Ernest Mesnet. Études sur le somnambulisme, envisagé au point de vue pathologique. Extrait des « Archives générales de médecine », (Paris), Ve série, tome 15, 1860, volume I, pp. 147-173.

Ernest Mesnet. Études sur le somnambulisme, envisagé au point de vue pathologique. Extrait des « Archives générales de médecine », (Paris), Ve série, tome 15, 1860, volume I, pp. 147-173. — Et tiré-à-part : Paris, Félix Malteste & Cie, 1874. 1 vol

 

Un texte fondamental qui le premier introduit les idées de l’anglais James Braid en France, et ainsi l’hypnotisme moderne. 

Ernest-Urbain-Antoine Mesnet (1825-1898). Médecin, formé comme interne dans le service de Briquet, ce qui explique en partie son intérêt pour l’hystérie, puis par l’hypnotisme et le somnambulisme. Il est l’auteur de nombreuses publications, qui sont d’un intérêt variable. Nous avons retenu quelques unes :
— Etude des paralysies hystériques. Thèse de médecine. Paris, 1852.
— Autographisme et stigmates dans la sorcellerie au XVIe siècle. Paris, 1890, 1 vol. in-8°, 24 p., 3 planches hors texte. [en ligne sur notre site]
— L’homme dit le Sauvage du Var. Mémoire présenté à l’Académie de médecine, dans la séance du 28 février 1865. Rapport du Dr Cerise à la séance du 22 août 1865..
De l’automatisme de la mémoire et du souvenir dans le somnambulisme pathologique. Considérations médico-légales. Paris, Félix Malteste & Cie, 1874. 1 vol. [en ligne sur notre site]
— Etude médico-légale sur le somnambulisme spontané et le somnambulisme provoqué. Communication lue à l’Académie de médecine dans la séance du 15 mars 1887. Paris, G. Masson, 1887. 1 vol. 16/24.3 [in-8°], 39 p. [en ligne sur notre site]
— Un accouchement dans le somnambulisme provoqué. Déductions médico-légales. Communication lue à l’Académie de médecine dans la séance du 12 juillet 1887. Paris, G. Masson, 1887. 1 vol. 15.5/24.2 [in-8°], 24 p.
— Outrages à la pudeur. Violence sur les organes sexuels de la femme dans le somnambulisme provoqué et la fascination. Etude médico-légale. Paris, Rueff et Cie, 1894. 1 vol. in-8°
— Le somnambulisme et la fascination. Paris, 1894.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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ÉTUDES SUR LE SOMNAMBULISME,
ENVISAGÉ AU POINT DE VUE PATHOLOGIQUE

Par le Dr E. Mesnet, médecin des hôpitaux (1)

Lorsque Sydenham, dans un pittoresque langage , donnait à l’hystérie le nom de protée aux mille aspects, il résumait en quelques mots tous les enseignements de son immense pratique ; groupant des faits isolés, rapprochant des expressions morbide différentes par la forme, mais identiques par leur nature, il traça le tableau le plus complet qui ait jamais été fait des manifesta lions hystériques. J’ai eu le bonheur de rencontrer plusieurs cas qui [p. 148] m’ont présenté toutes les métamorphoses connues de l’hystérie, accompagnées des phénomènes les plus remarquables de l’extase, de la catalepsie et du somnambulisme. Ces exemples sont rares, c’est à peine si l’on en trouve quelques-uns épars dans les annale de la science, encore est-on disposé à suspecter leur véracité et à en contester l’observation. J’ai choisi pour sujet de ce travail un fait qui s’est passé sous mes yeux ; il se présente avec l’autorité que lui donne un examen attentif, un contrôle sévère et le témoignage d’un grand nombre de médecins, parmi lesquels je compte les Drs Motet, Firmin, et l’un des membres de la Société médico -psychologique , le Dr Arcbambault.

L’histoire de la maladie que je vais exposer appartient, par sa singularité, aux névroses extraordinaires, et par sa base au domaine de la pathologie : si surprenants et si bizarres que semblent ses résultats , ils n’ont rien qu’on doive rattacher à des facultés surnaturelles ; c’est dans l’élude attentive de l’observation, dans ses incidents de chaque jour, que chacun pourra prendre, je l’espère, la conviction que ses effets appartiennent à un trouble morbide des fonctions cérébrales exerçant leur action dans un cercle restreint, avec une activité qui dépasse la moyenne normale, mais sans jamais s’élever au-dessus des choses ordinaires. Peut-être aurais-je supprimé un grand nombre de détails , si, convaincu de leur importance , et appuyé sur l’autorité de M. Cerise, je n’avais pensé que toute la valeur du fait repose sur le fait lui-même.

‘Si vous voulez que la vérité soit connue, dit M. Cerise en parlant des névroses extraordinaires, si vous voulez qu’elle ne soit plus enveloppée de nuages, dépouillez-la de toute interprétation mystique ou surnaturiste, examinez les faits quand le cours d’une affection nerveuse les présente, étudiez-les avec le plus grand soin, et, avant de rien expliquer, soumettez le résultat de votre observation à l’appréciation de juges compétents. »

Dans le tableau si varié que nous allons tracer, nous suivrons la marche qu’ont suivie les accidents nerveux eux-mêmes ; nous ne chercherons point à les isoler, ce serait nous exposer à n’en donner qu’une esquisse infidèle ; nous les présenterons donc leur ensemble, et nous pouvons, sans crainte de sortir de la vérité, les considérer comme une longue série d’anneaux d’une même chaîne, [p. 149] dissemblables il est vrai, mais toujours étroitement embrassés l’un dans l’autre.

Mme X….. , âgée de 30 ans , d’une santé habituellement bonne, n’a jamais présenté, dans sa jeunesse, d’accidents nerveux. Ses périodes menstruelles, établies de bonne heure, se sont toujours montrées avec régularité ; elle a eu quatre enfants, un seul mourut ; les trois autres sont bien constitués et d’une bonne santé. Dans la vie habituelle, Mme X….. n’a jamais présenté la sensibilité, l’impressionnabilité exagérées qui appartiennent aux tempéraments nerveux ; elle a une éducation en harmonie avec la position sociale qu’elle occupe. Aucune condition héréditaire à noter; rien en un mot dans les antécédents qui ait pu faire prévoir la maladie pour laquelle nous lui avons donné des soins.

Au mois de mai 1855, elle fut prise, sans cause appréciable, d’accidents convulsifs présentant d’ailleurs tous les caractères des accès d’hystérie. Quelque temps après, une rémission étant survenue, on la conduisit aux bains de mer, dans l’espoir d’obtenir une amélioration plus marquée, sinon une guérison complète ; il en fut tout autrement. La malade fut ramenée à Paris, et, malgré le soins de sa famille, malgré tous les secours de l’art qui lui furent prodigués, son état alla en s’aggravant.

C’est à partir de ce moment que, soumise à notre observation, nous fûmes témoins de ses violents accès d’hystérie. Nous primes, dès le premier jour, la peine de faire noter très-exactement, par les domestiques qui ne la quittaient pas, le nombre et la durée des accès convulsifs. Partageant pour cela les journées en périodes de vingt-quatre heures, nous arrivâmes à des résultats qui paraitraient fabuleux si toutes les précautions n’avaient été prises pour éviter les causes d’erreur.

Nous avons relevé ainsi :

Du 11 au 31 octobre, 927 accès d’hystérie, en moyenne 46 par vingt-quatre heures. Ce chiffre s’abaisse, dans les quinze premiers [ours de novembre, a 26 en moyenne, à la fin de décembre, il n’était plus que de 12 par vingt-quatre heures ; au 10 janvier, 10 accès seulement ; puis nous arrivons graduellement à ne plus en avoir que 8. Pendant deux mois, février et mars, il y eut peu de modifications dans le nombre des accès, ils variaient entre 5 [p. 150]  et 8 dans les vingt-quatre heures ; puis enfin, au mois d’avril, on n’en trouve plus qu’un par jour, et enfin, dans les derniers jours d’avril, ils avaient complètement disparu.

Nous avons donc à tracer l’histoire des modifications survenues dans cette longue période de sept mois. Décrire des accès d’hystérie serait nous exposer à dire des choses que tout le monde sait, et cependant nous ne pouvons passer légèrement sur ceux que nous avons observés, tant ils étaient violents, tant ils ont présenté de particularités insolites dans leurs divers modes de terminaison ; en effet, nous n’avons point eu affaire seulement à des accès convulsifs, mais à un singulier mélange de presque toutes les névroses cérébrales, telles que catalepsie, extase, somnambulisme.

Disons aussi , pour donner une idée de la santé générale de la malade, que depuis quelque temps elle ne mangeait presque pas, qu’elle restait constamment alitée, qu’elle était dans un étal d’affaissement très-marqué, et qu’un bruit de souffle au premier temps du cœur, se prolongeant dans les vaisseaux du cou, fut perçu par nous dès le début,

Du 11 au 14 octobre, les accès d’hystérie, caractérisés par un sentiment de brûlure s’irradiant à l’estomac, au pharynx, par des spasmes au larynx déterminant un bruit analogue au hoquet, se succédèrent presque sans rémission. Mme X ….. était plongée dans un état d’hébétude qui ne lui permettait pas de répondre à nos questions. L’exploration de la sensibilité, faite avec soin et avec toutes les précautions convenables, nous permit de constater qu’elle était complétement abolie dans les membres Inférieurs, très-obtuse dans les supérieurs, excepté à gauche niveau de l’acromion ; la pression du doigt, même légère, faite sur ce point déterminait de la douteur accusée par la malade, qui essayait de  s’y soustraire. La face était insensible ; le cou, les parties antérieures du tronc, les gouttières vertébrales, étaient aussi privée de sensibilité; un seul point très-limité, situé entre les cinquième et sixième côtes gauches, était extrêmement sensible ; la sensibilité était abolie sur les muqueuses de tous les organes des sens. Le nombre des accès était de 45 à 48 par vingt-quatre heures.

Le 15. On observe pour la première fois de la catalepsie ; voici ce qui se passa : Après un violent accès d’hystérie pendant lequel l’énergie de ses mouvements musculaires avait été telle que le corps [p. 151] plié en arc reposait sur le lit par la tête et l’extrémité des orteils, Mme X….. retomba sur son lit dans un état de résolution complète ; le pouls était calme , battait 80 fois par minute, la respiration régulière, le visage sans expression, les yeux fermés ; le bras droit, qu’on avait pris pour tâter le pouls, resta levé ; je fis alors asseoir la malade, je soulevai les membres inférieurs, ils conservèrent la position qu’on leur avaient donnée, et Mme X…. , ne reposant plus que sur les ischions, se maintint dans cette position fatigante sans qu’aucun des muscles du visage se contractât et accusât la moindre douleur. Cet état dura un quart d’heure environ ; il cessa comme il avait commencé, par un grand cri, auquel succédèrent les mouvements spasmodiques dµ larynx et du pharynx ; puis, après deux minutes de convulsions pendant lesquelles la malade écartait ses vêtements et semblait vouloir éloigner un obstacle qui s’opposait à l’entrée de l’air dans sa poitrine, elle revint complétement à elle, nous parla quelques instants, pour retomber encore dans accès d’hystérie.

Rien de nouveau jusqu’au 23. On fit prendre de l’opium à haute dose, 0, 20 en dix heures, pendant deux jours consécutifs : il ne produisit aucun effet.

Le 23. L’état de malade s’est un peu amélioré ; les accès , aussi nombreux d’ailleurs, sont un peu plus courts : ils ne commencent plus de la même manière : c’est tout d’abord un sentiment de malaise, puis des frissons, et la convulsion arrive ; lorsqu’ elle est terminée, la malade rend compte de son état ; l’intelligence est nette en dehors des accès ; l’alimentation est assez difficile ; cinquante accès dans les vingt-quatre heures ; puis périodes de catalepsie de trente, de quinze et de vingt minutes. Je fais promener des sinapismes pendant deux heures sur les membres inférieurs, la rubéfaction qu’ils déterminent n’est accompagnée d’aucune sensation douloureuse.

Le 24, quarante-six accès, deux catalepsies de trente et de quinze minutes.

Le 27. La malade, pour la première fois, peut être levée un quart d’heure ; il lui est impossible de rester debout, les jambes fléchissent , elle ne sent pas le sol. Après le dîner, elle a une heure de calme, elle cause raisonnablement avec nous, son attention peut facilement être fixée. [p. 152]

Le 31. Elle reçoit une visite qui provoque de violentes convulsions entremêlées de catalepsie ; moins bien toute la journée ; quarante-huit accès, quatre catalepsies variant de vingt à trente minutes.

6 novembre. L’état est plus satisfaisant, elle mange avec moins de répugnance, les aliments sont mieux supportés ; l’insomnie persiste pendant la plus grande partie des nuits, ce n’est que vers le matin, de six â huit heures, qu’elle s’endort un peu, sommeil du reste assez calme. On a tenté de lui donner un bain ; la répugnance de la malade pour l’eau est telle qu’on est obligé d’y renoncer ; l’idée seule du bain détermine un violent accès qui dure près d’un quart d’heure et est suivi de catalepsie. —1 gramme de sous-carbonate de fer tous les jours.

Le 11. Les convulsions ont diminué : vingt-deux dans les vingt-quatre heures. La malade reste levée trois heures par jour ; elle a toujours quelques accès pendant ce temps, mais ils sont de courte durée. De nouvelles recherches faites dans le but d’explorer la sensibilité nous démontrent que Mme X …. a complètement perdu la sensation de déplacement des membres ; si on lui ferme les yeux, elle cherche en tâtonnam ses jambes là où elle les a vues, sans avoir senti qu’on les a déplacées, sans s’apercevoir même qu’on la meut dans différentes directions.

L’anesthésie est toujours la même ; les points hyperesthésiques persistent dans les mêmes régions, les sensations de chaleur et de froid sont très-obtuses ; la main très-froide appliquée sur le front ne produit d’autre sensation que celle d’un corps pesant ; le toucher ne lui suffit pas à apprécier la forme des objets, elle les tourne et retourne dans tous les sens sans pouvoir les nommer, ce sont une clef, un porte-monnaie, une bague.

Du 11 au 30. La malade est soumise à l’usage de l’électricité : nous constatons que la sensibilité est abolie, que la contractilité musculaire est conservée, et qu’elle est plus énergique à droite qu’à gauche. Après deux ou trois jours d’électrisation, les courants déterminaient des fourmillements désagréables dans les membres sur lesquels ils étaient appliqués, la face était devenue très-sensible.

Pendant que la malade était soumise à l’action galvanique (le 20), elle fut prise d’un accès d’hystérie, suivi d’une période [p. 153] cataleptique ; pendant ce temps, les excitateurs appliqués sur ]es musclés sus et sous-hyoïdiens, sur- le ,trajet du pneumogastrique, déterminèrent de violentes contractions ; la physionomie, tout à l’heure impassible, s’anima, prit l’expression d’une vive contrariété, et l’accès de catalepsie cessa après deux minutes seulement de durée. Au réveil, la malade n’avait pas souvenir de ce qui s’était passé.

Le 30. L’électrisation n’a point encore réveillé la sensibilité ; la malade est toujours dans l’impossibilité de marcher, bien que l’état général soit meilleur, que les forces se réparent, qu’elle puisse rester levée cinq heures par jour sans fatigues.

1erdécembre. La malade est vivement émue par l’arrivée d’une lettre de son mari ; elle a, coup sur coup, deux violentes convulsions hystériques. Dans la nuit, indigestion , vomissements, diarrhée.

Le 2. Pouls à 100 ; peau chaude, sans sécheresse ; vers le soir, céphalalgie, douleur lombaire, pesanteur au périnée, transpiration extrêmement abondante toute la nuit. Le lendemain, au malin, apparition des règles. Douze accès seulement dans les vingt-quatre heures, pas de catalepsie,

Le 3. Même état, transpiration très-abondante, les règles coulent bien, douze attaques d’hystérie, pas de catalepsie, la sensibilité semble un peu plus vive que les jours précédents.

Le 4. Les règles cessent le soir, la transpiration en même temps qu’elles, pas d’accidents nerveux plus marqués. On applique inutilement quelques sangsues à la partie supérieure des cuisses pour rappeler les règles.

Le 8. Huit accès seulement, pas de catalepsie. (Régime tonique, viandes rôties, bordeaux ; sous-carbonate de fer, 1 gramme.) La malade présente, de temps en temps, un peu d’égarement.

Le 12. La sensibilité est un peu moins obtuse, Mme X ….. reconnaît une clef à la température et au toucher ; l’état général semble meilleur, et cependant la malade est plus excitable depuis l’apparition des règles. A l’occasion d’une lettre de son mari, elle est prise d’une attaque d’hystérie, et, pour la première fois depuis Je 2 décembre, d’un accès de catalepsie.

Rien de nouveau jusqu’au 14 ; nous notons toujours la même excitabilité. Il nous semble évident qu’une pensée dominante [p. 154] occupe l’esprit de Mme X…. ; elle est rêveuse, distraite ; elle avoue elle-même que ses attaques de nerfs lui viennent sans quelle essaye de se dominer. Nous ne pouvons obtenir d’elle aucun effort soit pour se lever, soit pour marcher ; son état peut être caractérisé par ces mots : inertie morale et physique.

Le 14. Le médecin de Mme X ….. vient la voir ; il l’engage, comme nous, à faire quelques efforts pour modifier son état ; il lui tient un langage beaucoup plus ferme que d’habitude , elle s’en étonne. On lui présente une lettre : aussitôt violentes attaques d’hystérie, avec catalepsie ; trois fois ou lui présente la lettre, trois fois elle est reprise de convulsions, et, au sortir de chaque accès, elle n’a nullement conscience de ce qui vient de se passer, elle a oublié la lettre qu’on lui a présentée,

Depuis ce moment jusqu’au 20 décembre, on remarque beaucoup d’apathie ; on obtient à grand’peine de faire marcher la malade dans son appartement, bien qu’elle se soutienne mieux. Je l’oblige à descendre au jardin, mais bientôt elle se plaint de ne pouvoir se soutenir ni marcher, et elle remonte dans son appartement.

Moyenne des accès, 10 par vingt-quatre heures.

Le 29. Depuis quelques nuits, la domestique de veille s’aperçoit qu’à trois heures du matin, Mme X…, après un accès d’hystérie, tombait en catalepsie, puis était agitée, causait tout haut, voulait sortir de son lit , ou elle avait souvent beaucoup de peine à la retenir : à cinq heures, cet état d’agitation cessait à près une nouvelle convulsion hystérique, et vers sept heures du matin la malade s’endormait. Nous donnâmes l’ordre à la domestique de ne s’opposer en rien aux mouvements de la malade, et de venir nous prévenir. Voici les phénomènes que nous avons observés et recueillis, M. le Dr Motet et moi.

A trois heures, Mme X…, est prise de convulsions d’une rare violence, puis elle se lève, s’habille, fait sa toilette seule, sans aide, déplace les meubles qui s’opposent à son passage, sans jamais les heurter : autant elle était insouciante et peu active dans la journée, autant elle met de vivacité à accomplir pendant la nuit les actes les plus variés. Nous la voyons se promener dans son appartement, ouvrir les portes, descendre an jardin, sauter sur les bancs avec agilité, courir…, et tout cela, fait beaucoup mieux que pendant la veille, puisqu’il lui fallait alors un bras pour la soutenir. La [p. 155] démarche était assurée; le regard d’une fixité remarquable, la pupille très-dilatée, pas de dignement ; le pouls calme, régulier ; la

sensibilité complètement abolie. Pas de réponse ni d’attention aux questions qu’on lui adresse, et cependant elle nous voit, mais sans nous reconnaître, nous ne sommes pour elle que des obstacles matériels qu’elle tourne quand nous nous mettons devant elle pour lui barrer le passage. A cinq heures moins dix minutes, Mme X… quitte le jardin, remonte dans sa chambre, se hâte de se déshabiller, de se mettre au lit, comme si elle avait le pressentiment que la crise allait cesser, et à peine couchée, elle est prise d’un accès d’hystérie aussi violent que le précédent. Elle se réveille, s’assoit sur son lit, s’étonne de voir la domestique levée, de nous trouver près d’elle, et nous en demande la cause : elle ignore complètement ce qui vient de se passer. Dans la journée, elle s’aperçoit de la disparition d’objets dont elle s’était servie la nuit, elle s’en plaint hautement, et soupçonnant la timidité de sa domestique, nous prie de la renvoyer pour lui en donner une autre. L’oubli était donc complet.

Le 30. Les mêmes phénomènes se répètent exactement semblables à ceux de la nuit précédente.

Le 31 décembre et 1er janvier, la scène fut bien différente : à trois heures du matin, la convulsion hystérique apparut beaucoup plus violente encore, et fut suivie sans transition de catalepsie, puis d’extase. L’hallucination de l’extase devait être effrayante, à en juger par l’expression de la malade, et l’altitude qu’elle nous présentait ; elle était assise sur son lit, les yeux fixes, largement ou verts, les bras étendus, paraissant suivre toutes les péripéties d’un drame qui se passait sous ses yeux, puis brusquement elle se jeta en avant, en s’écriant : « Laissez-les-moi ! Laissez-les-moi ! Ne les faites pas mourir !…. Ces affreuses bêtes vont les dévorer ! » Et elle poussa un cri déchirant. C’est alors qu’elle se leva, s’habilla comme les nuits précédentes, à cela près qu’elle agissait avec une activité plu grande. Aussitôt sa toilette terminée , elle court à sa fenêtre, saute sur l’appui de la croisée, essaye de se précipiter : la persienne fermée l’arrête, elle la secoue violemment, essaye de la disjoindre ;

elle se précipite dans la chambre, et tombe sur le parquet sans se réveiller. Elle monte sur les chaises, sur la commode, se précipite encore ; ses traits contractés, ses gestes violents, témoignent du mécontentement que lui cause notre intervention , mais elle ne [p. 156] nous reconnait pas, et ne prononce aucune parole. L’un de nous passe dans la pièce voisine, ferme d’un tour de clef la porte de l’appartement, dans la crainte qu’elle veuille sortir ; elle accourt aussitôt, veut s’emparer de la clef, et lutte avec celui de nous qui l’avait en sa possession. Nous éteignons la lumière, elle va aussitôt à sa table de nuit, prend une boîte d’allumettes, et rallume sa lampe.

A cinq heures, elle se déshabille, se couche, et est prise d’un accès d’hystérie : nous avions eu le soin d’enlever la pendule qui était sur la cheminée, pour que rien ne lui fit connaître l’heure.

Somnambulisme du 2 janvier. Les essais de précipitation ayant échoué Mme X… prépara et exécuta devant nous une nouvelle tentative de suicide. Après avoir parcouru les différentes pièces de son appartement, après avoir ouvert ses meubles, se tiroirs, en témoignant une vive impatience, comme si elle n’eût point trouvé ce qu’elle cherchait, elle prit un des cordons de son jupon, le tira violemment entre ses mains pour en essayer la solidité, fit une anse à l’une des extrémités, monta sur une chaise, et attacha solidement l’autre bout â l’espagnolette de sa fenêtre. Ces préparatifs terminés, elle resta immobile, comme plongée dans une réflexion profonde, puis se mit à genoux, fit le signe de la croix, et sembla prier pendant quelques minutes. C’est alors que nous la vîmes s’approcher de la fenêtre, monter sur un tabouret, se passer le nœud autour du cou, et s’abandonner à son propre poids. Nous étions aux dernières limites de l’expérimentation, je coupai la corde, et la pauvre malade témoigna, par l’expression contractée de son visage, du mécontentement que lui causait la main invisible qui luttait ainsi contre ses projets.

Somnambulisme da 3 janvier. La nuit suivante nous fûmes témoins d’une autre tentative plus digne encore que la précédente de fixer l’attention. Le lendemain de cette scène si émouvante, le somnambulisme revient à son heure fatale : Mme X… imagine un nouveau moyen de suicide. Elle prend un verre, le remplit d’eau, cherche son porte-monnaie, y trouve plusieurs pièces de différentes valeurs ; choisit entre quelques sous ceux qui lui semblent tes plus sales, et les dépose au fond du verre. La liqueur ainsi préparée est portée par elle dans son armoire, dont elle a soin de fermer la porte ; aussitôt elle va s’asseoir à sa table de travail, [p. 157] placée dans la pièce voisine, et commence une lettre qu’elle adresse à sa famille. Pendant ce temps je m’étais éloigné pour prendre le verre, quand Mme X…, qui n’avait nullement remarqué mon absence, accourt au léger bruit que fait la clef, et s’en empare avec rapidité : elle marche avec agitation dans sa chambre, monte sur l’appui de sa fenêtre, en descend presque aussitôt, revient à sa table, et continue sa lettre avec une aisance et une facilité d’expressions, qui ne lui étaient point habituelles à l’état de veille.

Cette lettre, si pleine de sentiments et si bien en rapport avec l’état mental de la malade, est transcrite dans la seconde partie de ce travail.

L’heure où la crise devait se terminer était venue, Mme X… se déshabille, se couche, est prise de convulsions comme d’habitude, et à son réveil nous témoigne sa surprise de nous voir près d’elle. Nous eûmes bien garde de lui parler de ce qui venait de se passer ; nous la vîmes toute la journée fort contrariée de ne point trouver la clef de son armoire, qui renfermait des objets de toilette dont elle était obligée de se passer, c’est en vain que nous la cherchâmes dans tout l’appartement; et elle se prit à suspecter de nouveau la fidélité de sa bonne.

Il n’y avait point de doutes possibles, l’oubli était encore complet !

Somnambulisme du 4 janvier. A trois heures, Mme X… est prise de convulsion hystérique, d’extase avec hallucination, et entre dans le somnambulisme en s’écriant : « La mer va les engloutir !…. » Elle se lève, s’habille, va droit à sa fenêtre, prend la clef qu’elle avait, la nuit précédente, suspendue à notre insu entre deux lames de la persienne, ouvre son armoire, et porte sur sa commode, au pied d’un crucifix, le verre qui contenait la boisson préparée. Je verse précipitamment l’eau qu’il renfermait , et je la remplace par de l’eau sucrée à l’insu de Mme X…, occupée dans une autre pièce. Quelques instants après, elle se rapproche ; les coudes appuyés sur la commode, la tête entre les deux mains, elle fixe les yeux sur le Christ, et semble prier avec un profond recueillement ; sa figure s’anime peu à peu ; elle saisit le verre avec quelque hésitation et le jette aussitôt sur le parquet, revient à sa table, et écrit à sa famille cette autre lettre que voici ( voir à la seconde partie de ce travail). [p. 158]

A cinq heures, la malade se remettait au lit, se débattait dans un accès d’hystérie, et, en nous voyant près d’elle, nous remerciait de nos soins, nous demandait si elle avait été plus malade, étonnée qu’elle était de notre visite à une heure si matinale. Dans la journée, en apercevant à son armoire la clef qu’elle avait tant cherchée la veille, elle fut fort surprise, et nous dit qu’elle vivait au milieu de mystères qui la fatiguaient, qu’elle avait hâte de rentrer dans sa famille.

Ce fut là le dernier terme des tentatives de suicide faites par Mme X… ; depuis lors elle ne nous présenta plus rien de semblable, bien que le somnambulisme se répétât plusieurs nuits encore.

La journée du lendemain ne fut pas moins remarquable, à cause de la succession rapide de toutes les manifestations que nous avions observées jusqu’alors, à cause de leur singulier mélange ; et quelle que soit déjà la longueur de cette observation, je ne puis passer sous silence des faits qui prouvent, à l’évidence, l’identité de tous ces phénomènes.

Journée du 6 janvier. A midi, le beau-frère de Mme X…. vient la voir ; elle l’aperçoit de loin, et est prise aussitôt d’un violent accès d’hystérie. Cet accès dure dix minutes, est suivi d’une période de catalepsie d’environ dix minutes aussi ; puis survient un second accès d’hystérie de cinq minutes qui se termine par un cri, au milieu duquel nous entendons ces mots, répétés plusieurs fois : « Emmenez-moi ! je veux voir mes enfants !… » Mme X… revient à elle ; on essaye de la calmer en lui parlant de son état, lui disant qu’elle a besoin de soins ; elle nous comprend à peine. Il était alors midi et demi, son beau-frère la quitta, et, à partir de ce moment, nous restâmes près d’elle jusqu’à six: heures du soir.

Elle n’eut plus alors de répit ; nous vîmes tour à tour se succéder l’hystérie, la catalepsie, l’extase, le somnambulisme, et ces névroses se mêler l’une à l’autre.

A peine son beau-frère l’eut-il quittée qu’un nouvel accès d’hystérie éclata avec une intensité extrême, Mme X… eut des mouvements convulsifs d’une telle énergie que la tête, renversée en arrière, reposant sur le sol, les pieds appuyés par l’extrémité des orteils seulement, l’arc formé par la colonne vertébrale était distant du sol, dans le point le plus élevé, d’au moins 50 centimètres. [p. 159] nous profitâmes d’une période de catalepsie pour déshabiller la malade et la mettre au lit ; nous avions constaté son état cataleptique en la mettant en équilibre sur les ischions, les bras levés en l’air, et les membres intérieurs soulevés pareillement ; elle resta environ dix minutes dans cette position, ne touchant le sol que par une surface à peine égale à la paume des deux mains ; le pouls était calme, régulier, battait 90 fois par minute ; puis nous vîmes sa physionomie changer d’expression, la respiration devenir plus fréquente et plus bruyante, les yeux s’entr’ouvrir et se diriger vers un point de la chambre qu’ils ne quittèrent plus. Nous suivions attentivement toutes les nuances de la pensée de Mme X… ; elle avait bien évidemment une hallucination de la vue : son visage exprimait le plaisir, le bonheur ; elle étendit les bras, se souleva lentement, s’assit sur son lit, avança le corps et les bras dans la direction de son regard, et resta quelques secondes ainsi dans une véritable extase ; tout à coup elle ferma violemment les bras sur sa poitrine, on eût dit qu’elle y pressait quelqu’un ; puis elle poussa un cri affreux et dit : « Ne me les enlevez pas, mes enfants, mes chers enfants, laissez-les-moi !… » Un nouvel accès d’hystérie survint, aussi violent que le précédent , et, quand il fut terminé,  Mme X… passa la main sur son front et nous dit : « Où sont-ils ? pourquoi me les enlever ?… » En vain nous essayâmes de la rassurer, nous lui dimes qu’elle avait fait un rêve, et qu’elle avait pris pour une réalité ce qui n’avait existé que dans son imagination. Rien ne put la convaincre ; elle eut tout aussitôt une nouvelle convulsion, suivie de catalepsie, puis d’extase ; c’était un spectacle émouvant de voir les impressions se traduite sur sa physionomie, le geste ajoutait encore son expression à celle du visage ; ses enfants étaient toujours bien là devant elle ; un moment elle crut les saisir, ses mains se fermèrent contractées ; elle luttait contre une force plus grande que la sienne qui cherchait à les lui arracher ; nous la voyions résister avec une incroyable énergie ; et, comme si vaincue par une puissance plus grande que la sienne contre laquelle ses efforts se brisaient , elle poussa un cri de douleur affreux, et de l’extase tomba dans un accès d’hystérie, au milieu duquel elle prononçait ces mots : « C’est par trop cruel de me les enlever ! je vous en prie, laissez-les moi ! »

Elle ne revint pas à elle, et sembla vouloir sortir de son lit. [p. 160] Nous la laissâmes faire ; elle s’habilla précipitamment, et, sans dire un mot, le regard fixe, sans expression, elle se dirigea vers la porte et descendit dans le jardin.

Nous lui offrîmes le bras ; elle accepta, et nous commençâmes à nous promener. Arrivée à la porte du jardin, elle voulut sortir : nous nous y opposâmes. Elle ne fit pas rie résistance ; tout à coup elle s’arrêta et nous dit : « Y-a-t-il bien loin d’ici chez moi ? —Pourquoi, Madame ? —C’est que je veux partir ; mes enfants m’attendent. » Nous ne lui répondons pas et nous continuons à marcher, lui faisant quelques questions auxquelles elle ne répond pas, et ne porte du reste aucune attention. Nous étions près d’un banc : elle monte dessus et semble vouloir escalader le mur ; elle descend, marche, s’arrête encore : « Je vois mes enfants », dit-elle. Elle quitte mon bras, les mains étendues, l’œil fixe et dirigé vers un point, elle avance lentement ses pieds l’un après l’autre, semblant craindre de troubler par le moindre bruit la vision qui l’occupait toute entière. Bientôt elle ne fait plus aucun mouvement. Nous lui levons les bras : ils gardent la position que nous venions de leur donner ; le pied gauche était resté en arrière, appuyé par les orteils sur le sol, nous le soulevons aussi, et Mme X… resta debout, immobile, en équilibre sur le pied droit pendant au moins cinq minutes. Ce n’était plus de l’extase pure, c’était en ce moment de la catalepsie, et ces deux phénomènes étaient survenus au milieu d’un véritable somnambulisme.

Elle était complétement insensible et respirait à peine : ses bras s’abaissent peu à peu, sa tête s’incline, la respiration devient plus fréquente, et un accès d’hystérie est la fin de cet état.

Revenue à elle, nous lui demandons ce qu’elle avait, et elle nous répète encore : « Je viens de voir mes enfants ; on ne me les laisse que quelques instants, et on les emporte. C’est affreux ! »

Un moment après, elle veut se remettre en marche pour les rejoindre ; nous la suivons. Elle se croyait sur la route, et chaque pas, disait-elle, la rapprochait de ses enfants. Nous marchons un peu plus vile, elle accélère sa marche comme nous ; nous commençons à courir, elle court aussi, et nous sommes alors témoins d’un fuit bien remarquable. J’avais quitté le bras de Mme X… et je lui avais dit, toujours courant près d’elle, qu’il fallait faire ainsi vingt fois le tour du jardin. Elle m’avait répondu machinalement qu’elle [p. 161] le voulait bien. Depuis quelques minutes elle ne parlait plus, les traits de son visage n’avaient plus aucune mobilité, le regard était redevenu fixe, et cependant les mouvements se continuaient avec la même allure. Frappé de l’expression de Mme  X…., je m’arrêtait ; mais elle, semblable à une machine mue par un ressort, continue à accomplir seule le mouvement qui lui avait été imprimé, allant sans hésitation, mais aussi sans conscience, dans la route tracée devant elle ; et cette femme, brisée par les accès antérieurs, fit ainsi, sans témoigner de fatigue, sans proférer un seul mot, dix fois de suite le tour du jardin.

Nous l’arrêtons : elle reste immobile, ne répond point à nos questions ; mais bientôt elle passe de l’impassibilité à l’animation : son visage rayonne de joie, elle ouvre ses bras, fait quelques pas, rejette vivement sa tête en arrière, la prend dans ses deux mains, pousse un cri de douleur, tombe en convulsions, et revient à elle en nous disant : « Où sont-ils ? je viens cependant bien de les voir là ! » et son doigt nous montrait la place où elle avait cru voir ses enfants.

Les phénomènes que je viens de décrire se prolongèrent sans rémission tout le reste de la journée : singulier mélange d’hystérie, d’extase , de catalepsie, de somnambulisme !… Cependant il est un fait que je ne veux point passer sous silence : Vers quatre heure, on vint m’avertir qu’une caisse contenant divers objets venait d’arriver à l’adresse de Mme X…. J’espérai un instant que cette circonstance pourrait faire diversion et modifier son état ; cinq fois de suite je retirai de la caisse les lettres et les objets qu’elle contenait (ménageant les surprises, je voulais les rendre plus vives), cinq fois de suite elle passa par les mêmes phases d’hystérie, d’extase et de catalepsie, de catalepsie, d’extase et d’hystérie, perdant à chaque accès le souvenir de ce que nous lui avions montré et revoyant chaque chose comme si c’était la première fois.

Somnambulisme de la nuit du 6. Les accidents si multipliés de la journée nous faisaient redouter la crise de la nuit. A trois heures du matin, Mme X…., comme les nuits précédentes, se lève, s’habille. En arrivant près d’elle, je lui souhaite le bonjour ; elle me tend la main. Je lui demande si elle va mieux ; elle me fait signe que oui. Sa toilette faite, elle se dispose à sortir. Je lui dis qu’il fait bien froid, qu’il est plus sage de rester dans sa chambre. Elle [p. 162] m’écoule, n’insiste pas, se met à sa table, et écrit à son mari une lettre très-raisonnable pour le remercier de la caisse qu’il lui a envoyée dans la journée, lui disant que, malgré le désir qu’elle a de retourner chez elle, elle attendra patiemment sa guérison complète. A cinq heures, elle se couche : survient l’accès d’hystérie ; elle se réveille, ne témoigne aucun étonnement de nous voir près d’elle, et nous remercie affectueusement de nos soins. Interrogée sur la journée précédente, elle ne peut rien en dire, et la preuve qu’elle n’a pas ru en effet un seul instant de calme, c’est qu’elle avoue que ce jour n’avait point existé pour elle, qu’il était à rayer complètement de sa vie.

Du 7 au 15 janvier, nous observâmes un peu près les mêmes phénomènes : toutefois leur intensité fut moins grande, l’intelligence devint peu à peu plus nette. Le 14, les accès s’éloignèrent un peu, et le calme reparut ; pendant la nuit, le somnambulisme n’en exista pas moins avec sa durée invariable de deux heures : ce ne fut qn’à cinq heures du malin qu’il cessa, ne laissant aucun souvenir de ce qui s’était passé.

A dater de ce jour, le somnambulisme ne reparut plus ; seulement il y eut pendant cinq ou six nuits encore une période d’excitation, pendant laquelle la malade s’entretenait avec sa fille ainée, faisant à la fois les demandes et les réponses. Cet état durait de trois à cinq heures, et répondait exactement aux périodes de somnambulisme.

Du 15 janvier au 1er février. Depuis quelques jours, Mme X… refuse presque complètement de prendre des aliments, et se plaint de souffrir de l’estomac ; les convulsions hystériques diminuent de nombre, et à mesure qu’elles s’éloignent, elle accuse des douleurs épigastriques d’autant plus vives, et qui reviennent par accès de cinq à dix minutes de durée. Peu à peu les douleurs épigastriques se substituent aux convulsions hystériques, et nous n’observons plus que quelques mouvements semi-convulsifs, avec conservation complète de l’intelligence.

Le 20, vésicatoire au creux épigastriques. Aucun résultat.

Lé 21, pansement avec 0,025 milligr. de chlorhydrate de morphine. Peu de modification. Les Les 22 et 23, deux pilules d’extrait de noix vomique. Nous n’observons rien. [p. 163]

Les jours suivants, nous donnons 2 grammes de chloroforme en potion, puis l’extrait thébaïque à la dose de 30 centigrammes par jour, sans être plus heureux. Cependant, le 30, Mme X…. s’endort d’un sommeil très-profond, dort ainsi quatorze heures consécutives sans être réveillée par ses accès de gastralgie, qui, à partir de ce jour, diminuèrent de nombre, mais en restant toujours aussi douloureux.

3 février. Les règle apparaissent accompagnées de quelques douleurs lombaires et d’un peu de céphalgie.

Du 4 au 31. Les accès de gastralgie disparaissent pour faire place à une autre manifestation morbide. L’estomac est tout d’abord le siège d’une sensation de reptation qui envahit successivement l’œsophage, puis le pharynx : arrivée là, elle se transporte en quelque temps sur le larynx, et détermine un accès de toux avec inspiration bruyante, qu’on ne saurait mieux comparer qu’à celle de la coqueluche, bien qu’elle soit moins fortement accentuée ; ces accès de toux durent deux ou trois minutes, ne sont accompagnés ni de fièvre, ni d’expectoration, peu à peu ils vont se rapprochant au point qu’ils deviennent presque continus, et déterminent une violente douleur en ceinture correspondant aux attaches du diaphragme, et un sentiment de déchirure en arrière du sternum, si pénible que la malade n’a pas un instant de repos ; je n’ai jamais vu de toux aussi opiniâtre, aussi fatigante ! elle dura environ quinze jours, et ne céda encore qu’à l’usage de l’opium à haute dose. L’action de l’opium fut plutôt une action de déplacement qu’une action curative ; car· nous vîmes succéder à la toux de violentes douleurs, dans tout le côté gauche du corps, avec des points douloureux, surtout à la face ; puis une névralgie lombaire tellement vive que la malade ne put, pendant plusieurs jours, faire aucun mouvement ; puis enfin des vomissements glaireux, qui s’établirent d’une manière intermittente, durèrent pendant deux mois au moins, et furent la dernière phase de la longue série d’accidents nerveux que nous présenta Mme X…

Mars. Tous les soirs, de six à onze heures, 3 ou 4 vomissements nerveux ; pendant tout ce mois, le vomissement fut le phénomène dominant, à cause de sa persistance et de sa périodicité régulière. L’état de la malade se modifie du reste d’une manière très avantageuse ; les accès d’hystérie ne se montrent plus qu’au nombre de [p. 164] 3 ou 4 dans les vingt-quatre heures, encore· sont-ils moins longs et moins violents. Mme X… prend des forces, de la gaieté ; ne présente plus de troubles des facultés intellectuelles ; elle sort de son isolement, et peut rendre quelques visites.

Nous essayons de combattre les vomissements par l’enveloppement avec le drap mouillé, par l’usage du sulfate de quinine, à la dose de 1 gramme à 1 gramme 50 ; tous ces moyens échouent, bien que nous soyons allés jusqu’aux phénomènes de l’ivresse quinique,

Avril. Persistance des vomissements avec les mêmes caractères. Les règles paraissent à leur époque, n’amènent aucun trouble, et durent trois jours. Mme X…. passe à plusieurs reprises, cinq ou six jours de suite, sans attaques d’hystérie, elle prend régulièrement des bains sulfureux.

On revient encore, pendant trois jours consécutifs, à l’usage du sulfate de quinine, sans obtenir de meilleurs résultats.

Mai. Les vomissements sont le seul phénomène qui persiste ; la malade a repris son embonpoint, sa gaieté d’autrefois, ses habitude en un mot.

Nous tentons alors une médication substitutive : chaque soir, vers cinq heures, pendant trois jours, nous faisons prendre par cuillerées une potion contenant 1 gramme de poudre d’ipécacuanha, et 0,10 de tartre stibié, de manière à remplacer le vomissement nerveux par un vomissement provoqué. Cette médication eut le plus heureux effet, car, huit jours après, les vomissements ne reparurent plus.

Mme X…. avait repris toutes les apparences de la santé. A quelques jours de là, elle vit son mari, dont elle était séparée depuis plus de cinq mois ; elle se montra bonne et affectueuse pendant cette visite, et n’éprouva aucun accident nerveux.

Le 14, elle retourna dans sa famille ; depuis lors, j’ai vu quelquefois Mme X…, j’ai eu souvent de ses nouvelles, et je sais que la guérison ne s’est point démentie ; il existe bien, à de longs intervalles, des moments d’agacement, il y a même eu quelques attaques de nerfs, mais jamais elles n’ont pris un caractère alarmant, et rien, en un mot, n’est venu compromettre une guérison qui s’était fait si longtemps attendre ; l’an dernier Mme X…. est devenue enceinte, et sa grossesse est arrivée à terme, sans accident. [p. 165]

SECONDE PARTIE

La malade dont je viens de rapporter l’histoire avec tant de détails a présenté des troubles bien remarquables dans les fonctions de la sensibilité, de la locomotion et de l’entendement.

Les violents accès convulsifs, l’anesthésie superficielle et profonde, l’hyperesthésie localisée , les vomissements opiniâtres et régulièrement intermittents, la toux suffocante et convulsive, l’extase, la catalepsie et le somnambulisme, sont les phénomènes pathologiques les plus saillants de cette observation.

Ces accidents nerveux peuvent, d’une manière générale, être rangés sous deux chefs :

1° Les uns ont existé d’une manière continue, permanente ; ce sont les accès convulsifs, et l’anesthésie superficielle et profonde ; ils forment la base de la maladie, le fonds commun sur lequel se sont développés les accidents dont je veux plus particulièrement discuter la valeur.

2° Les autres, remarquables au contraire par leur mobilité si grande, leurs transformations rapides, n’appartiennent qu’à l’une des phases de la maladie ; nés dans la période ascensionnelle (2) de l’hystérie, ils ont grandi avec elle, et déjà ils avaient disparu [p. 166] que l’anesthésie et la convulsion existaient encore : je veux parler de l’extase, de la catalepsie , et du somnambulisme.

L’extase comme la catalepsie se sont montrées sous leurs formes les plus complètes, rarement séparées, presque toujours associée l’une à l’autre, et tellement unies aux accès du somnambulisme qu’il serait impossible de les en séparer.

Les accès de somnambulisme avaient constamment pour point de départ de violentes convulsions d’hystérie avec extase cataleptique ; la périodicité régulière de leur retour, leur durée toujours la même, en quelque sorte fatale, le cercle invariable d’idées dans lequel s’exerçait l’intelligence de Mme X…., et les impulsions suicides qu’elle ne cessait de manifester, sont les traits principaux de cette crise pathologique. C’était chose remarquable de voir cette malade, qui pendant la veille nous présentait une organisation peu active, une volonté sans résistance, en un mot un cachet de faiblesse générale, s’offrir à nous dans la période somnambulique avec une activité développée, une volonté puissante, des déterminations énergiques.

Quel était le but de cette activité ? Le suicide !

Quel était le principe de cette détermination ? Probablement les conditions de la maladie elle-même.

La longue durée de l’affection, les mutations nombreuses que présentaient les accidents, l’éloignement de sa famille et de ses enfants, attristaient profondément Mme X…. ; souvent elle nous disait : « Mais quand tout cela finira-t-il donc ? je suis bien malheureuse ! » Et elle écoutait volontiers alors les paroles d’encouragement que nous lui donnions, et nous remerciait affectueusement de nos soins. Mais aussitôt entrée dans la crise, son esprit et ses sens se fermaient à la plupart des impressions du dehors, tout son être physique et moral se mettait au service de l’idée de suicide : elle pensait, combinait, agissait, pour arriver à ce but, et nous présentait ainsi chaque fois le délire le plus systématisé, le plus complet, qu’il soit possible d’observer ; les tentatives de précipitation, d’empoisonnement, de pendaison, auxquelles nous avons assistés en sont la preuve. Les yeux fixes et largement ouverts, la démarche assurée, elle préparait elle-même tout ce qui pouvait servir à ses desseins ; si nous nous mettions devant elle pour contrarier ses projets, pour lui barrer le passage, elle ne voyait en nous que des [p.167] obstacles qu’elle tournait, évitait, bousculait, sans jamais nous reconnaître. Et cependant ses sens éraient éveillés, mais ils n’exerçaient leur action que dans une sphère restreinte, toujours en rapport avec l’idée dominante. L’heure de la crise terminée, survenait invariablement un accès d’hystérie semblable à celui du début, après quoi la malade se réveillait, nous témoignait quelque surprise de nous voir près d’elle, et nous demandait le motif de notre présence.

Mais, si les déterminations et les actes observés dans le somnambulisme avaient pour principe les préoccupations de la veille, il fant au moins remarquer qu’en dehors de cette crise, Mme … , dirigée par la raison, et retenue par l’amour maternel, ne nous a jamais manifesté de sinistres projets. Le trouble de son esprit et l’entraînement de ses hallucinations la conduisaient au suicide ; c’est du moins ce que nous allons essayer de démontrer.

La vie semble partagée pour elle entre le monde réel qui l’entoure et le monde de son imagination. Ces deux phases, si différentes en apparence, si nettement séparées par l’oubli, ne sont cependant que le reflet d’une même idée, obscure et lente à l’état de veille, vive et rapide à l’état de somnambulisme. Quitter la maison, revoir ses enfants, sont l’objet de tous ses vœux , de tous ses désirs : « Mes enfants m’attendent, nous disait-elle souvent, ils

me demandent, ils ont besoin de moi ! » L’hallucination de l’extase, apparue tout à coup, donnait à ces pensées des couleurs plus vives, des reliefs plus saillants ; alors ses enfants s’offraient à sa vue, elle les voyait exposés aux plus grands dangers : tantôt ils s’enfonçaient dans la mer tout près de se noyer, tantôt ils étaient sur le point d’être dévorés par des bêtes féroces, tantôt un incendie allait les engloutir, et Mme X…., triste victime de cette affreuse hallucination, prenait dans sa crise extatique les expressions les plus vives de la frayeur et du désespoir. C’était au milieu de semblables conditions, au milieu des angoisses de cette hallucination terrible que survenait invariablement le somnambulisme (3). [p. 168]

Mme X… se levait , s’habillait comme elle le faisait chaque matin ; elle ouvrait sa commode, son armoire à glace, prenait sans hésitation chaque objet nécessaire et se livrait devant nous aux mille détails de sa toilette, sans réserve, sans pudeur.

Nous causions à haute voix, nous nous placions en face d’elle dans la partie la plus éclairée de sa chambre, nous frappions violemment à son oreille une cuiller sur le fond d’un instrument de cuivre, rien ne pouvait lui révéler notre présence ; le mouvement, la couversasion, le bruit, n’avaient aucune prise sur ses sens.

Aussitôt sa toilette terminée, Mme X…. va, vient dans sa chambre avec une activité plus grande, sa physionomie prend une expression inquiète et sombre, et nous la voyons , sous l’empire de l’idée exclusive, tenter successivement tous les modes de suicide. Elle monte sur les chaises, se précipite de toute sa hauteur ; elle monte sur sa commode, essaye de se précipiter ; court à sa fenêtre, se précipite dans sa chambre et tombe presque jusqu’à terre, sans que la violente secousse qu’elle avait éprouvée ait pu la réveiller.

Dans une autre nuit, nouvelles tentatives ; elle prépare tout pour se pendre et exécute sous nos yeux son funeste projet, qu’elle eût réalisé sans notre intervention.

Vingt-quatre heures après, Mme X…. combine un empoisonnement. Dans la nuit du 3 janvier elle prépare un breuvage meurtrier, elle écrit à sa famille une lettre d’adieux et lui annonce se déterminations …….. Voici quelques-unes de ses phrases : « Je  [p. 169] veux mourir ! ma santé je le vois bien, ne reviendra jamais ; car, je le sens, ma tête est perdue ! Adieu. Lorsque vous recevrez cette lettre je n’aurai plus longtemps à vivre ; demain, à pareille heure, j’aurai pris le fatal poison qui, dans ce moment, infuse ; encore une fois, adieu ! »

La lettre était correcte, parfaitement écrite, et portait même la date du jour commencé quelques heures avant.

La nuit suivante, à trois heures, nouvelle crise. Mme X…. se lève, prend le verre, s’arrête devant un crucifix, semble faire une prière avec l’expression d’un profond recueillement, puis tout à coup, saisie d’une résolution soudaine, elle jette loin d’elle le breuvage préparé, et écrit en toute hâte à sa famille cette lettre remarquable :

« Au moment où j’allais prendre cette boisson meurtrière, un ange m’est apparu et a fait comme dans le sacrifice d’Isaac : il m’a retenu le bras en me disant : « Pense à ce que tu vas faire, tu as mari et enfants ! » alors, en attendant ces paroles, mon cœur a frémi, et j’ai senti renaitre en moi l’amour conjugal et l’amitié maternelle, mais mon cœur est encore bien malade et ma tête bien faible. Pardonencore une fois de cette fautesi grande à vos yeux et aux miens ! »

Cette seconde lettre, rapprochée de la première, s’en distingue par une écriture moins nette, des lignes moins régulières, elle porte le cachet de l’émotion vive au milieu de laquelle elle a été écrite.

Tels sont les faits les plus saillants que nous offrit le somnambulisme de Mme X….

Pouvons-nous les considérer comme un simple effet du souvenir et de la mémoire ?

Je n’hésite point à répondre par la négative.

Quelle distance, en effet, sépare ces conditions de celle du sommeil et du rêve ? Toute la distance qui existe entre les actions nerveuses dans les maladies, et les actions nerveuses dans la santé. Mais, avant de rechercher les différences de l’état de rêve et de l’état de somnambulisme, demandons-nous tout d’abord s’il existe deux espèces de somnambulisme.

La première, qui a été appelée simple, essentielle, me paraît n’être qu’un épisode du sommeil de quelques dormeurs, dont [p. 170] quelques-uns des accidents les plus simples et les plus fréquents prennent des proportions inaccoutumées, mais dont les phénomènes affectent les apparences des actions habituelles de la veille. C’est le rêve mimé, parlé ; il puise, dit M. Cerise, il puise très-probablement les éléments de son mécanisme à la même source que le rêve muet et immobile du dormeur ordinaire. En effet, quelle différence y-a-t-il entre le simple dormeur et le somnambule qui se lève et marche dans sa chambre, ouvre sa fenêtre et la referme, répond aux voix qu’il croit entendre, et exécute ainsi les actes qui lui sont le plus familiers à l’état de veille ? Une différence considérable, répond M. Lemoine, si l’on compare l’immobilité de celui-là et l’activité physique que déploie le dernier ; mais le sujet de leurs rêves est des plus ordinaires, et je ne vois vraiment entre eux de différence que dans l’état des organes plus ou moins soustraits à l’inertie du sommeil. Il est peu de dormeurs qui ne parlent, ou ne crient, ou ne pleurent, ou ne gémissent, ou ne soupirent, qui ne s’agitent sur leurs couches, qui ne remuent, si légèrement que ce soit, quelqu’un de leurs membres, ou la tête, ou les lèvres ; il est peu de sommeils qui , pendant toute leur durée, enchainent le corps dans l’immobilité la plus complète, dont le réveil trouve le dormeur dans la même position que l’assoupissement a faite à ses membres ; il est peu de rêves qui soient renfermés si rigoureusement dans les limites les plus étroites de l’esprit, qu’ils ne se trahissent par aucun mouvement ni par aucun signe. Le dormeur passe à chaque instant, par une transition insensible, du simple sommeil au somnambulisme. Il suffit que la fatigue, l’inquiétude morale ou un mauvais rêve nous agite, pour que les premiers degrés du somnambulisme succèdent au sommeil. Cependant nous ne sommes pas plus malades lorsque notre sommeil est ainsi troublé par accident, que lorsque, pendant la veille, une vive émotion ou un violent effort fait battre notre cœur avec la rapidité de la fièvre. Il faut que cette accélération du sang qui circule se prolonge après sa cause première, ou devienne habituelle, ou dépasse certaines limites, pour que la maladie succède à la santé ; il faut que le sommeil soit constamment troublé par des accès somnambuliques, ou que le somnambulisme naisse d’une cause permanente et non passagère, pour que le sommeil soit décidément morbide et exceptionnel. [p. 171]

L’appellation de noctambulismeconviendrait peut-être mieux à cette première espèce.

La seconde, celle qui fait le sujet de ce mémoire, et c’est vraiment la seule qui mérite le nom de somnambulisme, appartient toujours à un état pathologique, et se rattache aux névroses par ses caractères et son expression symptomatique.

Si profond que soit le sommeil, si enchainé que soit l’esprit par le rêve, jamais le dormeur ne reste complètement insensible aux actions physiques ; le bruit, la douleur, le réveillent, ou sinon changent la direction de son rêve ; il n’échappe pas même aux influences organiques : le seul exemple d’une digestion laborieuse s’est offert mille fois à chacun de nous.

Qu’observons-nous chez notre somnambule ? Les conditions les plus opposées.

L’anesthésie est complète sur toute la surface de son corps, la sensibilité générale est abolie pour tous les organes des sens : j’ai pu promener la tête d’une épingle entre les paupières et le globe de l’œil, piquer la muqueuse à l’angle interne, sans déterminer ne clignement ni d’impression douloureuse ; la membrane muqueuse de la bouche, de la langue, des lèvres, est insensible au même degré ; les barbes d’une plume enfoncées profondément dans les narines et dans le conduit auditif laissent la malade impassible ; et cependant les sens, envisagés comme organes de sensations spéciales ont conservé un certain degré d’activité ; le bruit d’une clef dans une serrure est nettement perçu ; la vision s’exerce sur les objets qui entourent la malade, mais elle ne lui donne qu’une notion vague et incomplète de quelques-uns, rapide et complète pour quelques autres ; tant il est vrai que la sensation n’est éveillée en elle, qu’autant que la cause qui la provoque est en rapport avec son délire. La vue et l’ouïe ont même parfois une subtilité remarquable ; elle entend à distance des sons, des bruits, qui n’arrivent pas jusqu’à nous ; elle peut coudre, écrire, dans une obscurité assez grande pour que nos yeux ne distinguent pas les objets. Il m’a été facile, par une expérience bien simple, d’acquérir la certitude que ce n’étaient point là des effets du souvenir ; qu’elle ne voyait pas simplement par la pensée, d’après l’expression de M. Maury ; et que ses sens offraient un véritable état hyperesthésique. Au moment où Mme X…. était occupée à écrire, j’ai, à différente [p. 172] reprises, placé un corps opaque entre ses yeux et son papier ; tout aussitôt je la voyais s’interrompre en témoignant du vif mécontentement, bien que sa lampe fût à découvert sur la table, et répandit une vive lumière dans l’appartement,. Mais, si, continuant l’expérience, j’interposais le même objet entre ses yeux et la lumière, de manière à projeter sur la malade une ombre assez épaisse pour qu’il ne nous fût plus possible de distinguer la continuité des lignes, elle continuait à écrire, alors même que nos yeux n’apercevaient plus les caractères, et elle le faisait avec la même facilité, la même précision ; sa pupille largement dilatée, et sa rétine évidemment plus sensible, recevaient encore assez de rayons lumineux pour que la vision s’exerçât, dans des conditions plus ou moins analogues à celles des oiseaux ou des mammifères nocturnes, qui peuvent, au milieu des ténèbres, chercher leur nourriture, et poursuivre leur proie. Tout ce qui était en rapport avec la sphère d’activité de son esprit était rapidement perçu par ses sens, tandis qu’elle ne voyait en nous que des corps sans personnalité, des obstacles matériels, contrariant ses projets.

Est-il possible de rattacher au sommeil des phénomènes qui s’accompagnent de troubles aussi considérables, dans les fonctions dévolues au système nerveux tout entier !

Poursuivons les différences, et nous les trouverons tout aussi radicales dans l’élude des conditions psychiques du rêveur et du somnambule.

Considérant le rêve en lui-même, nous observons :

Que plus il a été singulier et pénible, plus il a captivé notre esprit et rempli notre sommeil, plus il laisse de traces au réveil ;

Qu’il varie d’une nuit à l’autre avec l’état des organes ou les impressions du jour ;

Qu’il n’a jamais d’autre élément que l’exercice involontaire de nos facultés ;

Que l’attention est impossible dans le sommeil, et que le rêve s’évanouit aussitôt qu’on essaye de le fixer.

En regard de ces conditions, consenties par tout le monde, nous avons une crise qui se répète toujours semblable à elle-même, invariable dans son retour comme dans sa durée, apparue au milieu des convulsions les plus violentes de l’hystérie et des accidents de l’extase cataleptique, elle enchaine l’esprit de la malade dans un [p. 173] cercle d’idées qui ont toutes le suicide pour objet. Chaque nuit ranime les mêmes conditions : Mme X…. témoigne d’une grande activité ; elle prépare et combine ses moyens ; elle poursuit son but avec ténacité ; elle a bien la volontéde mourir, puisqu’elle annonce à sa famille ses funestes projets ; n’a-t-elle pas aussi, jusqu’à un certain point, le sentiment de la valeurde ses déterminations ; car elle demande pardon de cette faute si grande !

Le sommeil et le rêve ont-ils jamais présenté cette unité d’action, cette vivacité de sentiments, cette activité volontaire ? Quelle que soit la solution que l’on voudra donner de ce problème, il importe de se souvenir que le fait capital, la véritable caractéristique de cette affection, est l’exercice des facultés et des sens dans un cercle restreint, toujours en rapport avec l’idée dominante, et exclusivement limité à son étendue.

Que reste-il au réveil ? L’oubli le plus complet. Tous les phénomènes qui remplissent la durée d’une crise sont pour la malade une scène distincte d’un drame étranger à sa vie habituelle ; de ce qu’elle ne se souvient plus, au réveil, de ce qui s’est passé dans son sommeil, tandis que, dans chaque crise somnambulique, elle a le souvenir de la précédente, faut-il penser que la veille et l’extase constituent deux vies séparées, deux personnalités distinctes ? Non assurément ! Je ne puis voir là avec MM. Lemoine, Cérise, etc., qu’un état pathologique dont les manifestations doivent être rapprochées des phénomènes de l’intermittence qui appartiennent aux névroses comme loi générale, et à tous les accidents qu’a présentés cette malade comme fait particulier.

Si je n’avais atteint les limites que je m’étais assignées en commençant ce travail, je pourrais montrer de nombreux rapprochements entre les faits que je viens d’exposer et ceux que nous observons dans les asiles chez l’aliéné suicide. Des deux côtés, même absence de liberté morale, même fatalité, même irresponsabilité légale ! C’est que ces phénomènes appartiennent l’un comme l’autre à un état pathologique du système nerveux cérébral ; c’est qu’ils sont la triste conséquence des perturbations physiques ou morales, héréditaires ou acquises, qui bouleversent à la fois l’esprit et l’organisme tout entier.

Notes

(1) Mémoire lu à la Société médico-psychologique dans la séance du 30 décembre 1859.

(2) Si le nombre plus ou moins grand des convulsions était la caractéristique du degré plus ou moins avancé de l’hystérie, j’aurais commis une grave erreur en considérant comme ascensionnelle la période de la maladie dans laquelle les convulsions n’étaient plus qu’au nombre de 10 à 12 par vingt-quatre heures, alors que nous les avions vues s’élever au chiffre de 44 et même 46. Les travaux modernes , entre autres ceux de J. Briquet, nom ont démontré que, parmi toutes les formes de l’hystérie , la forme convulsive est la plus élémentaire, qu’elle appartient en général aux premières manifestations de la maladie, et qu’elle se borne à des troubles superficiels des appareils de la vie de relation, locomotion et sensibilité. La maladie gagne-t-elle du terrain, la femme devient-elle de plus en plus hystérique, les accidents nerveux envahissent les appareils organiques ; l’estomac , l’intestin, la vessie, les poumons, le cerveau, se prennent à  leur tour, et de nouveaux symptômes apparaissent. Vouloir rattacher ces troubles fonctionnels, que l’hystérie détermine vers les organes intérieurs, à d’autre conditions qu’à des lésions de sensibilité, de locomotion, de sécrétions, serait, je crois, s’éloigner de la véritable interprétation des faits ; Sydenham les considérait comme des manifestations différentes d’une même unité pathologique ; l’école moderne les envisage comme la plus haute expression de la maladie hystérique.

(3) A l’appui de cette manière d’interpréter les faits, je veux rappeler ici un exemple que je trouve consigné dans différents auteurs : il prouve que les passions agitent et dominent les somnambules plus fortement  qu’à l’état de veille, et qu’ils se livrent à la colère, au désespoir, etc., suivant les dispositions de leur [p. 168] esprit, l’entraînement des visions apparues dans la crise somnambulique. Le somnambule est-il en proie au sentiment de la vengeance : l’œil étincelant, la figure pâle, les lèvres tremblantes, les muscles crispés et agités de mouvements convulsifs, la main brandissant une arme, il accomplit ses projets homicides. —Un moine, sombre et mélancolique de sa nature, rêve que son supérieur a tué sa mère : l’ombre de cette dernière lui apparait en songe et l’excite à la vengeance ; aussitôt il se lève, saisit un poignard, court comme un forcené à l’appartement de l’abbé, s’approche de son lit et frappe à coups redoublés, puis il regagne, calme et tranquille, sa cellule. Heureusement le prieur, auquel les coups étaient adressés, n’était pas encore couché , il était occupé à son bureau, sur lequel deux lampes brillaient de tout leur éclat, et le somnambule passa deux fois devant lui, les yeux ouverts, sans le voir. N’est-ce pas là la preuve la plus évidente que les somnambules sont insensibles aux: excitations du dehors, hormis celles qui sont directement en rapport avec leurs idées, leurs pensées et leurs sentiments ?

 

 

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