Emmanuel Cosquin. Cannibalisme et folk-lore. Extrait de « Les Contes indiens et l’Occident », (Paris), 1922, pp. 208-218.

Emmanuel Cosquin. Cannibalisme et folk-lore. Extrait de « Les Contes indiens et l’Occident », (Paris), 1922, pp. 208-218.

 

Emmanuel Cosquin (1841-1919). Folkloriste ayant défendu la thèse selon laquelle les contes européens seraient d’origine indienne.
Quelques  publications :
— Contes populaires de Lorraine (Paris, 1886)
— Les Contes indiens et l’occident, Édouard Champion, Paris, 1922 (ouvrage posthume).

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. –  Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 208]

CANNIBALTSME ET FOLK-LORE
A PROPOS D’UN DES CONTES PRÉCÉDENTS

Il ne sera peut-être pas sans intérêt de revenir sur le conte grec [p. 209] d’Astérinos et Poulia, que feu J. G. von Hahn a recueilli en Epire, dans le village de Koukouli, de la contrée de Zagori, au nord de Jannina (1). L’introduction de ce conte épirote (n° 1) sort tout-à-fait de l’ordinaire :

Un homme et une femme ont deux enfants un petit garçon, Astérinos, une petite fille, Poulia. Un jour, l’homme rapporte de la chasse un pigeon, et dit à sa femme de le lui faire cuire. La femme pend le pigeon à un clou et va causer avec les voisines. Pendant ce temps, le chat décroche le pigeon et le croque. La femme, ne retrouvant plus le pigeon, craint d’être grondée par son mari ; elle coupe un de ses seins et le fait cuire.

L’homme, ayant mangé, dit : « Quelle bonne viande ! je n’ai, de ma vie, mangé rien de pareil. » La femme, alors, lui raconte toute l’histoire, et l’homme dit : « Que c’est bon, la chair humaine ! Sais-tu ce que nous ferons ? Nous tuerons nos enfants, demain, et nous les mangerons. » La femme n’y fait aucune objection.

Le petit chien, qui a tout entendu, avertit les enfants, qui prennent la fuite. Poursuivis par la mère, ils lui échappent en jetant derrière eux divers objets magiques qui créent des obstacles ; (2). Suivent l’épisode d’Astérinos, changé en agneau, et celui de Poulia sur l’arbre que nous avons résumés ci-dessus.

Ce qui nous étonne, c’est que, dans ses remarques sur Astérinos et Poulia, un mythomane enragé, tel que l’était M. de Hahn, n’ait pas eu l’idée, — si naturelle à son point de vue, — de faire remonter le thème de l’introduction de ce conte grec au vieux mythe grec de Kronos, dévorant ses propres enfants. Le conte épirote aurait eu ainsi sa petite importance, comme venant à l’appui de la théorie qui voit dans les contes populaires européens le produit dernier de la décomposition, de la transformation des « mythes aryens » …. Mais on dirait que M. de Hahn avait pressenti ce qu’on découvrirait plus tard, et les découvertes ne sont pas insignifiantes : depuis la publication de M. de Hahn (1864), non seulement l’introduction du conte épirote a été retrouvée dans un conte croate d’Essek, dans un conte bulgare, dans un conte slovaque de la Hongrie du nord (3), [p. 210] — tous contes provenant de peuples qui, si « aryens » qu’ils puissent être d’origine, n’ont avec les Grecs de l’antiquité qu’une parenté fort lointaine ; — mais, cette même introduction existe aussi chez les Turcs (4), lesquels n’appartiennent même pas à la famille indo-européenne. Et ces divers contes, qui ont cette histoire de cannibalisme en commun avec le conte épirote, sont tous du même type que lui, du type de Petit frère et petite sœur ; ce qui achève de les relier avec lui.

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Dans la longue chaîne qui rattache à l’Inde les contes grecs modernes et les contes de la presqu’île balkanique et de la Hongrie, les contes turcs de Constantinople forment, — c’est pour nous -chose prouvée, — un anneau des plus importants. L’existence de cet épisode anthropophagique dansi un de ces contes turcs nous invitait donc à faire des recherches dans ce qui nous est accessible de l’immense trésor des contes indiens, si insuffisamment mis au jour jusqu’à présent.

En feuilletant le vieux livre canonique bouddhique des Djâtakas, nous sommes tombés par hasard, parmi tous ces récits des aventures du Bouddha dans ses innombrables existences successives, sur l’histoire suivante, formant un épisode du djâtaka n° 537 (5) :

Le roi de Bénarès, Brahmadatta, a l’habitude de ne jamais manger son riz sans viande. Or il advient, une fois, qu’en raison de l’observance d’un saint jour, son morceau de viande a été mis en réserve par le cuisinier ; les chiens du palais le happent et le mangent. Le cuisinier veut le remplacer ; mais impossible. « Je suis un homme mort, se dit-il ; que faire ? » En désespoir de cause, il va au cimetière, où il taille dans la chair d’un mort tout récent un morceau, qu’il fait ensuite rôtir et sert à son maître. A peine le roi en a-t-il un morceau sur la langue, que se produit « un frémissement (thrill) d’un bout à l’autre des sept mille nerfs du goût (sic) et un trouble (disturbance) dans tout son corps. » Et pourquoi ? « parce que, dans une de ses existences, celle qui précédait immédiatement la présente, il avait été un yakka (sorte d’ogre) et que comme tel, il avait mangé des quantités de chair humaine, et que c’était pour lui un mets très agréable ». Il demande au cuisinier ce qu’est cette viande, et le cuisinier, pressé de questions, raconte ce qu’il a fait. Alors le roi ordonne de lui servir désormais de la chair humaine. Toute sorte d’hommes sont tués par le cuisinier pour la table du roi, et, quand cela se découvre, le roi est chassé de son royaume; mais il se fait brigand pour approvisionner son cuisinier de chair humaine ; le cuisinier finit par y passer lui-même. [p. 211]

Le djâtaka, qui tire les choses effroyablement en longueur, se termine par des sermons du Bodhisattva (Bouddha in fieri) Sutasoma, suivis de la conversion du roi cannibale et de son rétablissement sur le trône de Bénarès.

Les ressemblances entre ce vieux conte indien bouddhicisé et le groupe des contes turc, grec, slaves sautent aux yeux : morceau de viande mis en réserve par un cuisinier (ou une cuisinière), puis dérobé par des chiens (ou un chat) et enfin remplacé par un morceau de chair humaine ; — délectation du maître (ou du mari), quand ils mangent cette chair humaine ; — ordre donné par l’un et par l’autre de leur en servir encore. Les différences, c’est que, dans le conte indien, la chair humaine apprêtée pour le roi n’est pas un morceau de la chair même de celui qui l’apprête ; de plus, le conte indien n’a pas ce comble d’horreur, que le cannibale veut se faire apprêter la chair de ses propres enfants. Il est vrai que, dans le groupe de contes en question, l’abominable repas reste à l’état de projet, tandis que le roi de Bénarès dévore bel et bien et ne cesse de dévorer des hommes.

Theodor de Bry – Cannibalisme.

Ne nous hâtons pas, du reste, de conclure ; car l’Inde va nous fournir et la cuisinière (à côté du cuisinier), et le mets apprêté par elle et dans lequel il entre de sa propre substance, et enfin la violation de la sainteté des liens de famille, venant se joindre effectivement (et non simplement en intention) au cannibalisme.

Voici d’abord un conte qui a été recueilli par M. W. Crooke, dans la région de Mirzâpour (6).

Un jour, une jeune fille, en préparant des légumes pour le repas de ses six frères, se coupe le doigt, et une goutte de sang tombe dans le plat : elle n’en dit rien à ses frères. Ceux-ci trouvent les légumes bien plus savoureux qu’à l’ordinaire, et ils questionnent leur sœur. Quand ils savent ce qui est arrivé, ils se disent que la chair humaine doit être quelque chose de bien bon. Tous, à l’exception du plus jeune, sont d’accord pour tuer leur sœur et la manger ; c’est ce qu’ils font, et ils enterrent les os de la jeune fille près d’un massif de bambous. — Là, surgit un bambou si beau, qu’il n’y en a pas de pareil dans la jungle. Un râdjâ, qui passe par là, le fait transplanter dans son jardin. Or, chaque nuit, la jeune fille sort du bambou, va se promener, puis rentre dans le bambou. Les serviteurs du râdjâ, ayant vu ce manège, avertissent leur maître, qui épie la jeune fille, la saisit et l’épouse.

Au sujet de la dernière partie de ce conte, forme écourtée d’un thème indien bien connu, nous revoyons, dans ces Monographies, [p. 212] à la Revue de juin et de septembre 1913, pp. 268-269 et 395 (pp. 56-57 et 81 du tiré à part).

Même première partie, ou à peu près, dans un conte recueilli chez les Oraons Kols, peuplade qui n’est aryenne ni de. langue ni d’origine, mais qui, établie dans le Bengale, a fortement subi l’influence du milieu hindou (7).

La dernière partie de ce conte oraon est une variante altérée d’un thème que nous avons étudié jadis à propos du n° 26 de nos Contes de Lorraine :

Un mendiant se fait un violon avec le bois du bambou. Quand il veut en jouer près des maisons des fratricides, le violon dit, chaque fois : « Ne joue pas ; c’est la maison d’un ennemi. » Mais, près de la maison du plus jeune frère, le violon dit : « Joue, joue ; c’est la maison de mon frère. » Ce dernier a entendu ; il dérobe au mendiant le violon et lui en substitue un autre. Et toutes les fois qu’il joue, sa sœur apparaît, bien vivante. Réconciliation de la jeune fille avec ses autres frères. « Sur quoi, ils habitèrent tous ensemble en paix et devinrent des gens riches (!) ».

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Le djâtaka n° 537 n’est pas isolé dans la littérature de l’Inde ; il y avoisine d’autres récits, qui lui sont plus ou moins étroitement apparentés. Tous ces récits ont été récemment étudiés, dans un travail très étendu, par un indianiste hollandais, M. J. Kern, l’un deb dix Associés étrangers de notre Académie des Inscriptions (M. Kern paraît ne pas connaître les contes oraux similaires, tant hindous qu’européens) (8).

Des documents analysés dans ce savant Mémoire, trois sont d’origine brahmanique ; six, d’origine bouddhique (notre djâtaka compris).

Les trois récits brahmaniques, — tirés du Râmayana, du Vishnu Purâna et du Mahâbhârata, — sont, en réalité, les seuls qui puissent donner occasion à des rapprochements sérieux avec l’épisode étrange du djâtaka n° 537; mais, quant à l’idée fondamentale de cet épisode, ils en sont bien moins voisins que les contes oraux, lesquels forment, avec l’épisode du djâtaka, un véritable groupe. [p. 213]

En effet, si, comme on va le voir, les trois récits brahmaniques ont en commun avec les récits du groupe en question certains éléments, et en particulier le cuisinier qui apprête de la chair humaine, l’élément tout-à-fait caractéristique du djâtaka et des contes oraux y manque complètement : rien de l’éveil physiologique des goûts de cannibale chez un roi ou chez d’autres personnages. Le plat de chair humaine n’est là que pour exciter l’indignation d’un brahmane auquel il est servi et pour motiver une malédiction qui, prononcée par ce brahmane contre un roi, fait devenir celui-ci cannibale, bien que, dans une des formes du récit, il n’ait, été pour rien dans l’horrible cuisine.

Les résumés suivants montreront si cette appréciation est justifiée.

Le récit du Râmayana est le plus bref. Nous le donnerons à peu près intégralement (9) :

Un jour, le roi Saudâsa (nommé aussi Mitrasaha), étant à la chasse, aperçut deux Râkshasas (ogres), transformés en tigres, qui dévoraient les antilopes « par dizaines de mille ». Saisi de colère en les voyant ainsi dépeupler la forêt, le roi perça l’un des deux d’un long dard. « Tu as tué mon compagnon, qui ne te faisait pas de mal, lui dit l’autre ; je te le revaudrai. »

Plus tard, le roi offrait le grand sacrifice de l’Açvameda (immolation de chevaux), sous la haute surveillance du Brahmane Vasistha. A la clôture de la solennité, le survivant des deux Râkshasas, prenant l’aspect de Vasishtha, cria au roi : « Holà ! maintenant que le sacrifice est achevé, qu’on me donne vite de la viande à manger ! » Le roi dit aux cuisiniers : « Prenez de la viande et préparez vite un mets pur (10) pour satisfaire le Gourou (Maître spirituel). » L’ordre du roi troubla l’esprit » (sic) du cuisinier [en chef], dont le Râkshasa revêtit la forme [comme il avait précédemment revêtu la forme du Brahmane]. Ainsi déguisé, il apprêta de la chair humaine et l’apporta au roi.

Le roi, assisté de sa femme Mayantî, présenta le mets à Vasishtha. L’ascète, s’apercevant qu’on lui donnait de la chair humaine, entra dans une violente colère : « Puisqu’il t’a plu, ô roi, de m’offrir un aliment de cette sorte, cela, deviendra désormais ta nourriture. » Le roi, avec son épouse, s’étant prosterné devant Vasishtha, lui rapporta les paroles du faux brahmane. Vasishtha dit alors : « La sentence que, dans un accès de colère, j’ai prononcée, ne saurait demeurer vaine ; mais je t’accorde une faveur : la durée de cette malédiction sera [p. 214] seulement de douze ans, pendant lesquels, grâce à ma bienveillance, lu ne te souviendras point du passé. » — C’est ainsi que ce prince subit l’anathème ; plus tard, il recouvra son empire, et de nouveau gouverna ses sujets.

On a pu remarquer que le roi, qui rapporte à Vasishtha les paroles du faux brahmane (du faux Vasishtha), demandant un plat de viande, ne dit rien du faux cuisinier, qui a préparé le mets « impur », cause de la colère du Gourou. Il n’en dit rien, parce qu’il n’en sait rien et ne peut rien en savoir. Sa justification est donc incomplète, bien que Vasishtha s’en contente. — Dans tout ce récit, le thème primitif nous paraît remanié.

Le Vishnu Purâna (IV, 19) donne d’une manière presque identique cette histoire, à laquelle il ajoute une queue, sans intérêt à notre point de vue.

Dans le Mâhabhârata (I, chapitre 176), — comme M. Kern le fait observer avec raison, — des thèmes pris deci delà sont assez maladroitement cousus ensemble (11) :

Le roi Saudâsa [de même nom que le roi du Râmayana], chevauchant sur un chemin, rencontre le Brahmane Çakti ; il lui dit de s’écarter et, après altercation, il le frappe de sa cravache. Le Brahmane lui dit : « Puisque tu persécutes un ascète, comme le ferait un Râkshasa, tu deviendras, à partir de ce jour, un Râkshasa, mangeur de chair humaine. »

Après un épisode qui ne fait que compliquer le récit, le roi rencontre de nouveau un brahmane, — autre que Çakti, — et ce Brahmane, tourmenté par la faim, prie le roi de lui donner un plat de viande.

Le roi dit au Brahmane d’attendre et qu’il aura satisfaction. Revenu dans son palais, il ne se souvient qu’à minuit de sa promesse. Il donne ordre à son cuisinier de préparer un plat de viande et de le porter au Brahmane. Le cuisinier, ne pouvant trouver de viande nulle part, en informe le roi. Celui-ci, qui est devenu comme un Râkshasa, dit au cuisinier : « Donne-lui de la chair humaine à manger. » Le cuisinier s’en va à l’endroit où l’on exécute les criminels ; là il prend de la chair humaine, qu’il lave ensuite et fait cuire ; puis il la couvre de riz bouilli et l’offre au Brahmane affamé. Mais « à un oeil de Voyant ne pouvait rester caché que cette nourriture était impure ». Et le Brahmane renouvelle contre le roi la malédiction déjà prononcée par Çakti.

Les trois récits du Râmayana, du Mâhabhârata et du djâtaka n° 537 ont évidemment, pour l’épisode du cuisinier, une origine [p. 215]commune ; mais essayer de reconstituer le thème primitif nous parait une entreprise bien difficile ou plutôt impossible…. En tout cas, si, de ces trois récits, nous n’avions connu que ceux du Râmayana et du Mâhabhârata, nous n’aurions pas eu l’idée de les rapprocher du conte grec d’Astérinos et Poulia et des autres contes oraux du même groupe; car, nous le répétons, l’élément caractéristique de ces contes, c’est l’éveil d’instincts de cannibale chez un homme qui, ayant par hasard mangé un plat de chair humaine, apprend ensuite de quoi se composait ce plat, et cet élément se trouve dans un seul des trois récits, celui du djâtaka n° 537. C’est là qu’est le trait de lumière qui éclaire toute la question.

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Le missionnaire protestant allemand qui a recueilli, chez les Oraons du Bengale, le petit conte cité plus haut, l’accompagne de cette note : « Dans les anciens temps, les Oraons étaient cannibales . » Évidemment, M. Ferdinand Hahn a cru que sa remarque (dont nous n’avons pas à discuter le plus ou moins d’exactitude) était d’une importance capitale au point de vue de l’origine première du récit. Il ne se doutait pas le moins du monde que son petit conte n’est, nullement la propriété exclusive, des Oraons, et que, par conséquent, il importe très peu de savoir si, à une époque quelconque, les Oraons étaient ou non cannibales.

Du reste, si l’on envisage la question à un point de vue général, conçoit-on qu’à une époque où, par hypothèse, le cannibalisme aurait régné dans un certain pays, on ait eu, dans ce pays, l’idée de composer une histoire où des gens font, un beau jour, la découverte qu’il est très agréable de manger de la chair humaine ? Vraiment, ces histoires d’apprentis ogres auraient peu de sel en pleine ogrerie.

Mais tout cela n’est pas notre affaire. Ce qui a toujours fait l’objet exclusif de nos recherches, de nos études folkloriques, -— nous tenons à le dire et à le redire, — ce ne sont, pas les éléments primordiaux des contes et leur origine plus ou moins « préhistorique » ; ce sont les contes eux-mêmes, les combinaisons de thèmes qui les constituent, la transmission de ces produits, parfois artistement fabriqués, à travers le monde, le monde historique ; nous n’avons aucune envie d’aller nous égarer au milieu des brouillards et des fondrières de la soi-disant « préhistoire ».Aussi, sur cette [p. 216] question de l’anthropophagie et des ogres, nous laissons certains anthropologues inviter leurs disciples à contempler avec eux les débuts du « progrès », l’époque où les singes, dont ces grands savants se font honneur de descendre, étaient arrivés déjà, dans leur ascension vers l’humanité, de l’état frugivore à l’état férocement Carnivore, à l’anthropopithécophagie, en attendant la véritable anthropophagie.

Il serait, d’ailleurs, bien inutile de faire, à propos de notre conte hindou, des investigations dans le lointain passé. Ce conte montre le cannibalisme surgissant dans un milieu non cannibale. L’histoire de l’Inde, — de l’Inde contemporaine elle-même, — va nous mettre en présence de certains états morbides, créant des cannibales, non pas chez des sauvages, mais chez des gens civilisés, raisonneurs à outrance.

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Parlant de la principale secte religieuse hindoue, celle des adorateurs de Siva, le dieu sanglant, un Maître en indianisme, notre excellent ami M. A. Barth, dit, dans ses Religions de l’Inde (12), qu’aucune autre secte n’a « présenté autant d’observances horribles et révoltantes », et il ajout : « Il ne paraît pas douteux que, parmi les observances de certains fanatiques, il ne faille comprendre des actes de cannibalisme. »

  1. Barth renvoie sur ce point à un livre persan du xvn° siècle, dont il a bien voulu nous communiquer une traduction anglaise (13). Ce Dabistân, ou l’École des Mœurs, est un traité sur douze différentes religions, attribué à un certain cachemirien, Mohsan Fânî, qui serait mort en 1670. Mais, d’après ce que M. Barth nous apprend, l’attribution est incertaine. L’auteur n’était pas du Cachemire, du moins de naissance ; « il était certainement un soufi (14), très curieux, très mystique et très sceptique, malgré ses protesta tions et ses invocations d’orthodoxie musulmane. » [p. 217]

Or, dans ce livre d’un observatur qui n’est pas le premier venu, on lit, au sujet des Saktiens, sectateurs de Siva et de son épouse Mâyâ Saktî (II, p. 153) : « La nuit, ils vont dans les endroits où l’on brûle les corps morts ; là, ils s’enivrent, mangent de la chair des cadavres et se livrent à d’horribles débauches. L’auteur rapporte (II, pp. 156 et 159) que, l’an 1055 de l’Hégire (1645 de notre ère), dans le Goudjérate, il a vu un homme qui, « chantant une sorte de cantique, était assis sur un cadavre, qu’il laissait sans l’enterrer jusqu’à décomposition, et alors il en mangeait la chair. » C’est, pour ces sectaires, ajoute le Dabistân, « un acte extrêmement méritoire ».

A notre époque même, une revue du Nord de l’Inde (15) a donné les pièces relatives à une condamnation pour cannibalisme, prononcée en 1888, dans le district judiciaire du Budaon (Inde du Nord-Ouest), contre un certain Raghubir Das : têtes humaines Coupées, dévorées toutes saignantes.

A l’occasion d’une certaine secte sivaïte et de ses, révoltantes pratiques, un ouvrage récent de M. J. Campbell Oman (16) fait remarquer qu’en définitive ces sectaires tirent une conclusion très logique, tout abominable qu’elle soit, de la philosophie panthéistique du Vedanta : « Si toute chose existante n’est que la manifestation de l’Ame Universelle, rien ne peut être impur. » Ainsi raisonne le sectaire, et ses convictions se traduisent en actes.

Ajoutons avec M. Barth, que, dans l’Inde, la question de l’anthropophagie se mêle à celle du sacrifice humain. La chair humaine s’offre à Râlî (la même déesse que Saktî), l’épouse de Siva, et, en général, aux puissances redoutables qu’on évoque dans les rites magiques. Or, dans ces rites, une partie de l’offrande, d’ordinaire, est consommée par celui qui la consacre, et aussi parfois par celui qui la fait; il y a donc une anthropophagie rituelle. C’est en cette qualité, comme substance intégrante du sacrifice magique: que la chair humaine est souvent mentionnée dans la littérature de l’Inde, par exemple dans le Harsha Carita, de Bana, qui est du vu » siècle de notre ère, sous le nom de mahâmamsa, « la grande chair ». Elle se vendait en cachette, et même ouvertement dans les temps troublés, dans les grandes calamités, et était d’un prix très élevé. A défaut de la chair d’autrui, on offrait sa propre chair, âtmamamsahoma (17). [p. 218]

En somme, — c’est la conclusion de M. Barth, — si l’anthropophagie à l’état habituel, comme chez les Polynésiens et chez certains nègres d’Afrique, ne paraît point s’être jamais pratiquée dans l’Inde, des cas plus ou moins fréquents de cannibalisme, s’expliquant de diverses façons, s’y sont certainement rencontrés en tout temps et continuent peut-être de s’y rencontrer, malgré la police anglaise, et cela dans toutes les classes de la société, même chez les Brahmanes.

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Le conte d’Astérinos et Poulia et ses congénères européens ne peuvent donc se trouver dépaysés dans le milieu indien. Quant au fait de l’existence de cet étrange conte à la fois dans l’Inde et dans l’Europe occidentale, ce fait s’explique, d’une façon tout historique, par l’action de ce grand courant indo-persano-arabe qui, par la voie des Turcs, a, — non pas dans la nuit des: temps, — apporté les contes indiens dans tous les pays jadis soumis à la domination ottomane, en Grèce, dans la péninsule des Balkans et dans cette Hongrie qui, durant de longues années, a fait partie de l’empire de Stamboul.

Comme ce personnage de Molière, nous disons toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose.

Emmanuel COSQUIN 

Notes

(1) Une traduction anglaise de ce conte, faite sur le manuscrit grec de M. de Hahn, confirme l’exactitude de la traduction allemande publiée par ce dernier (E. M. Geldart, Folk-Lore of Modem Greece, Londres, 1884, n° 5).

(2) Ce thème de La Poursuite et. les objets jetés, s’est déjà présenté à nous dans un précédent travail (Les Mongols, etc. Revue des Traditions populaires, novembre 1912, pp. 524-526; — pp. 104-106 du tiré à part).

(3) Bolte-Polivka, sur Grimm, n° 11, pp. 89, 90, 91.

(4) Ibid., p. 95.

(5) Pages 246 et suiv. du vol. V de la traduction anglaise.

(6) North hidian Notes and Queries, juillet 1893, n° 130.

(7) Ferd. Hahn, Blicke in die Geisteswelt der heidnischen Kols. Sammlung von Sagen, Mierchen und Lieder der Oraon in Chota Nagpur (Gûtersloh, 1906), n° 20.

(8) Le Mémoire de M. Kern a été présenté à l’Académie Royale des Sciences néerlandaise en 1912, et il a été inséré dans un organe officiel de cette Académie, Verslagen en Mededeehngen der Koninklijke Académie van wetenschappen, 4° série, 11éme partie (Amsterdam, 1912), pp. 170-220.

(9) Valmiki :  Le Ràmagana, VII, chap. 63, tome III, p. 574 et suiv. de la traduction de M l’abbé Alfred Roussel, professeur à l’Université de Fribourg (Suisse), (Paris, 1909).

(10) Havishya, adjectif qui signifie « propre à servir d’offrande », c’est-à-dire « pur, où il n’entre rien qui soit rituellement impur ».

(11) Traduction anglaise de Protap Chandra Roy (Calcutta, 1893-1896), Vol. I, p. 503 et suiv.

(12) The Religions of India traduction anglaise, complétée par l’auteur. 3° éd. (Londres, 1891) p. 215, note 1.

(13) The Dabistân, or School of Manners, translated from the Original l’ersian, by David Shea and Antony TroyerParis, 1843, Vol. II, pp. 152-159. — Bien qu’ayant été imprimé à Paris pour le compte de l’Oriental Translation Fund of Oreat Rritam and Ireland, cet ouvrage est introuvable à la Bibliothèque Nationale.

(14) Le soufisme est, comme on sait, le mysticisme de l’Islam qui, en Perse surtout est devenu panthéistique. Ses différents systèmes ont donné naissance, parmi les soufis, à de nombreuses sectes, écoles, ordres de derviches ou antres.

(15) North Indian Notes and Queries, avril 1914, n° 11.

(16) Mystics, Ascetics and Saints of India Londres, 1905, p. 164 et suiv.

(17) Au cours de nos recherches sur la Légende du Page de Sainte Elisabeth de Portugal et les contes orientaux, — recherches dont les résultats ont été publiés, [p. 218] de 190 à 1912, dans la Revue des questions historiques, — nous avons rencontré dans le grand recueil indien de Somadeva, déjà tant de fois cité, un conte où une reine, adepte d’une secte atroce (une cette sivaïtes), persuade le roi, son mari, qu’il obtiendra une puissance sans bornes, s’il prend par une certaine cérémonie dans laquelle on mange de la chair d’une victime humaine immolées. Le cuisinier du palais reçoit des ordres à ce sujet, et il doit sacrifier, pour apprêter le mets magique, celui qui viendra lui dire, de la part du roi, de préparer le repas convenu. Un certain brahmanes est la victime désignée par la reine, et il est envoyé au cuisinier. Mais à peine sorti, il rencontre le jeune fils du roi, qui le prie de s’occuper sans retard de lui faire fabriquer des pendants d’oreille : lui-même ira faire la commission aux cuisiniers. Et c’est ainsi que, dans l’horrible festin, le père mange, sans le savoir, la chair de son enfant. Quand la vérité lui est connu, il veut expirer son crime, il monte sur le bûcher avec la reine, après avoir transmis la couronne au brahmane (Kathà Sarit Sàgara, traduction  anglaise de H. Tawney, Calcutta, 1880-1887, T. I, p. 152 et suiv.).

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