouet à la tête de mon cheval. L’animal se cabra ; je le saisis par la bride pour empêcher un malheur, et je reprochai à cet homme sa brutalité.

Il descendit de son siège. Nous nous sommes colletés pendant quelques instants. Tout à coup, Il me lâcha, recula de quelques pas et me porta, de toute sa force, un coup de poing dans le ventre. Ce coup fut si violent que je tombai aussitôt sans connaissance.

Quand je revins à moi, je me trouvai dans la boutique d’un marchand de vin. Diverses personnes s’empressaient de me porter secours. On m’avait fait boire du vulnéraire ;on me mouillait les tempes d’eau vinaigrée, etc.

Mais alors je vis un bien autre malheur. Dans la bagarre, mon cheval avait eu peur ; il avait reculé, et en reculant il avait poussé la voiture dans la devanture d’un magasin de glaces ; tout à été brisé. Le baquet était entré jusqu’aux roues dans la maison ; à chaque mouvement du cheval, c’était un nouveau désastre. Je verrai toute ma vie cette boutique remplie de morceaux de glaces, mon cheval piétinant sur le trottoir, dans du verre cessé, les plaques de marbre de la devanture brisée, etc., etc.

Le cocher, cause de tout, avait pu s’enfuir avant qu’on eût pu prendre son numéro. Je dus, une fois que ma Voiture fut dégagée, pour qu’on me laissât partir, signer un papier par lequel je me reconnaissais responsable de l’accident,

Depuis ce moment, je souffre beaucoup à l’endroit où j’ai été frappé ; on a beau mettre des cataplasmes avec du laudanum, rien n’y fait.

Le soir, j’ai rendu mes comptes et pansé mes chevaux comme d’habitude. Le lendemain, j’ai encore travaillé ; mais hier, j’ai dû rentrer et me coucher dans la journée, et je me sens très-malade.

D’un moment à l’autre, mon patron, à qui je n’ai encore rien dit, va apprendre cette belle nouvelle. Il n’a jamais voulu s’assurer. C’est lui qui payera d’abord, mais il exercera son recours contre moi. Il ne peut pas y avoir pour moi moins de 5 ou 6,000 francs de dégâts, et nous voilà ruinés. Ma fille ni ma femme ne savent encore rien. Jugez quel coup cela va êlre pour tout le monde.

Et ce malheureux, en proie au plus violent désespoir pleurait à chaudes larmes.

En sortant, je pris des informations, et il me fut asuré qu’il ne s’était rien présenté d’extraordinaire dans sa conduite ; qu’il n’avait pas fait d’excès depuis longtemps, et que le mardi en question, particulièrement, il était dans un état parfaitement régulier.

Sa femme, sa fille, son patron, tout le monde enfin, était dans la plus complète sécurité.

Je conseillai de continuer les cataplasmes, la tisane rafraîchisssante, etc. On devait me prévenir en cas d’aggravation du mal.

Huit jours se passèrent sas que j’entende parler de rien. Désireux de savoir comment s’était terminée cette malheureuse affaire, j’allai les voir un soir. Je fus assez surpris de les voir tous les trois [p. 83, colonne 1] gais comme d’habitude. En partant, je demandai au mari de m’accompagner un peu, sous prétexte du peu de sûreté de ce quartier.

A vingt pas de chez lui, je lui dis : Eh bien ?

« Eh bien, me dit-il, monsieur le docteur, il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce que je vous ai raconté. Rien n’est arrivé. C’est un rêve que j’ai fait une nuit, et j’ai vécu pendant trois jours sous le coup de ce rêve. — Mais, lui dis-je, cette douleur si vive du ventre ? Rêve, rêve. C’est dimanche matin, après une nuit d’insomnie et de tourments épouvantables, que je fis un somme d’une heure environ. Quand je me réveillai, ce rêve avait disparu. Il me tenait depuis la nuit du mercredi au jeudi. Ne pouvant pas croire que J’avais été aussi stupide de me martyriser ainsi l’esprit pour rien, je me suis levé, j’ai été parcourir tout le trajet que j’avais fait avec ma voilure Je mardi, jour de l’accident. J’ai vu le magasin du miroitier parfaitement intact ; j’ai été chez Je, marchand de vin où j’étais sûr d’avoir signé un papier : il m’a affirmé que rien de ce que je lui disais n’avait eu lieu ; qu’il n’y avait eu ni cocher de fiacre, ni batterie, ni glaces cassées, etc., etc. »

En somme, voici chez un homme qui n’est pas un alcoolique, je le répète, un rêve qui commence la nuit et qui dure 72 heures, sans varier, sans s’écarter un instant de sa forme d’origine ; il se souvient d’avoir reçu un coup, il a la conscience d’une violente douleur, et cette sensation dure trois jours. Puis elle disparait comme le reste du rêve, instantanément ; il est tellement convaincu qu’il me répète à plusieurs reprises que si j’amais il rencontre ce cocher de fiacre, il lui fera payer cher son malheur, et quand il est revenu à lui, il reconnait ces dispositions.

Naturellement, je profilai de l’occasion pour lui conseiller plus que Jamais la sobriété ; pour donner de la force à mon avis, je lui demandai, par exemple, ce qui aurait pu arriver, si au lieu de cette rixe et de cette aventure de cheval, de glaces cassées, etc., il avait cru voir sa femme manquant à ses devoirs, et il déclara que dans sa disposition d’esprit, il n’aurait pas hésité à tirer une vengeance sanglante de son injure.

Cet individu, en raison de sa profession, boit plus, j’en convient, qu’un homme foncièrement sobre ; mais ce n’est pas un ivrogne. Je le connais depuis longtemps, jamais il n’a eu d’accidents alcooliques ; son patron, chez qui il occupe depuis nombre d’années un poste de confiance, le confirmerait au besoin.

C’est donc là un fait plus curieux que médical, si l’on veut, dans lequel un individu, sous l’influence d’un simple rêve, est resté dans des conditions telles, qu’il aurait pu, sur des raisons purement illusoires, prendre des déterminations et se livrer à des actes de la plus extrême gravité.

 

 

 

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