Eugène Vintras (Pierre-Michel Élie). Un cas de délire mystique et politique au XIXe siècle. Par Marie-Reine Agnel-Billoud. 1919.

AGNEL-BILLOUDVINTRAS0001Marie-Reine Agnel-Billoud (29 juin 1889-   ) – Eugène Vintras (Pierre-Michel Élie). Un cas de délire mystique et politique au XIXe siècle. Thèse pour le doctorat en médecine de la faculté de médecine de Paris, n°271. Paris, Librairie Littéraire et Médicale, 1919. 1 vol. in-8° 46 p., 1 fnch. [B.n.F. : 8- TH PARIS- 2342 (1918-1919, 1, ABR-BAR).

Ce texte est d’une grande rareté car le peu d’exemplaires imprimés, l’ont été sur un papier extrêmement acide (mauvaise qualité juste après la grande guerre), qui se délite à chaque consultation.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais nous avons corrigé les fautes de composition.
 – Les images ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de la thèse original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © Michel Collée et © histoiredelafolie.fr

AGNEL-BILLOUDVINTRAS0019

Marie-Reine Agnel-Billoud

EUGÈNE VINTRAS
(Pierre-Michel Élie).
Un cas de délire mystique et politique
au XIXe siècle. 

[p. 7]

INTRODUCTION

L’étude des mystiques, dans l’histoire des religions comme dans celle des hérésies, offre un puissant intérêt au psychologue comme au psychiâtre.

Les mystiques en effet se présentent comme des êtres exceptionnels, qui exercent sur leur entourage une action souvent puissante et prolongée, et apparaissent comme le centre d’un rayonnement interpsychologique,
où la foi, la conversion, l’entraînement, l’imitation, la suggestion et nombre d’éléments psychopathiques, d’ ordre hallucinatoire et délirant, jouent un rôle très intéressant.

Le mysticisme, qui est d’ailleurs, en lui-même, indépendant de la foi religieuse, mais qui est très fréquent chez les croyants, est un état d’esprit, en vertu duquel le sentiment et l’activité, dominés par la foi en la vertu souveraine d’un principe, deviennent pour le sujet une source d’inspirations, d’intuitions, d’attitudes, et de décisions, qui s’imposent à son activité, exercent sut l’entourage une influence grandissante de suggestion et d’entraînement et gagnent à sa cause, à de certaines [p. 8] époques et dans certains milieux, des sociétés tout entières.

La foi du mystique, qui est d’ordre sentimental et non intellectuel, repose sur la volonté de croire ; elle est indifférente aux résultats de l’observation et aux renseignements de l’expérience.

Dans le domaine de la mystique, cette science qui, par définition, traite des choses ayant un sens caché, relatif aux mystères de la foi, le rôle du sentiment et de la volonté l’emporte infiniment sur celui de la raison.

Chez les mystiques, pas d’expériences ; mais des intuitions, des inspirations, des convictions, d’ordre affectif, souvent renforcées par des représentations mentales vives ou des hallucinations communes, verbales ou psychomotrices, des idées de possession.

Lorsque l’état mystique arrive à son degré le plus élevé, il rend les sujets capables de se passer presque complètement de nourriture, de sommeil, et d’endurer des souffrances devant lesquelles nous reculerions avec horreur (Sainte Lydwine se contentait dans sa journée d’un quartier de pomme, et les martyrs affrontèrent avec joie des supplices dont la seule pensée fait frémir). Ainsi isolés du monde extérieur, ils sont en proie à l’extase, état très spécial dont de nombreux artistes nous ont révélé dans leurs tableaux les caractères spécifiques : les yeux levés au ciel, tout le corps tendu par une sorte de soulèvement intérieur, on les devine insensibles au bruit, à la lumière, au contact des choses extérieures. Il sont véritablement ravis, et semblent ne plus faire partie du monde objectif. [p. 9]

Bien que les mystiques n’appartiennent pas tous à la religion catholique, on peut dire que les plus nombreux et les plus connus s’y rattachent, en croyants ou en sataniques, en hérétiques.

Car à côté de ceux qui font partie de l’Eglise, à côté des Saints, il existe toute une catégorie de sujets que les questions métaphysiques, politiques et sociales préoccupent au plus haut degré, Ils en font le pivot de leur existence, mais avec une orientation diamétralement opposée ; ce sont en quelque sorte les mystiques laïques, Mais tous les mystiques sont des anormaux,

Parmi les mystiques qui, au siècle dernier, jouèrent dans la marche des événements religieux, surtout en Normandie, un rôle des plus intéressants, l’un nous a paru particulièrement curieux et digne de fixer l’attention,

Nous nous proposons, dans les pages qui vont suivre, d’étudier sa vie, son œuvre, et d’essayer d’expliquer son influence. [p. 10-11]

Engène Vintras.

Engène Vintras.

VINTRAS

SA VIE, SON ŒUVRE, SON FLUENCE.

Etude psychopathique

ANTÉCÉDENTS. PREMIÈRES VISIONS.

Y-a-t-il des lieux prédestinés comme veut nous en convaincre M. Maurice BARRÈS, dans sa « Colline Inspirée » ? L’esprit, qui souffle où il veut, dit Saint-Paul, a-t-il des coins de prédilection ?

Quoi qu’il en soit, dans la première moitié du siècle dernier, TILLY-SUR-SEULLES, riant petit village de la Manche, fut le théâtre d’une série de faits bizarres, encore inexpliqués, et qui passionnèrent les esprits.

Un nouveau prophète, ou soi-disant tel, venu pour régénérer le monde, fut la cause de ce mouvement qui bouleversa la Normandie.

Inconnu jusque là, sa renommée s’étendit rapidement, occupa la grande presse, au point que Rome et les pouvoirs publics eux-mêmes s’émurent et finirent par intervenir. [p. 12]

Condamné d’une part comme hérétique, d’autre part comme escroc, Eugène VINTRAS n’en continua pas moins à exercer une énorme influence sur ses adeptes, jusqu’à sa mort et au delà.

C’est à l’âge de 3l ans seulement qu’il eut la révélation de sa mission. Jusqu’à ce moment rien ne faisait prévoir le rôle auquel cet homme était prédestiné ; l’histoire de ses premières années, banale, ressemble à celle de beaucoup de pauvres gens.

Né à Bayeux, en 1807, d’une fille-mère, il fut abandonné par cette dernière, vers l’âge de 10 ans.

Cet abandon, causé par la misère suivant les uns, devrait être attribué, d’après les autres, au méchant naturel de l’enfant, pervers et insociable. A cause de l’imprécision des documents relatifs à l’enfance de Vintras, nous ne pouvons en élucider les raisons.

Tout ce qu’on peut affirmer c’est qu’après quelques mois passés aux Enfants-Trouvés de Bayeux, VINTRAS en sort, et que commence alors, ou continue pour lui, l’existence d’un pauvre diable à qui la vie ne réussit guère ; il essaie de plusieurs métiers, change fréquemment de résidence. Tour à tour ouvrier tailleur, employé chez des commerçants, tenancier de café, nous le rencontrons tantôt à Paris, tantôt à Bayeux, tantôt à Caen. Au cours· de cette odyssée, ses affaires ne pouvaient guère prospérer. Ces notions nous permettent déjà d’affirmer l’instabilité du sujet.

On lui reproche des indélicatesses, des larcins et quelques vols dont la preuve apparaissait souvent difficile à établir à cause de l’habileté de leur auteur. Cependant, [p. 13] au cours d’un petit commerce qu’il exerçait, il manqua à ses engagements, et vit saisir ses meubles. A cette occasion VINTRAS ayant demandé à être constitué gardien de saisie détourna les objets confiés à sa garde, et en courût de ce fait une condamnation à quinze jours de prison.

Marié à une blanchisseuse, Marie VINARD, il en eut un fils pour lequel il semble toujours avoir eu une grande affection; bon époux et bon père, il se sépare quelque- fois de sa famille, mais toujours temporairement et dans le dessein de gagner sa vie et celle des siens.

Incapable de continuité et de persévérance dans sa conduite, il avait une instruction et une éducation rudimentaires. Il savait à peine lire et écrire, et son esprit était resté relativement inculte.

Brusquement, le 8 Août 1839, VINTRAS a la vision suivante : « Je me hâtais, raconte-t-il, de terminer un travail de comptes, pour aller entendre une messe dont on sonnait la dernière volée, lorsque je vis entrer un vieillard à barbe blanche ».

Suit le récit détaillé de la visite du vieillard qui lui laissa une impression d’effroi.

A dater de ce moment, les visites se succèdent à intervalles très rapprochés et VINTRAS ne tarde pas à se familiariser avec celui qu’il appellera dorénavant « le bon vieillard », et qui n’est autre, paraît-il, que l’archange St-Michel en personne.

La deuxième apparition a lieu le 15 Août de la même année, à N. D. des Victoires ; le même jour le phénomène se reproduit chez une amie, tout près de St-Sulpice. [p. 14]

«  Et il se trouva élevé (le vieillard) au-dessus de nous dans un coin de la chambre. Je me jetai à ses genoux, faisant, m’a-t-on dit, un acte de dévouement à mon créateur ; je dis qu’on me l’a dit, car je ne m’en souvenais pas ».

L’état délirant fait ainsi chez notre héros de rapides progrès : en peu de jours, le voici parvenu à l’extase. En effet, ces accès, caractérisés par des visions célestes (hallucinations ou plus vraisemblablement représentations mentales visuelles vives) et des entretiens mystiques, semblent apparaître sur un fond d’inconscience ou de ravissement, spécifique des états extatiques.

Vintras en extase.

Vintras en extase.

Au cours de ces états’ qui se renouvellent très fréquemment, VINTRAS reçoit les enseignements de Dieu, toujours par l’intermédiaire de St-Michel déguisé en vieillard. Au début, ce sont de simples entretiens familiers, des conseils, se rapportant à VINTRAS lui-même et à ceux qui font directement partie de son entourage. Ne s’arrêtant pas en si bonne voie, l’illuminé ne tarde pas à pénétrer plus avant dans la confiance et l’intimité de l’envoyé du Ciel, qui peu à peu le met au courant de ses intentions ; celles-ci d’ailleurs ne manquent pas d’envergure : St Michel projette de renouveler et de compléter le geste du Christ, en régénérant le monde une deuxième fois.
Naturellement, VINTRAS est appelé à jouer dans cette affaire un rôle prépondérant, car c’est lui qui est choisi [p. 15] pour annoncer la venue des temps futurs, l’avènement du « divin Paraclet ».

Investi d’une aussi importante mission, VINTRAS se doit à lui même, de porter un nom en rapport avec elle. Jusque là, il avait répondu au simple prénom d’Eugène, désormais, à l’instigation du St-Esprit, il se fera appeler « Pierre-Michel-Elie ». Nous le verrons plus tard, rehaussé de noms pompeux : « Stratanhaël, Pontife de Sagesse », etc.

On sait qu’il est de règle, dans le monde des cloîtres, de changer d’appellation. Religieux et religieuses adoptent le nom du saint ou de la sainte dont ils invoquent
le patronage ou qu’ils se proposent comme modèle. VINTRAS, s’inspirant de cette tradition, se pare de noms retentissants, ésotériques, et à sonorité bizarre. Plus tard, ses disciples, à l’exemple de leur chef, s’appelaient « Indehaël, Azzolethaël, Athzerhaël », etc. [p. 16]

DOCTRINE

L’écriture automatique . —Dorénavant, l’existence du prophète se passe presque entièrement en visions extatiques, pendant lesquelles il communique avec Dieu et ses Saints. Ces derniers s’évanouissent généralement en laissant derrière eux une odeur suave. Notre visionnaire ne semble pas avoir conscience de son état, et dit n’en point garder le souvenir. Souvent il déclame, et plus souvent encore il écrit ce qui lui a été communiqué. Invoquons ici l’intéressante narration d’un témoin :

« Il monte à sa chambre, commence par prier, et prend la plume. J’étais auprès de lui, occupé à copier une révélation ; je m’arrêtais quelquefois, étonné de la rapidité avec laquelle il écrivait ; il eut bientôt couvert quatre pages. On vint nous appeler pour dîner ; je lui demandai ce qu’il avait écrit : « je n’y comprends rien, me répondit-il, j’ai été vingt fois tenté de m’arrêter et de déchirer cette lettre… »

« Quand il eut fini, je le priai de me la lire ce qu’il fit avec bienveillance. J’écoutais cette lettre, de [p. 17] plus en plus surpris d’avoir vu cet homme jeter avec tant de rapidité sur le papier des réflexions qui me « semblaient pleines de force et de justesse, sans paraître seulement s’occuper de ce qu’il écrivait. »

« Il arrive enfin au premier passage latin :

« Dirumpamus, Là, il s’arrête, épelant ce mot et ne comprenant pas ce qu’il avait écrit. »

« Voyez, me dit-il, je ne sais pas ce que j’ai mis là. »

« J’aurais voulu que la maison fût de verre, et que mille personnes eussent été témoins comme moi de la stupéfaction qui se peignit sur ses traits, quand je lisais les passages latins ; il fallut même qu’il suivît des yeux avec moi le texte de sa lettre, en lisant du latin dont il croyait n’avoir pas écrit un seul mot (1).

Et encore : « Ecrivez ce que vous avez entendu, lui dit le Saint Communicateur, en s’évanouissant comme une « ombre », « et Pierre-Michel écrit rapidement, sans peine, sans rature, les sublimités révélées, que souvent il n’entendait pas ; surtout les citations latines empruntées à l’Ecriture sainte, auxquelles il ne comprenait rien, et dont cependant il ne dérangeait pas un seul mot.

« En écrivant, il semble copier ; son esprit voit le mot qui suit le mot déjà écrit, de sorte que la main court sans arrêt et sans s’occuper s’il en sortira une phrase correcte, Il écrira ces Communications au milieu du bruit des conversations. Il s’y mêlera même, comme [p. 18] un homme qui, pour ce travail, ne prête que sa main, et n’a besoin ni de .rappeler ses souvenirs, ni de recueillir ses pensées. Nous en avons eu nous-mêmes la preuve lorsque, pour mieux nous convaincre de l’intervention divine; nous lui parlâmes, tout le .temps qu’il écrivit un entretien de Jésus-Christ passé en notre présence ; et cela dans le but de le mettre dans l’impossibilité absolue de se servir de sa mémoire, ou de son imagination personnelle.

« Cependant ces entretiens, on le sait, sont toujours
de cinq ou six pages, et d’une perfection â dépasser
de beaucoup ce que les Pères nous ont transmis de plus parfait. Chaque communication dit le .lieu, le jour, l’heure où elle s’est faite, les circonstances qui la caractérisent et les personnes présentes s’il y en avait. Mais cette exposition de la scène, bien qu’elle se borne à quelques lignes, lui coûte toujours des efforts. Il est pour cela réduit à sa capacité humaine ; la main hésite, rature souvent, et ne commence à courir que quand il arrive aux paroles révélées.

« Ce miracle de mémoire persévère jusqu’à ce qu’il ait écrit la Communication. Une fois ce travail fait, il ne la connaît plus que comme ceux .qui l’ont entendu
 lire. Il ne pourrait pas l’écrire deux fois.

« Lorsque, au mois d’Octobre 1839, son confesseur
 craignant que ce ne fût une maladie nerveuse et périodique qui lui fit écrire chaque jour le produit de son imagination malade et exaltée, lui défendit d’écrire les Communications qu’il recevrait, Pierre-Michel se conformant sans murmurer à cet ordre, laissa passer [p. 19] dix jours sans écrire, bien qu’il ait eu dans l’intervalle sept entretiens avec le Saint Archange; et lorsque celui-ci, jugeant suffisante la preuve d’obéissance qu’il avait donnée à son confesseur, lui ordonna
de reprendre la plume, Pierre-Michel eut à rédiger
de suite trente pages successives. Cependant les premiers entretiens se trouvèrent aussi présents sous sa plume que celui de ce jour. (2).

***

La doctrine révélée. —- Les révélations faites à VINTRAS ont trait à de nombreux sujets ; la majeure partie nous est transmise dans le « Livre d’Or » et la « Voix de la Septaine » (3). Dans ces œuvres, d’une lecture longue et souvent fastidieuse, au milieu d’un fatras de phrases grandiloquentes, mais parfois, il faut le reconnaître, d’une .assez grande poésie, nous trouvons exposée la doctrine nouvelle:

1°) L’Immaculée Conception de la Vierge (qui n’était pas encore reconnue par le Saint-Siège).

2°) L’Angélité de nos ‘âmes avant la vie terrestre (nos âmes sont celles d’anges déchus, qui, s’étant unis à Shatan dans sa révolte, ont été exilées sur terre [p. 20] comme châtiment ; cette croyance est nettement contraire aux enseignements de l’Eglise qui n’admet pas la préexistence des âmes.

3°) Enfin, l’Enfer n’est pas éternel; nous serons rachetés, non seulement nous, simples mortels, mais encore les âmes des démons et celle de Shatan lui-même.

La femme, qui a déjà écrasé le serpent, servira encore une fois de médiatrice= : d’où le culte qui est voué à SHAHAEL, reine du Ciel, et dont les démons furent jaloux au temps de la chute.

***

L’Œuvre de ta miséricorde. — C’est à cause de cette fameuse régénération que VINTRAS fonda son « Œuvre de la Miséricorde » à laquelle il voua son existence. « L’Organe » ainsi qu’il s’intitulait, groupa autour de lui des affiliés dont le signe de ralliement était une croix blanche ou « Croix de Grâce », que VINTRAS avait reçue de Dieu lui-même et qui était destinée à les préserver. de la vengeance divine. Il fonda même à Tilly une sorte de couvent, où il réunit ses ouailles, le « Marisiaque du Carmel », ou « Cité future ».

Là, on devait vivre à l’abri des calamités générales, les yeux tournés vers le ciel ; car, en attendant l’heureuse époque du pardon général, il prédît une foule de catastrophes qui devaient s’abattre sur l’humanité : Paris, Babylone moderne, doit être anéanti : ainsi que Londres, [p. 21] et bon nombre d’autres villes. Il est assez curieux de voir ce prophète, au nom de la paix et du bonheur universels, jeter l’anathème sur ses contemporains et leur annoncer des désastres sans nombre. Ces menaces visent spécialement les profanateurs du Sacrement de l’Eucharistie, ceux qui se livrent à la pratique des messes noires.

Le Diable.

Le Diable.

***

Les hosties sanglantes. — « Dans une extase du 1er février, Pierre-Michel déplore amèrement, avec toute l’impétuosité d’une douleur violente, les sacrilèges profanations du Saint-Sacrifice qu’un prêtre sacrilège aurait offert à Shatan… Il arrache l’hostie profanée des griffes du monstre infernal. Elle arrive à son ordre, avec beaucoup d’autres, dans le tabernacle qu’il a dressé à Tilly… Il se roule par terre… il sue le sang… il maudit le bouc infernal, il fait amende honorable à Jésus-Christ, il demande pitié et miséricorde pour le prêtre, misérable victime de l’Enfer… »

Miraculeusement arrachées par l’influence de VINTRAS à leurs profanateurs, les hosties viennent se réfugier auprès de lui ; ces hosties sanglantes tiennent une grande place parmi les faits surnaturels attribués à VINTRAS. Il finit par en posséder des quantités innombrables, et de toutes les sortes. Il y en a qui portent des inscriptions sanglantes, des cœurs traversés de flèches, [p. 22] des Christs grossièrement dessinés et mutilés. Il les distribue à ses fidèles, qui les portent sur eux en guise d’amulettes. Certaines existeraient encore, notamment
à l’église de Bayeux, dont le sacristain serait le gardien, et que l’on peut se faire montrer.

Telles étaient, fidèlement rapportées, les convictions de l’entourage de VINTRAS, dont la prodigieuse habileté, secondée évidemment par des complices, réalisait de véritables tours de passe-passe (transfert ou altérations à distance de différents objets, d’hosties, etc.).

A propos des merveilles relatives aux hosties ensanglantées, voici ce que dit un admirateur de VINTRAS :

« Mais l’hostie ensanglantée, dont le sang avait pris une vivacité plus grande que la veille, Stratanhael la plaça sur des morceaux de linge superposés au nombre de neuf et la déposa dans le tabernacle. Il partit ce jour même pour une mission particulière. 
En son absence, le 14 mai suivant, un des témoins ouvrit le tabernacle pour voir si le sang de l’hostie avait transpercé les linges, il les trouva tous les neuf imprégnés de sang ; il remarque surtout que les morceaux les plus éloignés de l’hostie étaient les plus ensanglantés, alors il ajouta douze autres petits morceaux de linge.

« Le prophète revient à Tilly le 18 août i848. Les douze derniers morceaux de linge placés sous l’hostie sanglante n’étaient point encore maculés. [p. 23]

«  Du 18 au 30 août, le sang coula constamment de l’hostie, et à mesure qu’elle saignait, l’hostie diminuait en se fondant ainsi en sang.

« Ce sang pénétra tous les linges placés dessous, au nombre de vingt-quatre (4).

L’auteur de ces lignes voit dans le phénomène précédent la preuve de la sainteté de VINTRAS.

Le fait que les linges n’ont pas été touchés en son absence et se sont trouvés maculés dès le retour du prophète sous le même toit que le tabernacle miraculeux, lui semble une démonstration certaine de cette divinité. — Bien qu’il soit difficile de discuter de choses que l’on n’a pas vues, nous sommes peu convaincue et serions plutôt disposée à tirer la conclusion contraire ; car jamais VINTRAS ne s’est soumis à un contrôle sérieux au sujet de ces hosties.

A la suite d’un songe de VINTRAS, au cours duquel il a vu des possédés se livrer à des excès frénétiques sur des Hosties, sur un Crucifix et une image de la Vierge, en appelant le bouc infernal, qui vint s’unir à leurs profanations, on trouve sur le Corporal de la chapelle de Tilly un grand nombre de brisures d’Hosties tachées de sang et collées les unes aux autres, portant encore la trace des morsures et autres atrocités subies. Nous saisissons ici, dans le roman mystique de VINTRAS, l’intervention du rêve et de l’onirisme. [p. 24]

***

Hystérie et simulation. — Ces luttes occultes contre les sataniques de tous les pays épuisent le prophète et le laissent pantelant : « Le 19 donc, il était environ 8 heures du matin, plusieurs de nos frères furent saisis de frayeur quand à leur entrée dans la chambre où reposait Pierre-Michel, ils le trouvèrent encore couché et comme noyé dans le sang les draps, l’oreiller e étaient rouges.

« Il se tordait sur sa couche dans des crispations à faire frémir ; il ne dit que quelques mots : O mon Dieu ! Jésus ! Quatre de plus !

« Ses lèvres s’agitèrent, comme s’il eut prié tout bas, et prenant son médaillon qui renfermait une hostie, il le portait à sa bouche. Je n’ai plus de forces, disait-il. Qu’importe ! puisqu’il augmente notre trésor !
Un instant après, il fait le signe de la Croix, il ouvre les yeux : — As-tu rêvé ? lui demande Georael. — Il y en a quatre de plus, lui répond Pierre-Michel, qui, tout étonné de se trouver sanglant (car il souffrait, avait-il dit, de mauvaise digestion), se leva faible et le corps brisé de fatigue. O mon ami, si dans cet état il était vu par ces hommes qui se rient de ses souffrances, si comme nous ils assistaient à ces terribles
réveils où nous le trouvons tout sanglant,… etc., car ils verraient dans ces gouttes de sang qui l’inondent la paye offerte par lui pour leurs offenses envers Dieu. (5) [p. 25]

Ces scènes révèlent l’intervention de l’hystérie avec le polymorphisme de ses attitudes et de ses manifestations théâtrales, ainsi que celle de la simulation, avec organisation de scènes dramatiques, souillures des linges par du sang, etc., et mystification ou complicité de l’entourage.

***

Doctrine politique, — Ce n’est pas seulement dans l’ordre religieux que VINTRAS veut intervenir, mais il prétend encore être chargé de l’ordre politique. Car dans son système de régénération, le trône s’appuyant sur l’autel, la France doit occuper le premier rang.

Pour cela, il faut rendre au fils de Louis XVI ses prérogatives naturelles et le rétablir, sur le trône de ses pères, usurpé par Louis XVIII. C’est ainsi que la questions naundorffiste se rattache à l’étude de la religion vintrasienne, Dans une communication, l’Organe avait appris le sort du prisonnier du Temple et savait que le fameux NAUNDORFF, exilé à Londres, n’était autre que Louis XVII.

Karl-Wilhelm Naundorff (1785-1845).

Karl-Wilhelm Naundorff (1785-1845).

Le prophète chercha par tous les moyens à convertir celui qui devait l’aider à remplir sa mission. Mais ce dernier, ne songeait guère qu’à faire la fête, Après avoir extirpé ce qu’il pût à l’œuvre, il continua sa vie de débauche et de dissipation.

Cet insuccès ne découragea pas notre inspiré, qui, en véritable délirant, ne doute jamais de la divinité de sa mission. [p. 26]

LITURGIE. PRATIQUES OBSCÈNES.

La renommée de Pierre-Michel grandissant toujours, il ne fut bientôt plus question dans la région que de ses visions et de ses prodiges.

L’Œuvre rassemblait des fidèles chaque jour plus nombreux, qui entretinrent leurs confesseurs de leurs convictions nouvelles. Ces derniers, par ordre de l’évêque, se contentèrent, au début, de combattre l’hérésie d’une manière privée et individuelle.

Mais le nombre et la ferveur des adeptes se multiplièrent au point que l’autorité ecclésiastique finit par en référer au Saint-Siège ; et, un beau jour, arriva une bulle d’excommunication pour tout ce monde.

Ce fut le signal de la révolte.

Les adeptes, désireux au début de ce qu’ils appelèrent leur « persécution », d’associer malgré tout leurs anciennes pratiques religieuses aux nouvelles, employèrent des subterfuges pour obtenir le sacrement d’Eucharistie par surprise. [p. 27]

Mais, devant, les difficultés qu’ils rencontrèrent, ils finirent par s’en passer et, tout en protestant de leur fidélité à l’Eglise catholique, s’en séparèrent néanmoins.

C’est du reste un trait commun à la plupart des hérétiques, de prétendre, au début de leur schisme, se rattacher quand même à l’Eglise mère, et de proclamer hautement qu’ils n’ont pas cessé de lui appartenir.

Aussi VINTRAS et ses disciples, tout en se déclarant soumis au pape, n’hésitèrent-ils pas à se créer une liturgie particulière.

On leur refuse la Communion. Ils sacrifieront eux-mêmes et communieront sous les deux espèces;

Grand pontife selon l’ordre de Melchissédech, Stratanhael offre chaque jour son « Sacrifice de Gloire », selon un rite personnel, qui, dit-il, lui a été révélé.

« Le jour de Pâques de cette année 1848, le Seigneur apparut à Saint-Eustache à Paris à son prophète « bien-airmé » :

« Stratanhael, lui dit-il, prépare-toi à recevoir le signe sacré du sacerdoce qui t’a été promis…

« Sa tête était ceinte d’un diadème de pourpre surmonté d’un croissant avec une ancre semblable à celle qui est sur l’étendard de Marie.

« Il portait une longue robe rouge ceinte aux reins par un cordon blanc et recouverte par une sorte de surplis ; par dessus était un manteau blanc bordé ;
ses pieds étaient chaussés de sandales rouges. Il avait [p. 28] au doigt annulaire de la main droite un anneau tout à fait semblable à celui que le prophète porte d’après un ordre antérieur » (6).
Le 11 mai, Stratanhael, selon l’ordre de la même vision, offrit un second sacrifice. « A la fin de cette cérémonie, il purifia la coupe avec un linge.

« Pour donner une preuve de la vérité de la transsubstantiation du vin en son sang, Dieu permit qu’un purificatoire parût tout imprégné de sang.

« Stratanhael l’étala au yeux de tous en disant : Voyez à quelle coupe vous avez bu. Ce purificatoire
est conservé en témoignage de ce prodige ; les témoins étaient au nombre de neuf.

« Ce purificatoire merveilleusement ensanglanté après la communion ayant été examiné par trois docteurs médecins, MM. Chailly, ancien médecin ordinaire des armées, puis médecin des pays sous Charles X ; Godier (d’Angers), honorablement connu à Paris, et Liégeard, ancien président de la Société des médecins de Caen, ces messieurs constatèrent que ces taches étaient véritablement du sang et ils en ont signé le certificat. »

On voit avec quel art véritable de prestidigitateur Vintras multipliait les pièces à conviction du caractère divin de sa mission.

Dès gravures nous représentent VINTRAS officiant en [p. 29] grande robe, avec une croix renversée brodée dans le dos : symbole de l’ère nouvelle, qui n’appartient plus à l’église souffrante, mais au triomphe du Paraclet. On renverse la Croix pour montrer que le Christ a fini de s’immoler et que le règne de Dieu entre dans une phase nouvelle,

Nous avons pu voir à la Bibliothèque Nationale un volume, analogue comme format à l’Evangile du culte catholique, et qui servait d’accessoire aux messes de ce culte singulier. .

Outre son sacrifice de gloire, VINTRAS en institua un autre, qui devait être célébré par la femme, l’Eve nouvelle et qui était particulièrement agréable à la Vierge.

 

Condamné par le pouvoir religieux, VINTRAS fut également poursuivi par l’autorité civile.

On l’accusa de vol et on introduisit contre lui un procès en escroquerie. Deux dames, Mme Cassin et Mme Garnier, lui ayant donné l’une, 800 francs, l’autre 3000 frs, on l’accusa d’avoir dérobé ces sommes. Bien que ces dames aient reconnu devant le tribunal que ces dons étaient volontaires, on n’en condamna pas moins le prophète en 1842, à 100 francs d’amende et cinq ans de réclusion.

Il faut remarquer ici l’intensité et la profondeur de la foi communiquée par VINTRAS aux victimes de ses pratiques et de ses supercheries.

 

A la suite de ces événements, se produisirent quelques [p. 30] défections, parmi lesquelles la plus retentissante fut certainement celle de GOZZOLI.

On apprit ainsi bien des choses ignorées jusqu’alors.

On sut que des actes obscènes se commettaient quotidiennement parmi les enfants de l’œuvre ; il y avait là toute une organisation en vue de ces pratiques, qu’on avait eu l’habileté de ne révéler qu’à quelques-uns seulement.

« On les désignait sous le nom de « parvenus au degré ». C’était à la sagacité du confesseur, à la sagacité et à la pénétration de ses auxiliaires de bien choisir leurs néophytes et à ne pas s’aventurer témérairement auprès des croyants non parvenus au degré.

« Ce vice que la plupart des lecteurs devineraient,
est celui par l’habitude duquel il n’est que trop commun de voir l’enfance se flétrir si vite et se tuer prématurément ». A Tilly, dans leur langage mystico- obscène, ils l’ont baptisé du nom de Sacrifice d’Amour. Ce sacrifice est, selon l’abbé M… et ses adeptes, un des actes les plus agréables à Dieu que puissent commettre les enfants bénis de son œuvre. Il est recommandé à ceux qui se sentent de la sympathie l’un pour l’autre de l’offrir ensemble très souvent. Chaque fois qu’ils le font, ils sont sûrs de créer un esprit dans le Ciel » (8).
Détail curieux : Quelques personnes âgées et honorablement [p. 31] connues avaient été recrutées pour couvrir ces pratiques, et on leur donnait le nom de « porte-respect ». Entre autres, Mme de Saint-Hilaire, et Mme Mauduit (vénérables dames à cheveux blancs, cette dernière belle-mère du docteur E…, médecin à l’hôpital Saint-Louis), consentirent à jouer ce rôle.

Voici ce que dit GOZZOLI :

« Les vieillards eux-mêmes ont tout su, à n’en pouvoir douter. Mis en demeure de se prononcer: entre des accusations véridiques et ceux dont ils dévoilaient les abominables désordres, ils crurent que c’était tuer l’œuvre de la Miséricorde que d’avouer ces désordres. Ils nièrent donc leur existence et persuadés que l’intérêt du ciel leur commandait de mentir en cette occasion, ils le firent sans scrupule et sans remords » (9),

Fallait-il que VINTRAS eut de l’influence sur ceux qui l’approchaient pour obtenir la complicité même des personnes qui ne participaient pas à ces désordres, en raison de leur âge et de leur réputation d’honorabilité.

Grâce à ces éclaircissements on comprend le sens de certaines phrases de VINTRAS écrivant de sa prison, ou de certains de ses adeptes,

Dans une brochure signée Athserhael (10), il n’est question que d’amour. « Aimez, aimez d’amour », c’est le thème qui est développé pendant huit pages, sans que [p. 32] nous ayons d’explications sur la nature de cet amour, l’intelligence de ce langage étant évidemment réservée aux seuls initiés.

Bien qu’on ait voulu l’innocenter, il semble que V1NTRAS ait participé en personne à certaines pratiques obscènes, et que, depuis 1840, il se soit souillé avec Alexandre GEOFFROY un de ses plus fidèles admirateurs.

Celui-ci coucha longtemps avec le prophète.
On vivait d’ailleurs à Tilly assez pêle-mêle.
Dans la chambre de VINTRAS il y avait plusieurs lits, celui de sa femme, celui de la comtesse d’A… ; l’autel occupait un des coins de la pièce.

Ajoutons que cette promiscuité ne serait pas seulement le résultat de la débauche, mais aurait été en partie favorisée par l’exiguïté du local.

Ce qui est étrange, c’est de constater que Gozzoli, un des principaux accusateurs, ait conservé la foi en l’Œuvre de la Miséricorde ; s’il flétrit ceux qui oublient ainsi leur devoir, c’est pour les ramener à leur sainte mission, à laquelle il croit fermement.

Dans toute cette histoire, s’affirme l’étroite affinité du mysticisme et de l’érotisme, confondus dans leurs inspirations et leurs pratiques chez les mêmes déséquilibrés.

En enfermant V1NTRAS, on avait sans doute espéré que la ferveur de ses adeptes tiédirait, et qu’ainsi s’éteindrait un foyer d’hérésie et de corruption. Il n’en fut rien, et les enfants de l’Œuvre demeurés fidèles [p. 33] restèrent groupés au Carmel, tandis que leur grand pontife continuait à prophétiser et à les exhorter par ses lettres ; il paraît même qu’il profita de son séjour en prison pour agir sur ses co-détenus, et son pouvoir de suggestion était tel qu’un prisonnier déplora amèrement d’avoir été remis en liberté et privé, par là même, des enseignements de Pierre-Michel.

Ce dernier, comparant ses épreuves à la passion du Crucifié, les accepta comme une preuve nouvelle de la divinité de sa mission.

La patience avec laquelle il les supporta fit l’admiration de ses condisciples.

Une fois relâché, il reprit son ancienne vie, évangélisant sans relâche, et luttant de plus belle contre ses ennemis ; il ne cessa de menacer de ses foudres, d’une part le pape et les évêques, d’autres part, les Rose-Croix et autres sataniques.

Après avoir vécu longtemps à Londres, le prophète vint se fixer à Lyon, où il mourut le 8 décembre 1875 ; — par une curieuse coïncidence, précisément le jour anniversaire où Lyon célèbre en grande pompe, sur le coteau de Fourvières illuminé, la fête de cette Immaculée Conception si chère à notre prophète.

« Son temple était au Carmel de Montplaisir.

Hostie pentaculaire de Vintras.

Hostie pentaculaire de Vintras.

« Là se trouve encore un autel, surmonté d’une Croix hostiaire, dont le froment étoilé d’étranges géométries sanglantes, commence à être un peu tourmenté par des vers irrespectueux » (11). [p. 34]

La tombe de. VINTRAS se trouve au cimetière de la Guillotière. II serait intéressant de savoir si elle est encore entretenue, puisqu’on prétend qu’il a encore ses fidèles. [p. 35]

 

PSYCHOPATHOLOGIE DE VINTRAS

ET DE SES COMPARSES.

Que penser de la curieuse existence de cet homme, en qui tant de gens crurent reconnaître un grand prophète, tel qu’on n’en vit plus depuis Henoch et Elie ?

Bien que tous ses partisans soient unanimes à déclarer que Pierre-Michel, l’élu de Dieu, l’Organe du divin Paraclet, reçut en une seule fois du Saint-Esprit toute
sa science, nous demeurons sceptique et nous nous demandons comment ce simple ouvrier, parfaitement ignorant, a pu parler et écrire en théologien, discuter
de questions qui dépassaient de beaucoup sa portée et
qui n’auraient même pas dû l’intéresser,

Si l’on place ce visionnaire dans sou cadre, et si l’on étudie, à côté de lui, ses comparses et ses plus zélés défenseurs, tous ces faits, qui semblent appartenir au domaine du merveilleux, s’expliquent par la psychopathologie du sujet, de son époque et de son entourage. [p. 36]

Nous apprenons ainsi qu’avant toute révélation, VINTRAS était intimement lié avec M. Geoffroy, dont le nom figure à chaque instant dans les Communications.

Ce Geoffroy, ancien notaire, avait dû abandonner son étude à la suite de mauvaises affaires dues à son désordre ; il était entré en relation avec VINTRAS, à propos de son usine à papier.

Or, Geoffroy était depuis plusieurs années un partisan convaincu du Naundorffisme ; il avait souvent entretenu sort ami de cette question qui lui tenait à cœur, et bien qu’on nous assure que « celui-ci y prêta toujours une oreille distraite », nous avons le droit de penser qu’il y eût là de quoi faire germer bien des idées.

D’autre part, nous voyons que dès les premières visions, Pierre-Michel entre en relation avec une femme dont lui avait beaucoup parlé Geoffroy, Madame BOUCHE, d’Avignon. Cette dernière qui prétendait avoir en elle-même des Communications de l’Esprit-Saint, se faisait appeler Marie-Salomé.

Déjà, en 1811, elle informa Napoléon de l’existence de l’œuvre, au moment où il partait pour la campagne de Russie, ajoutant que sa chute serait le châtiment de son incrédulité.
L’empereur de Russie, Alexandre, fut plus accueillant ; convaincu de la divinité de l’œuvre, il garda Mme Bouche I8 mois à sa cour.

Rien de bien surprenant, avec des fréquentations de ce genre, que VINTRAS ait eu aussi des préoccupations se rapportant aux destinées de la France et à son gouvernement. [p. 37]

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En outre, si nous songeons qu’à l’époque où Pierre-Michel commence à prophétiser, la France était partagée en légitimistes et non légitimistes, et que l’on se passionnait pour ces questions, nous ne sommes pas très étonnée de lui voir suivre ce courant.

Du reste, dans cet ordre d’idées, il ne fait que se rattacher à toute une série de prophètes, dont furent LOISEAU de Saint-Mandé, et le célèbre MARTIN DE GALLARDON. — C’est une caractéristique de tous ces illuminés de vouloir s’occuper de donner des conseils aux monarques et de chercher asile auprès d’eux.

Un autre personnage, qui devait jouer un rôle important dans l’Œuvre, ne tarda pas à entrer en correspondance avec VINTRAS.

L’abbé CHARVOZ, ancien curé de Mont-Louis, du diocèse de Tours, était un homme instruit et un théologien distingué, connu déjà par diverses publications, en particulier « Le Précis d’Antiquités liturgiques » et « La fille du Mandarin ». Il était déjà allé à Londres avec l’espoir de convertir le prétendant à la Couronne. Mais le rejeton royal, après l’avoir rapidement ruiné, se débarrassa de lui.

Charvoz, qui avait donné sa démission et vendu ses meubles pour accomplir son voyage outre-Manche, se trouva dépourvu de tout, sauf d’illusions.

Esprit brillant, mais prompt à se laisser séduire, il vint rejoindre la secte de Tilly.

« En arrivant à Tilly, Charvoz ignorait ce qui s’y passait, et pensait se trouver dans un milieu de saints. [p. 38] Mais on ne tarda pas à le renseigner et séduit par les cajoleries dont on l’entourait ne tarda pas à imiter les « autres » (12).

Nous avons dit que Charvoz était un théologien très remarquable. Et, dès lors, il n’est plus la peine de se demander quelle part lui revient dans l’élaboration de la doctrine de Pierre-Michel. Cette part est considérable, et c’est en lui qu’il convient de voir la source des Communications, d’abord simples et familières, puis de plus en plus riches et savantes, de VINTRAS.

La croyance à la préexistence des âmes n’est p.as nouvelle. — Elle a déjà donné lieu à de nombreuses hérésies que l’Eglise a eu à combattre.

De même, la discussion du dogme de l’Immaculée-Conception était très à l’ordre du jour, puisque c’est le 8 décembre 1854 qu’il a été proclamé.

De l’intelligence et beaucoup de mémoire suffisent alors, sans qu’il soit besoin de faire intervenir quelque chose de surnaturel, à expliquer comment VINTRAS a été amené à se faire le champion de ces idées.

Un autre prêtre a été également très intimement lié à l’histoire de Tilly : il s’agit de l’abbé MARÉCHAL, fils d’une loueuse de chaises, qui jusque-là n’avait jamais fait parler de lui. C’était, paraît-il, un très brave homme jusqu’au moment où il se mit à participer aux orgies de la secte ; ce revirement, survenu vers l’âge de quarante ans, correspond-il à cette période souvent troublée chez [p. 39] les hommes… ? L’abbé Maréchal fut-il une victime du Démon de Midi ? »

Il y avait à Tilly, nous dit Gozzoli, un homme religieux et chaste depuis l’enfance, dont l’enfer avait juré la dégradation. Sollicité par le confesseur et par ses acolytes d’entrer dans la voie nouvelle, cet homme résistait : il ne pouvait se résoudre, lui resté pur jusqu’à près de 40 ans, à pactiser avec la luxure » (13).

JI faut croire qu’il n’y a que le premier pas qui coûte, car une fois celui-ci franchi, et les dernières hésitations vaincues, l’abbé Maréchal devient un des plus débauchés parmi les enfants de l’œuvre, Il dépense un zèle extraordinaire pour le recrutement de nouvelles ouailles, use de toute son influence de prêtre pour les amener à ses fins,

Les adeptes sont pris un peu partout, parmi les adolescents, les jeunes hommes et les jeunes femmes, les demoiselles d’âge mûr. Généralement, avant d’amener les disciples au Sacrifice d’amour, l’abbé Maréchal commence par leur annoncer une destinée merveilleuse; d’après les révélations de VINTRAS, ils doivent devenir rois, ou reines, ou princes, par des mariages fabuleux auxquels des esprits excessivement crédules peuvent seuls accorder quelque chance de réalisation, Après avoir ainsi flatté leur vanité, procédé bien simple, mais généralement infaillible, on les décide assez facilement a se libérer des préceptes de la morale courante, qui ne [p. 40] sauraient s’appliquer à des gens dont la destinée est au-dessus de l’ordinaire. Sous prétexte de « Sainte liberté des Enfants de Dieu », on leur présente la pratique des obscénités comme vertueuse. Il semble bien que VINTRAS ait cherché par la suite à détourner ses partisans de ces pratiques, mais ils n’y renoncèrent jamais.

Parmi les femmes appartenant. à l’Œuvre, la comtesse d’A… paraît avoir été particulièrement liée avec le prophète : veuve, âgée de cinquante ans, propriétaire en Maine-et-Loire, c’était une des plus anciennes sectaires, et la plus suggestionnée.

De famille vendéenne et royaliste, elle avait prit part aux guerres civiles. Guerrière invincible, nouvelle Jeanne d’Arc, elle devait ramener son roi au trône et délivrer la Pologne.

Sans vouloir rien ôter à la personnalité de VINTRAS, on peut admettre que les personnages qui gravitèrent autour de lui contribuèrent à augmenter son influence en y ajoutant celle qui leur était propre.

Si Pierre-Michel est le pilier angulaire de l’édifice, il faut reconnaître que la solidité en est augmentée par de tels appuis. Et c’est ainsi que toute une contrée peut être mise en folie par un simple ouvrier cartonnier.

Devant un mouvement qui menaçait de prendre une extension par trop considérable, les pouvoirs religieux et publics s’unirent pour le limiter. Un procès eut lieu, mais, afin de ne pas donner trop d’importance à l’affaire, on ne voulut voir en VINTRAS qu’un simple escroc et c’est comme tel qu’il fut condamné. [p. 41]

Outre que sa culpabilité à ce point de vue n’est nullement démontrée, il est infiniment plus probable qu’on redoutait en lui un ennemi du roi et qu’on fut heureux de saisir le premier prétexte pour s’en débarrasser.

Evidemment l’exploitation de la bêtise humaine est une assez jolie source de profits pour qu’elle ait tenté de nombreux charlatans à toutes les époques. Actuellement encore, les thaumaturges ne manquent pas et obtiennent toujours le plus vif succès.

Mais en ce qui concerne VINTRAS, ce serait le méconnaître que de le voir uniquement sous ce jour-là ; car, au point de vue pratique, son métier de prophète ne lui a guère réussi ; il n’a jamais cherché à en tirer le profit qu’un chevalier d’industrie n’aurait pas manqué d’en obtenir.

Il dut jouer son rôle de bonne foi et s’imaginer être véritablement envoyé par le Ciel pour accomplir la mission à laquelle il se croyait voué. [p. 42]

LES RAMIFICATIONS DU CULTE VINTRASIEN.

Le culte vintrasien eut des adeptes un peu partout en France : en Lorraine, à Paris, à Lyon, dans le Midi.

En Lorraine, ce sont les frères BAILLARD, prêtres ambitieux, qui se jettent à corps perdu dans la nouvelle secte, lui apportant le contingent appréciable de leur couvent de N.-D. de SION et la gloire de son pèlerinage (14).

A Avignon, l’abbé GRlMAUD fait de nombreuses conférences pour propager la doctrine, se rétractant quand il se voit à son tour menacé d’excommunication.

Dans la même région, on eut à juger, à Carpentras, le cas. de Rosette Tamisier, jeune fille d’une vingtaine d’années, que le prodige des Hosties avait si fort troublée qu’elle fut surprise allant verser de la teinture rouge sur un Christ, afin de faire croire qu’elle aussi était l’objet des faveurs célestes. [p. 43]

A Paris, il y eut plusieurs chapelles vouées au culte vintrasien, dont on pourrait même encore retrouver les traces à Montrouge et dans les environs de la rue Sainte-Anne.
En 1840, l’illuminé TOWIANSKI affilié à la secte sous le nom de « Prophète de Législation », introduisit l’hérésie jusqu’à l’intérieur de l’Eglise Saint-Séverin. Lui et ses adeptes entretenaient une lampe pour la venue du Paraclet, à l’insu du clergé.

 L'abbé Joseph-Antoine Boullan (1824-1893).

L’abbé Joseph-Antoine Boullan (1824-1893).

L’abbé BOULLAN succéda à VINTRAS, mais tous les disciples ne le reconnurent pas.

Il régna sous le nom de Jean-Baptiste, suivant ce qui avait été annoncé par une communication d’Elie. Toujours d’après la même révélation, après Jean-Baptiste devait venir l’apôtre du cœur.

« Cette partie de la prédiction reste dans des ombres inexplicables, c’est le secret de Dieu » (15).

L’abbé BOULLAN vécut surtout à Lyon, où il continua les luttes occultes commencées par VIN’TRAS, et où il mourut, prétend-on, tué par les sortilèges de Stanislas de Guaita.

Il était assisté dans son sacerdoce par la mère TRIBAUT, bonne grosse femme qui remplissait les fonctions de cuisinière dans les intervalles des séances diaboliques. Quelques familiers de HUYSMANS l’ont aperçue. chez celui-ci, qui l’avait recueillie à la fin dé ses jours.

Joris-Karl Huysmans (1848-1907).

Joris-Karl Huysmans (1848-1907).

Vestale un peu vulgaire, elle n’en était pas moins convaincue de la réalité de· sa mission, et se laissait [p. 44] aller parfois à des confidences sur « la petite autel » qu’elle entretenait dans sa chambre et qui lui servait à officier.

Il serait impossible de suivre dans toutes ses ramifications l’histoire de cette secte, et nous n’avons pas la prétention d’être complet à cet égard. — Si nous en avons cité quelques-unes, c’est à seule fin de donner une idée de l’influence de VINTRAS. [p. 45]

CONCLUSIONS

Victime d’une hérédité défectueuse, VINTRAS nous apparaît comme un débile pervers, mythomane, mystique et érotique, atteint d’un délire, accessoirement hallucinatoire et interprétatif, mais surtout imaginatif, avec des idées de grandeur de mission religieuse
et de réformation politique.

Au cours de ce délire on remarque chez ce mythomane l’intervention de l’hystérie et de la simulation. Un des éléments les plus intéressants du tableau clinique, surtout au début, est l’écriture automatique, telle qu’elle s’observe dans les délires mediumniques.

L’activité délirante de VINTRAS est enrichie et compliquée par des mystifications, des supercheries et des organisations de scènes dramatiques propres à impressionner l’entourage.

Cet entourage multiplie, par sa foi et sa collaboration, [p. 46] les effets prodigieux de la mission du prophète, et ainsi se créent, par une interpsychologie réciproque et continue, un culte, une pseudo-religion à caractère local dont l’organisateur a exercé sur son milieu une influence d’extraordinaire suggestion.

Vu, le Doyen,                                                                    Vu, le Président,

H. ROGER.                                                                       H. ROGER.

Vu et permis d’imprimer:
Le Vice-Recteur de l’Académie de Paris,
L. POINCARÉ.

[p. 47]

BIBLIOGHAPHIE (16)

J.-K. IIUYSMANS, Là-Bas.

JULES BOIS. Les petites religions de Paris (Léon Chailley, éditeur),

JULES BOIS. Le Satanisme et-la magie (Léon Chailley, éditeur, Paris 1896/

ANDRÉ DU FRESNOIS, Une étape de la conversion de J.-K. Huysmans.

JOANNY BRICAUD, Huysmans et le Satanisme.
 [en ligne sur notre site]

La Voix de la Septaine (Périodique).

L’Univers (Périodique), 28 août – 2 septembre 1842.

ALEXANDRE CHARVOZ. Le Livre d’Or. Révélations de l’Archange, Paris 1849,

BOUIX, L’Œuvre de la Miséricorde, Paris 1849.

Abbé CAILLAU, Les nouveaux Illuminés ou les adeptes de L’Œuvre de la Miséricorde, Orléans 1849.

MADROLLE, Les Merveilles de l’Œuvre de la Miséricorde, Paris 1851.

LA PARAZ (CHARVOZ). Les prisons d’un prophète actuel. Caen 1846.

GOZZOLI. Le prophète Vintras et les Saints de Tilly-sur-Seulles, Un nouveau témoin de leurs turpitudes obscènes, Caen, Avril 1851.

Anonyme, Le précurseur à l’avènement da Christ.

GOZZOLI, Lettre à un croyant en l’Œuvre de la Miséricorde, Caen 1847.

L. F. ANDRÉ, Affaire Rosette Tamisier, précédée d’une note sur Vintras et sa Secte. Carpentras 1851.

Anonyme, Opuscule sur des communications annonçant l’Œuvre de La Miséricorde. ‘

LUCIE GRANGE (Habimelah), Le prophète de Tilly, Pierre-Michel- Elie Vintras. Paris 1897.

Papiers des Baillard et de Navelet (Manuscrits de la Bibliothèque de la Ville de Nancy).

PIERRE-MICHEL-ÉLIE, Le Sanctuaire intérieur du Carmel (liturgie). Lyon 1866.

GRIMAUD, Avertissement aux membres du clergé au sujet de l’enseignement d’Elie, Paris 1866.

M. de la PALISSE, M. Grimaud condamné par l’Eglise et réfuté par lui-même, Carpentras 1864.

 

[p. 48]

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

Vintras. Sa vie, son œuvre, son influence. Etude psychopathique.

1) Antécédents. Premières visions.

2) Doctrine.

a) L’écriture automatique

b) La doctrine révélée


c) L’Œuvre de la Miséricorde.

d) Les Hosties sanglantes.

e) Hystérie et simulation.

f) Doctrine politique.

3) Liturgie. Pratiques obscènes. Poursuites

4) Psychopathologie de Vintras et de ses comparses.

5) Les ramifications du culte vintrasien.

Conclusions

Bibliographie

Imprimerie spéciale de la Librairie littéraire et médicale
85, Rue Chabaudy. — Niort

 

NOTES

 

(1) La Voix de la Septaine, p 96,

 

(2) La Voix de la Septaine,

(3) Il existe encore une œuvre, émanée directement de VINTRAS, l’Evangile Eternel, que nous n’avons pas pu nous procurer, malgré toutes nos recherches. [Cet ouvrage est disponible en ligne sur Internet aujourd’hui. Bote de historedelaflie.fr]

(4) Le précurseur de l’avènement du Christ, p. 46.

(5) La voix de la Septaine, p.245.

(6) « Le précurseur à l’avènement du Christ », p. 18.

(7) « Le précurseur à l’avènement du Christ », p. 46.

(8) GOZZOLI. Les Saints de Tilly-sur-Seulles.

(9) GOZZOLI. Les Saints de Tilly-sur-Seulles.

(10) Appel à tous.

(11) J. BOIS. Les petites religions de Paris.


(12) GOZZOLI. Les Saints de Tilly-sur-Seulles.

(13) GOZZOLL Encore un mot aux Saints de Tilly-sur-Seulles, p. 18.

(14) MAURICE BARRÈS. La Colline Inspirée.

(15) LUCIE GRANGE. Le prophète de Tilly.

(16) Nous ne publions pas la Bibliographie complète de la question, de nombreux ouvrages et manuscrits se trouvant dispersés en province et même à l’étranger.

 

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