Dugas et Moutier. La dépersonnalisation et la perception extérieure. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), septième année, 1910, pp. 481-498.

Dugas et Moutier. La dépersonnalisation et la perception extérieure. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), septième année, 1910, pp. 481-498.

 

Ludovic Dugas. Dépersonnalisation et absence. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXXIIIe année, n°5-6, 1936, pp. 359-367.

 

Ludovic Dugas (1857-1942). Agrégé de philosophie, Docteur es lettre, bien connu pour avoir repris de Leibnitz, dans ses Essais sur l’Entendement humain, tome II, chapitre XXI, le concept de psittacus, et en avoir inscrit définitivement le concept de psittacisme dans la psychiatre française par son ouvrage : Le psittacisme et la pensée symbolique. Psychologie du nominalisme. Paris, Félix alcan, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 202 p. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». Il s’est intéressé précisément au « rêve » sur lequel il publia de nombreux articles. Il est également à l’origine du concept de dépersonnalisation dont l’article princeps est en ligne sur notre site. Nous avons retenu quelques uns de ses travaux :
— Observations sur la fausse mémoire. Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), dix-neuvième année, tome XXXVII, janvier-juin 1894, pp. 34-45. [en ligne sur notre site]
— A propos de l’appréciation du temps dans le rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingtième année, XL, juillet décembre 1895, pp. 69-72. [en ligne sur notre site]
— Le sommeil et la cérébration inconsciente durant le sommeil. Article paru dans la « La Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), XLIII, janvier à juin 1897,  pp. 410-421. [en ligne sur notre site]
— Un cas de dépersonnalisation. Observations et documents. In « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-troisième année, tome XLV, janvier-février 1898, pp. 500-507. [en ligne sur notre site]
— Observations et documents sur les paramnésies. L’impression de « entièrement nouveau » et celle de « déjà vu ». Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), dix-neuvième année, tome XXXVIII, juillet-décembre 1894, pp. 40-46. [en ligne sur notre site ]
— (avec François Moutier). Dépersonnalisation et émotion. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-cinquième année, tome LXX, juillet à décembre 1910, pp. 441-460. [en ligne sur notre site]
— (avec François Moutier). La Dépersonnalisation.Paris, Félix Alcan, 1911. 1 vol. in-16, VIII – 223 p. Dans la Bibliothèque de Philosophie contemporaine. 
— Un nouveau cas de paramnésie. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-cinquième année, LXIX, Janvier à juin 1910, pp. 623-624. [en ligne sur notre site]
— Quelques textes sur la fausse mémoire : Dickens, Tolstoï, Balzc, Lequier. Extrait du « Journal de psychologie normale et pahologique », (Paris), onzième, 1914, pp. 333-338. [en ligne sur notre site]
— De la méthode à suivre dans l’étude des rêves. « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), XXXe année, n°9-10, 15 novembre-15 décembre 1933, pp. 955-963. [en ligne sur notre site]
— Dépersonnalisation et absence. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXXIIIe année, n°5-6, 1936, pp. 359-367. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoute par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 481]

LA DÉPERSONNALISATION
ET LA PERCEPTION EXTÉRIEURE

C’est se faire de la dépersonnalisation une idée fausse que de croire qu’elle se limite et pourrait se limiter à une catégorie de faits, les sensations ; elle s’applique, en réalité, à tous les faits psychiques indistinctement. Nous étudions ici celui qui semble devoir répugner le plus à une telle illusion, et, à cause de cela même, en est le plus fortement affecté et troublé, à savoir la perception extérieure.

A première vue, la perception extérieure ne paraît pouvoir subir d’autres troubles que ceux qui proviennent des sensations. On a peine à comprendre que la perception soit troublée, les sensations restant normales, tandis que, les sensations étant perverties, toute illusion ou erreur de la perception paraît possible. On s’en prendra donc aux sensations, toutes les fois que la perception sera en défaut. C’est ce qu’a fait Taine. Dans cette maladie que le docteur Krishaber a décrite sous le nom de névropathie cérébro-cardiaque et que lui, philosophe, considère comme une expérience psychologique du plus haut intérêt, montrant « comment se fait et se défait l’idée du moi », il ne voit et ne veut voir qu’une « perversion sensorielle » qui ne porte pas atteinte à « la raison, au jugement, au souvenir et aux opérations de l’esprit » ; il n’en fait, en d’autres termes, qu’une lésion de la protubérance et des centres sensitifs inférieurs, « le jeu des hémisphères restant normal ».

Mais Taine se trompe : nous allons montrer que les perversions sensorielles, qu’il invoque ou admet sur la foi de Krishaber, n’existent pas ; et que d’ailleurs, si elles existaient, elles n’expliqueraient pas le phénomène de la dépersonnalisation qui est d’une autre nature.

Entrons bien d’abord dans la pensée de Taine. Identifiant le moi [p. 482]et ses états sensoriels, il veut prouver que le malade perd et renouvelle sa personnalité alors qu’il perd et renouvelle ses sensations ; il compare son état « à celui d’une chenille qui, gardant toutes ses idées et tous ses souvenirs de chenille, deviendrait tout à coup papillon avec les sens et les sensations du papillon. Entre l’état ancien et l’état nouveau, il y a scission profonde, rupture complète. Les sensations nouvelles ne trouvent plus de série antérieure où elles puissent s’emboîter ; le malade ne peut plus les interpréter, s’en servir, il ne les reconnaît plus ». Pour que le trouble de la personnalité soit complet, il faut évidemment que toutes les sensations soient altérées à la fois. C’est aussi ce que suppose Taine ; c’est ce qu’il admet comme établi par l’expérience. L’ouïe, le goût l’odorat, le toucher sont pervertis aussi bien que la vue ; il n’y a pas et on ne conçoit pas qu’il puisse y avoir une seule sensation indemne. Tous les objets sans exception ont perdu « leur aspect naturel », tous paraissent « étranges ».

Mais l’expérience est-elle ici d’accord avec la théorie ? Non, les troubles sensoriels ne sont pas constants ; ils sont plus ou moins graves, plus ou moins complets ; parfois ils manquent tout à fait. De plus, on ne voit pas qu’aucun d’eux, pris à part, la diplopie par exemple, soit de nature à produire la dépersonnalisation ni la produise toujours. Mais, si les troubles sensoriels que l’on observe ne produisent pas la dépersonnalisation par eux-mêmes ou en tant que tels, il faut donc, si on veut encore maintenir l’hypothèse de Taine, qu’ils la produisent par un effet d’ensemble ; il faut que, s’ajoutant les uns aux autres, ils changent la perspective du moi, l’optique psychologique, et fassent paraître toutes choses sous un aspect nouveau, insolite, étrange. Mais on demandera alors comment des sensations hétérogènes (de la vue, de l’ouïe, du toucher, etc.), d’ailleurs divers et variables (vue des objets tantôt doubles, tantôt plats, sensation de poids ou, au contraire, de légèreté de son propre corps, etc.), s’accordent en une même impression d’ensemble : l’impression d’étrangeté, d’irréalité des choses et du moi lui-même. Il faudrait en outre spécifier la nature de cette impression. Elle n’est pas proprement sensorielle, car alors elle serait une sensation déterminée de la vue, de l’ouïe, du toucher, etc. (et on a vu qu’elle est une perversion, tantôt d’un sens, tantôt d’un autre), bien plus, elle serait telle sensation [p. 483] déterminée de la vue par exemple ou d’un autre sens (et on a vu qu’elle est tantôt telle déformation visuelle, tantôt telle autre, etc.). De toute façon, l’explication de la dépersonnalisation par des troubles sensoriels est donc à rejeter.

Ce n’est pas que des troubles sensoriels ne puissent se rencontrer dans la dépersonnalisation. Mais il est extrêmement important de remarquer quel rôle effacé, pour ne pas dire absolument nul, ces troubles jouent dans l’état morbide que nous étudions. Les premiers observateurs, se sont complètement trompés sur ce point. Leurs descriptions abondent en mentions de troubles subjectifs tels que : diplopie vertige, étourdissements, palpitations. On sent à quel point la constatation habituelle de pareils troubles serait grave et de quelle importance seraient les déductions que l’on en devrait tirer. Mais, en réalité, dans les phénomènes symptomatiques de la dépersonnalisation ne rentrent point et ne sauraient rentrer des phénomènes d’un ordre aussi spécial que la diplopie par exemple. Sans contester à Krishaber la rigueur clinique qu’il apporte en ses observations, il est permis de ne pas accepter celles-ci en bloc, d’en faire la critique ou le triage. Il convient de les émonder et d’en retirer les manifestations somatiques rares, en tout cas non toujours signalées chez les dépersonnalisés depuis cet auteur, fréquentes au contraire chez des individus de tout ordre ne présentant aucune trace de dépersonnalisation, et par conséquent sans aucun lien avec ce phénomène.

On s’explique d’ailleurs très bien l’erreur de Krishaber. Hanté de l’idée que le syndrome qu’il avait eu le grand mérite de reconnaître, n’était qu’un type parmi les divers états névropathiques étudiés de son temps il ne put résister à l’impulsion clinique qui le portait à signaler chez ses malades des phénomènes somatiques chez eux accidentels, mais habituels chez ceux que l’on a depuis appelés les neurasthéniques vrais. On nous permettra d’insister sur ce fait que les dépersonnalisés en tant que tels ne présentent aucun trouble sensoriel. Ceux qui les ont mentionnés ont tous plus ou moins subi l’influence de Krishaber, et celui-ci, ne l’oublions pas, a réuni dans son traité de la Névropathie cérébro-cardiaquedes faits cliniques extrêmement disparates.

Est-ce à dire que les dépersonnalisés doivent être fatalement des individus parfaitement sains, ne présentant aucun trouble somatique ? [p. 484] Assurément non ; ils peuvent avoir, comme les autres hommes, des troubles divers. Mais ce que nous prétendons, c’est que ces troubles ne sont ni nécessaires à la dépersonnalisation, ni sous sa dépendance. Il convient, en effet, de distinguer ici la dépersonnalisation aiguë et la dépersonnalisation chronique : cette dernière est un syndrome qui se manifeste d’une façon prolongée, suivie, souvent définitive, chez les aliénés. Mais, dans les crises aigues de dépersonnalisation, si le malade peut trouver le monde étrange, ses paroles, ses actes, à lui, ne nous paraissent pas contraires à la raison ; il ne nous apparaît jamais comme un aliéné. Il convient donc d’analyser avec soin les déformations de la perception extérieure qui se produisent chez lui et de ne pas les confondre avec celles qu’on observe chez d’autres malades.

Ces déformations portent, non sur les données mêmes de la sensation, mais sur le sentiment qui s’attache à la perception. Mais que peut être ce sentiment étrange ou plutôt ce sentiment d’étrangeté qui est répandu sur toutes les sensations et n’appartient en propre à aucune, si, comme on l’a vu, ce n’est ni ne peut être une sensation particulière et si ce n’est pas d’avantage un effet concevable de toutes les sensations réunies ? Il semble (et c’est ce que Taine lui-même en vient à reconnaître) que ce n’est pas autre chose, en dernière analyse, que le caractère vague, indéfinissable de l’insolite, de l’anormal. Quelque chose se trouve changé dans toutes les sensations, sans qu’on puisse dire en quoi consiste ce changement ni où il réside, si c’est dans les sensations elles-mêmes ou dans notre façon de les percevoir (1).

Nous disons que ce changement si grave ne réside pas dans les [p. 485] sensations. C’est ce qui nous paraît résulter d’abord des observations mêmes recueillies par ceux qui soutiennent la thèse contraire. C’est ce que nous observerons directement ensuite, et chercherons à expliquer. Mais établissons le premier point. Un des sujets de Krishaber distingue très nettement de ses sensations morbides, vertiges, étourdissements, troubles visuels, diplopie, etc., la dépersonnalisation proprement dite et le sentiment d’étrangeté du monde extérieur. « Il éprouvait un autre trouble plus difficile à définir : les objets avaient perdu leur aspect naturel, tout ce qu’il voyait avait changé de manière d’être…. Il n’était pas le même homme qu’avant, il avait comme perdu la conscience de lui-même. » (Obs. II.) Du langage des sujets on peut encore tirer la preuve que le trouble qu’ils ressentent n’est point une sensation : s’il en était une en effet, ils ne pourraient sans doute pas davantage le rendre, mais alors, sachant qu’il est intraduisible par nature, ils n’essaieraient pas de le traduire, au lieu que nous les voyons se reprendre à cent fois pour décrire leur état, essayer d’une image, puis d’une autre, jamais contents d’aucune, rectifiant, précisant, développant celle qui leur vient à l’esprit, et qui, comme toute comparaison, ne peut jamais être qu’approximative. Ainsi l’un d’eux écrit : « Il me semble que quelque chose tendait à m’isoler du monde extérieur », il y avait « comme une atmosphère obscureautour de ma personne » ; obscure n’est pas le mot, il faudrait dire  dumpf qui signifie en allemand aussi bien lourd que épais, terne, éteint… « L’atmosphère dumpf m’enveloppait ;… c’était comme un quelque chose mauvais conducteur qui m’isolait du monde extérieur. Je ne saurais dire combien cette sensation était profonde; il me semblait être transporté extrêmement loin de ce monde, et bien loin. » Taine, qui cite ces paroles et en admire la précision, [p. 486] aurait dû remarquer combien ce style métaphorique et fuyant conviendrait mal pour rendre la matérialité d’un fait brut qui tombe sous les sens, au lieu qu’il traduit de façon heureuse cet état vague qu’on appelle un sentiment, une impression.

Ce sentiment, chacun des sujets l’exprime à sa manière, en une langue tantôt brillante, heureuse, tantôt énigmatique, confuse, toujours personnelle, originale, qui ne saurait être prise à la lettre et demande à être interprétée. On peut dire que le sujet est toujours incapable de rendre ce qu’il éprouve ; il faut faire la part de ce qu’il omet et de ce qu’il ajoute, de ce qu’il sous-entend et de ce qu’il suggère, de ce qu’il ne sait pas dire et de ce qu’il dit trop bien, développant ou exagérant les faits, y mêlant des « interprétations », des « broderies inconscientes » (Hesnard). Ainsi on doit supposer que les sujets éprouvent tous le même sentiment ; mais ce sentiment, il s’agit de le reconnaître à travers la diversité des métaphores qui l’expriment. Tels sujets parlent d’un sentiment d’étrangeté : tout leur paraît nouveau, insolite, « drôle » (2). D’autres se plaignent d’avoir perdu le contact avec la réalité ; c’est comme s’il y avait entre eux et les choses une partie isolante : mur, barrière, voile, image, brouillard, etc. Ceux-ci projettent en quelque sorte leur impression sur les choses, l’objectivent (3).

D’autres se rendent mieux compte du caractère personnel subjectif [p. 487] de leur illusion et disent que leurs sensationssont changées ; ce sont ceux-là dont le langage prête le plus à l’équivoque et a donné lieu à l’interprétation de Taine. Mais il est aisé de voir que le changement que les sujets accusent dans leurs sensations, consiste uniquement en ce qu’elles s’accompagnent d’un sentiment d’incomplétude, de désaffectivité, d’indifférenceou d’apathie, sentiment qu’on nous décrit ainsi : « Mon existence est incomplète. Il me manque la faculté de jouir et de souffrir… Chacun de mes sens, chaque partie de moi-même est pour ainsi dire séparée de moi et ne peut me procurer aucune sensation ; il me semble que je n’arrive jamais aux objets que je touche » (Esquirol). Autrement dit, les malades éprouvent encore des sensations, mais les sensations ne les émeuvent plus, ne les touchent plus ; ils sont dans une indifférence absolue, « ni morts ni vivants », et diront, en langage objectif, transportant au dehors ce qui se passe en eux, que « tout est mort, que rien n’existe ».

D’autres ont l’impression d’être en face des choses, comme devant un spectacle imaginaire, de percevoir la réalité comme un rêve (4). [p. 488]

Cette impression conduit à une autre voisine, celle de sortir de soi, de se détacher de son être, de perdre le sentiment de son individualité, de rentrer dans le sein de l’existence universelle et de ne garder plus que le sentiment de l’existence nue, vide et impersonnelle. C’est là un sentiment qu’Amiel a cent fois exprimé sous les formes les plus variées et les plus brillantes. Il dit, par exemple :

« Comme un rêve qui tremble et s’évapore aux naissantes lueurs de l’aube, tout mon passé, tout mon présent se dissolvent en moi et se détachent de ma conscience quand elle se replie sur elle-même. Je me sens à cette heure vide, dépouillé comme un convalescent qui ne se rappelle plus rien… C’est un état singulier. Toutes mes facultés s’en vont comme un manteau qu’on pose, comme la coque d’une larve ; je me sens muer ou plutôt rentrer dans une forme plus élémentaire ; j’assiste à mon dévêtement. J’éprouve comme la paix indéfinissable de l’anéantissement et la quiétude vague du Nirvâna ; je sens devant moi et en moi passer le fleuve rapide du temps, glisser les ombres impalpables de la vie, et je le sens avec la tranquillité cataleptique (5) ». Cet état est en quelque sorte négatif ; c’est un de ceux dont on parle le moins, parce qu’il y a le moins à en dire.

Au contraire, un des sentiments qu’on signale le plus souvent et avec le plus d’insistance est celui du dédoublement du moi. Le sujet se croit « double » et cette croyance qu’on pourrait regarder comme étrangère à la perception du monde extérieur, s’ajoute à cette perception, s’y mêle et la trouble on ne sait comment. « Je sens un moi qui pense et un moi qui exécute ; je perds alors le sentiment de la réalité du monde » (Krishaber, obs. VI). Cette impression de dédoublement est d’ailleurs malaisée à définir et prête à l’équivoque. Elle n’a rien de commun avec le dédoublement réel et inconscient qui se produit dans l’hystérie. Elle n’est qu’une façon de traduire le sentiment d’étrangeté dont nous avons parlé, et elle est l’objectivation de ce sentiment : le moi assiste, comme du dehors, à ses sensations [p. 489] et s’étonne de les éprouver ; il est pour lui-même un objet de contemplation ; il ne reconnaitplus ses sensations qui lui paraissent comme étrangères ou auxquelles il se sent étranger ; et peut-être faut-il dire avec Hesnard qu’il « se sent étrangerà ses sensations plutôt qu’il ne sent les choses étranges ».

En tout cas, il convient de faire les plus expresses réserves sur le dédoublementdu moi dont parlent les malades. Ou bien ce sont eux qui se trompent en donnant ce nom à un état qui n’est pas un dédoublement véritable, c’est-à-dire soit une aliénationdu moi, soit la juxtaposition d’une nouvelle entité à l’ancienne, ou bien ce sont les philosophes ou les aliénistes qui commettent l’erreur en portant au compte de la dépersonnalisation le dédoublement du moi tel qu’il se rencontre chez les hystériques. En réalité, jamais les malades ne sont, à proprement parler, dédoublés. Leur moi ancien peut leur paraître perdu ; mais cette illusion n’est jamais bien sérieuse. Ils savent qu’ils n’auraient qu’à se raccrocher aux réalités extérieures pour se ressaisir, mais ils n’en ont plus la force ni la volonté. On peut dire qu’il y a, chez eux, conscience de l’automatisme mental, mais nous ne dirions jamais avec Sollier qu’il y a développement d’une activité automatique subconsciente.

En résumé, on voit de combien de termes différents on use pour désigner l’état morbide que nous cherchons à définir. De tous ces termes, selon nous, le plus exact, celui auquel se ramènent et autour duquel tournent tous les autres, est celui que nous avons employé d’abord, à savoir le sentiment de l’insoliteou de l’anormal. Revenons donc sur ce sentiment. Voyons en quoi il consiste et à quoi il se rattache.

Nous avons dit que le dépersonnalisé n’éprouvait pas de troubles sensoriels. En effet, rien n’est changé pour lui, à proprement parler, dans les qualités perçues des objets. Un son grave ne lui paraît pas aigu, une odeur exquise ne lui semble pas nauséeuse, un objet bleu ne se détache pas en rouge à ses yeux. Tout au plus ses sensations lui semblent-elles atténuées, voilées, éteintes. Par là il se sent lui- même lointain, éloigné des objets. Le trouble le plus accusé qu’il soit possible de relever chez les malades, en tant qu’altérations sensorielles, est, au point de vue visuel, une perte ou mieux une atténuation [p. 490] fréquente de la sensation de relief. Les dépersonnalisés déclarent souvent voir les objets plats. Mais c’est là moins un trouble sensoriel vrai q ‘un trouble des raisonnements inconscients qui se rattachent chez l’homme sain à l’interprétation normale des sensations.

Détaché de toutes choses, entouré d’objets qui ne réagissent plus sur lui que d’une façon nouvelle, singulière, et qui pourrait être impressionnante s’il n’y avait pas affaissement du ton émotif, le malade finit par se plaindre de troubles de sa propre personnalité. Il se sent en dehors de ce monde nouveau ; l’un se plaint de disparaître, un autre déclare se fragmenter. Les plus littéraires parmi les dépersonnalisés se voient en dehors de la vie même qui autour d’eux continue son cours. En réalité aucun malade n’est dupe ni du changement de ses perceptions, ni de la bizarrerie de son entité nouvelle. Il ne se trompe jamais sur la valeur vraie de ses troubles ; il sait pertinemment que rien n’est changé dans le monde extérieur, que rien n’est changé non plus dans sa personne propre.

Pourquoi donc existe-t-il une altération du monde extérieur, ou plutôt (car le pourquoi ici nous échappe) en quoi consiste l’étrangeté, la teinte insolite qui viennent modifier les choses dans leurs relations avec l’esprit ? En d’autres termes, que veut dire exactement le dépersonnalisé, lorsqu’il déclare que les objets, leurs contours, leurs couleurs, leurs ombres, les sons qui s’en dégagent, les effluves qui en proviennent, prennent un caractère nouveau qui le désoriente ? Eh bien, lorsque l’on analyse de très près les sensations accusées par les malades, on reconnaît que, avant toutes choses, l’ensemble du monde extérieur ne porte plus sur les sens du dépersonnalisé de la même façon qu’auparavant. Tantôt l’ensemble que forment tous les objets lui paraîtra lointain, voilé, sans qu’aucun objet en particulier le frappe plus que les autres objets, tantôt il s’absorbera dans la perception d’un élément unique, odeur, bruit, angle ou ligne. C’est pour cela, et dans ce cas seulement, que le monde, d’une façon générale, lui semble sans relief (tout en faisant, bien entendu, la part du travestissement du sentiment exact du malade par les mots souvent exagérés, emphatiques qu’il est porté à employer). C’est pour cela également qu’il parle du brouillard, de la ouate, qui l’isolent du monde extérieur. [p.491]

En résumé, aucun changement dans la donnée sensorielle simple ; en revanche, changement considérable dans la façon de la recueillir, il serait même plus exact de dire de l’accueillir. De fait nous distinguons deux causes à l’étrangeté des sensations du dépersonnalisé, et cette distinction, à nos yeux très importante, ne nous paraît pas jusqu’ici avoir été établie avec une rigueur suffisante.

Le malade ne recueilleplus normalement ses sensations : il est distrait. Il ne les accueillepas normalement : il est indifférent. Il intervient donc chez lui deux altérations distinctes : l’une porte sur la perception, c’est la distraction ; l’autre porte sur l’écho de la perception, sur le sentiment qu’elle éveille en nous et qu’une vieille habitude y rattache d’ordinaire, c’est la perte de l’émotion ajoutée à perception. En un mot, non seulement le malade est distrait, mais il ne s’intéresse plus aux sensations qui lui parviennent. Nous aurons la clef de ces altérations si nous voulons bien nous rappeler les éléments qui influent sur la genèse du paroxysme de dépersonnalisation. Ce phénomène survient le plus souvent sous l’influence d’un choc émotif violent ou d’émotions accumulées. Il faut également en général, pour qu’il se produise, la coïncidence d’une fatigue, ou pour employer un mot plus compréhensif, d’une asthénie prononcée. Le dépersonnalisé se trouve donc en des conditions telles qu’il doit éprouver de la difficulté, d’une part, à prêter son attention aux contingences extérieures, et de l’autre, à s’y intéresser.

Indifférent et distrait, il ne peut pas analyser les phénomènes psychiques qui se passent en lui ; il trouve beaucoup plus simple de reporter au monde extérieur les causes de son étrangeté ; et avant de se trouver lui-même changé, il trouve changé le monde qui l’environne. En effet, au cours de la crise de dé personnalisation, les altérations du monde extérieur s’imposent à l’esprit en première ligne ; ce n’est que secondairement, on pourrait dire en corollaire, que se révèle l’étrangeté du moi. Chez les personnes familiarisées avec ces petit accidents psychiques, l’imminence d’une crise s’annonce par le changement parfois subit de l’aspect des objets, qui semblent tout à coup distants. Il faut remarquer d’ailleurs avec quelle fréquence le dépersonnalisé dissocie, isole les éléments des objets qui frappent ses regards par exemple. Il s’absorbe dans la contemplation [p. 492] d’un détail, fixe un bibelot, s’hypnotise pour ainsi dire dans l’audition d’un son, etc. (6).

Ainsi (et il n’y a point là de contradiction), le dépersonnalisé est à la fois distrait par rapport à l’universalité des choses, et absorbé aussi très souvent dans la contemplation de l’une d’elles, la plus insignifiante souvent, sans que pourtant cette contemplation l’intéresse. Bien plus encore, ce monoïdéisme, cette concentration de l’attention, alternant ou coïncidant même avec sa dispersion, sont suffisamment insolites pour que, tout en ne s’en émouvant pas, le dépersonnalisé les constate et sente s’accroitre par là même la notion d’étrangeté qui se répand sur toutes choses et secondairement envahit sa propre conscience.

Ces phénomènes d’étrangeté du monde extérieur, d’absorption dans une sensation unique, de distraction profonde ne sont pas un phénomène uniquement discernable dans ce que nous appelons la dépersonnalisation paroxystique, c’est-à-dire dans la dépersonnalisation étudiée en dehors de l’aliénation mentale. Mais si tous ceux qui ont éprouvé ces phénomènes les reconnaissent avec facilité, si les descriptions en paraissent lumineuses à tous ceux qui les ont éprouvés, il est plus difficile de faire saisir aux non initiés la qualité même des troubles dont nous nous efforçons de préciser la genèse et la nature.

Cependant il existe des états dans lesquels des accidents analogues, ou du moins suffisamment voisins, se rencontrent. Nous les mentionnerons à titre d’exemple pouvant permettre de mieux saisir certaines des explications précédentes. C’est ainsi que, dans la fatigue intense, dans l’ivresse, chez les convalescents, on peut rencontrer cette asthénie, cette langueur avec dispersion de l’attention sur toutes choses, ce flou qui se répand sur le monde extérieur. Là également l’individu ne sait plus ou ne peut plus faire l’effort nécessaire pour se ressaisir, et souvent le monde prend, à ses yeux, un aspect nouveau.

On ne saurait trop répéter que le malade n’est jamais dupe de ses [p. 493] illusions. Il n’est plus capable de faire la synthèse du monde extérieur et du moi, mais il sait que cette synthèse se fera à nouveau tout à l’heure, il sait qu’en réalité le monde extérieur n’est pas changé. Asthénique, il vit en véritable automate ; et cette notion vaguement perçue de l’asthénie coïncidant avec la continuation de la vie, des sensations, des gestes et même du langage, contribue encore à augmenter la notion d’étrangeté. Le malade, en effet, se sent veule, inerte, passif : et pourtant la vie continue autour de lui et en lui : c’est donc que le monde extérieur a changé, c’est donc qu’il est changé lui-même. (Le malade cessant et avant conscience de cesser de percevoir des choses au point, cesse d’être et a conscience de cesser d’être au point lui-même.)

Résumons les développements qui précèdent. Nous croyons que la dépersonnalisation est un état unique, le même chez tous les sujets, quoiqu’elle nous soit présentée sous bien des formes et décrite en bien des termes différents, et nous avons cherché à montrer que cette unité même apparaît ou se retrouve à travers la diversité des comparaisons ou des images par lesquelles on l’exprime. Nous trouvons d’ailleurs naturel que les sujets ne rencontrent pas d’emblée le terme juste et précis pour rendre un phénomène aussi déconcertant et aussi étrange que la dépersonnalisation, et que chacun d’eux note, un peu au hasard de ce qui le frappe, les particularités ou accidents de ce phénomène, et ainsi nous donne le change. Mais nous croyons qu’on peut néanmoins accorder les témoignages, leur donner à tous la même signification. En nous risquant à le faire, nous sommes arrivés à cette conclusion que la dépersonnalisation n’est pas un trouble sensoriel, mais perceptuel. Nous devons chercher maintenant en quoi un tel trouble consiste. C’est ce que les sujets ne peuvent nous apprendre, car généralement ils l’ignorent, faute d’avoir réfléchi aux conditions générales de la perception ou de la conscience.

Nous avons surabondamment prouvé que, pour expliquer la’ dépersonnalisation, il faut détourner l’attention des sensations et renoncer à trouver un phénomène physiquequi serait la cause de l’altération subie dans les sensations du sujet. Nous croyons qu’il faut uniquement considérer le lien qui rattache les sensations à la conscience ou au moi. C’est ce lien seul qui est brisé ou dérangé, [p.494] mais il n’en faut pas plus pour que la perception extérieure cesse d’apparaître comme normale.

Appelons consciencel’acte par lequel le moi s’empare de ses sensations, les fait siennes, les reconnaîtcomme siennes, les rattache à soi ; la conscience ainsi entendue fait partie de toutes les opérations psychiques. Supposons qu’elle s’évanouisse, tende à disparaître ou qu’elle change de nature, devienne trouble, vague, confuse, toutes les opérations en rapport avec la conscience ainsi modifiée paraîtront elles-mêmes altérées, perverties. Tel est précisément le cas de la perception extérieure dans les observations qui précèdent. « La sensation brute continue à se produire » et se produit normalement, « mais la perception, c’est-à-dire l’assimilation au système personnelde représentations et de sentiments, ne se produit plus. Il y a là un dualisme extrêmement curieux, et qui se manifeste dans toutes les sphères de l’activité mentale ». (Sollier). C’est le dédoublement du moidont parlent les malades.

Le caractère essentiel des troubles de la perception que nous avons décrits, c’est que les sensations ne sont plus rattachéesà la personne, reconnuespar elle. C’est ce qu’exprime le sujet qui se dit détaché de ses sensations, dépouillé de son individualité, vivant d’une vie impersonnelle ; c’est ce qu’il exprime autrement, quand il dit qu’il croit rêver et qu’il est devant le monde réel comme devant un spectacle imaginaire. Quand il parle d’une barrière qui serait entre les choses et lui, que veut-il dire encore sinon que ses sensations ont perdu leur lien conscientiel et restent en dehors du moi ? Et n’est-ce pas une autre forme de la dépersonnalisation que cette apathie ou indifférence absolue du moi à l’égard de sensations qui lui sont extérieures et comme étrangères ? Si maintenant on se représente, non plus la dépersonnalisation elle-même, mais l’effet qu’elle doit naturellement produire sur ceux qui l’éprouvent, on comprendra que les sujets manifestent leur étonnement, presque leur effroi, disent que tout est changé en eux et autour d’eux, qu’ils ne reconnaissent plus le monde ni eux-mêmes, que tout leur paraît étrange,irréelet faux(7). [p. 495]

Ainsi tous les sentiments ou impressions que traduisent les sujets ont une explication naturelle, cessent de se contredire et cadrent entre eux. Mais cette explication ne paraîtra pas suffisante ; on demandera comment le moi laisse échapper des sensations, comment le lien conscientiel vient à se rompre ou manque à s’établir. Nous avons dit que la perception du monde extérieur se trouve radicalement changée, changée au point que ce monde parait ne plus être ou être devenu autre, et cela sans que les impressions sensorielles ou les sensations aient subi elles-mêmes aucun changement. Il faut donc que ce soit le sujet lui-même qui ait changé par rapport au monde. Mais comment se représenter un tel changement ? Le moi existe-t-il donc en dehors de ses sensations ? N’est-il pas constitué par elles ? Et n’est-ce pas dans les changements produits dans les sensations qu’il faut de toute nécessité chercher le principe de tous les changements du moi ?

On a supposé qu’il fallait, à cette occasion, distinguer deux sortes de sensations : celles qui se rapportent aux objets du dehors et celles qui sont liées à l’exercice des. fonctions organiques et traduisent l’état de notre corps propre. Comme les premières rencontrent les secondes pour arriver jusqu’à nous, elles pourraient se trouver modifiées par le seul fait de traverser un milieu organique morbide. Autrement dit, la dépersonnalisation serait produite, non par les perversions sensorielles en général, comme le suppose Taine, mais par les perversions d’un seul sens, le sens organique ou cénesthésique. Ce sens, « qui nous avertit sans discontinuité ni rémission de la présence et de l’existence actuelle de notre propre corps » (L. Peisse) centraliserait et fondrait « en une vague impression. de bien-être ou de malaise général » les sensations respiratoires, circulatoires, viscérales, etc., etc. C’est ainsi qu’il serait vraiment cénesthésiqueou général. Mais un sens général ou plutôt généralisateur, un sensorium commune, est-il vraiment un sens? N’est-ce pas plutôt une fonction psychique, n’est-ce pas la fonction synthétique de la [p. 496] conscience, qu’on veut faire sortir des éléments sensoriels mêmes qu’elle a pour objet ou pour fin de rassembler, de fondre, d’interpréter et de généraliser ? La cénesthésie paraît bien être une entité métaphysique, une étiquette collée sur des faits et donnée ou prise à tort pour une explication de ces faits.

Il suffit, pour le faire voir, de remarquer que les sensations organiques sont des sensations comme les autres ; elles doivent, comme les autres, être rattachées au moi ; elles peuvent, comme les autres se détacher du moi ; elles ne sauraient avoir et n’ont pas, en effet, une situation privilégiée. Notre malade se sent étranger à ses sensations viscérales, comme il se sent étranger à ses sensations visuelles ; il ne reconnaîtpas son propre corps, il ne le sent pas comme sien, non plus qu’il ne reconnaîtles corps étrangers, qu’il n’a conscience de les percevoir réellement ou de les percevoir comme réels. A supposer que la personnalité ou le moi soit constituée uniquement par l’ensemble des sensations organiques ou internes, la difficulté est de comprendre comment ces sensations s’intègrent et forment le moi ou se désintègrent et restent à l’état flottant, en dehors du moi, et cette difficulté est exactement la même pour toutes les sensations, quelles qu’elles soient. C’est le problème de la conscience en général qui se trouve ici posé, si par conscience on entend, non la perception pure et simple, mais la synthèse personnelle, ou le rapport qui s’établit entre les sensations éprouvées et le sujet qui les éprouve. Nous disons que ce rapport, cette prise de possession par le moi de ses états existe dans tous les cas, dans celui des sensations externes aussi bien qu’internes ou organiques, et qu’il est un élément essentiel, constitutif de toute perception nouvelle. S’il vient à manquer, si les sensations paraissent se détacher de celui qui les éprouve, si elles cessent de lui appartenir, alors, pour lui, le monde perd sa réalité, il cesse d’existerou il devient autreet le moi de même. Il n’y a donc pas lieu de distinguer entre la perception extérieure et la conscience, entre les sensations qui se rapportent aux objets du dehors et celles qui se rapportent à nous-mêmes. Toutes les sensations peuvent être également dépersonnaliséeset toute sensation dépersonnalisée donne l’impression de l’irréel, de l’étrange, de la non-existenceou de l’existence incomplète. C’est que la personnalisation ou la réaction propre, originale, individuelle du sujet aux [p. 497] sensations qu’il éprouve est considérée par lui comme un élément de la réalité qu’il perçoit : si cette réaction personnelle vient à manquer, autrement dit, si les sensations se produisent et que le sujet continue à les sentir, mais cesse de les sentir comme siennes, « il s’étonne » alors « d’exister » (Maine de Biran) et s’étonne que le monde existe ; il ne peut plus croire à son existence ni à celle du monde. Il doute de ses sensations dont le sceptique et l’idéaliste eux- mêmes déclarent qu’il est impossible de douter ; il doute qu’il les éprouve, parce qu’il ne les éprouve plus comme auparavant, parce qu’il ne les reconnaît plus ; il doute de leur réalité ; il doute de lui- même et de son esprit. On ne saurait concevoir un état plus troublant, plus étrange et, à ce qu’il semble, plus voisin de la folie. Cet état pourtant n’est que défectif, et on l’exprime bien en un sens par le mot d’incomplétude ; il ne manque ici que l’élément subjectif, que le coefficient de personnalité qui fait partie de toute perception ou de toute pensée, partant de toute réalité, puisque toute réalité, pour être, doit être perçue. On est porté à croire que la personnalité est atteinte et, comme la personnalité a pour base l’organisme, que le jeu de l’organisme est troublé ; mais en réalité la vie physiologique et psychologique suit son cours ; c’est la conscience qui ne joue plus ou joue mal ; et par conscience, on entend le cogito, c’est-à-dire le lien relationnel entre le sentienset le sensum ; mais ce lien est si fondamental que, lorsqu’il se rompt, toute réalité s’évanouit. On est tenté de dire : la conscience, condition de toute perception, ne peut plus exister, parce que la personnalité physique est atteinte ; mais, au contraire, c’est parce que la conscience est atteinte que la personnalité se dissout ou plutôt n’arrive pas à se former. On est tenté de croire que la perception extérieure est troublée parce que les sensations organiques sont anormales ; mais en réalité il n’y a pas plus de perversion du sens organique que de perversion des autres sens ; il y a seulement, dans les deux cas, la même impossibilité pour le moi de s’assimiler ses sensations, la même perte ou affaiblissement de la conscience, et la dépersonnalisation offre ainsi, au point de vue de la science psychologique, un intérêt particulier : elle met en lumière le rôle capital de ce coefficient de personnalité que nous avons essayé de définir. Toutes les sensations ont un tel coefficient ; nous ne le remarquons pas, le rencontrant toujours ; il faut que, dans certains cas [p. 498] exceptionnels et morbides, il se trouve éliminé pour que nous le dégagions et en mesurions l’importance. Nous constatons alors qu’il entre dans toutes nos perceptions et que, lorsqu’il disparaît, toute notion de réalité s’évanouit.

DUGAS et Dr F. MOUTIER.

Notes

(1) Œsterreich aboutit par une autre voie à la même conclusion. La théorie qui fait dériver la dépersonnabilité d’une perversion des sens ou « théorie sensualiste » et qui a pour représentants Krishaber, Taine et Ribot (a), suivis par Herzen et Diethey, comporte, suivant lui, trois interprétations différentes :
1° Par perversion des sens on peut entendre une simple obnubilation ; la sensation serait normale du point de vue de la qualité ; elle subirait seulement un abaissement de degré. Réduite ainsi au minimum, l’hypothèse de la perversion sensorielle ne laisse pas d’être inacceptable. Des recherches précises ont établi que l’acuité sensorielle n’est pas en baisse chez les sujets.
2° On peut supposer que la qualité des sensations est changée, sans qu’il en résulte la non-reconnaissance des objets. Il en serait à peu près comme du changement qui se produit dans les couleurs des objets vus à la lumière artificielle ou à travers des verres colorés ; ce changement n’est pas tel qu’on ne reconnaisse cependant les couleurs plus ou moins bien.
3° Les sensations subiraient un changement général spécifique. L’obsession a fait aussi justice de ces deux dernières formes de la théorie sensualiste. On a pu, par les procédés scientifiques, trouver place « d’aucune espèce d’anomalie », relever aucun trouble d’aucun sens (Raymond et Janet, Fœrster). L’impression d’étrangeté du monde extérieur ne peut donc être mise sur le compte d’un trouble sensoriel quelconque.
(a) M. Ribot. Problème de Psychologie affective : la conscience affective, p. 26, note 1., proteste contre cette imputation. Œsterreich, dit-il, « me range parmi ceux qui, « comme Krishaber et Taine, admettent comme cause principale une perversion sensorielle. Tout au contraire, dès 1883, j’ai émis timidement l’hypothèse d’un changement dans la cénesthésie comme source première des altérations de la personnalité. Mais, à cette époque, l’importance primordiale de la sensibilité affective dans les transformations brusques de l’individualité ne m’apparaissait pas suffisamment ».

(2) « Les choses ne me paraissent plus de la même façon qu’autrefois, dit un malade de Pierre Janet… Tout ce que je vois, les dessins du mur de ma chambre, me paraissent étranges, comme le son de mes paroles. C’est comme si je voyais les choses pour la première fois… elles ont un aspect étonnant, drôle, comme si je ne les avais pas vues depuis très longtemps. Il me semble que tout est faux, même les objets que je vois. Quand je sors, il me semble que la rue n’est plus pareille, qu’il y a très longtemps que je ne l’ai vue ; c’est comme une ville que je n’ai pas vue depuis longtemps. Tout à coup les choses extérieures me font l’effet de devenir drôles ; il y a quelque chose qui n’est pas comme de coutume. Je perds la notion de l’exact ; c’est comme une déformation de la réalité. » — F. Amiel. Journal intime (T. Il, p. 258). « Il y a des jours… où je m’étonne du pupitre qui est sous ma main, de mon corps lui-même, où je me demande s’il y a une rue devant ma maison et si toute cette fantasmagorie géographique et topographique est bien réelle. L’étendue et le temps redeviennent alors de simples points… »

(3) « Il semblait au malade que quelque chose tendait à l’envelopper tout entier et à s’interposer comme une barrière entre lui et le monde extérieur. I felt as it I was almost entirely separated from the word and if there was some barrier between me and it. (Krishaber). « Un nuage épais, un voile changent la teinte et l’aspect des corps ». (Esquirol). « Entre les choses et moi il y a toujours une sorte de paroi isolante, de couche intermédiaire, semblable à un revêtement de coton, qui me donne des sensations ouatées, amorties, comme après une injection de cocaïne » (Hartenberg).

(4) « Il m’a semblé rêver et ne plus être la même personne… C’est la sensation de rêve qui m’était la plus pénible ; cent fois je touchais les objets qui m’entouraient ; je parlais tout haut pour me rappeler la réalité du monde extérieur, l’identité de ma propre personne ; mais alors mes illusions étaient encore plus accusées : le son de ma voix m’était absolument insupportable et le toucher des objets ne rectifiait pas mes impressions » (Krishaber. obs. I). « Très souvent en vérité, je ne sais si je rêve ou suis éveillée » (ibid. obs. III). « Toute ma vie a été un long rêve » (ibid, obs. Il). « Il me semblait que je rêvais constamment. » J’avais « de grands efforts à faire pour distinguer les apparitions de mes rêves du monde réel » (ibid XXXVIII).
La comparaison de l’état de dépersonnalisation avec le rêve est une de celles qui doivent se présenter le plus naturellement à l’esprit ; elle est aussi, selon Amiel, une des plus satisfaisantes. Le rêve explique la dépersonnalisation, car il la réalise en partie, il en est l’image.

« Quel singulier rêve, lit-on dans le Journal intime. J’avais l’illusion sans l’avoir. Je me jouais à moi-même la comédie. Cette puissance du rêve de fondre ensemble les incompatibles, d’unir ce qui s’exclut, d’identifier le oui et le non, fait sa merveille et en même temps son symbolisme. En rêve notre individualité n’est pas close, elle enveloppe, pour ainsi dire, son entourage, elle est le paysage et tout son contenu, nous compris. Mais si notre imagination n’est pas nôtre, si elle est impersonnelle, la personnalité n’est qu’un cas particulier et réduit de ses fonctions générales. A plus forte raison pour la pensée. La pensée pourrait donc être sans se posséder individuellement, sans se concréter dans un moi. En d’autres termes le rêve conduit à l’idée d’une imagination affranchie des limites de la personnalité et même d’une pensée qui ne serait plus consciente. L’individu qui rêve est une excursion dans les limbes, une demi délivrance de la prison humaine » (T. II, p. 141-2).
A rapprocher aussi « ce fait de la disparition de la personnalité que les mystiques de toutes les époques et de tous les pays ont décrit d’après leur propre expérience, souvent en très beaux termes. Sans atteindre l’extase, les métaphysiciens panthéistes ont aussi parlé d’un état où l’esprit se pense sous la forme de l’éternité, n’apparaît [p. 488] comme en dehors du temps et de l’espace, libre de toute moralité contingente, que pour ne faire qu’un avec l’infini. Cette situation psychologique, bien que rare, ne peut être oubliée. Elle me paraît la confiscation absolue de l’activité mentale par une seule idée (positive pour les mystiques, négative pour les empiriques), mais qui, par son haut degré d’abstraction, son absence de détermination et de limite, contredit, exclut tout sentiment individuel. » (Ribot. Les maladies de la personnalité). L’auteur ajoute : « Qu’une seule sensation très vulgaire soit perçue et l’illusion disparaît. » Rien ne nous paraît moins sûr. La sensation peut se produire sans détruire l’illusion : elle est alors rejetée en dehors de la personnalité.

(5) Journal intime, T. I, pp. 141-142.

(6) Exemple : « M. dans une forêt remarque le contour précis de chaque arbre, la forme et la coloration de chaque feuille ; une autre fois, ce sont les rayons d’une bibliothèque qui frappent et retiennent sa vue, et chaque dos de livre lui apparaît avec sa physionomie propre, son relief et sa teinte caractéristiques. » Dugas : Revue phil. Mai 1898, p. 504. [en ligne sur notre site]

(7) Encore faut-il faire ici la part de l’exagération littéraire, et ne pas prendre au sens littéral les mots par lesquels les malades trop souvent trahissent ou plutôt amplifient leur illusion, notamment leur soi-disant effroi, qui est, en tout cas, surtout rétrospectif. De même, lorsqu’ils déclarent que le monde extérieur leur [p. 495] paraît nouveau (nous ne parlons pas ici de la sensation d’étrangeté, de changement), il n’e faut pas prendre le, mot nouveau au sens strict, car les malades reconnaissent les objets ; il n’y a pas chez eux oubli du passé, amnésie. D’une façon générale, on ne peut pas dire que le malade ne reconnaît plus ses sensations ; il ne se perd pas comme l’aliéné, il a la notion correcte et normale des actes aussi bien que de l’utilisation des objets.

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