Dupré Ernest. Rêves, rêveries et divers états morbides de l’imagination. Partie 2. Article paru dans « La Revue hebdomadaire », (Paris), 1921, octobre pp. 407-432.

Dupré Ernest. Rêves, rêveries et divers états morbides de l’imagination. Partie 2. Article paru dans « La Revue hebdomadaire », (Paris), 1921, octobre pp. 407-432.

 

Article en deux parties: Partie 1: paru dans « La Revue hebdomadaire », (Paris), 1921, [en ligne sur notre site]

Ferdinand-Pierre-Louis-Ernest Dupré (1862-1921). Médecin et aliéniste, élève de Chauffard, de Landouzy et de Brouardel, il fut très influencé par Auguste Motet, directeur de la maison de santé de Charonne. C’est en 1905 qu’il propose le terme de mythomanie pour désigner la tendance volontaire et consciente de l’altération de la vérité. Il défend les théories des « constitutions », en reprenant et donnant suite à celles de Augustin Morel et Valentin Magnan. Parallèlement il développe une théorie des Phobis imaginatives et des délites d’imagination Celles-ci seront publiées par son élève, Benjamin Logre, en 1925, sous le titre : Pathologie de l’imagination et de l’émotivité. Dupré publia surtout sous forme d’articles dans de nombreuses revues. Quelques unes de ses publications:
— Les autoaccusateurs ou point de vue médico-légal. Rapport présenté au Congrès des médecins aliénéistes et neurologites, Douzième session, Grenoble, aout 1902.-Grenoble, Imprimerie Allier Frères, 1902. 1 vol. in-8°.
— La Mythomanie. Etude psychologique et médico-légale du mensonge et de la fabulation morbide. Ouverture du cours de psychiatrie médico-légale (2° année 1905). Extrait du Bulletin Médical, des 25 mars, 1er et 8 avril 1905. Paris, Jean Gainche, 1905. 1 vol. in-8°, 68 p., 1 fnch. [en ligne sur notre site]
— (avec Charpentier). Les empoisonneurs. Etude historique, psychologique et médico-légale. Article parut dans les « Archives d’Anthropologie Criminelle et de Médecine Légale », (Paris), n°18, du 15 janvier 1909. Et tiré-à-part : Paris, A. Rey & Cie, 1909. 1 vol. in-8°, 55 p. [en ligne sur notre site]
— Le témoignage. Etude psychologique et médico-légale. Extrait de la Revue des Deux Mondes, n° du 15 janvier 1910. Paris, Typographie Philippe Renouard, 1910. 1 vol. in-8°, 32 p.
— Les délires d’imagination. Extrait de l’Encéphale, 1911. Paris, H. Delarue, 1911. 1 vol. in-8°, 59 p., 1 fnch
— (avec Nathan). Le langage musical. Etude médico-psychologique. Préface de Charles Malherbe. Paris, Félix Alcan, 1911. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., VII p., 195 p., 2 ffnch. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— (avec Trepsat). La technique de la méthode psychoanalytique dans les états anxieux. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), quinzième année, 1920, pp. 169-184. [en ligne sur notre site]
— Pathologie de l’imagination et de l’émotivité. Préface de Mr Paul Bourget… suivie d’une notice biographique par le Dr. Achalme.. Paris, Payot, 1925. 1 vol. 14/22.5 [in-8°], XXII p., 501 p., 1 fnch. Dans la « Bibliothèque scientifique ».

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 407]

RÊVES, RÊVERIES ET DIVERS ÉTATS MORBIDES
DE L’IMAGINATION
(1)
(Suite et fin)

III

LA MYTHOMANIE

L’imagination, sur laquelle Montaigne et Malebranche ont écrit des pages si judicieuses et que Pascal a signalée comme « une maîtresse d’erreur et de fausseté, d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours », l’imagination, que Lamarck (2) estimait « une faculté si féconde en création d’idées, qu’elle semble même en produire dont les objets ne sont pas dans la nature, mais qui ont pris nécessairement leur source dans ceux qui s’y trouvent », l’imagination joue, en effet, dans la genèse et le mécanisme de nombreux troubles psychiques, un rôle de premier ordre que les aliénistes ont d’ailleurs toujours implicitement admis, mais dont ils ont trop souvent négligé l’analyse et méconnu la spécificité. Sous ses deux grandes formes, la reproductrice et la créatrice, l’imagination édifie en [p. 408] l’esprit, par l’association spontanée des éléments de l’idéation, des constructions, des systèmes, des fables, d’origine autogène et de nature fictive.

Cette activité normale et morbide de l’imagination je l’ai étudiée à sa source primitive, dans la Mythomanie (3), chez des sujets qui, par nature, sont des déséquilibrés de l’imagination, constitutionnellement enclins à l’altération de la vérité, au mensonge, à la fabulation et à la simulation. Ces déséquilibrés, j’ai proposé de les désigner, en un vocable devenu classique, sous le nom de mythomanes(du grec Μύθος, mythe, fable, légende).

Si la mythomanie est, par définition, un état pathologique, il est cependant une période de la vie où elle représente un état physiologique et résulte de l’exercice normal des fonctions psychiques. Cette période de la vie est celle de l’enfance, non seulement de l’homme, mais de l’humanité. Dans le développement de sa vie organique, en effet, l’homme parcourt les étapes successives accomplies dans le cours des âges par ses ancêtres du monde animal. Soumise à cette loi fondamentale de l’ontogénie, notre activité psychique parcourt la même évolution, et les manifestations des premiers stades de la vie de l’esprit se retrouvent les mêmes chez l’homme primitif, chez le sauvage ou chez l’enfant des civilisations modernes. Celui-ci, représentant de la mentalité de ses ancêtres, offre dans ses réactions psychiques la plupart des caractères que l’anthropologie historique et comparée retrouve à l’origine de la pensée humain ; et c’est pourquoi l’étude de la psychologie infantile éclaire d’un jour si lumineux l’histoire des premiers errements de l’esprit humain.

René Magritte.

C’est à l’imagination, lorsque, dans la richesse et la puissance de son activité créatrice, elle a été associée aux [p. 409] plus hautes qualités de l’esprit humain, que nous devons les progrès incessants de l’invention esthétique, scientifique, littéraire et, en résumé, l’épanouissement sous toutes ses formes de la civilisation actuelle. Mais, à l’origine de la vie psychique, chez les primitifs et chez les enfants, à l’âge de l’ignorance, de la crédulité, de la prédominance de la vie sensitivo-sensorielle et motrice, c’est l’imagination qui a créé les mythes, les fables, les contes, légendes, les superstitions. C’est elle qui, aux époques préhistoriques, a imposé tant de croyances chimériques à l’homme encore incapable de distinguer entre les images du rêve et les perceptions de l’état de veille et de faire départ entre les produits imaginaires de son activité objective et les données positives du monde objectif. Nos lointains ancêtres vivaient dans un état perpétuel de croyance, de suggestibilité, d’illusion et d’animisme. Attribuant à toute image une vie réelle, ils ne pouvaient discerner le double genre d’existence, externe et interne, que possède, vis-à-vis des sens et de l’esprit, la réalité, considérée tour à tour comme objet et comme image. A cet âge, l’activité mythique, chez le primitif comme chez le sauvage et chez l’enfant, est un état permanent imagination pure, où s’impose, par autosuggestion, la croyance à la réalité des images et des créations spontanées de l’esprit. Plus tard, lorsque, à la suite de l’aperception de certaines dissemblances entre le perçu et l’imaginé, interviendra la critique, le primitif continuera longtemps encore à doter l’image d’une existence, différente de celle des objets ou des sujets concrets, mais analogue et située ailleurs, dans un autre monde. D’où la croyance à la possibilité des dieux et des héros ; la persistance des mythes et leur transformation, en systèmes de religions et de philosophies primitives, transmis par la tradition et enrichis par les réactions interpsychologiques de la collectivité humaine.

L’enfant est donc un primitif. Il arrive au monde avec [p. 410] le dépôt ancestral des étonnements et des peurs qui assaillirent l’humanité aux prises avec un univers qu’elle par courait sans le comprendre ; et, par conséquent, il si montre à la fois curieux, car il désire savoir, et craintif car il a le souci de vivre. Mais, à cet âge, l’activité cérébrale, encore à ses débuts, manque, aussi bien dans le domaine sensoriel que dans le domaine psychique, de leçons de l’expérience et de ces corrections, que le contact éducateur de la réalité apporte incessamment aux premières impressions des sens et aux premières créations de l’esprit ; elle manque de ces données de comparaison et de contrôle, qui sont les sources naturelles di l’esprit critique, et représentent, en face des fantaisie, de l’imagination, des éléments réducteurs, dont le nombre et l’influence croissent avec l’âge. Les mêmes raisons manque d’expérience personnelle et de réflexion critique expliquent l’extrême suggestibilitéde l’enfant. L’enfant est donc par essence un être peureux, curieux, imaginatif et crédule. Sous l’influence de la peur et de la curiosité la fantaisie créatrice de son imagination s’exerce, libre de toute inhibition, et impose ses chimères, que vivifie un animisme universel, à la crédulité d’un esprit sans expérience et sans jugement. Telles sont les sources saisies aux origines mêmes de la mentalité humaine, et l’activité mythique normale de l’enfant.

On peut, chez le mythomane, reconnaître dans l’esprit deux tendances morbides complémentaires : d’une part la tendance centrifugeà projeter au dehors, par le paroles, les écrits, les dessins, les attitudes, etc., toute les créations de son imagination : c’est la mythomanie activeproprement dite, ou mythomanie d’émissiond’autre part, la tendance centripète à recevoir et à s’assimiler, comme vraies ou possibles, toutes les fictions orales ou écrites, que lui présentent l’entourage ou sa propre fantaisie : c’est la mythomanie passive, la mythomanie de réception. Le mythisme centrifuge se traduit par [p. 411] l’altération de la vérité, le mensonge, la fabulation, la simulation ; le mythisme centripète se traduit par la suggestibilité, la crédulité, la foi dans le surnaturel, l’occultisme, etc., l’appétit du merveilleux, l’adhésion spontanée de la croyance aux affirmations d’autrui et aux illusions de tout ordre.

La combinaison de ces deux tendances, d’émission et de réception mythiques, explique que soient toujours associées, chez le mythomane, la richesse des ressources du mensonge, de la fabulation et de la simulation, d’une art, et, d’autre part, la naïveté, la crédulité et la suggestibilité. Elle permet ainsi de comprendre que le mythomane devienne, si souvent et si rapidement, la dupe de ses propres fables et le premier adepte de ses créations fantastiques. Elle explique, chez l’enfant, le passage si facile et si fréquent du mensonge conscient et intentionnel à l’altération inconsciente de la vérité, et l’évolution, chez le mythomane, vers la croyance sincère à la réalité de ses fables et de ses fictions.

Naturelle chez l’enfant normal, jusqu’aux approches de la puberté, l’activité mythique peut, chez l’enfant anormal ou pervers, revêtir, par son intensité et ses associations morbides, une forme pathologique semblable à celle de l’adulte. Chez l’adulte, la mythomanie s’associe le plus souvent aux diverses variétés de débilité et de déséquilibre psychiques.

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*   *

La forme la plus active de la mythomanie, la fabulation, est mise en jeu par la vanité : cette mythomanie vaniteuse s’exprime par une « hâblerie fantastique » dont nous admirons, dans la littérature, les exemples classiques de Dorante, dans la comédie du Menteur de Corneille : de Tartarin de Tarascon, de Numa Roumestan, dans les romans d’Alphonse Daudet. Le même auteur, qui a si bien su exploiter, dans son œuvre, cette psychologie du mirage, nous a laissé deux autres récits, intitulés, [p. 412] l’un : Le pape est mort, et l’autre, plus étendu : Premier voyage, premier mensonge, où sont exposés des exemple typiques de mythomanie infantile, dont j’ai recueilli moi-même de multiples observations.

Anatole France, dans un admirable conte, décrit la naissance et le développement d’un mythe, celui de l’existence d’un prétendu jardinier, nommé Putois, créé dans l’imagination d’une femme de Saint-Omer. Toute la société de la petite ville finit par croire à l’existence de ce personnage imaginaire, à qui on prête un véritable signalement, des mœurs mystérieuses et auquel on impute: une série de larcins et de viols commis dans la ville par des inconnus. La femme auteur du mythe, dupe de sa propre fable, admettait l’existence de Putois, dont sa domestique vinli un jour lui annoncer la visite. Quand la servante retourna dans la cuisine, Putois n’y était plus. Cette rencontre de la servante et de Putois ne fut d’ailleurs jamais bien éclaircie. Anatole France résume la moralité de ce conte, en disant que les personnages imaginaires sont ceux qui exercent sur les âmes l’action la plus profonde et la plus durable, et qu’il convient de voir dans le mythe de l’existence de Putois un abrégé et un compendium de toutes les crédulités humaines.

Notre grand fabuliste La Fontaine donne à sa jolie fable la Laitière et le pot au lait, où la jeune Perrette, dans l’élan de sa rêverie imaginative, se voit déjà grande fermière, la conclusion suivante, d’une si judicieuse psychologie :

Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus, la laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous. «

Chacun songe en veillant ; il n’est rien de plus doux.
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes ;
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes. [p. 413]

Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m’écarte, je vais détrôner le sophi ;
On m’élit roi, mon peuple m’aime…

Dans le Statuaire et la statue de Jupiter, La Fontaine nous fait, dans le raccourci de quelques quatrains devenus classiques, assister à la genèse imaginative des religions à base de crainte, de prière et d’idolâtrie. L’artiste, dupe de sa propre création, est le premier à frémir devant Jupiter et à redouter son propre ouvrage. Citons ici les derniers vers :

Il était enfant en ceci ;
Les enfants n’ont l’âme occupée,
Que du continuel souci
Qu’on ne fâche point leur poupée.

Le cœur suit aisément l’esprit :
De cette source est descendue
L’erreur païenne,
qui se vit Chez tant de peuples répandue.

Ils embrassaient violemment
Les intérêts de leur chimère :
Pygmalion devint amant
De la Vénus dont il fut père.

Chacun tourne en réalités,
Autant qu’il peut, ses propres songes :
L’homme est de glace aux vérités,
Il est de feu pour les mensonges.

Dans d’autres cas, la mythomanie est mise en jeu, non plus par la vanité, mais par la malignité, c’est-à-dire par cette inversion de l’instinct de sympathie, qui pousse certains pervers à faire le mal pour le mal, à se complaire dans la souffrance physique et morale d’autrui et à détruire le bonheur de leur prochain. Cette mythomanie malignes’exprimé par les formes si variées de la mystification, par la calomnie, les accusations mensongères, les fausses dénonciations, la simulation d’attentats, dépositions confirmatives devant le commissaire de police, [p. 414] demande d’enquête, avec bris de meubles, soustraction d’objets, désordre dans la pièce, organisation de scène dramatiques fictives, bâillonnement et ligotage par elle-même de la prétendue victime, etc., récits dramatiques à l’entourage qui peuvent aboutir à la condamnation d’un ou de plusieurs innocents. L’érotisme, d’autres fois la cupidité poussent certain pervers à des formes de mythomanie dont les héros sort représentés soit par les séducteurs professionnels, dont le type légendaire est le fameux Don Juan ; les polygames les captateurs de dots, qui, en changeant d’état civil et de résidence, contractent successivement plusieurs mariages légaux ; soit par les grands aventuriers, les professionnels de l’abus de confiance, les escompteurs de fortunes fictives, les escrocs aux grands héritages, les agioteurs de haute marque, qui entraînent soit des familles, soit des groupes, soit même la société tout entière dans un véritable vertige de crédulité enthousiaste, de foi sincère et agissante, de prosélytisme, en des milieux où s’exercent et se multiplient, chez des sujets par ailleurs normaux et intelligents, les influences contagieuses d’un suggestion interpsychologique progressive.

Le mythomane s’associe maintes fois à l’instabilitité constitutionnelle, à l’errance perpétuelle des sujets, qui sans état civil connu, même des intéressés, sans domicile fixe, sans profession régulière, cheminent à travers le monde, posent à leur passage, par l’étrangeté de leur accoutrement et de leurs récits, des problèmes insoluble : sur leurs origines et leurs moyens d’existence, et méritent d’être appelés, ainsi que j’ai proposé de le faire, de véritables fables en marche. Ces sujets sont des types de mythomanie errante, qui, chemineaux de l’esprit et de corps, vagabondent, tel le héros de Richepin, dans le monde de l’espace et dans celui de l’imagination.

Certains débiles, vagabonds constitutionnels, errants perpétuels, vivant constamment en marge de la société ; [p. 414] présentent des idées délirantes, de nature imaginative, de persécution et de grandeur. La personnalité fuyante et mystérieuse de ces malades est toujours très difficile, souvent impossible à pénétrer dans ses origines, dans son identité civile et le mystère de son existence. Ces mythomanes errants parlent cependant d’abondance et racontent volontiers leur odyssée ; mais leurs récits sont un mélange inextricable de vérités et d’erreurs, de sincérité et de mensonges, où l’enquête la plus patiente n’aboutit qu’à relever des lacunes, des contradictions et des invraisemblances.

Ces cas représentent l’association à l’état chronique, chez des débiles mentaux, de la mythomanie délirante et de l’excitation locomotrice constitutionnelle, de l’instabilité, de l’appétit du changement. Ces déséquilibrés migrateurssont incapables de donner à leur genre de vie la moindre raison plausible. J’ai étudié ainsi un vagabond, âgé de vingt-six ans, aveugle depuis dix ans, et qui, malgré sa cécité, errait, depuis qu’il était aveugle, à travers toute la France, avait visité l’Algérie et l’Espagne et donnait, comme raison, lui qui était aveugle, qu’il voyageait pour « voir du pays ». Il ajoutait qu’au cours de ses pérégrinations continues, il espérait rencontrer une femme ressemblant à celle qu’il avait dû épouser dix ans auparavant. Cette association chronique le deux anomalies constitutionnelles chez un vagabond aveugle, l’exaltation imaginative et l’instabilité, démontre bien la puissance de l’imagination et de l’excitation locomotrice, avec besoin continu de marche et de déplacement, dans la mythomanie errante.

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La notion de la mythomanie est singulièrement illustrée par la science du témoignage, notamment chez les enfants, les débiles, les vieillards affaiblis, les anormaux et les aliénés. [p. 416]

Le témoignage, dont l’étude scientifique et expérimentale a été inaugurée par un maître de la psychologie expérimentale, A. Binet, mort prématurément, apparaît à l’observation et à l’expérience comme le résultat d’un ensemble complexe d’opérations psychiques, où entrent en jeu successivement, dans leur état normal comme dans leurs états pathologiques, la perception, la mémoire, le sentiments et les passions, le jugement, enfin l’imagination, dans ses facultés créatrices et dans ses rapports avec l’activité mythique, normale et morbide, de l’esprit Au cours d’une autre étude (4), j’ai, il y a déjà dix ans, montré l’importance, dans la méthode historique, la pratique judiciaire et la médecine légale, du témoignage.

L’initiative du savant français A. Binet a suscité aussitôt, dans le domaine psychologique, un immense mouvement d’intérêt et d’étude. L’impulsion scientifique, partie de France, éveilla surtout le zèle des travailleurs à l’étranger, particulièrement en Suisse et en Allemagne, où la collaboration active des psychologues, des juristes, des criminalistes et des aliénistes fournit une somme énorme de documents, dont les conclusions générales confirmèrent celles qu’avaient déjà formulées, au nom de la clinique médico-légale, Lasègue, Brouardel, Motet, Legrand du Saulle, Vibert, et, au nom de. la méthode expérimentale, A. Binet, Claparède et Ladame.

C’est ainsi que l’étude clinique et expérimentale du témoignage, et notamment l’initiative de notre illustre compatriote Binet, ont confirmé une fois de plus cette loi historique qui réserve au génie français l’honneur des initiatives et des révolutions et semble lui refuser ensuite le bénéfice des applications fécondes et du développement pratique de ses découvertes.

Même dans les conditions ordinaires de la vie, chez les [p. 417] gens normaux, sains d’esprit et sincères d’intention, le plus simple des témoignages représente une opération psychique tellement complexe, qu’on peut déjà, a priori, soupçonner quelles variations et quelles altérations peuvent apporter, au témoignage normal, les multiples conditions objectives et subjectives de sa formation et de sa production. Aussi peut-on conclure, d’une manière très générale, que l’assurance sincère d’un témoin ne garantit en rien la valeur du témoignage, que le serment n’ajoute presque aucune valeur à la déposition d’un témoin, et que même, tandis qu’avec l’intervalle de temps la fidélité du témoignage diminue, la tendance au serment augmente.

Les rapports du témoignage avec la mythomanie sont des plus intéressants à connaître et démontrent l’extrême fréquence de l’altération du témoignage sous l’influence de l’imagination qui s’exerce sous sa forme active et passive chez les enfants, chez les déséquilibrés : principalement à cause de la grande suggestibilité de ces sujets. La suggestion étrangèrejoue un rôle considérable dans les altérations du témoignage de l’enfant en justice.

Aussi bien, si un témoignage entièrement fidèle, même émanant d’un sujet normal, est l’exception ; si le témoignage sincère, par conséquent, ne mérite pas la confiance qu’on lui accorde généralement, à cause des lacunes, des additions, des transformations, des falsifications, sources d’erreurs qui ont cependant, le plus souvent, la précision des souvenirs exacts ; si ces illusions sont plus fréquentes dans l’interrogatoire que dans le récit spontané, la conclusion générale qui se dégage de toutes ces études cliniques, médico-légales et expérimentales, est que l’esprit humain normal est le plus souvent incapable d’un témoignage fidèle et complet.

Ces éléments d’erreurs, ces facteurs d’incertitude du témoignage, il faut les chercher, en grande partie, dans les troubles de la mémoire, de l’imagination reproductrice [p. 418] ou créatrice, enfin dans la mythomanie, dont j’ai exposé plus haut la conception générale.

IV

LE RÊVE NORMAL

C’est dans le sommeil, au cours des rêves, qu’on observe, sous sa forme la plus complète et la plus typique, le triomphe de l’activité imaginative.

Avant l’étude du rêve, il importe d’exposer ici ce que nous savons du sommeil proprement dit, au cours duquel apparaissent ces problèmes physio-psychologiques complexes du rêve. Sans revenir sur l’histoire et la critique des innombrables théories explicatives du sommeil, qui ont été très complètement décrites et analysées dans un intéressant mémoire par Claparède (5), je me bornerai, adoptant d’ailleurs les judicieuses conclusions de cet auteur, à considérer le problème du point de vue biologique et à voir dans le sommeil, comme Lamarck (6), Cabanis (7), Myers (8), de Sanctis (9), P. Janet (10) et Claparède, une fonction active, de nature instinctive, d’essence positive, une fonction de défense, destinée à prévenir chez l’animal l’épuisement ; variable, d’ailleurs, dans sa durée et ses caractères suivant les espèces, elle reste identique dans les lois objectives et les dispositions subjectives qui commandent et spécifient son évolution, sa périodicité, les causes et les phases de l’endormissement et du réveil, son mécanisme physiologique d’inhibition, [p. 419] démontré surtout par Brown-Séquard (11) et son mécanisme psychologique de désintérêt pour la situation actuelle, si lumineusement exposé, dès 1901, par Bergson (12), dans sa belle conférence sur le Rêve à l’Institut psychologique.

Il est également certain que, considérés du point de vue biologique, le sommeil, par son action rénovatrice, et les rêves, par leur fonction de relâchement, de dérivation et de compensation, de reviviscence utile de certains souvenirs, de création d’un autre mode d’activité psychique, jouent chez l’homme un rôle de défense et de protection, sur lequel ont ingénieusement insisté de nombreux auteurs.

Le rêve représente donc un mode spécial d’activité mentale lié au sommeil, dont on comprend l’intérêt et l’importance, non seulement dans l’étude de la psychologie normale et pathologique, mais encore dans l’histoire des mythes, des légendes, des croyances et des superstitions. Chez l’homme normal, le rêve est, en effet, un état psychique caractérisé, d’abord, par l’inconscience du monde extérieur et l’abolition presque complète des perceptions externes, et, ensuite, par l’existence prédominante des représentations mentales vives, surtout visuelles. Ces représentations, dans leur déroulement spontané, souvent incohérent, d’autres fois plus logique, constituent les matériaux du rêve. Empruntés à la mémoire, ils s’assemblent et se jouent dans l’esprit du dormeur, au hasard d’une véritable anarchie associative, parce que, dans le double silence des sens et du jugement, ils ne peuvent être, comme à l’état de veille, corrigés par [p. 420] les éléments réducteurs des perceptions externes qui sont abolies, ni contrôlés par la raison qui sommeille. Aussi est-ce avec raison que notre collègue le docteur Klippel (13) a signalé, comme un des caractères fondamentaux du rêve, l’absence de l’étonnement. Celui-ci reparaît, par contre, avec le réveil, qui rectifie l’illusion du rêve et fait reconnaître son irréalité. « L’incohérence des circonstances, du lieu et du temps, qui, par exemple, comporte la présence de personnes mortes depuis des années et les fait reparaître dans les relations d’autrefois avec le rêveur, ne suscite de sa part aucune surprise ou admiration. L’absence d’étonnement devant les incidents du rêve est d’autant plus caractéristique que ses fantasmagories devraient le susciter au degré où elles sont elles-mêmes fréquentes. Si, dans des circonstances exceptionnelles, l’étonnement fait partie du rêve, c’est que nous rêvons que nous sommes étonnés, ce qui est chose toute différente que d’éprouver ce sentiment. »

Les images du rêve, dans leur éclosion, leur nature et leur prédominance, n’échappent cependant pas aux lois d’un certain déterminisme, d’origine surtout cénesthésique et affectif, c’est-à-dire dérivant de l’état de notre sensibilité interne, de nos tendances, de nos craintes, de nos appétits et de nos désirs.

L’école de Freud, de Vienne, a tenté de dégager les lois de ce déterminisme du rêve, étudié dans l’ordre successif de sa complexité, d’abord chez l’enfant et les sujets d’esprit simple, puis chez l’adulte normal, enfin chez les psychopathes atteints d’obsessions, de phobies, de perversions sexuelles ou d’affections délirantes.

Les rêves infantiles, le plus souvent de contenu simple et de structure rudimentaire, représentent la réalisation imaginative des besoins et des désirs du jeune sujet. Il [p. 421] en n’est de même chez beaucoup d’adultes, où le rêve apparaît manifestement comme l’accomplissement d’un vœu, souvent d’ordre banal ou domestique, relatif à des questions de famille, de profession, d’avenir, d’argent, etc. Chez d’autres sujets, de tempérament plus passionnel, les appétits et les désirs restent, durant la vie de veille, latents, plus ou moins dissimulés ; la plupart de leurs tendances et de leurs pensées sont, à l’état de veille et de conscience, refoulées, au moins dans leur expression et leurs manifestations extérieures, pour bien des raisons, d’ordre éthique, moral et intellectuel que Freud groupe sous le terme de censure : ces tendances sont, en effet, jugées par le sujet comme incompatibles avec la vie rationnelle et sociale.

Mais l’abolition ou l’affaiblissement, pendant le sommeil, de la fonction de la censure permettent le dégagement plus complet et la pénétration dans la conscience des tendances foncières, des craintes et des désirs intimes du sujet. C’est alors que se lèvent et affluent, dans l’esprit du dormeur, tous les souvenirs qui sommeillaient dans les profondeurs de l’inconscient, et dont le rêve, inspiré par le désir ou la peur, choisit les éléments, ordonne le défilé et anime la fantasmagorie.

Dans une analyse très pénétrante du mécanisme du rêve, Freud a établi plusieurs des lois du symbolisme des songes, dont il distingue notamment le contenu latentet le contenu manifeste : le contenu manifeste étant représenté par le rêve, tel que le sujet se le rappelle et le raconte, et le contenu latent correspondant au domaine plus étendu des tendances et des pensées secrètes qui inspirent le rêve et peuvent être révélées par l’enquête psycho-analytique.

Toutes ces études ont mis en lumière l’importance des souvenirs de la vie infantile, souvent latents à l’état de veille et rappelés à la conscience durant le sommeil, clans les sources et l’orientation du rêve de l’adulte ; [p. 422] elles ont démontré que le rêve constituait généralement l’expression symbolique, souvent indirecte et détournée, parfois dramatisée, d’un désir non réalisé, refoulé, et de tendances instinctives, souvent sexuelles, latentes.

Le rêve, expression imagée et symbolique de l’inconscient au cours du sommeil, représente donc, d’abord, une véritable fonction satellite du sommeil lui-même, qu’elle protège et entretient, malgré l’incohérence des images et malgré les travestissements et les déviations qu’impose à l’expression de nos tendances intimes et secrètes la persistance d’une certaine logique paradoxale et du jeu d’une intelligence, d’ailleurs très relâchée dans ses fonctions supérieures.

La censure, qui n’est autre que la répression et le refoulement dans l’inconscient des souvenirs, des images et des idées de nature désagréable et douloureuse ; s’exerce d’abord automatiquement chez l’enfant, pour épargner à sa sensibilité le retour d’états pénibles, pour fuir la douleur et ne laisser à la disposition de la conscience que des impressions agréables ou utiles.

Cette habitude de chasser les images indésirables, de repousser les souvenirs chargés d’émotions tristes, de deuil, de regrets et de remords, est, dans le domaine de la sensibilité affective et morale, semblable à l’habitude également automatique que manifeste l’enfant d’éviter, dans le domaine de la sensibilité physique, les risques de blessures et les occasions nouvelles de s’exposer, en recommençant des expériences malheureuses, à ressentir des souffrances corporelles déjà éprouvées. Fuir la douleur et la tristesse, rechercher au contraire le plaisir ou la joie, sont les lois instinctives, fondamentales, qui expliquent, dans le conflit des souvenirs qui tendent sans cesse à renaître, le refoulement des images désagréables et le rappel des impressions heureuses.

Le refoulement automatique, dans l’inconscient, des mauvais sentiments devient ainsi une habitude de la [p. 423] vie psychique normale, et cette habitude de plus en plus fixée par la répétition du processus, par l’imitation d’autrui, reçoit, chez l’enfant, de l’éducation par ses parents et ses maîtres, et, chez l’adulte, des réactions de l’entourage et des nécessités de la vie sociale, un tel renforcement, que la répression des souvenirs de la vie infantile devient, par sa constance et son automatisme, une ides conditions, d’ailleurs inconsciente, de la vie psychique normale.

Cette fonction de défense, en vertu de laquelle sont ainsi réprimées chez l’enfant les tendances égoïstes de la vie primitive, a pour conséquences l’oubli, le rejet dans l’inconscient des premiers éléments du psychisme infantile et leur remplacement progressif par des tendances altruistes, des sentiments d’ordre plus élevé dans l’ordre de l’affectivité et de la sociabilité. Cette substitution aux tendances égoïstes des sentiments altruistes, qui s’opère plus ou moins vite et plus ou moins complètement selon la nature individuelle des sujets et l’influence que l’éducation et la culture ont pu exercer sur eux, réalise ce que Freud appelle la « sublimation » des tendances primitives.

A cette sublimation affective, les sujets atteints de perversions instinctives offrent un terrain particulièrement défavorable et rebelle aux efforts de l’éducation. Il en est de même des déséquilibrés atteints de paranoïa, c’est-à-dire de cette déviation congénitale de l’affectivité et du caractère, spécifiée par l’hypertrophie de la personnalité, la méfiance d’autrui et la fausseté du jugement. Les émotifs constitutionnels, atteints d’obsessions, de doutes, de scrupules et de troubles multiples de l’affectivité, de la volonté et de l’activité, traduisent le refoulement de leurs tendances morbides par des états psychonévropathiques, le plus souvent anxieux, que connaissent bien les médecins qui se sont spécialement consacrés à l’observation et au traitement de ce genre de [p. 424] malades : au sujet de ceux-ci, on a pu dire, et souvent avec raison, que le refoulement des tendances provoquait des mouvements de dérivation et d’agitation stérile, des symptômes d’ordre névropsychosique (obsessions, phobies, etc.) qui n’étaient que l’expression larvée et souvent indirecte des troubles de leur émotivité, comprimée dans son élan et déviée dans la direction de son effort.

Cette digression psychologique et ce développement de la théorie de Freud, déjà d’ailleurs indiquée dans ses principes par Pierre Janet, étaient nécessaires pour éclairer et compléter la conception du rêve, telle que l’a exposée le psychologue viennois. Pour lui, le rêve, comme les obsessions et les phobies, n’est que l’expression indirecte et symbolique des tendances et des désirs ou des craintes du sujet ; le thème du rêve lui apparaît comme la traduction indirecte et souvent méconnaissable de complexus émotifs latents, dont la psycho-analyse doit s’attacher à élucider le symbolisme.

Les lois de la psychogenèse du rêve sont, pour Freud, la condensationen vertu de laquelle se fondent en une seule image les éléments de plusieurs souvenirs ; le déplacement qui attribue, à certaines images secondaires et en apparence accessoires du rêve, la signification la plus importante : il y a, en pareil cas, opposition entre le contenu latent et le contenu manifeste du rêve ; la dramatisation, qui dépeint une situation par des procédés , de contraste et d’opposition, suivant une logique paradoxale, en vertu de laquelle chaque élément du contenu manifeste représente la résultante de plusieurs images et idées du contenu latent ; enfin, l’élaboration secondaire, qui est due à l’altération du rêve par la conscience, à son inhibition par la censure et à la répression, ainsi qu’à la déformation du rêve par les troubles de la mémoire et de la conscience, après le réveil.

Freud considère l’oubli du rêve comme une manifestation de la censure. Pour lui, la plupart des rêves sont,[p. 425] du moins dans leur canevas, d’origine infantile : la source de tout rêve est dans un désir refoulé, et l’analyse du rêve apparaît comme la véritable clé qui puisse permettre la pénétration de l’inconscient.

Une des conclusions qui émanent des lois précédemment posées est que le symbolisme des songes exprime des pensées abstraites en imagés concrètes : celles-ci étant, en effet, d’un exposé plus facile et l’une seule d’entre elles pouvant se prêter à l’expression de plusieurs idées latentes. Aussi la pensée abstraite s’exprime-t-elle, par une véritable transposition, en représentations sensorielles, de préférence visuelles.

Freud et ses élèves se sont efforcés d’aller plus loin dans l’interprétation des songes et ont cherché à en extraire la signification psychologique. Ils insistent sur les procédés d’allusion et d’exposition détournée de l’activité onirique ; sur les variations des symboles représentés : le rêve, suivant les sujets, les races, les milieux et les religions. Au terme de ses longs et remarquables travaux, souvent d’ailleurs discutables dans leurs hypothèses relatives à la symbolique des songes, Freud émet cette intéressante conclusion que les pensées latentes de la vie de veille et les éléments inconscients du rêve appartiennent même domaine de la vie imaginative ; et qu’un langage commun exprime dans les songes, dans les mythes, tis les légendes, ainsi qu’aux origines des religions, les désirs et les craintes dont l’apparition a de longtemps cédé, dans l’histoire de l’humanité et dans l’inconscient de l’individu, la vie rationnelle et l’activité logique l’esprit (14).

Les lois du déterminisme des rêves orientent vers tel ou tel domaine d’activité, organique ou intellectuelle [p. 426] l’imagination du dormeur. C’est en ce sens qu’on a pu parler de la logique ou de la clairvoyance du rêve et de son caractère prophétique, lorsque le thème du rêve s’accorde avec la réalité, actuelle ou future. Le père de la tragédie grecque, Eschyle, n’a-t-il pas dit, au début desEuménides : « Lorsque l’esprit veille, il est aveuglée lorsqu’il dort, il a des yeux. » Oreste, en effet, en proie aux remords de son parricide, aperçoit en songe, comme un vivant symbole, les Erynniesvengeresses, qui le poursuivent et dont la vision s’efface à son réveil. Voilà un type de rêve symbolique, provoqué par le remords et l’anxiété. Toute la tragédie de Polyeucteapparaît comme le développement du rêve de Pauline, exposé dès le premier acte. Voilà un type de rêve prophétique, provoqué par les alarmes de la tendresse conjugale. A la même catégorie de rêves prophétiques appartient également le célèbre songe d’Athalie.

Quelques rêves sont orientés vers certaines sensations par des perceptions actuelles, vraies, du dormeur (bruits extérieurs, pressions sur certaines régions, fausses positions, phosphènes, c’est-à-dire sensations lumineuse : colorées et imprécises, que déterminent certains troubles circulatoires passagers de la rétine).

Dans son intéressante conférence sur le Rêve, Bergson (15) a justement insisté sur le rôle considérable, reconnu d’ailleurs par divers auteurs : Alfred Maury, Hervey de Saint-Denis, Tissié, Scherner, Stevenson, etc., que joue dans la formation du rêve, la « matière sensible » offerte dans le sommeil, comme dans la veille, à la vue, à l’ouïe au toucher, au sens musculaire, » au toucher intérieur émanant de tous les points de l’organisme, et plus particulièrement des viscères. Il a également mis en lumière l’influence exercée, dans la construction et l’orientation des songes, par les souvenirs, latents à l’état de veille, [p. 427] mais qui, évoqués par la conscience du dormeur, se confondent, à l’état diffus, confus et imprécis, avec les autres moments sensoriels et cénesthésiques, dans un jeu imaginatif beaucoup plus indépendant de l’action que pendant la veille et sont surtout inspirés par l’état affectif et les impressions organiques internes. Rappelant l’analogie du mécanisme de la perception à l’état de veille et ‘état de sommeil, il a montré la similitude de l’évocation des souvenirs chez le dormeur et chez l’homme éveillé, le rôle semblable de la remémoration automatique des perceptions dans les deux cas ; mais mise en [illisible] chez le dormeur par les excitations subjectives, d’ordre hallucinatoire, ou objectives, de nature extérieure, qui représentent l’amorce du rêve. Sous l’influence ces excitations surgissent dans l’esprit, durant le sommeil, tous les souvenirs de la vie passée qui fournissent l’étoffe du rêve, dans la genèse duquel la mémoire, l’imagination reproductrice et l’interprétation jouent un rôle beaucoup plus important que les hallucinations véritables.

Bergson a montré que la matière même du rêve est le souvenir, évoqué dans les profondeurs de l’inconscient inspiré par les excitations externes et internes de la sensibilité et l’état affectif du moment ; le souvenir, enrichi de tous les apports de notre mémoire, commenté interprété par une intelligence désintéressée de l’action et affaiblie dans sa critique et sa puissance.

Certaines intoxications (alcool, cocaïne, haschich, etc.) favorisent cette activité sensorielle, principalement dans domaine visuel, les évocations de la mémoire visuelle les constructions imaginatives du même ordre. On peut noter ici, comme un type de rêve purement visuel, extraordinairement riche en formes et en couleurs, celui que Baudelaire a décrit, dans son œuvre poétique, sous le titre de Rêve parisien. [p. 428]

RÊVE PARISIEN’

I

De ce terrible paysage
Que jamais œil mortel ne vit,
Ce matin encore l’image,
Vague et lointaine, me ravit.

Le sommeil est plein de miracles !
Par un caprice singulier,
J’avais banni de ces spectacles
Le végétal irrégulier,

Et, peintre fier de mon génie,
Je savourais dans mon tableau
L’enivrante monotonie
Du métal, du marbre et de l’eau.

Babel d’escaliers et d’arcades,
C’était un palais infini,
Plein de bassins et de cascades
Tombant dans l’or mat ou brunie ;

Et des cataractes pesantes
Comme des rideaux de cristal,
Se suspendaient, éblouissantes,
A des murailles de métal.

Non d’arbres, mais de colonnades
Les étangs dormants s’entouraient,
Où de gigantesques naïades
Comme des femmes se miraient.

Des nappes d’eau s’épanchaient, bleues,
Entre des quais roses et verts,
Pendant des millions de lieues,
Vers les confins de l’univers ;

C’étaient des pierres inouïes
Et des flots magiques ; c’étaient
D’immenses glaces éblouies
Par tout ce qu’elles reflétaient ! [p. 429]

Insouciants et taciturnes,
Des Ganges, dans le firmament,
Versaient le trésor de leurs urnes
Dans des gouffres de diamant.

Architecte de mes féeries,
Je faisais, à ma volonté,
Sous un tunnel de pierreries
Passer un océan dompté ;

Et tout, même la couleur noire,
Semblait fourbi, clair, irisé ;
Le liquide enchâssait sa gloire
Dans le rayon cristallisé.

Nul astre d’ailleurs, nuls vestiges
De soleil, même au bas du ciel,
Pour illuminer ces prodiges
Qui brillaient d’un feu personnel !

Et sur ces mouvantes merveilles
Planait (terrible nouveauté !

Tout pour l’œil, rien pour les oreilles !
Un silence d’éternité.

II

En rouvrant mes yeux pleins de flamme,
J’ai vu l’horreur de mon taudis
Et senti, rentrant dans mon âme,
La pointe des soucis maudits ;

La pendule aux accents funèbres
Sonnait brutalement midi
Et le ciel versait des ténèbres
Sur le triste monde engourdi.

*
*   *

Après avoir signalé l’instabilité et la rapidité du roulement de certains rêves, le travail rétroactif de imagination du dormeur qui, à son réveil, complète, constitue et enrichit la matière du rêve, Bergson cite observation classique du rêve d’Alfred Maury, qui [p. 430] démontre le caractère panoramique et instantané du défilé, des images dans certains songes. Il suppose que la profondeur du sommeil favorise la richesse de certains rêves ; qu’on ne se rappelle pas toujours au réveil, et dans la genèse desquels, grâce à une vision plus étendue et plus détaillée de notre passé, le fonctionnement de la mémoire inconsciente jouerait un rôle prépondérant. L’auteur conclut en ces termes : « Explorer l’inconscient, travaille dans le sous-sol de l’esprit avec des méthodes spécialement appropriées, telle sera la tâche principale de la psychologie dans le siècle qui s’ouvre. Je ne doute pas que de belles découvertes ne l’y attendent, aussi importantes peut-être que l’ont été, dans les siècles précédents celles des sciences physiques et naturelles. »

Dans une autre étude déjà citée (16), où il recherche la cause initiale de la fausse reconnaissance dans un abaissement du ton général de la vie psychologique, dans un relâchement de l’effort de synthèse de la perception susceptible de donner à la réalité l’aspect d’un rêve, le même auteur expose les considérations les plus intéressantes sur les rapports de l’état de veille et de l’état du rêve, et démontre que le rêve, véritable substratum de notre état normal, ne se surajoute pas, comme on est tenté de le croire, à l’état de veille, mais que c’est « par la veille qui s’obtient par la limitation, la concentration et la tension d’une vie psychologique diffuse, qui est la vie du rêve ». Tandis, en effet, que la perception et la mémoire qui s’exercent dans le rêve s’y manifestent naturellement, spontanément, sans aucun souci de la vie ni de l’action à accomplir ; veiller, qui signifie vouloir, consiste à « éliminer, à choisir, à ramasser sans cesse la totalité de la vie diffuse du rêve sur le point où un problème pratique se pose ». Quand on cesse de vouloir, qu’on se [p. 431] détache et qu’on se désintéresse de la vie, on passe, a dit Bergson, du moi de la veille au moi des rêves, moins perdu mais plus étendu que l’autre. Le mécanisme de la veille est donc le plus complexe, le plus délicat, le plus positif aussi des deux, et c’est la veille, bien plus que le rêve, qui réclame une explication.

Donc, pour Bergson, les mêmes facultés psychiques résident au rêve et à la veille. Car « le rêve est la vie mentale tout entière, moins l’effort de concentration… Perceptions, souvenirs et raisonnements peuvent abonder chez le rêveur ; car abondance, dans le domaine de l’esprit, ne signifie pas effort. Ce qui exige de l’effort, c’est la précision de l’ajustement ». Après avoir rappelé un rêve de lui, où l’aboiement d’un chien du voisinage lui avait suggéré le grondement hostile d’un auditoire auquel s’adressait, il écrit que, pour bien percevoir et interpréter cet aboiement et en comprendre la véritable rature, « il faut un effort positif, que le rêveur n’a plus la force de donner ». Celui-ci se distingue ainsi de l’homme veillé, chez lequel les facultés psychiques sont dans un état de tension et d’attention, que l’état de rêve relâche, détend, distrait et dérive vers des interprétations erronées, les fausses reconnaissances et des opérations mentales, le manquent l’attention, la critique et la capacité l’ajuster avec précision à la perception du dormeur le seul souvenir de veille qui s’y superpose exactement.

C’est faute du même effort que le cours du rêve se précipite habituellement, tel un cinématographe mal réglé : parce que l’inattention à la vie s’oppose à ce que les événements du dehors scandent et ralentissent, comme chez l’homme éveillé, la marche de l’esprit. Ainsi, suivant une comparaison lumineuse de Bergson, « dans une horloge, le balancier découpe en tranches et répartit sur une durée de plusieurs jours la détente du ressort, qui serait presque instantanée si elle était libre ».

On peut conclure, en résumé que ce qui manque à [p. 432] l’esprit du rêveur, c’est la faculté caractéristique de l’esprit et de la volonté à l’état de veille : c’est l’inhibition, c’est cette faculté de ralentissement ou d’arrêt, de distribution de l’effort, de réglage dans l’allure, de précision dans l’ajustement, qui multiplie, à l’état de veille, le rendement de l’énergie psychique. Sous ce terme d’inhibition, introduit dans la langue physio-psychologique par Brown-Séquard, se groupent en effet les faculté d’attention, de limitation, de concentration, de tension, dont le rôle a été si judicieusement analysé par Bergson dans ses études sur l’état de veille et l’état de rêve de l’esprit. L’inhibition, compatible ainsi seulement avec l’état de veille, doit d’ailleurs être considérée comme l’une des formes les plus hautes de l’activité mentale.

L’état de sommeil succède à l’état de veille à travers une période dite hypnagogique(c’est-à-dire période qui amène le sommeil) essentiellement propice à la brusque éclosion de phénomènes hallucinatoires passagers, qui sont le prélude du rêve et dont le caractère, parfois angoissant peut provoquer le réveil. De même, la transition entraine le sommeil et la veille, la période du réveil progressif, se marque par des sensations analogues, susceptibles de se prolonger et même de s’imposer, durant quelque temps, à la croyance du sujet après son réveil.

DOCTEUR ERNEST DUPRÉ

Notes.

(1) Voir le dernier numéro de la Revue Hebdomadaire, et l’article de Paul Bourget sur le professeur Dupré dans le numéro du 24 septembre dernier.

(2) LAMARCK, Psychologie zoologique (1809), part. III. Introduction. J.-B. Baillière, Paris, 1830.

(3) DUPRÉ, « La Mythomanie ». Étude sur le mensonge et la fabulation morbides. Bulletin médical, février-mars 1905.

(4) DUPRÉ, « Le témoignage. » Étude psychologique et médico- légale. Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1911.

(5) Ed. CLAPARÈDE, « Esquisse d’une théorie biologique du sommeil. ». Archives de psychologie, t. IV. H. Kündig, Genève, 1905.

(6) LAMARCK, Philosophie zoologique. Partie III, chap. v. §. 1.

(7) CABANIS, Rapport du physique et du moral, éd. de 1855. II, 302.

(8) MYERS, F. W. H. Myers. Human Personality, 1903. I., p. 122 et 150.

(9) DE SÀNCTIS, Die Traüme. Halle, 1901, p. 199.

(10) P. JANET. Obsessions et psychathénie, 1903, I, 408-478,

(11) BROWN-SÉQUARD, « Le sommeil est le résultat d’une inhibition. » Archives de psychologie, 1889. p. 333.

(12) H. BERGSON, « Le rêve ». Conférence à l’Institut général psychologique, 26 mars 1901, publiée dans l’Énergie spirituelle. Alcan, Paris, 1919. [en ligne sur notre site]

(13) KLIPPEL, Allocation présidentielle à la Société de Psychiatrie de Paris, 15 janvier 1920.

(14) Les conclusions de la psychologie de Freud et de son école ont étudiées dans leurs rapports avec l’émotivité constitutionnelle de l’hystérie, dans un travail que nous rédigeons en collaboration, le docteur Trespsat et moi.

(15) H. BERGSON, loc. cit.

(16) H. BERGSON, « Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance, Revue philosophique, décembre 1908. Alcan. [en ligne sur notre site]

 

 

 

 

 

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