Eugène Bernard-Leroy. Nature des hallucinations. Partie 1. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), Trente-deuxième année, LXIII, janvier à juin 1907, pp. 593-619.

Eugène Bernard-Leroy. Nature des hallucinations. Partie 1. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), Trente-deuxième année, LXIII, janvier à juin 1907, pp. 593-619.

 

Une thèse majeure sur l’illusion de fausse reconnaissant, nourrie de 86 observations relevées depuis les premières publiées bien avant le terme lui-même, jusqu’à quelques nouvelles observations, suivie d’une copieuse bibliographie, en font un travail majeur et incontournable sur la question.

Eugène-Bernard Leroy (1871-1932). Nous n’avons trouvé aucune donnée biographique sur ce médecin, pourtant important. Nous nous contentons donc, provisoirement de citer quelques unes de ses publications :
— Dépersonnalisation et fausse mémoire. « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Pris), 1898
— Sur l’illusion dite de « dépersonnalisation ». « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Pris), 1898.
— Un cas singulier d’illusion de dédoublement. Article paru dans la « Revue de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique », (Paris), 1898, pp. 148-151. [en ligne sur notre site]
— Sur les relations qui existent entre les Hallucinations du rêve et les images langage intérieur. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), vingt-sixième-année, LI, janvier-juin 1901, pp. 241-248. [en ligne sur notre site]
— Étude sur l’illusion de fausse reconnaissance (identificirende Erinnerungstauschung de Kraepelin) chez les aliénés et les sujets normaux. Thèse pour le doctorat en médecin de la Faculté de Médecine de Paris. Paris, Henri Jouve, 1898. 1 vol. – Edition de librairie sous un titre différent : L’Illusion de Fausse Reconnaissance: Contribution A L’étude des conditions psychologiques de la reconnaissance des douvenirs. Paris, Félix Alcan, 1898. 1 vol. [en ligne sur notre site]
— Sur le mécanisme intellectuel du rêve. Extrait de la Revue Philosophique, 1901, t. LI, pp. 570-593. Paris, Félix Alcan, 1901. 1 vol
— Le langage. Essai sur la psychologie normale et pathologique de cette fonction. Paris, Félix Alcan, 1905. 1 vol. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— Interprétation psychologique des « visions intellectuelles » chez les mystiques chrétiens. In Annales du musée Guimet. Revue de l’histoire des religions, (Paris), 1907. Et tiré-à-part : Paris, Ernest Leroux, 1907.
À propos de quelques rêves symboliques. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp. 358-365. [en ligne sur notre site]
— Kleptomanie chez une hystérique ayant présenté à différentes époques de son existence des impulsions systématiques de diverses natures. XVIIe congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, Genève-Lausanne, 1-7 août 1907 / E. Bernard-Leroy / Genève 1908.
— Stendhal psychologue. Extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1920. Paris, 1920. 1 vol. in-8°, pp. 266-288. Tiré-à-part.
— Les visions du demi-sommeil. Paris, Librairie Félix Alcan, 1926.
— Sur quelques variétés de souvenirs faux dans la rêve. Journal de psychologie. 1927.
— Confession d’un incroyant. Document psychologique recueilli et publié avec une introduction. Paris : Impr. Lefebvre, 1933.
— La Franc-Maçonnerie jugée objectivement. Paris, le Symbolisme , 1934. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.– La note de bas de page a été renvoyée en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

 

[p. 593]

NATURE DS HALLUCINATIONS

A maintes reprises on a posé, sans parvenir à lui trouver une solution tout à fait satisfaisante, le problème de la différence psychologique entre une hallucination et une représentation ordinaire ; l’hallucination étant définie « une perception sans objet », il n’y a pour l’halluciné, par définition même, au moment précis où se produit le phénomène, nulle différence entre son hallucination et une perception vraie, normale, et le problème pourrait être énoncé comme il suit : Quelle différence y-a-t-il entre entendre et se représenter que l’on entend, entre voir et avoir des représentations visuelles, ou encore, entre sentir parler sa langue et imaginer des mouvements d’articulation ; donc, il n’est pas question de chercher quelles différences existent entre des phénomènes psychologiques simples, tels que sont, par exemple, la sensation et le souvenir de la sensation ce que nous avons à comparer, c’est, d’une part l’hallucination, phénomène complexe, perception fausse jouant pour le malade le rôle d’une vraie, et d’autre part, la représentation d’une perception réelle, phénomène très complexe aussi.

I

On dit assez communément que la différence entre une hallucination et une représentation ordinaire, consiste en ce que l’hallucination est un état fort, la représentation, un état faible ; et l’on n’insiste pas davantage. Mais l’expression « état de conscience fort » est loin d’être claire : cette comparaison empruntée au monde physique ne signifie évidemment pas qu’un état de conscience dit « fort » soit un état de conscience capable de soulever des poids : que signifie-t-elle donc ?

Sans quitter l’ordre des phénomènes psychologiques, nous voyons que des perceptions normales sont qualifiées souvent de plus ou moins fortes ou faibles : la perception causée par une [p. 594] mouche se posant sur le dos de la main est ainsi dite « faible », en comparaison de celle que causerait un poids de dix kilogrammes c’est-à-dire que l’on applique à la perception même, le qualificatif qui proprement convient à sa cause extérieure ; je n’ai pas à discuter ici la légitimité de cette classification des perceptions, non plus que la propriété des termes employés, mais fait-on une classification comparable, emploie-t-on encore dans le même sens les mots « fort » et « faible » quand on dit : l’hallucination est un état de conscience fort, le souvenir un état de conscience faible ? Évidemment non, puisque nul n’a jamais confondu le souvenir d’un poids de dix kilogrammes avec la perception, vraie ou hallucinatoire du poids d’un gramme ; cela a été assez souvent répété dans les manuels pour que je ne croie pas nécessaire d’insister.

Ce qui est moins évident, c’est que le qualificatif de fort ne soit pas employé là avec le sens de tendant fortement à entraîner des actes : on pourrait convenir d’appeler représentations faibles des représentations ayant peu de tendances à entraîner des actes, et représentations fortes, des représentations ayant une forte tendance à entraîner immédiatement ou très prochainement des actes ; mais, même alors, on ne pourrait ranger a priori l’hallucination parmi les unes plutôt que parmi les autres, car nombre d’hallucinations semblent n’avoir aucune tendance, soit immédiate, soit indirecte à entraîner des actes : telles, par exemple, les hallucinations hypnagogiques ; le sujet en état hypnagogique, reste tranquillement dans son lit, même si les hallucinations sont effrayantes ou semblent de nature à provoquer une réaction motrice quelconque. Dans les rêves du sommeil normal d’ailleurs, il en est de même : le rêveur accomplit parfois sous l’influence de ses hallucinations des actes imaginaires, mais ceux-ci ne sont eux-mêmes que de nouvelles séries d’hallucinations, sans manifestations motrices appréciables.

La notion de force implique la notion de quantité, or la plupart des psychologues soutiennent, non sans raison, que les phénomènes mentaux, pris en eux-mêmes, ne sont pas mesurables ; mais, le fussent-ils, on ne pourrait tout de même comparer immédiatement entre eux, quant à l’intensité, que des phénomènes manifestement simples : on ne peut ni additionner deux états complexes, ni les [p. 594] mesurer l’un par l’autre, avant de s’être assuré qu’ils sont de même nature et contiennent les mêmes éléments. Ayant à comparer les hallucinations aux représentations non hallucinatoires, nous ne sommes pas en droit de supposer a priori que ces deux catégories d’états sont identiques de structure et de composition ; précisément ici, notre principale tâche sera faite quand nous saurons quels éléments ils renferment.

Tandis que certains ne voulaient voir entre l’hallucination et la représentation que des différences de quantité, d’autres ont au contraire supposé des différences essentielles : « L’hallucination, dit Parchappe (28 avril 1856, pp. 441-442) (1), est-elle une simple modification en plus d’un état qui se produit normalement dans l’exercice ordinaire de l’activité psychique ? Je réponds sans hésiter et très nettement non ; l’hallucination est un phénomène anormal qui offre, il est vrai, de grandes analogies avec les produits de l’imagination surexcitée par la passion ou par la concentration volontaire, mais qui en diffère complètement et essentiellement ». Complètement, essentiellement, par nature, sont des expressions un peu vagues, et en tout cas, Parchappe n’aurait pu nier qu’il existe des ressemblances entre les hallucinations et les représentations ordinaires ; ce fait qu’il existe à la fois entre elles des ressemblances et des différences, n’a rien qui nous puisse surprendre ou embarrasser, puisque ce sont des phénomènes complexes nous sommes amenés à soupçonner quelque différence de composition, à supposer que certains éléments de l’une ne se retrouvent pas dans l’autre, et réciproquement ; il devient inutile, dès lors, de s’embarrasser en cette hypothèse d’une intensité plus ou moins grande des représentations, hypothèse si peu claire et qui ne s’appuie sur rien de précis.

II

La croyance est souvent considérée comme un des caractères les plus importants de l’hallucination : certains médecins d’aliénés diraient volontiers qu’une représentation non accompagnée de croyance n’est en aucun cas une hallucination. [p. 596]

Mais, une question d’abord s’impose croyance à quoi ? Prise à la lettre, l’expression « croyance à la représentation », n’a pas grand sens ; on peut croire seulement qu’une chose dont on a une représentation, existe objectivement ou n’existe pas, et, dans le cas qui nous occupe, « croyance à une représentation » ne peut être pris que dans le sens de: attribution à une cause physique, rattachement de cette représentation à un objet extérieur réel; un phénomène de conscience ne serait donc hallucinatoire, dans l’hypothèse à laquelle je fais allusion, que s’il est rattaché par le sujet à une telle cause ou à un tel objet.

Ici, il y aurait lieu d’examiner une question subsidiaire, à savoir : que faut-il entendre dans ce cas par objet extérieur ou phénomène extérieur « réels » ? Cette question n’a pas en effet toujours été bien comprise : c’est ainsi que nombre de médecins aliénistes ont nié que les persécutés crussent à la réalité objective de leurs hallucinations visuelles ; j’ai montré ailleurs (1905, pp. 277 et suiv.) que l’erreur commise par ces auteurs provient d’une confusion de mots : on oublie que réel s’oppose à irréel, naturel à artificiel, et l’on dit : le persécuté qui a une vision ne considère pas comme réel l’objet de cette vision, alors qu’on est autorisé seulement à dire : il considère cet objet comme artificiellement produit, ou comme artificiellement amené devant lui. Je compte d’ailleurs revenir sur cette question dans un prochain article.

En général, le malade halluciné croit à son hallucination, mais il est évident qu’il ne peut être question ici de croyance explicitement formulée ; le malade ne fait pas, au moment où il est halluciné, un « acte de foi », il ne dit pas soit en paroles exprimées, soit en lui-même : « II y a là un objet réel », ou : « ce que j’entends, ce sont des paroles réelles ». Il ne pourrait le dire ou le penser qu’un peu après l’apparition de l’hallucination, et si elle est de courte durée, c’est seulement après sa disparition qu’il serait possible, soit d’affirmer avoir vu ou entendu quelque chose, soit de se rendre clairement compte que tout s’est passé dans l’imagination troublée ; l’affirmation, intérieure donc, ou extérieure, elle manque le plus souvent : il n’y a pas croyance explicite ; mais ce mode de croyance n’est pas le seul : beaucoup plus importante est la croyance en quelque sorte pratique, la croyance qui se traduit, non par des paroles ou une affirmation intérieure, mais par la conduite du sujet. [p. 597]

Tout en nous promenant à travers les rues, nous ne formulons pas à tout instant des actes de foi ; nous ne disons pas : « Je crois que cette perception que j’ai en ce moment correspond à un objet extérieur réel, une voiture qui s’avance vers moi et qui, si je ne me dépêche pas de traverser, m’écrasera ». Mais cela même, nous le croyons implicitement, notre croyance se traduit par des actions qui se succèdent et se coordonnent d’une manière particulière, tout autrement que si nous pensions être le jouet d’une illusion ; en d’autres termes, la croyance que nous avons dans la réalité extérieure de nos perceptions, se traduit purement et simplement par une adaptation de l’ensemble de nos actes volontaires et involontaires. Relativement aux hallucinations, la question se pose donc ainsi : le malade, au moment où il a la perception fausse, se comporte-t-il exactement comme il se comporterait si cette même perception était vraie ?

Eh bien, dans la grande majorité des cas, le malade croit, au moins implicitement à son hallucination ; s’il a par exemple des hallucinations auditives, vous le voyez leur répondre, se féliciter ou s’indigner des paroles qu’il entend, etc. ; si c’est une hallucination visuelle, s’il voit, par exemple, un homme assis sur son chemin, il n’omettra pas de faire un détour pour l’éviter. L’influence de l’hallucination sur les actes du malade, est particulièrement nette et facilement observable chez les individus en état de somnambulisme, à qui l’on a suggéré des hallucinations visuelles.

Cette « conduite » de l’halluciné peut être réduite à un minimum, j’entends à un minimum d’actes, pouvant en outre ne durer qu’un temps extrêmement court ; tel est le cas lorsque les actes exécutés par le malade en présence de l’hallucination consiste uniquement dans l’adoption d’une certaine attitude ; on observe, par exemple, des malades auxquels une hallucination auditive donne un ordre, ils nient la réalité de la voix entendue et n’exécutent pas l’ordre, et pourtant leur attitude est tout autre qu’en présence d’une simple représentation. L’halluciné de l’ouïe, prend l’attitude de quelqu’un qui écoute, il incline la tête et prête l’oreille ; l’halluciné de la vue prend l’attitude de quelqu’un qui regarde, etc. Cela est si vrai que, dans certains cas où le malade, volontairement ou pour quelque autre raison, reste dans un état complet de mutisme, son attitude seule, l’inclinaison de sa tête ou la direction de son [p. 598] regard, permet de reconnaître l’existence d’une hallucination.

Cette modification de l’attitude, et par conséquent, toute espèce de manifestation d’une croyance, même implicite, peut elle-même manquer ; le sujet peut n’être en aucune façon, même avant toute réflexion, dupe de son hallucination.

Pour démontrer que l’hallucination peut n’être pas crue, il suffit, comme le fait remarquer Baillarger (29 octobre 1855, p. 129) de se reporter à ce qui a lieu lorsque apparaissent les images fantastiques qui précèdent le sommeil: généralement alors, nous avons parfaitement conscience que ces images qui nous assiègent n’ont rien de réel ; si nette que soit l’hallucination hypnagogique, on n’y croit pas : le moment où l’on commence à en être dupe, marque précisément le début du sommeil proprement dit, la période hypnagogique est terminée et l’on se trouve en présence d’un véritable rêve ; on pourrait dire de l’hallucination hypnagogique qu’elle est essentiellement une hallucination qui ne trompe pas.

Nous pouvons donc admettre avec Baillarger que « l’erreur n’est pas un des éléments essentiels de l’hallucination » et ainsi se trouve singulièrement éclairée cette proposition de Leuret : « Le phénomène de l’hallucination ne consiste pas à croire que l’on entend, mais à être impressionné comme si l’on entendait réellement » (1834, p. 156, n. 1) : l’hallucination est donc bien à la lettre, une perception fausse.

III

Divers philosophes ont soutenu plus ou moins explicitement que l’hallucination ne constituait pas une anomalie véritable, qu’elle n’impliquait pas une perturbation dans le mécanisme de l’intelligence, mais exprimait le fonctionnement normal de ce mécanisme dans certaines conditions un peu particulières ; c’est en somme une hypothèse classique, que l’on trouve notamment formulée d’une façon fort nette par M. Charles Richet, dans le passage suivant : « Si le plus souvent l’hallucination — et j’entends par là l’hallucination complète de la vue, de l’ouïe et du toucher — ne se rencontre que chez les aliénés, il n’y a rien d’invraisemblable à admettre par exception ce phénomène psychique chez des individus absolument normaux. Comme l’ont fait remarquer les auteurs classiques, il y a, entre l’image mentale et l’hallucination complète, [p. 599] toute une série de transitions graduelles, et la limite entre l’image mentale très forte et l’hallucination très vague n’est pas possible à tracer » (septembre 1885, pp. 334-335J. Peisse, d’ailleurs, trente ans auparavant, disait à la Société médico-psychologique : « Le souvenir d’un objet de la vue n’est qu’une reproduction de l’image produite primitivement par l’impression de l’objet extérieur sur l’organe sensoriel. Il en est de même pour les autres sens. On entend intérieurement la parole, le chant dont on se souvient. Mais entendre mentalement des sons, voir mentalement des images, c’est toujours entendre et voir, c’est un acte de vision, d’audition. Cette représentation idéale peut être plus ou moins vive, précise, déterminée » elle peut l’être au point qu’elle égale en clarté celle qui résulte de la sensation externe. Dans ce cas, l’individu ne la distinguant plus d’une sensation ordinaire, croit et doit croire nécessairement à la présence actuelle et réelle de l’objet extérieur. C’est ce qui fait l’hallucination » (26 février 1855, p. 536). Cette hypothèse présuppose des conceptions spéciales touchant la structure de l’hallucination prise en elle-même, et aussi, touchant les conditions générales au milieu desquelles l’hallucination peut apparaître. C’est surtout par Taine, il me semble, qu’elle a été exposée d’une façon systématique.

La perception extérieure, selon Taine (1857, p. 45; 1810, I, pp. 408 et suiv.; 11, pp. 5 et suiv.), consisterait en une série d’ « hallucinations vraies » ; l’hallucination serait une perception fausse, en prenant cette expression strictement à la lettre, c’est-à-dire que ce serait une perception qui, valeur objective à part, serait en tous points semblable aux perceptions normales. Il y a là une grande part de vérité ; évidemment, le mécanisme de la perception vraie et celui de l’hallucination sont au fond identiques, et, semble-t-il, le point de départ seul diffère ; dans la perception vraie, le déclenchement du mécanisme est dû à une sensation, dans l’hallucination, il est dû à une représentation ne correspondant pas à un phénomène physique extérieur au corps ; mais cette différence même, est peut-être plus apparente que réelle : on sait en effet que, selon M. William James (1891, II, p. 113), il n’existerait pas d’hallucinations sans stimulus sensoriel périphérique : pour James, l’hallucination est toujours une sorte d’illusion, au sens précis où les aliénistes emploient ce mot. [p. 600]

Cette théorie élégante et très séduisante est loin d’être démontrée, mais là n’est pas la question : soit seule, soit combinée avec celle de James, l’hypothèse de Taine n’explique pas comment, en certaines circonstances, le sujet a une hallucination, tandis qu’en d’autres il n’en a pas et prend, par exemple, la sensation correspondant à tel léger trouble périphérique pour ce qu’elle est réellement, à savoir une sensation interne sans importance pratique : Taine et James nous montrent fort clairement les côtés par lesquels l’hallucination se rapprochent de la perception (ou du moins, certains de ces côtés) mais ne parlent pas de caractères différenciant l’hallucination de la perception et de la représentation non extériorisée ; ils semblent admettre d’ailleurs que toute représentation tend à s’extérioriser plus ou moins, et, selon Taine, la seule véritable différence psychologique entre la représentation et la perception, vraie ou fausse, paraît consister en un phénomène surajouté pour Taine, toute image nette est hallucination si elle n’est pas rectifiée (1870, I, pp. 91 et suiv.) ; à proprement parler, le caractère hallucinatoire n’appartiendrait pas à l’image même : il dépendrait de l’apparition ou de la non-apparition d’autres images ou d’autres perceptions et de la justesse de certains raisonnements plus ou moins spontanés quant à savoir pourquoi le mécanisme rectificateur fonctionne en certains cas et non en d’autres, c’est un problème que Taine n’a pas posé d’une manière précise. Son idée parait être que ce qui domine toute la question de la rectification, c’est l’intensité relative des images en présence, les images fortes tendant à s’imposer à la croyance du sujet au détriment des images faibles ; il semble concevoir d’ailleurs les différents éléments intellectuels en présence comme luttant entre eux à la façon des microbes de différentes espèces ensemencés dans un même bouillon de culture. Nous verrons plus loin qu’il n’a pourtant pas été sans remarquer un des caractères les plus importants de l’hallucination, mais il n’en parle que d’une façon incidente et ne lui accorde pas toute l’attention qu’il mérite.

En somme Taine, et, avec lui, la plupart des auteurs qui n’ont voulu voir dans l’hallucination d’un phénomène normal exagéré, acceptent en même temps l’hypothèse de l’hallucination représentation mentale forte ; grâce cette double hypothèse, l’hallucination viendrait, en quelque sorte, se placer entre la simple représentation [p. 601] mentale non objectivée, espèce d’hallucination faible, et la perception proprement dite, elle serait en quelque manière encadrée par deux catégories de phénomènes parfaitement normaux. Ayant déjà réfuté cette hypothèse, je n’y reviendrai pas ; tout porte à croire que la perception hallucinatoire et la représentation normale ne sont pas des phénomènes qualitativement identiques.

IV

Même en considérant l’hallucination comme un phénomène essentiellement anormal, il y a lieu de se demander si elle ne pourrait apparaître dans un milieu psychologique normal, si elle ne pourrait se présenter comme une sorte de végétation parasite se développant tout à coup, sans qu’il y ait nécessairement une modification profonde du terrain. Cette conception est assez étroitement liée à la suivante : l’hallucination, résultat immédiat d’une exagération de l’attention, elle accompagne certains états d’attention extraordinaire : elles ont été adoptées toutes deux par différents aliénistes, il y a quelque cinquante ou soixante ans, notamment par Brierre de Boismont : selon ce dernier, l’hallucination peut résulter directement de la « tension d’esprit », de la méditation, et l’on peut ainsi, comme il le dit expressément en plusieurs endroits, la produire à volonté. Manifestement ces conceptions se rattachent à l’hypothèse de l’hallucination représentation forte et en dérivent, car, ainsi que le faisait remarquer Maury : « Pourquoi puisque l’hallucination n’est que le plus haut degré de vérification de l’idée-image, pourquoi n’est-ce pas à la suite d’une contemplation prolongée de cette idée que ce phénomène se produit ? » (sept. 1846, p. 296).

Il y a donc ici une question de fait à examiner ; oui ou non l’hallucination se produit-elle dans les états d’attention forte ? On a invoqué à l’appui de la thèse de Brierre de Boismont divers cas qui pourraient paraître à première vue lui être tout à fait favorables, mais dont les uns, faute de détails précis n’ont guère qu’une valeur anecdotique ou littéraire, et dont les autres, examinés de près, vont précisément à l’encontre de la thèse même. J’en examinerai deux seulement qui sont cités partout.

Voici le premier : On sait que Gustave Flaubert travaillait [p. 602] habituellement dans un état d’extrême tension intellectuelle ; or, interrogé par Taine au sujet, je crois, de sa vision mentale, il répondit par une lettre dont on reproduit toujours le fragment suivant : « Mes personnages imaginaires m’affectent, me poursuivent, ou plutôt, c’est moi qui suis en eux. Quand j’écrivais l’empoisonnement d’Emma Bovary, j’avais si bien le goût d’arsenic dans la bouche, j’étais si bien empoisonné moi-même, que je me suis donné deux indigestions coup sur coup, deux indigestions très réelles, car j’ai vomi tout mon dîner. » (Taine, 1870, t. I, p. 94).

Le second cas partout cité, depuis qu’il a été rapporté par Wigan, est celui de ce peintre anglais, imitateur de Reynolds, qui exécutait, paraît-il, des portraits fort ressemblants, non pas directement d’après ses modèles, mais après une seule séance de pose, en copiant les images hallucinatoires qu’il en avait.

On peut opposer au cas de Flaubert différentes objections ; je me contenterai de la seule qui soit essentielle : Flaubert ne dit pas avoir été halluciné en décrivant le suicide de Mme Bovary: il dit, ce qui est très différent, que ses personnages imaginaires l’affectent, le poursuivent, qu’il vit en eux ; quant à l’indigestion, il n’est aucunement nécessaire de supposer une hallucination pour l’expliquer : j’ai vu des enfants à qui il suffisait que l’on parlât d’huile de ricin pour qu’ils éprouvassent d’irrésistibles nausées ; parler de mal de mer devant certaines personnes leur donne également la nausée, et il n’est pas nécessaire de supposer que ces enfants eussent alors une hallucination de l’odorat, ni que ces personnes eussent autre chose qu’une représentation mentale très rudimentaire et nullement hallucinatoire des mouvements du bateau. Non seulement Flaubert ne dit pas avoir perçu d’une façon hallucinatoire le goût de l’arsenic, mais il le nie expressément : quelques lignes plus loin, dans la même lettre, on trouve ceci que Taine a supprimé (sans doute parce que cela contredisait sa thèse au lieu de l’appuyer) : « N’assimilez pas la vision intérieure de l’artiste à celle de l’homme vraiment halluciné. Je connais parfaitement les deux états ; il y a un abîme entre eux… » (Flaubert, 1892, p. 349).

Le second exemple n’est guère mieux choisi ; on a peu de détails sur l’histoire psycho-pathologique de ce peintre anglais, en dehors [p. 603] de l’anecdote que tant de psychologues, depuis soixante ans, ont emprunté au curieux livre de Wigan ; en tout cas, les détails que l’on possède sont insuffisants pour que l’on puisse affirmer ou nier que les images copiées par cet artiste fussent vraiment hallucinatoires. Wigan l’ayant un jour prié de faire son portrait, il procéda selon sa manière habituelle, mais dut demander, avant d’achever son œuvre, une seconde pose pour les sourcils et le vêtement dont il n’était pas arrivé, la première fois, à graver l’image dans son esprit ; avait-il donc travaillé d’après une apparition dépourvue de sourcils et de vêtements ? Cela n’est pas impossible, mais un peu étrange, et aurait mérité d’être expressément mentionné.

V

Je crois que nombre de personnes seraient assez disposées à admettre que le caractère hallucinatoire est sous la dépendance directe de la localisation dans l’espace, que tout groupe d’images localisé avec quelque précision est nécessairement une hallucination ; il n’en est rien, pourtant.

D’abord toute hallucination n’est pas nécessairement localisée : on observe fréquemment des hallucinations de l’ouïe pour lesquelles le malade est tout à fait incapable de reconnaître de quelle direction semble venir la voix ; et cependant, elles présentent tous les caractères d’hallucinations véritables, complètes, parfaitement extériorisées, au sens psychologique du mot, c’est-à-dire considérées par le malade comme complètement indépendantes de sa personnalité.

En revanche, certaines représentations nullement hallucinatoires peuvent être localisées avec précision. Je passe sans m’arrêter sur les représentations tactiles qu’il me paraît impossible d’évoquer sans les localiser en une région déterminée du corps, mais les représentations visuelles elles-mêmes, sont très souvent « vues » par le sujet en avant ou sur le côté, en haut ou en bas ; les plus beaux exemples de représentations visuelles nettement localisées se lisent, je crois, dans les observations relatives aux « synopsies », « schèmes » et « diagramme », c’est-à-dire à ces images bizarres qui, chez certains sujets, se trouvent associées aux notions de temps ou de nombre : [p. 604]

« M. R. Yowanowitch, étudiant en médecine, dit M. Flournoy, à un beau type d’imagination visuelle, joint le grand mérite de bien savoir s’observer. Il… possède… des diagrammes parfaitement définis, et localisés dans des régions différentes, pour la série des nombres, l’année et la semaine. Son schème numérique, formé de lignes parallèles verticales représentant les centaines, avec un replat entre 10 et 11, occupe la moitié droite de l’espace en face de lui. Dans la moitié gauche flotte son diagramme de la semaine, ayant la forme d’un rectangle divisé en sept bandes horizontales (celle du lundi étant la plus rapprochée de lui), un peu comme une feuille de papier réglé qui reposerait à plat dans l’air à environ un mètre de distance en face de sa hanche gauche. Plus à gauche encore et à la hauteur de son visage se trouve le schème annuel, un ruban jaune foncé formant une ellipse très peu excentrique, dans un plan vertical légèrement incliné, la partie supérieure (janvier-décembre) étant un peu plus éloignée que le pôle opposé. » (Flournoy, 1893, pp. 184-183.)

Cette tendance à la localisation des images mentales se retrouve aussi, quoique moins fréquemment, peut-être, chez certains individus dont le langage intérieur visuel est particulièrement développé : « F. E., 13 ans, voit ses pensées à plus d’un mètre de distance, dans son écriture grossie et en lettres blanches, comme tracées à la craie. La pensée est écrite sur une seule ligne de 1 à 2 mètres de longueur ou un peu plus. » (Lemaître, août 1904, p. 9. Chez H. K., quatorze ans et demi, « à la verbo-visuélisation… se joint une symbolisation en petit, aussi de grandeur fixe, des paysages ou objets concrets… Ainsi quand chez moi il a pensé : « Le jardin de mon maître est très joli », il a vu ce jardin en réduction comme une construction sur une table à 1 mètre environ pour ce qui est au premier plan et avec l’inscription verticale des lettres de la pensée sur le devant et sur une longueur de 1 m. 25… » (id., ibid., p. 10).

Sans doute, ce sont là des faits exceptionnels : le plus souvent les représentations ne sont pas localisées ou le sont d’une façon extrêmement vague, tandis que les hallucinations presque toujours sont localisées avec précision ; mais il existe trop d’exceptions à cette loi générale, pour qu’on puisse chercher de ce côté la différence fondamentale entre les deux catégories de phénomènes. [p. 605]

VI

Le caractère hallucinatoire dépend-il directement de l’abondance et de la précision des détails offerts dans le tableau présent à l’imagination ? M. Janet, quoiqu’il ne paraisse pas voir là la raison essentielle de l’objectivité, semble attacher à cette richesse du tableau représenté une assez grande importance : « Ces hallucinations, — dit-il en parlant des hallucinations (ou prétendues hallucinations) des obsédés, — ne sont pas complètes et sont loin de présenter toutes les couleurs, tous les détails que l’on verrait dans un objet réel, il en résulte qu’elles sont vagues et manquent de netteté » (1903, p. 91). « Ce n’est pas, — ajoute-t-il un peu plus loin, — une pure diminution dans l’intensité des images, c’est un défaut de complexité des catégories essentielles d’images font complètement défaut » (p. 92). Il est évident que M. Janet ne prend pas le mot image, ici, dans le sens d’atome de pensée ; il veut dire simplement que l’hallucination ou la représentation non hallucinatoire étant considérées, chacune dans son ensemble, comme un tableau complexe (il a plus particulièrement en vue les hallucinations visuelles), plus une hallucination s’éloigne de la simple représentation, plus elle comprend de détails, de petits fragments, en quelque sorte, en lesquels elle peut être décomposée. Je ne le crois pas, pour plusieurs raisons.

Cette hypothèse impliquerait qu’inversement, une représentation très précise et très détaillée est plus voisine de l’hallucination qu’une représentation relativement simple ; or il n’en est rien. Tel artiste est capable de reproduire très exactement de mémoire un tableau qu’il a vu est-ce une hypothèse invraisemblable que de le supposer capable d’en évoquer une image mentale beaucoup plus riche en détails que la perception actuelle du premier paysan venu placé devant le tableau même ? L’abondance des détails varie extrêmement d’un sujet à l’autre, elle varie avec l’exercice et avec les prédispositions naturelles, mais elle n’est nullement en proportion de l’objectivité des représentations.

A l’époque où j’étudiais l’anatomie, j’étais sujet assez fréquemment à une hallucination hypnagogique qui n’est pas rare, je crois, chez les étudiants en médecine. Couché dans mon lit, les [p. 606] yeux fermés, je voyais avec une grande netteté et une objectivité parfaite, la préparation anatomique à laquelle j’avais travaillé pendant la journée : la ressemblance était rigoureuse, l’impression de réalité, et, si j’ose m’exprimer ainsi, de vie intense qui s’en dégageait, était peut-être plus profonde que si je m’étais trouvé devant un objet réel, et il me semblait que je l’aurais pu toucher de la main. Il me semblait aussi que tous les détails, toutes les artères, veines, insertions musculaires, toutes ces particularités qu’à l’état de veille parfaite, j’avais tant de peine à retenir et à évoquer visuellement, étaient là sous mes yeux. Je déplorais de n’avoir pas la faculté de provoquer à volonté, le jour d’un examen, de semblables visions. Cette hallucination s’étant comme je l’ai dit, reproduite un grand nombre de fois, je pus me faire sur elle une opinion précise ; or, dès la deuxième ou troisième fois, j’acquis la certitude que l’abondance des détails, la richesse de la vision n’étaient qu’une illusion ; malgré les apparences premières, cette hallucination renfermait bien moins de détails que les représentations non objectivées de la même préparation, volontairement évoquées à l’état de veille.

Notons d’ailleurs qu’un tableau perceptif normal est souvent fort peu détaillé, assez pauvre même, d’ordinaire, dans le courant de notre vie active : je perçois certainement moins de détails lorsque je traverse sans m’arrêter la place de la Concorde que je n’en évoque en ce moment-ci, cherchant à me la représenter mentalement ; je doute donc que, si ma représentation mentale devenait hallucinatoire à un moment donné, c’est-à-dire si elle arrivait à simuler exactement une perception vraie, cette transformation pût être attribuable à une augmentation du nombre de détails.

Ce qui fait illusion, c’est que nous sommes habitués à pouvoir en présence d’un tableau véritablement perçu, prendre connaissance successivement d’un nombre de détails pour ainsi dire indéfini, alors que tel n’est pas le cas avec les représentations banales ; traversant la place de la Concorde, même sans m’arrêter, je puis prendre connaissance de toutes les figures hiéroglyphiques qui décorent l’obélisque, tandis qu’il me serait impossible de les évoquer mentalement. L’hallucination ayant les mêmes caractères d’objectivité que la perception vraie, nous avons tendance à croire [p. 607] que nous pourrions en analyser, ou, plus exactement, en faire surgir à volonté les détails, de la même façon, mais il n’en est rien. Qu’il s’agisse des hallucinations des mystiques, des hallucinations hypnagogiques, des hallucinations du rêve, toute tentative pour concentrer l’attention sur un détail, n’aboutit qu’à faire disparaître l’hallucination ou à la modifier totalement. Il est vrai que, ainsi que l’a fait observer M. Janet, entre autres, les hallucinations des hystériques peuvent être développées, et rendues, semble-t-il, de plus en plus détaillées, en même temps que plus objectives, si l’on attire l’attention du malade successivement sur des points particuliers mais à cette interprétation d’expériences incontestables, on peut faire, il me semble, plusieurs objections : la première, c’est que l’hallucination est quelquefois tout aussi objective, au commencement, dans sa nudité primitive, qu’à la fin de cette série de suggestions ; la deuxième, c’est qu’il n’est pas certain que les détails suggérés s’additionnent pour constituer un tableau de plus en plus complet; n’y aurait-il pas au contraire succession et substitution d’une série d’hallucinations, dont chacune, prise en particulier, pourrait rester assez pauvre ? Enfin, il ne faut pas oublier que des suggestions successives portant sur un même sujet vont toujours en s’additionnant pour ce qui est de l’intensité de leurs effets et que, dans le cas présent, chaque fois que l’on suggère un détail on renouvelle, par le fait même, implicitement, la suggestion primordiale.

VII

L’hypothèse d’une différence fondamentale entre l’état normal et les états où peut apparaître l’hallucination fut soutenue contre Brierre de Boismont par Moreau de Tours, Maury et Baillarger dans une longue et célèbre discussion à la société médico-psychologique, vers le milieu du siècle dernier ; quelques-uns des arguments mis en avant à cette époque, par Maury notamment, n’ont rien perdu de leur valeur.

Il importe avant tout de bien poser la question: évidemment les lois générales de la santé sont les mêmes que les lois générales de la maladie. Il ne faut donc pas s’attendre à les trouver violées, et la question est de savoir si, ces lois étant bien entendu respectées, [p. 608] l’hallucination peut ou non apparaître sans une modification dans l’ensemble des fonctions intellectuelles.

Dans certains cas, l’apparition des hallucinations est manifestement précédée d’une telle modification : c’est ainsi, par exemple, que les hallucinations oniriques semblent caractériser un état très spécial que personne ne s’avisera de confondre avec la veille normale; de même, dans la plupart des affections mentales, on observe tout d’abord des changements dans l’état d’esprit général du sujet, on voit, en quelque sorte, l’ensemble de ses processus mentaux changer de forme, et les hallucinations apparaître seulement lorsqu’il est parvenu enfin à un état manifestement différent, dans son ensemble, de l’état normal. Il est des cas cependant, où l’on ne constate, à première vue, aucune différence de ce genre, notamment dans les délires systématisés chroniques. Le malade se dirige seul et correctement, paraît complètement sain d’esprit, et perçoit même, semble-t-il, d’une façon correcte, tous les objets extérieurs, mais, de temps en temps, au milieu de cet état d’apparence normale, éclatent des bouffées d’hallucinations ; j’ai examiné ailleurs (1905, pp. 211-241) une forme caractéristique de ce genre de délire, et montré que les malades en question, loin d’être habituellement dans un état normal, ont un trouble très profond et permanent de l’intelligence. Si l’on compare l’instant où surgit l’hallucination et ceux qui l’ont immédiatement précédé, on peut ne pas observer de grandes différences (et encore, est-ce à mon avis très contestable), mais il en est tout autrement si l’on compare l’état actuel avec l’état qui a précédé le début de la maladie actuellement, les fonctions mentales supérieures (c’est-à-dire les plus complexes) sont atteintes d’une sorte de perversion dont les hallucinations ne sont qu’un détail symptomatique.

On a souvent voulu considérer comme apparaissant à l’état normal, les hallucinations des mystiques ; Brierre de Boismont, notamment, a prétendu que, résultant d’un effort soutenu de l’attention et de méditations prolongées, elles survenaient dans un état qui n’avait rien d’anormal : pour des raisons qu’il est facile de deviner, il lui paraissait pénible d’admettre une analogie entre l’état des mystiques et les états d’aliénation mentale.

Cependant, toute considération théorique mise à part, il est facile, par la lecture même des traités de théologie mystique, de se [p. 609] rendre compte que les « visions » ou les « voix », n’apparaissent pas à la suite d’un processus aussi simple que le supposait Brierre de Boismont. Il ne peut être question ici, par hypothèse même, que de ceux qui, suivant une évolution régulière, ont passé par la voie « purgative » avant d’arriver aux manifestations « extraordinaires » les autres, ceux qui, brusquement, sans travail préalable, arrivent aux visions, se trouvent par le fait même, en dehors de l’hypothèse de Brierre de Boismont. Chez les premiers donc, antérieurement à toute manifestation proprement mystique, se trouve ce que l’on pourrait appeler une période d’entraînement le sujet, systématiquement, s’impose des mortifications, des jeûnes et parfois, des privations de sommeil, il se livre à des méditations constituant une sorte de culture régulière des penchants à la rêverie. La plupart des sujets ne vont pas au delà de cette première période, période de jeûne, de mortification, de « dressage » mental : c’est de l’ascétisme, c’est la « voie purgative », mais il n’y a pas là, en principe, de phénomènes mystiques, tous les théologiens sont d’accord sur ce point. Le sujet, après s’être soumis pendant un certain temps à cet entraînement spécial, peut, s’il est suffisamment doué et si l’œuvre de dérangement de son mécanisme intellectuel et volontaire a été bien menée, tomber en certains états bien différents ; les théologiens interprètent cette évolution en supposant que, l’ayant mérité par ses œuvres, ses vertus et ses prières, il est élevé à des états supérieurs, mais il est un point du moins, sur lequel tout psychologue informé sera d’accord avec les théologiens mystiques, c’est celui-ci les états dans lesquels tombe le sujet (ou, si l’on veut, jusqu’auxquels il se trouve « élevé ») sont des états passifs tous les auteurs mystiques insistent sur ce point. Même le plus élémentaire de ces états, qui est l’ « oraison de quiétude » ne doit pas être regardé comme un prolongement direct des états de méditation, on ne l’atteint pas en faisant des efforts, l’essentiel, au contraire, pour ne pas entraver l’évolution, est de s’abandonner d’une façon presque passive, à l’action de la grâce.

Ce sont ces états de passivité, ou demi-passivité nettement anormaux : « extraordinaires », ‘disent les mystiques) qui sont les plus favorables à l’apparition des « visions » et des « voix ». L’attention volontaire y est réduite à un minimum, tant comme intensité [p ; 610] que comme durée, et ce n’est pas même par l’application de cette attention atrophiée à certaines images qu’apparaît l’hallucination : elle se montre spontanément, au moment où elle est le moins attendue (Cf. Terese de Ahumada, Vida, cap. XXVII et XXXIX ; Las Moradas, Mor, Sex., cap. IX ; bien plus, nombre de sujets, et Terese de Ahumada entres autres (Vida, cap. XXXIX), expliquent fort bien que si l’on tente de taire durer l’hallucination, ou si l’on s’efforce de concentrer son attention sur l’objet faussement perçu, tout disparaît aussitôt : il importe de rester complètement passif.

Le plus souvent, évidemment, les hallucinations qui surviennent ont, avec les préoccupations habituelles du mystique, avec les objets de ses aspirations, des rapports tels qu’elles sembleraient avoir été cherchées et désirées, mais elles n’en sont pas moins toujours inattendues, et ne reproduisent pas nécessairement les images sur lesquelles l’esprit s’était le plus complaisamment arrêté : il n’est pas sans exemple que le mystique qui a longuement médité sur les gloires et les joies du Paradis, voie apparaître le diable.

En somme, on ne connaît pas de cas où l’hallucination apparaisse dans un milieu psychologique normal on doit admettre qu’entre l’état normal caractérisé principalement par la possibilité de l’attention volontaire d’une part, et l’état hallucinatoire de l’autre, se place toujours une modification intellectuelle générale ; c’est cette modification, semble-t-il, que Moreau de Tours (1845) avait improprement qualifiée d’excitation : elle peut souvent passer inaperçue pour un observateur superficiel, et quelquefois, la volonté peut intervenir plus ou moins dans sa production, mais l’hallucination même est toujours involontaire.

Loin d’attribuer l’hallucination à un état d’attention volontaire exagérée, il semble donc que nous allions être amenés à en faire la caractéristique de certains états d’inattention ; mais cette conception, ainsi présentée, serait incomplète, et même inexacte : autre chose qu’un affaiblissement de l’attention volontaire caractérise les états où se produisent les hallucinations. C’est ce que nous montrera l’analyse de la perception normale. [p. 611]

 

VIII

 

Une perception n’est jamais un phénomène simple, mais un composé, un agrégat très complexe d’états de conscience ; elle est théoriquement décomposable en éléments groupés, ayant pour ainsi dire comme centre une sensation spéciale, particulièrement importante et donnant son nom au groupe entier formé d’autres sensations, d’images et d’émotions.

Et tout d’abord, une perception implique toujours, non pas une, mais plusieurs sensations, d’importances diverses.

D’une part, en effet, un agent physique donné agit toujours, non pas sur un seul organe, mais simultanément sur plusieurs appareils sensoriels d’espèces différentes ; ainsi, par exemple, la vibration acoustique agit sur le toucher en même temps que sur l’ouïe, la vibration lumineuse excite les terminaisons tactiles de la conjonctive, en même temps que les appareils spéciaux de la rétine ; il n’existe guère, enfin, de sensation tactile sans pression de l’objet touché, et par suite, sensation kinesthésique.

D’autre part, toute impression sensorielle détermine des réactions physiologiques réflexes et met ainsi en mouvement l’organisme entier ; lorsque ce mouvement ne se manifeste pas par un changement de forme extérieure, il se traduit tout au moins par des modifications viscérales, sécrétoires, etc. ; or chacune de ces réactions réflexes est sentie au moins confusément: elle est l’occasion de sensations accessoires multiples venant se grouper autour de la sensation principale.

Mais si l’organisme réagit tout entier, ce n’est pas également dans toutes ses parties : la répartition et l’intensité des réactions varient comme la topographie et la nature des excitations initiales ; parmi ces réactions, les plus importantes pour le psychologue sont celles qui constituent les mouvements d’adaptation et les mouvements de reproduction ou d’imitation.

Les mouvements d’adaptation surtout, sont de nature à nous intéresser ici; on nomme ainsi les séries de réflexes qui se produisent dans l’organe impressionné ou dans son voisinage et qui tendent à placer cet organe dans des conditions particulièrement appropriées à l’excitation, c’est-à-dire favorables à la continuation [p. 612] de l’impression ou à la réception d’une impression nouvelle; quelque fois, ces mouvements ont pour effet d’augmenter la réceptivité de l’appareil sensoriel, tantôt, au contraire, en diminuant cette réceptivité, ils le défendent contre les excitations trop intenses; l’organisme n’est pas livré d’une façon purement passive aux excitations du dehors: une sorte de recherche, une adaptation ou une accommodation automatiques accompagnent toujours l’impression sensorielle. Il est de ces mouvements qui, grossiers, pour ainsi dire, et très étendus, sont visibles au dehors; même ceux-là sont automatiques et paraissent pouvoir précéder l’éveil de la conscience ou lui survivre au contraire même un pigeon privé de cerveau suit des yeux une lumière en mouvement, et même chez le nouveau-né, on constate assez facilement l’existence de ces tentatives d’adaptation, mouvements d’accueil ou de défense sensorielle, sorte d’attention physiologique, rudimentaire et involontaire, directement suscitée par l’excitation.

D’autres mouvements d’adaptation, plus importants encore peut-être au point de vue physiologique, sont infiniment délicats et sont limités au voisinage direct ou à l’intérieur même des organes sensoriels; tels, par exemple, les mouvements d’adaptation du globe oculaire, les mouvements d’accommodation du cristallin et de la pupille à la lumière et à la distance, et, pour ce qui est de l’ouïe, les variations de tension de la chaîne des osselets.

Il est certain que les sensations tactiles et musculaires correspondant à ces mouvements, exécutés ou ébauchés, entrent comme éléments non négligeables dans la composition de la perception.

Enfin, à chaque perception semblent liés d’une façon extrêmement intime, des états émotifs particuliers, plus ou moins vagues ; comparant ici les éléments qui entrent dans la composition de la perception à ceux qui constituent probablement la représentation, je crois pouvoir, sans inconvénient, laisser de côté ces éléments émotifs ils ne sont certainement pas identiques dans les deux cas, mais il serait extrêmement difficile d’y discerner ce qui est primitif de ce qui est secondaire, ce qui est surajouté à la perception et ce qui lui est lié d’une façon assez invariable pour pouvoir être considéré comme en faisant partie intégrante.

Laissant maintenant la perception normale pour revenir à l’hallucination, voyons quels peuvent être les éléments qui la [p. 613] rapprochent si étroitement de cette même perception normale, et l’éloignent au contraire de la représentation pure et simple.

 

IX

 

J’ai dit qu’une perception normale contenait toujours, non pas une sensation primitive unique, mais plusieurs, par suite de la multiplicité des impressions simultanément produites sur les divers appareils sensoriels par un agent unique ; très probablement, l’image-souvenir correspondant à la sensation principale ne s’accompagne pas intégralement de toutes les images reproduisant ces sensations accessoires : rien n’interdit de supposer qu’un des caractères différentiels entre l’hallucination et cette simple représentation soit justement la présence dans l’hallucination, d’un groupe d’images de ce genre.

Cependant, je croirais volontiers que les différences les plus importantes sont ailleurs : on peut supposer que l’hallucination s’accompagne des mêmes présentations correspondant à des mouvements de réaction de l’organisme que la perception même ; et ici, deux suppositions se présentent à nous, quant à la nature de ces présentations.

On peut supposer l’hallucination simplement accompagnée par la représentation (sans fondement périphérique) du complexus de sensations qui normalement accompagnent ces réactions. L’hallucination serait donc exclusivement formée d’un groupe très complexe d’images-souvenirs d’importances diverses, sans aucune sensation véritable.

La deuxième hypothèse me paraît plus vraisemblable : dans l’hallucination, la représentation principale serait accompagnée des mêmes réactions physiologiques périphériques qui, dans la perception vraie, sont amenés par l’excitation initiale. Incontestablement, il se produit, à l’occasion de l’hallucination des réactions complexes, mais les observations et les expériences qui ont été faites à ce sujet ne sont ni assez nombreuses ni assez précises pour permettre d’établir un parallèle entre les réactions ainsi constatées et celles qui accompagnent la perception normale. En revanche, par déduction ou par analogie, nous pouvons essayer de [p. 614] nous représenter avec plus ou moins de précision ce que ces réactions peuvent être.

Nous avons vu que l’hallucination s’accompagnait souvent de croyance implicite, mais que, souvent aussi, la croyance implicite pouvait manquer ; je crois que dans ce dernier cas, il n’en subsiste pas moins certains éléments de cette croyance implicite. La croyance implicite est en somme caractérisée par la conduite du malade, par sa façon de se comporter vis-à-vis du monde extérieur il est une « forme de conduite », s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, à laquelle j’ai déjà fait allusion : c’est l’attitude générale du malade en présence de l’hallucination ; il semble pourtant que cette « conduite minimum », ce minimum d’adaptation des actes, puisse, dans certains cas, manquer complètement, par exemple dans les hallucinations hypnagogiques ; mais ce qui manque réellement alors, ce n’est probablement que ce qui, dans l’attitude, se traduit visiblement au dehors : il n’en reste pas moins une sorte d’attitude intérieure, parfois facile à déceler par l’introspection elle consiste dans l’adaptation des organes des sens. Lorsque j’ai une hallucination hypnagogique auditive, je ne tends pas l’oreille pour écouter, mais j’ai parfois le sentiment assez net d’une sorte d’acte involontaire d’attention, d’une sorte d’attitude de tout mon être, différant notablement de ce qui serait si, au lieu d’une hallucination, j’avais une simple représentation. Cette attitude involontaire, cette orientation particulière de l’organisme, me paraît tout à fait caractéristique de l’état d’hallucination.

On peut arriver d’ailleurs à la même conclusion par une voie un peu différente : nous avons vu qu’un des caractères essentiels de la perception était l’existence, dans le complexus d’images qui la composent, de sensations correspondant aux mouvements d’adaptation, ces mouvement d’adaptation ne sont pas autre chose que les mouvements qui se produisent lors de l’acte d’attention involontaire.

On peut donc admettre que l’hallucination diffère de la simple représentation et se rapproche de la perception vraie, parce qu’elle est accompagnée de mouvements d’adaptation plus ou moins clairement perçus (ou peut-être seulement imaginés) qui constituent un état d’attention antomatique spécial. Dans l’hallucination, en d’autres termes, il y aurait présence de phénomènes [p. 615] d’attention analogues à ceux que l’on rencontre dans la perception réelle, phénomènes qui ne se présentent pas sous la même forme dans le cas de représentations pures et simples. Il est fort possible d’autre part, que ces phénomènes d’adaptation jouent un rôle important dans ce que l’on peut appeler l’état de croyance implicite, mais c’est là un problème particulier se rattachant au grand problème de la croyance et dont nous ne pouvons nous occuper ici.

X

L’hallucination, ai-je dit, simule exactement la perception cela est vrai d’une façon générale, mais il est des cas où l’hallucination, s’écartant notablement du type habituel et commun, semble moins objective, des cas où elle ne s’impose pas avec la même apparence de réalité extérieure, où elle paraît en somme intermédiaire entre l’hallucination parfaite que j’ai seule décrite jusqu’ici, et la représentation non hallucinatoire. Je la qualifierais volontiers alors d’hallucination incomplète, me gardant bien toutefois de la ranger dans le groupe artificiel des prétendues « pseudo-hallucinations », groupe hétéroclite qui renferme pêle-mêle avec des hallucinations complètes, parfaites, des phénomènes qui ne sont pas des hallucinations du tout. J’ai signalé, il y a quelques années, la présence de ces hallucinations dans le rêve, voici les caractères que je leur reconnaissais : « Elles sont courtes, fugitives : elles s’échappent pour ainsi dire afin de faire place à d’autres qui leur sont intimement associées ; on sent qu’elles font partie d’une série qui tend à se développer ; lorsqu’on les rappelle, on a de la peine à les isoler, elles se présentent par petits groupes que l’on croirait facilement ne former qu’un seul tableau ; mais dont chacun, étant composé non selon l’ordre naturel objectif, mais selon l’ordre idéal, scientifique en quelque sorte, renferme ordinairement, pris dans son ensemble, et considéré au point de vue de la réalité objective, des contradictions internes. C’est ainsi, notamment, que les lois de l’espace et du temps n’y semblent pas respectées et que des objets nous sont présentés, ou des parties d’objets, qu’en réalité, étant donnée la situation matérielle que nous croyons occuper, nous ne pourrions pas voir, ou des sons que nous ne [p. 616] pourrions pas entendre, etc. C’est ainsi qu’ayant rêvé, par exemple, une feuille de papier blanc, on croit se rappeler avoir vu en même temps d’une façon à peu près aussi nette ce qui était écrit sur la face opposée qui cependant devait nous être cachée en réalité, les deux images contradictoires avaient été non simultanées, mais successives. Il nous serait difficile de donner de faits de ce genre des exemples précis, mais nous croyons que chacun pourra en trouver de plus ou moins nets dans ses propres souvenirs. »

Ces caractères que l’on est surpris de rencontrer dans un groupe d’hallucination, comme on serait surpris de les rencontrer dans un groupe de perceptions, pourraient être pris, à première vue, pour les caractères intrinsèques essentiels de la représentation non hallucinatoire et je me suis demandé longtemps si précisément leur absence totale ne faisait pas l’hallucination parfaite. En réalité, si l’on examine de près ces groupes, on s’aperçoit que les caractères en question appartiennent non aux hallucinations isolées considérées séparément, mais au groupe lui-même ; ils consistent en réalité dans un mode de succession particulier des perceptions fausses, non dans la structure même de ces perceptions. Ce sont des caractères propres au milieu dans lequel elles se développent.

Dans la perception normale, les images se succèdent dans un certain ordre, infiniment complexe, mais soumis à des lois rigoureuses. Ces lois sont celles qu’étudient les sciences physiques, non celles qu’étudient les psychologues.

Nous savons que notre volonté ne peut intervenir pour changer cet ordre sur lequel elle n’a aucune action directe ; nous avons au contraire le sentiment de pouvoir intervenir directement dans l’ordre de succession de nos représentations normales. La naissance des représentations hallucinatoires et l’ordre de leur succession apparaissent au malade comme aussi indépendants de lui-même que si c’étaient des perceptions ; elles surgissent comme en vertu d’une sorte d’automatisme irrésistible ; ce caractère automatique des représentations hallucinatoires avait été vu par Taine, sous l’inspiration, semble-t-il, de Baillarger : « A mesure, dit-il, que l’image devient plus intense, elle devient à la fois plus absorbante et plus indépendante… elle surgit et persiste d’elle-même ; il nous semble que nous ne sommes plus producteurs, mais spectateurs ; ses transformations sont spontanées, automatiques. Au maximum [p. 617] de l’attention et de l’automatisme, l’hallucination est parfaite, et c’est justement la perte de ces deux caractères qui la défait. (1870, p. 104.) Malheureusement, Taine n’avait pas attribué à cet automatisme toute l’importance qu’il mérite, subordonnant tout, comme nous l’avons vu, à la question d’intensité des images et à la lutte de ces images entre elles.

D’autre part, j’ai eu, à maintes reprises, l’occasion de répéter que l’état de perception normale était caractérisé essentiellement par l’attention volontaire. Nous avons vu que, dans certains états, ce qui caractérisait le passage du normal au pathologique, c’était la passivité du sujet, l’impossibilité de l’attention volontaire. Ce caractère général du milieu favorable à l’éclosion de l’hallucination, vient renforcer ce que j’ai dit des caractères intrinsèques de l’hallucination môme l’hallucination est une représentation à laquelle est attaché un certain état d’attention automatique, analogue à celui qui se produit dans la perception, et en même temps, l’hallucination ne peut apparaître que lorsque l’attention volontaire est troublée d’une certaine façon. L’examen de ces deux conditions apparaît comme suffisant, sinon à expliquer complètement le mécanisme de l’hallucination, du moins à la différencier clairement d’avec les autres états.

CONCLUSION

En somme, ni l’intensité des représentations, ni leur localisation dans l’espace, ni la richesse des détails imaginés, ni l’exagération pure et simple de l’attention, ne suffisent à caractériser ou à expliquer l’hallucination, mais deux conditions paraissent nécessaires pour la rendre parfaite:

En premier lieu, un mode de succession particulier des groupes d’images : au lieu de se succéder selon les lois psychologiques normales de l’association des images et en même temps, de paraître obéir à la volonté du sujet, de se modifier à son gré sous les efforts d’attention volontaire, ces groupes d’images apparaissent comme plus ou moins indépendants de ces lois et par suite, le sujet les range nécessairement parmi les phénomènes qui ne dépendent pas de nous, parmi les phénomènes du monde extérieur. [p. 618]

En second lieu, une sorte de déclenchement spontané de l’attention automatique, groupant autour de l’image principale des éléments semblables à ceux qui, dans la perception véritable, viennent se grouper autour de la sensation.

Ces deux conditions ont une source unique exagération de l’attention automatique, corporel, avec diminution de l’attention volontaire je ferai remarquer en effet, que l’attention volontaire, dans l’hallucination, paraît à peu près supprimée, ce qui n’arrive pas avec la perception vraie nous pouvons à volonté porter notre attention sur une de nos perceptions : un malade ne peut pas plus concentrer volontairement son attention sur son hallucination qu’il ne peut l’en détourner et les hallucinations s’imposent (les malades le disent fort bien) avec plus de rigueur que les perceptions mêmes. L’hallucination, en somme, implique une synthèse des représentations différente de celle qui caractérise l’attention normale et l’on peut, si l’on veut, la considérer à un certain point de vue comme résultant d’un trouble de l’attention, mais c’est à condition de prendre le mot attention dans une acception extrêmement large ; en tout cas, il ne s’agit certainement pas d’attention volontaire exagérée, mais au contraire, d’une substitution d’un mode particulier de l’attention automatique à l’attention volontaire devenue impossible.

NOTES

Les indications disposées ainsi entre paranthèses, renvoient à la bibliographie placée à la fin de l’article.

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Peisse [Discours sur la manie homicide, les hallucinations, etc. ; Soc. Médico-psychol., 26 février 1855. in Annales médico-psychol., 3e sér., t. I, n° 3, p. 532-533. 535-536, 537-538. Paris, juillet 1855, in-8°.

Richet (Charles), Des rapports de l’hallucination avec l’état mental. in revue philos.,  10e ann., t. XX, n° 9 (117 de la coll.), p. 333-335. Paris, septembre 1885, in-8°. [en ligne sur notre site]

Taine (Hippolyte), Les philosophes français du XIXe siècle. Paris (Hachette), 1857. in-12, 367 p.

Taine (Hippolyte), De l’intelligence. Paris (Hachette), 1810, 2 vol. in-8°, 492 et 508 p.

 

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