De la fausse reconnaissance (déjà raconté) au cours du traitement psychanalytique. Par Sigmund Freud. 1953.

FREUDFAUSSERECINAISSANCE0001Sigmund Freud. De la fausse reconnaissance (déjà raconté) au cours du traitement psychanalytique. Chapitre parut dans De la technique psychanalytique. Traduit de l’allemand par Anne Berman. Paris, Presses Universitaires de France, 1953, pp. 72-79.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 72]

De la fausse reconnaissance
(déjà raconté)
au cours du traitement
psychanalytique (1)

Il arrive souvent, au cours d’une séance d’analyse, que le patient accompagne le récit d’un fait dont il vient de se souvenir de cette remarque : « Mais je vous ai déjà raconté ça », alors que l’analyste, lui, est tout à fait certain d’entendre cette histoire pour la première fois. Si l’on vient, en pareil cas, à contredire le patient, celui-ci proteste souvent avec énergie en disant qu’il est sûr d’avoir raison, qu’il est prêt à en jurer, etc. Or l’analyste est, dans la même mesure, de plus en plus convaincu de la nouveauté de ce qu’il vient d’entendre. Il serait tout à fait contraire à la psychologie de vouloir terminer la controverse en criant plus fort que le patient ou en renchérissant sur ses protestations. Nul n’ignore que la conviction de posséder une mémoire fidèle n’a aucune valeur objective. Or comme l’une des deux opinions doit nécessairement être fausse, il en résulte que le médecin risque autant que le malade d’être victime d’une [p. 73] paramnésie. Il faut donc céder sur ce point à l’analysé et attendre une occasion favorable de rétablir la vérité.

C’est dans un petit nombre de cas seulement que le médecin se rappelle qu’il a réellement entendu déjà le récit en question et qu’il découvre en même temps la raison subjective et parfois très lointaine de son oubli momentané. Mais, dans la plupart des cas, c’est l’analysé qui se trompe et l’analyste peut alors l’amener à le reconnaître. Comment expliquer cette erreur ? Il semble que le patient ait eu réellement l’intention de raconter le fait en question et, qu’une ou plusieurs fois, il ait formulé à son sujet quelque réflexion préliminaire, mais une résistance l’ayant empêché de réaliser son projet, il a ensuite confondu intention et réalisation.

Négligeant tous les cas qui pourraient sembler douteux, je vais maintenant traiter de certains autres qui présentent un intérêt théorique d’ordre général. Certains patients s’obstinent, avec une opiniâtreté particulière et de façon répétée, à soutenir qu’ils ont déjà raconté telle ou telle chose alors que les circonstances prouvent de manière irréfutable qu’ils se trompent. On constate alors que les faits qu’ils sont certains d’avoir révélés et que le médecin, selon eux, devrait connaître, sont des souvenirs de la plus grande importance pour l’analyse, des confirmations longtemps attendues par le psychanalyste, qui apportent la solution de maints problèmes et qui auraient certainement fourni le point de départ de discussions approfondies. Mis au pied du mur, le patient ne tarde pas à admettre de lui-même que sa mémoire l’a sans doute trompé, sans toutefois parvenir à comprendre pourquoi il était si sûr d’avoir raison.

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Le phénomène que présente, en ce cas, le patient mérite le nom de « fausse reconnaissance » (2) et peut se comparer au [p. 74] cas où l’on a l’impression de ce qu’on appelle le « déjà vu ». Dans ce dernier cas, le sujet se dit : « mais je me suis déjà trouvé en pareille situation », ou bien « il me semble avoir déjà vécu cela », sans être en mesure de retrouver dans sa mémoire des faits capables de corroborer sa conviction. Ce phénomène, on le sait, a donné lieu à beaucoup d’essais d’explication qui peuvent grosso modo se ramener à deux groupes (3). D’après le premier, il faut ajouter foi au sentiment du « déjà vu », le souvenir est réel, il ne s’agit que de découvrir le fait qui lui a donné naissance. Le deuxième groupe comprend de plus nombreuses théories d’après lesquelles, au contraire, nous aurions affaire à de faux souvenirs. Il faut donc s’efforcer de découvrir ce qui a provoqué l’erreur. Cette série d’explications comprend un grand nombre d’explications très diverses, entre autres la très ancienne opinion attribuée à Pythagore et selon laquelle le phénomène du « déjà vu » donne la preuve d’une existence antérieure de l’individu ; une autre hypothèse, soutenue par Wigan en 1860, s’appuie sur l’anatomie : ce phénomène serait dû à une absence de simultanéité dans le fonctionnement des deux hémisphères cérébraux, enfin il existe des théories purement psychologiques, formulées par la plupart des auteurs plus récents, qui considèrent le « déjà vu » comme la manifestation d’une faiblesse de perception due à certaines causes telles que fatigue, épuisement ou distraction.

En 1904, Grasset (4) a donné du « déjà vu » une explication qui doit être rangée parmi celles du groupe des « croyants ». D’après lui, ce phénomène prouve que s’est produite, à une époque antérieure, une perception à ce moment-là inconsciente qui ne parvient que maintenant au conscient, sous l’influence [p. 75] d’une impression nouvelle et analogue. Plusieurs auteurs se sont ralliés à cette opinion en soutenant que le phénomène se fonde sur le souvenir d’une rêverie oubliée. Dans les deux cas, il s’agirait de la réactivation d’une impression inconsciente.

En 1907, dans la 2ème édition de ma Psychopathologie de la vie quotidienne, j’ai donné de cette forme de paramnésie apparente une explication tout à fait semblable en omettant de citer le travail de Grasset, que je ne connaissais d’ailleurs pas. Pour m’excuser, je dirai que les conclusions auxquelles j’étais arrivé m’avaient été suggérées par l’étude psychanalytique d’un cas très net, bien que datant de vingt-huit ans, de « déjà vu » chez une patiente. Je ne reproduirai pas ici tous les détails de cette petite analyse. Elle démontra que la situation où se produisit l’impression du « déjà vu » était réellement propre à réveiller chez ma patiente le souvenir d’un incident ancien réel. Alors âgée de 12 ans, la patiente séjournait dans une famille où se trouvait un frère dangereusement malade et à l’article de la mort. Or le propre frère de la fillette avait couru, quelques mois plus tôt, le même danger. À ce premier événement s’était associé un fantasme incapable d’arriver jusqu’au conscient : le désir de voir son frère mourir. En conséquence l’analogie entre les deux cas ne pouvait devenir consciente. La perception en était remplacée par la sensation « d’avoir déjà vécu tout cela », l’identité ayant été déplacée de l’élément vraiment commun à la réalité.

L’expression de « déjà vu », on le sait, s’applique à toute une série de phénomènes analogues, tels que le « déjà entendu », le « déjà éprouvé », le « déjà senti ». Le cas que je vais rapporter et qui a été choisi parmi tant d’autres analogues est celui d’un « déjà raconté » et peut se ramener à un projet inconscient qui ne fut jamais réalisé.

Un patient me dit, au cours de ses associations : « J’avais alors 5 ans, un jour que je jouais dans le jardin avec un couteau, [p. 76] je me suis tranché le petit doigt… c’est-à-dire que je me suis seulement imaginé l’avoir tout à fait tranché — mais je vous ai déjà raconté cette histoire. » J’affirme alors ne pas du tout connaître ce récit. Il insiste avec une conviction croissante, assurant qu’il était sûr de ne pas se tromper. Je mets fin à la discussion de la façon que j’ai décrite plus haut et le prie, quoi qu’il en fût, de me répéter son histoire. Nous jugerions ensuite.

« J’avais alors 5 ans. Je jouais, un jour, dans le jardin à côté de ma bonne et j’étais en train de tailler avec mon canif l’écorce d’un de ces noyers qui apparaissent aussi dans mon rêve (5), quand je remarquai soudain, avec une indicible terreur, que je m’étais coupé le petit doigt (le droit ou le gauche ?) de telle sorte qu’il ne tenait plus que par la peau. Je ne ressentais aucune douleur, mais seulement une grande frayeur. Je n’osai rien dire à ma bonne qui se trouvait à quelques pas de moi, mais je m’affalai sur le banc le plus proche et restai là, incapable de jeter un autre coup d’œil sur mon doigt. Enfin, ayant retrouvé mon calme, je regardai ce doigt et vis qu’il était absolument intact. »

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Le patient admit vite qu’il ne pouvait pas m’avoir déjà raconté l’histoire de cette vision ou de cette hallucination. En effet, je n’aurais pu laisser passer, sans la commenter, pareille preuve d’une peur de la castration ressentie à 5 ans. Lui qui s’était jusqu’alors montré très sceptique touchant ce complexe en reconnut dès lors l’existence mais me demanda : « Pourquoi donc étais-je persuadé de vous avoir déjà raconté cette histoire ?

Nous nous rappelâmes alors tous les deux qu’à diverses reprises et sans pouvoir en tirer profit pour l’analyse, il m’avait apporté le banal souvenir suivant : « Un jour, mon oncle, [p. 77] partant en voyage, demanda à ma sœur et à moi ce que nous désirions qu’il nous rapportât. Ma sœur demanda un livre et moi un couteau de poche. » Nous comprîmes alors que cet incident dont le souvenir avait été si fréquemment évoqué depuis des mois n’était en réalité qu’un souvenir-écran dissimulant un souvenir refoulé ; le patient avait ainsi essayé sans y réussir, la résistance l’en empêchant, de me raconter la perte imaginaire de son petit doigt — évident équivalent de son pénis. Le couteau, que lui donna réellement son oncle, était, il s’en souvenait avec certitude, le même que celui de l’épisode si longtemps passé sous silence.

Il me semble inutile de commenter ce petit fait relativement à la lumière qu’il jette sur le phénomène de la fausse reconnaissance. En ce qui concerne la vision du patient, je ferai observer que, dans le cas du complexe de castration en particulier, ces sortes d’erreurs hallucinatoires ne sont pas rares et qu’elles peuvent également être utilisées pour modifier de déplaisantes perceptions.

En 1911, un homme fort cultivé, que je ne connaissais pas et dont j’ignorais l’âge, habitant une ville universitaire allemande me communiqua, pour que j’en dispose à ma guise, les renseignements suivants sur son enfance :

« En lisant votre Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, je me suis intérieurement insurgé contre les observations relatées dans les pages 29 à 31. Vous y prétendez, en effet, que l’enfant mâle est dominé par l’intérêt que lui inspirent ses organes génitaux. Cette assertion me poussa alors à répondre que « si c’est là une loi générale, je représente, en tout cas, une « exception ». En continuant ma lecture (page 31 et début de la page 32), quel ne devint pas mon étonnement — l’étonnement de quelqu’un qui se trouve confronté par un fait entièrement nouveau pour lui. Au beau milieu de ma stupéfaction voilà que me revint un souvenir qui, à ma grande surprise, [p. 78] me montra que le fait n’est nullement aussi nouveau pour moi qu’il m’avait d’abord semblé. En effet, à l’époque où je traversais la période « d’investigation sexuelle » un heureux hasard me fournit l’occasion de contempler les organes génitaux d’une petite amie de mon âge et, ce faisant, je vis clairement un pénis de la même sorte que le mien. Peu de temps après, la vue de statues et de figures féminines nues me replongea dans une nouvelle confusion et, pour détruire cette discordance « scientifique », j’inventai l’expérience suivante : en pressant l’une contre l’autre mes cuisses, je réussis à faire disparaître entre elles mes organes génitaux et constatai avec satisfaction que, de cette manière, rien ne différenciait plus mes organes de ceux d’une femme nue. Je me figurais évidemment que les figures féminines nues avaient, de la même façon, dissimulé leurs organes génitaux.

« À ce moment, un autre souvenir encore se présenta, un souvenir pour moi toujours empreint de la plus grande importance, car il est l’un des trois que j’aie conservés de ma mère, morte alors que j’étais encore tout petit. Ma mère se tient debout auprès de la toilette, elle lave des verres et la cuvette pendant que je suis en train de jouer dans la pièce. Je commets quelque méfait et, pour me punir, maman me donne une tape sur la main. À ma très grande terreur, je vois alors tomber mon petit doigt. Il tombe dans le seau. Devant le mécontentement de ma mère, je n’ose rien dire, mais ma terreur augmente encore en voyant la domestique emporter le seau. Longtemps encore, jusqu’au moment, je crois, où j’appris à compter, je demeurai persuadé d’avoir perdu un doigt.

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« J’ai souvent essayé d’interpréter ce souvenir qui, je le répète, m’a toujours semblé très important en raison de son rapport avec ma mère ; aucune interprétation n’a pu me satisfaire. C’est maintenant seulement, après avoir lu votre livre, que je commence à pressentir la solution simple et satisfaisante de cette énigme. » [p. 79]

Il arrive assez souvent que l’on voie apparaître à la grande satisfaction du médecin vers la fin du traitement un autre genre de fausse reconnaissance. Après que l’on a réussi à faire admettre au patient, malgré toutes ses résistances, l’incident réel ou de nature psychique et en quelque sorte à réhabiliter ce dernier, on entend parfois le patient dire : « Il me semble maintenant l’avoir toujours su. » C’est par là que se trouve résolu le problème de l’analyse.

 

NOTES

(1) Oublié d’abord dans la Zeitschrift, vol. I, 1913, ensuite dans le 4e série des petits écrits sur la névrose, 1912.

(2) En français dans le texte.

(3) Une des bibliographies les plus récentes sur ce sujet se trouve dans The World of Dreams (Le monde des rêves), d’Havelock Ellis, 1911.

(4) La sensation du déjà vu, Journal de psychologie normale et pathologique, I. 1904.

(5) Du rôle des contes de fées dans le rêve, 1913. Dans un récit ultérieur le patient apporta la correction suivante : « Je crois bien que je ne taillai pas l’arbre lui-même. J’ai dû confondre avec un autre souvenir hallucinatoirement faussé où je coupais à même l’arbre avec mon couteau et où j’avais vu du sang sourdre du tronc »

 

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1 commentaire pour “De la fausse reconnaissance (déjà raconté) au cours du traitement psychanalytique. Par Sigmund Freud. 1953.”

  1. bernard DahanLe mercredi 4 février 2015 à 19 h 07 min

    Je viens de lire cet article et il me renvoi a ce phénomène de la castration de la parole en premier lieu au milieu des femmes, ailleurs je ne sais pas; si ce n’est qu’en ces temps ci a l’atelier gravure mon travail se situe autour des angoisses du silence et de la parole confisqué pour reprendre une expression entendu par ailleurs.