Don B. Maréchaux. Le démoniaque dans la vie des saints. Partie 3. Sainte Thérèse, saint Jean de la Croix. — Saint Jean de Dieu, saint Philippe de Néri. — Les Vénérables Agnèsde Langeac et Benoîte du Laus — Article paru dans la « Revue du Monde Invisible », (Paris), première année, 1898-1899, 1899, pp. 596-604.

MARECHAUXDEMONIAQUE-1-0005Don B. Maréchaux. Le démoniaque dans la vie des saints. Partie 3. Sainte Thérèse, saint Jean de la Croix. — Saint Jean de Dieu, saint Philippe de Néri. — Les Vénérables Agnèsde Langeac et Benoîte du Laus — Article paru dans la « Revue du Monde Invisible », (Paris), première année, 1898-1899, 1899, pp. 596-604.

Cet article a été publié en quatre parties, qui sont détaillées ci-dessous.

Bernard-Marie Maréchaux (1849-1927). Bénédictin olivétain du monastère Notre-Dame de la Sainte-Espérance de Mesnil-Saint-Loup, Aube (1871/1872-1901 et à partir de 1914). – Assura la charge pastorale de la paroisse du Mesnil-Saint-Loup de 1901 à 1903. – Abbé du monastère de Sainte-Françoise-Romaine à Rome (1903-1914). Quelques-uns de ses travaux :
— La réalité des apparitions démoniaques. Paris, P. Téqui, 1899. 1 vol.
— Le démoniaque dans la vie de Saints. Partie 1. – I. — Quelques réflexions préliminaires.  ⁄ II. — L’ère des persécutions.  ⁄ III. — Saint Antoine et les Pères du désert.  ⁄ IV. — Saint Martin et Saint Benoît.  ⁄ V. — Du sixième au Treizième Siècle. Article paru dans la « Revue du Monde Invisible », (Paris), première année, 1898-1899, janvier 1899, pp. 462-475. [en ligne sur notre site]
— Le démoniaque dans la vie de Saints. Partie 2. – VI. — Les Saints Dominicains et Franciscains. « Revue du Monde Invisible », (Paris), première année, 1898-1899, janvier 1899, pp. 538-544. /VII. — Sainte Françoise Romaine,Sainte Colette. « Revue du Monde Invisible », (Paris), première année, 1898-1899, janvier 1899, pp. 538-544. [en ligne sur notre site]
 Le démoniaque dans la vie de Saints. Partie 3. – VIII. — Sainte Thérèse, saint Jean de la Croix. /IX. — Saint Jean de Dieu, saint Philippe de Néri. /IX. — Les Vénérables Agnès de Langeante Benoïte du Laus. « Revue du Monde Invisible », (Paris), première année, 1898-1899, janvier 1899, pp. 596-604. [en ligne sur notre site]
 Le démoniaque dans la vie de Saints. Partie 4. – XI. — Au dix-huitième siècle. /XII. — La vénérable Anna-MAria Taïgi. Le saint Homme de Tours. /XIII. — Le vénérable Jean-Baptiste Viannet, curé d’art. /XIV. — Conclusion. « Revue du Monde Invisible », (Paris), première année, 1898-1899, janvier 1899, pp. 668-682. [en ligne sur notre site]
— Le merveilleux divin et le merveilleux diabolique. Paris, B. Bloud, s. d. [1901]. 1 vol
— Anges et démons le monde des esprits. Paris, Bloud , 1911. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 596]

LE DÉMONIAQUE

DANS LA VIE DES SAINTS

(Suite)

VIII. — SAINTE THÉRÈSE, SAINT JEAN DE LA CROIX.

Il est une sainte, devant laquelle tous les fronts s’inclinent — ces années dernières je lisais sur elle une page lyrique de la Revue de« Deux-Mondes (1) —c’est sainte Thérèse. L’Église a déclaré sa doc­trine vraiment céleste, cœlestis ejus doctrinæ pabulo nutriamur. Elle est universellement reconnue comme la matîtresse des voies mysti­ques. Nul mieux qu’elle n’a distingué spéculativement et pratique­ment, les différents genres de visions, intellectuelles, imaginatives, et objectives ou physiques.

Il est clair que le témoignage de sainte Thérèse est d’un très grand poids. A-t-elle vu le diable ? Écoutons sa réponse. » Je l’ai vu, dit-elle, rarement sous quelque figure, mais il m’est apparu très souvent sans en avoir aucune, comme il arrive dans les visions intel­lectuelles, où, ainsi que je l’ai dit, l’âme voit clairement quelqu’un présent, bien qu’elle ne l’aperçoive sous aucune forme (2). »

Je l’ai vu rarement sous quelque figure, mais je l’ai vu. Cette affir­mation de la vierge d’Avila est d’autant plus caractéristique, qu’elle est plus sobre, et qu’elle démêle mieux l’intellectuel de l’imaginaire et du réel. (Sa vie, ch. XXXI.)

Sainte Thérèse, apercevant le diable sous une figure, l’a-t-elle vu en imagination seulement, ou bien par une réalité externe et physi­que ? Les extraits suivants vont répondre, en ne laissant subsister aucun doute sur l’extériorité de l’apparition. [p. 597]

Au chapitre XXVIII de sa vie écrite par elle-même, la sainte déclare que trois ou quatre fois le diable essaya de contrefaire à ses yeux Notre-Seigneur, « mais, ajoute-t-elle, s’il peut prendre la forme d’un corps qui serait de chair, il ne saurait contrefaire cette gloire qui res­plendit dans le corps de Notre-Seigneur quand il se montre à nous. »

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Tormented by Demons. . Temptation of Saint Anthony. Sforza Hours, c. 1490-1521, Add MS 34294, f.202v, The British Library. Merci à Marginalia.

Au chapitre XXXI de la même autobiographie, elle détaille plusieurs apparitions du diable sous une forme effrayante. « Je me trou­vais un jour dans mon oratoire, lorsqu’il m’apparut, à mon côté gauche, sous une forme hideuse. Pendant qu’il me parlait, je remar­quai particulièrement sa bouche, elle était horrible. De son corps sortait une grande flamme claire (3) et sans mélange d’ombre. Il me dit d’une voix effrayante que je lui avais échappé, mais qu’il saurait bien me ressaisir. Ma crainte fut grande, je fis comme je pus le si­gne de la croix : il disparut, mais il revint aussitôt. Mis en fuite par un second signe de croix, il ne tarda pas à reparaître. Je ne savais que faire ; enfin je jetai de l’eau bénite du côté où il était ; et il ne revint plus. »

Une autre fois la sainte raconte que, sans se faire voir, il la tourmenta par des douleurs si étrangement terribles, par un trouble si affreux d’esprit et de corps, qu’elle se voyait à bout de résistance. Elle s’abandonna, par un acte héroïque, au bon plaisir de Dieu, pour souffrir ainsi, s’il y allait de sa gloire, jusqu’à la fin du monde. Alors Dieu lui révéla son persécuteur. « J’aperçus près de moi, dit­ elle, un négrillon (4), d’une figure horrible, qui grinçait des dents, désespéré d’essuyer une perte là où il croyait trouver un gain. »­ Une autre fois encore les mêmes attaques se renouvelèrent. La sainte chassa le diable avec de l’eau bénite ; en ce moment, deux religieuses, qui entraient dans sa cellule, sentirent une odeur très mauvaise comme de soufre.

Encore deux citations. « Je crus une nuit que ces maudits esprits allaient m’étouffer ; on leur jeta beaucoup d’eau bénite, et j’en vis soudain fuir une multitude, comme s’ils se précipitaient du haut d’un rocher. Je disais quelques oraisons fort dévotes, quand le démon se mil sur le bréviaire pour m’empêcher d’achever. » Le signe de croix le fit disparaître, à deux reprises il revint ; l’eau bénite le chassa définitivement (5). [p. 598]

Aux côtés de sainte Thérèse apparaît l’héroïque saint Jean de la Croix, son collaborateur. D’après sa vie écrite avec tant de piété sur les documents contemporains par le Père Jérôme de saint Joseph, il fut la terreur des démons, et mérita pour cela d’être appelé un nou­veau Basile.

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Saint François d’Assise.

Le démon lui dressa des embûches dès son bas âge. « Le vénéra­ble François de Yépez, son frère, rapporte que, dans leur première­ enfance, un jour qu’ils se trouvaient tous deux accompagnés de leur mère aux abords de la ville de Médina, un monstre horrible sortit soudain d’une mare voisine et se dirigea vers le petit Jean la gueule ouverte, comme pour ravaler. Mais lui, sans s’émouvoir, se défendit avec le signe de la croix, et le monstre disparut aussitôt. »

Plus tard on ne voit pas que le démon ait apparu au saint sous des formes effrayantes. Mais on lit les deux traits suivants qui sont extrê­mement curieux et très significatifs.

Une religieuse d’Avila fut tentée par d’horribles pensées de blas­phème et d’impureté. Le saint entreprit de la soulager en cette redoutable épreuve ? Que fit le démon ? Il eut l’audace de se présenter à la pauvre religieuse sous la figure de Jean de la Croix, afin de la jeter dans le désespoir par des remontrances sévères. Le saint, quoique absent, fut averti miraculeusement du piège, et il le déjoua. Le démon ne se tint pas pour battu ; il contrefit l’écriture et la signature­ de l’homme de Dieu, et fit parvenir à la religieuse un billet plein d’insinuations perfides. Saint Jean de la Croix, pressé par un avertis­sement intérieur, accourut près de sa brebis en danger, et se  fit remettre le billet qui était bien digne de celui que Tertullien appelle­ le grand faussaire (6). Il détrompa la religieuse, et grâce à des exorcismes, la délivra à tout jamais des infestations démoniaques.

Le second trait est analogue à celui-ci. Il s’agit d’une malheureuse possédée qui s’était vouée au démon. Saint Jean de la Croix chassa l’esprit impur, puis il rappela à la pauvre créature les miséricordes du Seigneur pour lui donner confiance en son pardon. Le démon furieux de perdre sa victime, osa se présenter à elle sous les traits de Jean de la. Croix, et lui représentant l’horreur de son crime, essaya de la porter au désespoir. Mais ce fut en vain. Prévenu par une inspiration divine, le saint se rendit en toute hâte au couvent où était sa pénitente et la demanda au parloir. La tourière lui répondit qu’il ne pouvait la voir, parce qu’elle était avec le frère Jean de la Croix. « Mais, répliqua, le saint, c’est moi qui suis Jean de la Croix. [p. 599]

Et se faisant ouvrir, il se présenta, au grand étonnement de la pén­itente, et à la grande terreur du démon qui disparut soudainement. Le saint rassura la pauvre créature, et, grâce à de nouveaux exor­cismes, il éloigna d’elle le démon à tout jamais.

Cc phénomène singulier du démon prenant la silhouette et la démarche d’un saint vivant se retrouve dans plusieurs pages des Bol­landistes, et notamment dans la vie de cette émule séraphique de sainte Thérèse, sainte Marie Madeleine de Pazzi. Afin de ruiner l’édi­fication qu’elle donnait à ses sœurs par son abstinence et ses austé­rités, le diable voulut faire croire qu’elle mangeait en secret. A deux reprises, il prit le déguisement de la sainte, et feignit de se laisser surprendre dérobant à la cuisine de la viande ou d’autres aliments. Mais cette ruse grossière fut vite éventée, car la sainte avait été vue ailleurs ; et elle n’eut pas de peine à démontrer qu’elle n’était pour rien dans l’étrange bilocation que le diable lui prêtait. D’autres appa­ritions de l’esprit malin sont racontées dans sa vie ; nous n’avons pas le temps de nous y arrêter.

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Raphaël. Saint Michel terrassant le démon.

IX — SAINT JEAN DE DIEU, SAINT PHILIPPE DE NÉRI.

Parmi les saints modernes du seizième siècle, je rencontre ces deux noms justement populaires. Saint Jean de Dieu, qui vécut en Espagne et mourut en l’an 1550, préluda, par l’institution de son ordre de frères servants des hôpitaux, à la création des innombrables œuvres de charité dont l’Église est aujourd’hui couverte. Saint Phi­lippe de Néri, l’apôtre de Rome, qui honore chèrement sa mémoire, mort en l’an 1593, s’est montré, par la souplesse quasi infinie de son apostolat, le précurseur de toutes les œuvres de préservation sociale, patronages de jeunes gens, cercles, catéchismes, conférences popu­laires. La vie de tous les deux s’est passée an grand jour ; et les faits que nous racontons ont été certifiés par des témoignages irrécusa­bles.

Tous deux ont en à soutenir des luttes terribles contre diable.

Commençons par saint Jean de Dieu.

« Jean de Dieu passait la nuit en prière, quand un de ses serviteurs, qui couchait dans la chambre voisine de la sienne, l’entendit qui poussait de profonds gémissements, comme s’il luttait contre quelqu’un. Il accourut à ce bruit insolite, et il trouva le saint à ge­noux, tout inondé de sueur, qui s’exclamait : Jésus, délivrez-moi de la puissance du diable, Jésus, restez avec moi ! En ce moment, le ser­viteur, regardant à la fenêtre, y vit comme une bête fauve d’aspect [p. 600] horrible. Épouvanté, il éveilla les autres serviteurs : ne voyez-vous pas, leur dit-il, le démon qui semble jeté par la fenêtre, et qui vomit des flammes ? Ils ne virent rien, mais ils relevèrent Jean de Dieu tout brisé et tout couvert de meurtrissures ; et ils le mirent sur son lit où il dut rester pendant plusieurs jours. »

Le diable apparut encore au saint sous diverses formes : d’une femme, qui se glisse dans sa cellule ; d’un porc, qui se jette sur lui, le fait tomber, et le traîne dans une eau fangeuse ; d’une chouette, qui cherche à le troubler dans son oraison, en faisant mine de sucer l’huile de la lampe du sanctuaire. Mais voici une apparition plus remarquable.

« Ce n’est pas seulement chez lui, mais dehors, que le démon har­celait Jean de Dieu, raconte son biographe. Une nuit, il heurta un pauvre qui gisait dans la rue ; c’était une sorte de monstre, les bras et les jambes démesurément longs, la tête pelée et d’un rouge ar­dent. Sans s’arrêter à ces singularités, n’écoutant que son bon cœur, le saint demande au pauvre s’il veut aller à l’hôpital. — Je ne puis marcher, dit le pauvre, il faudrait m’y transporter. Jean le charge sur ses épaules ; mais, après quelques pas, il s’arrête épuisé ; la sueur ruisselle de tous ses membres. — Jésus, s’exclame-t-il, venez à mon secours ! A ce mot, le prétendu pauvre bondit et disparaît avec un bruit strident. Le diable, observe le narrateur, voulait sans doute, en usant de ce prestige, détourner Jean de Dieu de porter les pauvres sur ses épaules ; mais ce fut en vain ; car les vrais pauvres ne fatiguèrent jamais ce tout charitable saint. » (Act.SS., Mart., t. 1., p. 827-842.)

Je passe à saint Philippe de Néri. Nombreuses sont les agressions du diable contre lui ; je détache quelques fragments des récits des Bollandistes.

« Tandis que le saint vivait à l’hôpital de la Charité, il commanda à l’un de ses disciples d’exorciser une femme possédée. Le démon furieux lui apparut la nuit suivante sous un aspect terrible, et rem­plit sa chambre d’une telle puanteur, qu’elle fut très longtemps à dissiper.

« Un jour, il prêchait dans la chapelle de l’hôpital. Tout d’un coup il s’interrompit : Mes frères, dit-il, un démon veut faire irruption parmi nous ; à genoux, et en prière ! S’agenouillant lui-même, et tra­çant le signe de la croix contre l’infernal ennemi, il s’écria : Tu n’entreras pas ! A ces mots, le diable disparut et le saint reprit sa prédica­tion.

« Un jour, le Père Philippe descendait de l’église. L’exécrable [p. 301] ennemi se présenta à lui sous l’aspect d’un enfant de six à sept ans, qui pressait un linge contre sa bouche, et semblait se moquer de lui. Le saint l’incrépa d’un visage sévère, et il s’évanouit comme une fumée. Galloni était avec lui, Philippe lui demanda s’il avait vu l’en­fant ; sur sa réponse affirmative, sachez, lui dit-il, que ce n’était pas un enfant, mais un démon qui méditait quelque mauvais coup.

« Comme il passait près des thermes de Dioclétien, il vit, au-dessus de ces voûtes antiques, un démon sous une apparence juvénile. Il le fixa, et le démon changea d’aspect, et d’un beau jeune homme de­ vint un hideux vieillard. Le saint, au nom du Seigneur, le força à disparaître. Il s’évanouit, laissant après lui une odeur insupportable, et qui était comme de soufre (7). En ces cas-là, tantôt le saint était seul à sentir cette odeur ; et tantôt ses compagnons la sentaient avec lui.

« Bref le diable poursuivait Philippe d’une haine implacable, et il redoublait ses importunités et ses assauts à chacune de ses pieuses entreprises. Il se présentait à lui, pendant ses longues prières noc­turnes, sous des formes terrifiantes : mais le saint le chassait par l’invocation de la mère de Dieu.

« Furieux, il souillait les vêtements du saint ; il essaya de l’écraser sous une lourde table, bien souvent il souffla sa lumière, il faisait un tel vacarme dans sa chambre que Galloni qui couchait au-dessous de lui se réveillait en sursaut et s’en allait le trouver comme pour lui porter secours. » (:Act. SS., Mart., t. IV, p. 586.)

Un jour, près du Colisée, trois démons assaillirent le saint, et l’eurent mis à mal, s’il n’eût invoqué la sainte Vierge.

Quand on songe que ces faits se sont produits en pleine ville de Rome vis-à-vis d’un saint qui était en rapport intime avec le pape et les cardinaux aussi bien qu’avec le menu peuple, qu’ils ont été con­trôlés minutieusement au moment de sa canonisation après avoir été surabondamment attestés, on se demande quelle garantie plus grande on pourrait avoir de leur authenticité.

X. — LES VÉNÉRADLES AGNÈS DE LANGEAC ET BENOÎTE DU LAUS.

On ne saurait trop admirer les fruits de sanctification que produisit dans toute la chrétienté le saint Concile de Trente. Ils se ma­nifestèrent dès le seizième siècle en Italie et en Espagne. En France, ils furent retardés par la crise du protestantisme. Mais au [p. 602] dix-septième siècle, il y eut dans notre patrie une magnifique germi­nation de vertus vraiment héroïques. Le P. de Condren, qui était un bon juge, déclarait qu’à son sentiment il n’y avait pas moins de saintes âmes à Paris et en France qu’il put s’en trouver dans l’Église primitive.

Parmi ces saintes âmes, plusieurs eurent à soutenir des assauts terribles de la part du diable. Le supplément de la Vie des Saints du P. Giry relate notamment le P. Yvan, de l’Oratoire, les PP. Jérôme d’Estienne et Pierre Moreau, de l’ordre des Minimes, que l’esprit mauvais attaquait ouvertement, et même accablait de coups. Lais­sant de côté ces grands serviteurs de Dieu, je raconterai quelque chose des luttes victorieuses contre le démon qui signalèrent la vie de deux vierges françaises, les vénérables Agnès de Langeac et Benoîte du Laus.

La vie de la première, qui fut célèbre par ses relations spirituelles avec M. Olier, a été écrite sur les lieux même où elle vécut, par M. de Lantages, un des plus éminents disciples du fondateur de Saint-Sul­pice. Elle est pleine d’apparitions diaboliques ; je me contenterai de rapporter les principales.

Le diable commença à poursuivre de sa haine la servante de Dieu, quand elle se proposa d’entrer en religion : tandis qu’elle dirigeait ses pas vers le couvent de Langeac, il se mit, sous une forme mons­trueuse, en travers de son chemin sur un pont de pierre où elle devait passer : et menaça de la précipiter dans les flots torrentueux de la rivière. Etant novice, et chargée de la cuisine, il venait la trou­ver sous les traits d’un géant tout noir qui jetait du feu par les yeux et la bouche, ou encore sous l’aspect d’un dragon vomissant des flammes. L’intrépide vierge, forte de l’obéissance qui lui enjoignit son humble emploi, supportait sans faiblir ces abominables visites. Bientôt le démon passa plus avant, et il battit cruellement Agnès, mais ce ne fut que pour un temps. Ici je cède la parole à M. de Lantages.

« Le maudit monstre d’enfer, à qui Dieu avait défendu de battre Agnès après sa profession, prit ce temps-là pour lui faire sentir une­ dernière fois sa fureur. Pendant plus de quatre ans, il avait battu cette sainte fille deux ou trois fois la semaine. Parfois il était arrivé à sœur Agnès de rester sur place, tout ensanglantée de ses coups. Ce jour-là, sentant son pouvoir lui échapper, Satan en usa si cruellement qu’elle tomba par terre, et, en se traînant comme elle put, se cacha sous son lit. Le confesseur, ayant donné la communion à la supérieure malade, et demandant ce que faisait sœur Agnès, on le [p. 603] conduisit dans sa chambre. Il fut bien étonné de la trouver étendue sur le plancher et sous le lit, en la posture d’une personne morte. Les religieuses la tirèrent de là avec assez de peine ; et, le bon Père voulant lui dire quelque chose, tout ce qu’elle put fut de répondre d’une voix basse et cassée : Eh ! laissez-moi pour cette heure ! On connut qu’elle avait besoin de repos ; on la laissa reprendre ses esprits et se fortifier un peu, jusqu’à ce qu’il fût temps de commencer la cérémonie de sa profession. L’heure étant venue, deux religieuses la vinrent chercher, et en la soutenant par-dessous les bras, la con­duisirent dans le chœur. Là elle fit ses vœux et communia. » A dater de ce jour, le diable sans cesser de la molester de diverses façons, n’osa plus la battre cruellement comme il faisait (8).

Des montagnes d’Auvergne, transportons-nous sur le versant des Alpes. Là, dans le diocèse de Gap, fleurit suavement le pittoresque sanctuaire de Notre Dame du Laus. Ce lieu de pèlerinage doit sa célébrité à une humble bergère de la montagne, Benoîte Rencurel, qui y mourut dans la dernière moitié du dix-septième siècle en odeur de sainteté. Elle servit d’instrument aux miséricordieux desseins de la sainte Vierge ; mais aussi le diable se déchaîna contre elle avec une rage inouïe. Écoutons l’un de ses historiens, le grave P. Maurel, de la Compagnie de Jésus.

« Jamais peut-être vierge chrétienne n’eut à soutenir contre les puissances des ténèbres une lutte aussi opiniâtre et aussi violente, tantôt le démon pour l’effrayer, lui apparaissait sous des formes horribles. D’autres fois, proférant d’affreux blasphèmes contre Dieu et la sainte Mère, éclatant en imprécations et en menaces. il renver­sait et brisait tout ce qui se trouvait dans la pauvre cellule de la ber­gère, puis disparaissait en poussant des hurlements, et laissant après lui une puanteur insupportable… Ensuite il ne garda plus de mesure ; il se mit à frapper la sainte fille et à la meurtrir de coups. Souvent, la nuit comme le jour, il l’emportait dans des lieux déserts : il la poussait rudement contre les pierres, contre des troncs d’arbres, et la laissait à demi morte (9). »

Ces phénomènes eurent de nombreux témoins, notamment la mère de Benoîte qui se mourait de peur en entendant le vacarme que le démon faisait dans la chambre de sa fille. Les directeurs du pèlerinage [p. 604] du Laus entendirent la sainte bergère pousser des cris de détresse, au milieu d’une nuit obscure, emportée qu’elle était dans les airs par l’esprit infernal. Il est à noter que, durant ces rapts noc­ turnes qui donnent le frisson, il ne se passa jamais rien qui pût alarmer tant soit peu la pudeur de la vierge chrétienne.

Je me reprocherais de ne pas mentionner, à côté de ces deux saintes filles dont la cause de canonisation est ouverte, la bienheureuse Marguerite-Marie, la révélatrice du Sacré-Cœur de Jésus. Notre-Seigneur la prévint que Satan avait reçu permission de l’éprouver par toute espèce d’épreuves et tentations, sauf celle de l’impureté. Bien­tôt en effet, le diable s’acharna contre elle invisiblement et même visiblement. « Je ne tardai guère, dit-elle dans sa vie écrite par elle­ même, d’entendre les menaces de mon persécuteur. Car s’étant présenté à moi en forme d’un More épouvantable, les yeux étincelants comme des charbons, et me grinçant les dents contre, il me dit :

Maudite que tu es, je t’attraperai, et si je peux une fois te tenir en ma puissance, je te ferai bien sentir ce que je sais faire, je te nuirai partout (10). »

Cette étude, que je ne crois pas sans intérêt, s’est prolongée au delà de mes prévisions. Je la terminerai prochainement, en donnant des faits contemporains qui mettront, je l’espère, le dernier sceau à la démonstration de la réalité des apparitions démoniaques.

Bernard MARÉCHAUX,
Bénédictin de la Congrégation olivétaine.

NOTES

(1) Cette page est signée de M. René Bazin.

(2) M. l’abbé Ribet remarque très judicieusement que le diable ne peut apparaître intellectuellement par lui-même ; c’est Dieu qui le manifeste de cette manière. Les apparitions intellectuelles sont du ressort divin.

(3) Saint Benoît le voit comme tout incandescent.

(4) Il apparaît à saint Antoine et à saint Benoit sous cette forme que trahit son impuissance avec sa méchanceté.

(5) Sainte Thérèse exalte la puissance de l’eau bénite. Le signe de croix chasse le diable, mais il revient. L’eau bénite le fait disparaître pour tout de bon, et pour ainsi dire nettoie la place.

(6) lnterpolator naturæ. Tert, De cullu fesmin, in fine.

(7) Sainte Thérèse sentait la même odeur de soufre.

(8) Ce fragment de la vie d’Agnès de Langeac par M. de Lantages est cité par M. l’abbé Ribet dans son chapilre des apparitions du démon,

(9) Histoire de Notre-Dame du Laus, par le P. Maurel, ch. VIlI. p. 97-98. — Voir aussi Histoire des de Notre-Dame du Laus, par l’abbé Pron, chapitre XXXII, p. 255-256.

(10) Passage cité par M. Ribet, Mystique divine, t. II, p. I50

 

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